Marcel Proust Le Temps retrouvé -- [Time Regained] Edición bilingüe, français-espagnol, de Miguel Garci-Gomez -- --
CHAPITRE PREMIER TANSONVILLE
CHAPTER I Tansonville
Toute la journée, dans cette demeure de Tansonville un peu trop campagne, qui n′avait l′air que d′un lieu de sieste entre deux promenades ou pendant l′averse, une de ces demeures où chaque salon a l′air d′un cabinet de verdure, et où sur la tenture des chambres, les roses du jardin dans l′une, les oiseaux des arbres dans l′autre, vous ont rejoints et vous tiennent compagnie — isolés du moins — car c′étaient de vieilles tentures où chaque rose était assez séparée pour qu′on eût pu, si elle avait été vivante, la cueillir, chaque oiseau le mettre en cage et l′apprivoiser, sans rien de ces grandes décorations des chambres d′aujourd′hui où, sur un fond d′argent, tous les pommiers de Normandie sont venus se profiler en style japonais, pour halluciner les heures que vous passez au lit, toute la journée je la passais dans ma chambre qui donnait sur les belles verdures du parc et les lilas de l′entrée, sur les feuilles vertes des grands arbres au bord de l′eau, étincelants de soleil, et sur la forêt de Méséglise. Je ne regardais, en somme, tout cela avec plaisir que parce que je me disais : c′est joli d′avoir tant de verdure dans la fenêtre de ma chambre, jusqu′au moment où dans le vaste tableau verdoyant je reconnus, peint lui au contraire en bleu sombre, simplement parce qu′il était plus loin, le clocher de l′église de Combray, non pas une figuration de ce clocher, ce clocher lui-même qui, mettant ainsi sous mes yeux la distance des lieues et des années, était venu, au milieu de la lumineuse verdure et d′un tout autre ton, si sombre qu′il paraissait presque seulement dessiné, s′inscrire dans le carreau de ma fenêtre. Et si je sortais un moment de ma chambre, au bout du couloir j′apercevais, parce qu′il était orienté autrement, comme une bande d′écarlate, la tenture d′un petit salon qui n′était qu′une simple mousseline mais rouge, et prête à s′incendier si un rayon de soleil y donnait.
Tansonville seemed little more than a place to rest in between two walks or a refuge during a shower. Rather too countrified, it was one of those rural dwellings where every sitting-room is a cabinet of greenery, and where the roses and the birds out in the garden keep you company in the curtains; for they were old and each rose stood out so clearly that it might have been picked like a real one and each bird put in a cage, unlike those pretentious modern decorations in which, against a silver background, all the apple trees in Normandy are outlined in the Japanese manner, to trick the hours you lie in bed. I spent the whole day in my room, the windows of which opened upon the beautiful verdure of the park, upon the lilacs of the entrance, upon the green leaves of the great trees beside the water and in the forest of Méséglise. It was a pleasure to contemplate all this, I was saying to myself: “How charming to have all this greenery in my window” until suddenly in the midst of the great green picture I recognised the clock tower of the Church of Combray toned in contrast to a sombre blue as though it were far distant, not a reproduction of the clock tower but its very self which, defying time and space, thrust itself into the midst of the luminous greenery as if it were engraved upon my window-pane. And if I left my room, at the end of the passage, set towards me like a band of scarlet, I perceived the hangings of a little sitting-room which though only made of muslin, were of a scarlet so vivid that they would catch fire if a single sun-ray touched them.
Pendant nos promenades, Gilberte me parlait de Robert comme se détournant d′elle, mais pour aller auprès d′autres femmes. Et il est vrai que beaucoup encombraient sa vie, et, comme certaines camaraderies masculines pour les hommes qui aiment les femmes, avec ce caractère de défense inutilement faite et de place vainement usurpée qu′ont dans la plupart des maisons les objets qui ne peuvent servir à rien.
During our walks Gilberte alluded to Robert as though he were turning away from her but to other women. It was true that his life was encumbered with women as masculine attachments encumber that of women-loving men, both having that character of forbidden fruit, of a place vainly usurped, which unwanted objects have in most houses.
Une fois, que j′avais quitté Gilberte assez tôt, je m′éveillai au milieu de la nuit dans la chambre de Tansonville, et encore à demi endormi j′appelai : « Albertine ». Ce n′était pas que j′eusse pensé à elle, ni rêvé d′elle, ni que je la prisse pour Gilberte. Ma mémoire avait perdu l′amour d′Albertine, mais il semble qu′il y ait une mémoire involontaire des membres, pâle et stérile imitation de l′autre, qui vive plus longtemps comme certains animaux ou végétaux inintelligents vivent plus longtemps que l′homme. Les jambes, les bras sont pleins de souvenirs engourdis. Une réminiscence éclose en mon bras m′avait fait chercher derrière mon dos la sonnette, comme dans ma chambre de Paris. Et ne la trouvant pas, j′avais appelé : « Albertine », croyant que mon amie défunte était couchée auprès de moi, comme elle faisait souvent le soir, et que nous nous endormions ensemble, comptant, au réveil, sur le temps qu′il faudrait à Françoise avant d′arriver, pour qu′Albertine pût sans imprudence tirer la sonnette que je ne trouvais pas.
Once I left Gilberte early and in the middle of the night, while still half-asleep, I called Albertine. I had not been thinking or dreaming of her, nor had I mistaken her for Gilberte. My memory had lost its love for Albertine but it seems there must be an involuntary memory of the limbs, pale and sterile imitation of the other, which lives longer as certain mindless animals or plants live longer than man. The legs, the arms are full of blunted memories; a reminiscence germinating in my arm had made me seek the bell behind my back, as I used to in my room in Paris and I had called Albertine, imagining my dead friend lying beside me as she so often did at evening when we fell asleep together, counting the time it would take Françoise to reach us, so that Albertine might without imprudence pull the bell I could not find.
Robert vint plusieurs fois à Tansonville pendant que j′y étais. Il était bien différent de ce que je l′avais connu. Sa vie ne l′avait pas épaissi, comme M. de Charlus, tout au contraire, mais, opérant en lui un changement inverse, lui avait donné l′aspect désinvolte d′un officier de cavalerie — et bien qu′il eût donné sa démission au moment de son mariage — à un point qu′il n′avait jamais eu. Au fur et à mesure que M. de Charlus s′était alourdi, Robert (et sans doute il était infiniment plus jeune, mais on sentait qu′il ne ferait que se rapprocher davantage de cet idéal avec l′âge), comme certaines femmes qui sacrifient résolument leur visage à leur taille et à partir d′un certain moment ne quittent plus Marienbad (pensant que, ne pouvant espérer garder à la fois plusieurs jeunesses, c′est encore celle de la tournure qui sera la plus capable de représenter les autres), était devenu plus élancé, plus rapide, effet contraire d′un même vice. Cette vélocité avait d′ailleurs diverses raisons psychologiques, la crainte d′être vu, le désir de ne pas sembler avoir cette crainte, la fébrilité qui naît du mécontentement de soi et de l′ennui. Il avait l′habitude d′aller dans certains mauvais lieux, et, comme il aimait qu′on ne le vît ni y entrer, ni en sortir, il s′engouffrait pour offrir aux regards malveillants des passants hypothétiques le moins de surface possible, comme on monte à l′assaut. Et cette allure de coup de vent lui était restée. Peut-être aussi schématisait-elle l′intrépidité apparente de quelqu′un qui veut montrer qu′il n′a pas peur et ne veut pas se donner le temps de penser.
Robert came to Tansonville several times while I was there. He was very different from the man I had known before. His life had not coarsened him as it had M. de Charlus, but, on the contrary, had given him more than ever the easy carriage of a cavalry officer although at his marriage he had resigned his commission. As gradually M. de Charlus had got heavier, Robert (of course he was much younger, yet one felt he was bound to approximate to that type with age like certain women who resolutely sacrifice their faces to their figures and never abandon Marienbad, believing, as they cannot hope to keep all their youthful charms, that of the outline to represent best the others) had become slimmer, swifter, the contrary effect of the same vice. This velocity had other psychological causes; the fear of being seen, the desire not to seem to have that fear, the feverishness born of dissatisfaction with oneself and of boredom. He had the habit of going into certain haunts of ill-fame, where as he did not wish to be seen entering or coming out, he effaced himself so as to expose the least possible surface to the malevolent gaze of hypothetical passers-by, and that gust-like motion had remained and perhaps signified the apparent intrepidity of one who wants to show he is unafraid and does not take time to think.
Pour être complet il faudrait faire entrer en ligne de compte le désir, plus il vieillissait, de paraître jeune, et même l′impatience de ces hommes, toujours ennuyés, toujours blasés, que sont les gens trop intelligents pour la vie relativement oisive qu′ils mènent et où leurs facultés ne se réalisent pas. Sans doute l′oisiveté même de ceux-là peut se traduire par de la nonchalance. Mais, surtout depuis la faveur dont jouissent les exercices physiques, l′oisiveté a pris une forme sportive, même en dehors des heures de sport et qui se traduit par une vivacité fébrile qui croit ne pas laisser à l′ennui le temps ni la place de se développer.
To complete the picture one must reckon with the desire, the older he got, to appear young, and also the impatience of those who are always bored and blasés, yet being too intelligent for a relatively idle life, do not sufficiently use their faculties. Doubtless the very idleness of such people may display itself by indifference but especially since idleness, owing to the favour now accorded to physical exercise, has taken the form of sport, even when the latter cannot be practised, feverish activity leaves boredom neither time nor space to develop in.
Devenant beaucoup plus sec, il ne faisait presque plus preuve vis-à-vis de ses amis, par exemple vis-à-vis de moi, d′aucune sensibilité. Et en revanche il avait avec Gilberte des affectations de sensibleries poussées jusqu′à la comédie, qui déplaisaient. Ce n′est pas qu′en réalité Gilberte lui fût indifférente. Non, Robert l′aimait. Mais il lui mentait tout le temps, et son esprit de duplicité, sinon le fond même de ses mensonges, était perpétuellement découvert. Et alors il ne croyait pouvoir s′en tirer qu′en exagérant dans des proportions ridicules la tristesse réelle qu′il avait de peiner Gilberte. Il arrivait à Tansonville obligé, disait-il, de repartir le lendemain matin pour une affaire avec un certain Monsieur du pays qui était censé l′attendre à Paris et qui, précisément rencontré dans la soirée près de Combray, dévoilait involontairement le mensonge au courant duquel Robert avait négligé de le mettre, en disant qu′il était venu dans le pays se reposer pour un mois et ne retournerait pas à Paris d′ici là. Robert rougissait, voyait le sourire mélancolique et fin de Gilberte, se dépêtrait — en l′insultant — du gaffeur, rentrait avant sa femme, lui faisait remettre un mot désespéré où il lui disait qu′il avait fait un mensonge pour ne pas lui faire de peine, pour qu′en le voyant repartir pour une raison qu′il ne pouvait pas lui dire elle ne crût pas qu′il ne l′aimait pas (et tout cela, bien qu′il l′écrivît comme un mensonge, était en somme vrai), puis faisait demander s′il pouvait entrer chez elle et là, moitié tristesse réelle, moitié énervement de cette vie, moitié simulation chaque jour plus audacieuse, sanglotait, s′inondait d′eau froide, parlait de sa mort prochaine, quelquefois s′abattait sur le parquet comme s′il se fût trouvé mal. Gilberte ne savait pas dans quelle mesure elle devait le croire, le supposait menteur à chaque cas particulier, et s′inquiétait de ce pressentiment d′une mort prochaine, mais pensait que d′une façon générale elle était aimée, qu′il avait peut-être une maladie qu′elle ne savait pas, et n′osait pas à cause de cela le contrarier et lui demander de renoncer à ses voyages. Je comprenais, du reste, d′autant moins pourquoi il se faisait que Morel fût reçu comme l′enfant de la maison partout où étaient les Saint-Loup, à Paris, à Tansonville.
He had become dried up and gave friends like myself no evidence of sensibility. On the other hand, he affected with Gilberte an unpleasant sensitiveness which he pushed to the point of comedy. It was not that Robert was indifferent to Gilberte; no, he loved her. But he always lied to her and this spirit of duplicity, if it was not the actual source of his lies, was constantly emerging. At such times he believed he could only extricate himself by exaggerating to a ridiculous degree the real pain he felt in giving pain to her. When he arrived at Tansonville he was obliged, he said, to leave the next morning on business with a certain gentleman of those parts, who was expecting him in Paris and who, encountered that very evening near Combray, unhappily revealed the lie, Robert, having failed to warn him, by the statement that he was back for a month′s holiday and would not be in Paris before. Robert blushed, saw Gilberte′s faint melancholy smile, and after revenging himself on the unfortunate culprit by an insult, returned earlier than his wife and sent her a desperate note telling her he had lied in order not to pain her, for fear that when he left for a reason he could not tell her, she should think that he had ceased to love her; and all this, written as though it were a lie, was actually true. Then he sent to ask if he could come to her room, and there, partly in real sorrow, partly in disgust with the life he was living, partly through the increasing audacity of his successive pretences, he sobbed and talked of his approaching death, sometimes throwing himself on the floor as though he were ill. Gilberte, not knowing to what extent to believe him, thought him a liar on each occasion, but, disquieted by the presentiment of his approaching death and believing in a general way that he loved her, that perhaps he had some illness she knew nothing about, did not dare to oppose him or ask him to relinquish his journeys. I was unable to understand how he came to have Morel received as though he were a son of the house wherever the Saint-Loups were, whether in Paris or at Tansonville.
Françoise, qui avait déjà vu tout ce que M. de Charlus avait fait pour Jupien et tout ce que Robert de Saint-Loup faisait pour Morel, n′en concluait pas que c′était un trait qui reparaissait à certaines générations chez les Guermantes, mais plutôt — comme Legrandin aidait beaucoup Théodore — elle avait fini, elle personne si morale et si pleine de préjugés, par croire que c′était une coutume que son universalité rendait respectable. Elle disait toujours d′un jeune homme, que ce fût Morel ou Théodore : « Il a trouvé un Monsieur qui s′est toujours intéressé à lui et qui lui a bien aidé. » Et comme en pareil cas les protecteurs sont ceux qui aiment, qui souffrent, qui pardonnent, Françoise, entre eux et les mineurs qu′ils détournaient, n′hésitait pas à leur donner le beau rôle, à leur trouver « bien du cœur ». Elle blâmait sans hésiter Théodore qui avait joué bien des tours à Legrandin, et semblait pourtant ne pouvoir guère avoir de doutes sur la nature de leurs relations, car elle ajoutait : « Alors le petit a compris qu′il fallait y mettre du sien et y a dit : « Prenez-moi avec vous, je vous aimerai bien, je vous cajolerai bien », et ma foi ce Monsieur a tant de cœur que bien sûr que Théodore est sûr de trouver près de lui peut-être bien plus qu′il ne mérite, car c′est une tête brûlée, mais ce Monsieur est si bon que j′ai souvent dit à Jeannette (la fiancée de Théodore) : Petite, si jamais vous êtes dans la peine, allez vers ce Monsieur. Il coucherait plutôt par terre et vous donnerait son lit. Il a trop aimé le petit Théodore pour le mettre dehors, bien sûr qu′il ne l′abandonnera jamais. » De même estimait-elle plus Saint-Loup que Morel et jugeait-elle que, malgré tous les coups que Morel avait faits, le marquis ne le laisserait jamais dans la peine, car c′est un homme qui avait trop de cœur, ou alors il faudrait qu′il lui soit arrivé à lui-même de grands revers. C′est au cours d′un de ces entretiens, qu′ayant demandé le nom de famille de Théodore, qui vivait maintenant dans le Midi, je compris brusquement que c′était lui qui m′avait écrit pour mon article du Figaro cette lettre, d′une écriture populaire et d′un langage charmant, dont le nom du signataire m′était alors inconnu.
Françoise, knowing all that M. de Charlus had done for Jupien and Robert Saint-Loup for Morel, did not conclude that this was a trait which reappeared in certain generations of the Guermantes, but rather — seeing that Legrandin much loved Théodore — came to believe, prudish and narrow-minded as she was, that it was a custom which universality made respectable. She would say of a young man, were it Morel or Théodore: “He is fond of the gentleman who is interested in him and who has so much helped him.” And as in such cases it is the protectors who love, who suffer, who forgive, Françoise did not hesitate between them and the youths they debauched, to give the former the beau role, to discover they had a “great deal of heart”. She did not hesitate to blame Théodore who had played a great many tricks on Legrandin, yet seemed to have scarcely a doubt as to the nature of their relationship, for she added, “The young man understands he′s got to do his share as he says: ‘take me away with you, I will be fond of you and pet you,′ and, ma foi, the gentleman has so much heart that Théodore is sure to find him kinder than he deserves, for he′s a hot head while the gentleman is so good that I often say to Jeannette (Theodore′s fiancée), ‘My dear, if ever you′re in trouble go and see that gentleman, he would lie on the ground to give you his bed, he is too fond of Théodore to throw him out and he will never abandon him′.” It was in the course of one of these colloquies that, having inquired the name of the family with whom Théodore was living in the south, I suddenly grasped that he was the person unknown to me who had asked me to send him my article in the Figaro in a letter the caligraphy of which was of the people but charmingly expressed.In the same fashion Françoise esteemed Saint-Loup more than Morel and expressed the opinion, in spite of the ignoble behaviour of the latter, that the marquis had too good a heart ever to desert him unless great reverses happened to himself.
Saint-Loup insistait pour que je restasse à Tansonville et laissa échapper une fois, bien qu′il ne cherchât visiblement plus à me faire plaisir, que ma venue avait été pour sa femme une joie telle qu′elle en était restée, à ce qu′elle lui avait dit, transportée de joie tout un soir, un soir où elle se sentait si triste que je l′avais, en arrivant à l′improviste, miraculeusement sauvée du désespoir, « peut-être du pire », ajouta-t-il. Il me demandait de tâcher de la persuader qu′il l′aimait, me disant que la femme qu′il aimait aussi, il l′aimait moins qu′elle et romprait bientôt. « Et pourtant », ajouta-t-il, avec une telle félinité et un tel besoin de confidence que je croyais par moments que le nom de Charlie allait, malgré Robert, « sortir » comme le numéro d′une loterie, « j′avais de quoi être fier. Cette femme qui me donna tant de preuves de sa tendresse et que je vais sacrifier à Gilberte, jamais elle n′avait fait attention à un homme, elle se croyait elle-même incapable d′être amoureuse. Je suis le premier. Je savais qu′elle s′était refusée à tout le monde tellement que, quand j′ai reçu la lettre adorable où elle me disait qu′il ne pouvait y avoir de bonheur pour elle qu′avec moi, je n′en revenais pas. Évidemment, il y aurait de quoi me griser, si la pensée de voir cette pauvre petite Gilberte en larmes ne m′était pas intolérable. Ne trouves-tu pas qu′elle a quelque chose de Rachel ? », me disait-il. Et en effet j′avais été frappé d′une vague ressemblance qu′on pouvait à la rigueur trouver maintenant entre elles. Peut-être tenait-elle à une similitude réelle de quelques traits (dus par exemple à l′origine hébraî°µe pourtant si peu marquée chez Gilberte) à cause de laquelle Robert, quand sa famille avait voulu qu′il se mariât, s′était senti attiré vers Gilberte. Elle tenait aussi à ce que Gilberte, ayant surpris des photographies de Rachel, cherchait pour plaire à Robert à imiter certaines habitudes chères à l′actrice, comme d′avoir toujours des nœuds rouges dans les cheveux, un ruban de velours noir au bras, et se teignait les cheveux pour paraître brune. Puis sentant que ses chagrins lui donnaient mauvaise mine, elle essayait d′y remédier. Elle le faisait parfois sans mesure. Un jour où Robert devait venir le soir pour vingt-quatre heures à Tansonville, je fus stupéfait de la voir venir se mettre à table si étrangement différente de ce qu′elle était, non seulement autrefois, mais même les jours habituels, que je restai stupéfait comme si j′avais eu devant moi une actrice, une espèce de Théodora. Je sentais que malgré moi je la regardais trop fixement dans ma curiosité de savoir ce qu′elle avait de changé. Cette curiosité fut d′ailleurs bientôt satisfaite quand elle se moucha, car, malgré toutes les précautions qu′elle y mit, par toutes les couleurs qui restèrent sur le mouchoir, en faisant une riche palette, je vis qu′elle était complètement peinte. C′était cela qui lui faisait cette bouche sanglante et qu′elle s′efforçait de rendre rieuse en croyant que cela lui allait bien, tandis que l′heure du train qui s′approchait sans que Gilberte sût si son mari arrivait vraiment ou s′il n′enverrait pas une de ces dépêches dont M. de Guermantes avait spirituellement fixé le modèle : « Impossible venir, mensonge suit », pâlissait ses joues et cernait ses yeux.
Saint-Loup insisted I should remain at Tansonville and once let fall, although plainly he was not seeking to please me, that my visit was so great a happiness for his wife that she had assured him, though she had been wretched the whole day, that she was transported with joy the evening I unexpectedly arrived, that, in fact, I had miraculously saved her from despair, “perhaps from something worse.” He begged me to try and persuade her that he loved her, assuring me that the other woman he loved was less to him than Gilberte and that he intended to break with her very soon. “And yet,” he added, in such a feline way and with so great a longing to confide that I expected the name of Charlie to pop out at any moment, in spite of himself, like a lottery number, “I had something to be proud of. This woman, who has proved her devotion to me and whom I must sacrifice for Gilberte′s sake, never accepted attention from a man, she believed herself incapable of love; I am the first. I knew she had refused herself to everyone, so much so that when I received an adorable letter from her, telling me there could be no happiness for her without me, I could not resist it. Wouldn′t it be natural for me to be infatuated with her, were it not intolerable for me to see poor little Gilberte in tears? Don′t you think there is something of Rachel in her?” As a matter of fact, it had struck me that there was a vague resemblance between them. This may have been due to a certain similarity of feature, owing to their common Jewish origin, which was little marked in Gilberte, and yet when his family wanted him to marry, drew Robert towards her. The likeness was perhaps due also to Gilberte coming across photographs of Rachel and wanting to please Robert by imitating certain of the actress′s habits, such as always wearing red bows in her hair, a black ribbon on her arm and dyeing her hair to appear dark. Then, fearing her sorrows affected her appearance, she tried to remedy it by occasionally exaggerating the artifice. One day, when Robert was to come to Tansonville for twenty-four hours, I was amazed to see her come to table looking so strangely different from her present as well as from her former self, that I was as bewildered as if I were facing an actress, a sort of Theodora. I felt that in my curiosity to know what it was that was changed about her, I was looking at her too fixedly. My curiosity was soon satisfied when she blew her nose, for in spite of all her precautions, the assortment of colours upon the handkerchief would have constituted a varied palette and I saw that she was completely painted. To this was due the bleeding appearance of her mouth which she forced into a smile, thinking it suited her, while the knowledge that the hour was approaching when her husband ought to arrive without knowing whether or not he would send one of those telegrams of which the model had been wittily invented by M. de Guermantes: “Impossible to come, lie follows,” paled her cheeks and ringed her eyes.
« Ah ! vois-tu, me disait Saint-Loup — avec un accent volontairement tendre qui contrastait tant avec sa tendresse spontanée d′autrefois, avec une voix d′alcoolique et des modulations d′acteur — Gilberte heureuse, il n′y a rien que je ne donnerais pour cela. Elle a tant fait pour moi. Tu ne peux pas savoir. » Et ce qui était le plus déplaisant dans tout cela était encore l′amour-propre, car Saint-Loup était flatté d′être aimé par Gilberte, et, sans oser dire que c′était Morel qu′il aimait, donnait pourtant sur l′amour que le violoniste était censé avoir pour lui des détails qu′il savait bien exagérés sinon inventés de toute pièce, lui à qui Morel demandait chaque jour plus d′argent. Et c′était en me confiant Gilberte qu′il repartait pour Paris. J′eus, du reste, l′occasion, pour anticiper un peu, puisque je suis encore à Tansonville, de l′y apercevoir une fois dans le monde, et de loin, où sa parole, malgré tout vivante et charmante, me permettait de retrouver le passé. Je fus frappé de voir combien il changeait. Il ressemblait de plus en plus à sa mère. Mais la manière de sveltesse hautaine qu′il avait héritée d′elle et qu′elle avait parfaite, chez lui, grâce à l′éducation la plus accomplie, s′exagérait, se figeait ; la pénétration du regard propre aux Guermantes lui donnait l′air d′inspecter tous les lieux au milieu desquels il passait, mais d′une façon quasi inconsciente, par une sorte d′habitude et de particularité animale ; même immobile, la couleur qui était la sienne plus que de tous les Guermantes, d′être seulement de l′ensoleillement d′une journée d′or devenue solide, lui donnait comme un plumage si étrange, faisait de lui une espèce si rare, si précieuse, qu′on aurait voulu la posséder pour une collection ornithologique ; mais quand, de plus, cette lumière changée en oiseau se mettait en mouvement, en action, quand par exemple je voyais Robert de Saint-Loup entrer dans une soirée où j′étais, il avait des redressements de sa tête si joyeusement et si fièrement huppée sous l′aigrette d′or de ses cheveux un peu déplumés, des mouvements de cou tellement plus souples, plus fiers et plus coquets que n′en ont les humains, que devant la curiosité et l′admiration moitié mondaine, moitié zoologique qu′il vous inspirait, on se demandait si c′était dans le faubourg Saint-Germain qu′on se trouvait ou au Jardin des Plantes et si on regardait un grand seigneur traverser un salon, ou se promener dans sa cage un merveilleux oiseau. Pour peu qu′on y mît un peu d′imagination, le ramage ne se prêtait pas moins à cette interprétation que le plumage. Il disait ce qu′il croyait grand siècle et par là imitait les manières des Guermantes. Mais un rien d′indéfinissable faisait qu′elles devenaient les manières de M. de Charlus. « Je te quitte un instant, me dit-il, dans cette soirée où Mme de Marsantes était un peu plus loin. Je vais faire un doigt de cour à ma nièce. » Quant à cet amour dont il me parlait sans cesse, il n′était pas d′ailleurs que celui pour Charlie, bien que ce fût le seul qui comptât pour lui. Quel que soit le genre d′amours d′un homme, on se trompe toujours sur le nombre des personnes avec qui il a des liaisons, parce qu′on interprète faussement des amitiés comme des liaisons, ce qui est une erreur par addition, mais aussi parce qu′on croit qu′une liaison prouvée en exclut une autre, ce qui est un autre genre d′erreur. Deux personnes peuvent dire : « la maîtresse de XÂ…, je la connais », prononcer deux noms différents et ne se tromper ni l′une ni l′autre. Une femme qu′on aime suffit rarement à tous nos besoins et on la trompe avec une femme qu′on n′aime pas. Quant au genre d′amours que Saint-Loup avait hérité de M. de Charlus, un mari qui y est enclin fait habituellement le bonheur de sa femme. C′est une loi générale à laquelle les Guermantes trouvaient le moyen de faire exception parce que ceux qui avaient ce goût voulaient faire croire qu′ils avaient, au contraire, celui des femmes. Ils s′affichaient avec l′une ou l′autre et désespéraient la leur. Les Courvoisier en usaient plus sagement. Le jeune vicomte de Courvoisier se croyait seul sur la terre, et depuis l′origine du monde, à être tenté par quelqu′un de son sexe. Supposant que ce penchant lui venait du diable, il lutta contre lui, épousa une femme ravissante, lui fit des enfantsÂ… Puis un de ses cousins lui enseigna que ce penchant est assez répandu, poussa la bonté jusqu′à le mener dans des lieux où il pouvait le satisfaire. M. de Courvoisier n′en aima que plus sa femme, redoubla de zèle prolifique et elle et lui étaient cités comme le meilleur ménage de Paris. On n′en disait point autant de celui de Saint-Loup parce que Robert au lieu de se contenter de l′inversion, faisait mourir sa femme de jalousie en cherchant sans plaisir des maîtresses !
“Ah, you see,” Robert said to me with a deliberately tender accent which contrasted with his former spontaneous affection, with an alcoholic voice and the inflection of an actor. “To make Gilberte happy! What wouldn′t I do to secure that? You can never know how much she has done for me.” The most unpleasant of all was his vanity, for Saint-Loup, flattered that Gilberte loved him, without daring to say that he loved Morel, gave her details about the devotion the violinist pretended to have for him, which he well knew were exaggerated if not altogether invented seeing that Morel demanded more money of him every day. Then confiding Gilberte to my care, he left again for Paris. To anticipate somewhat (for I am still at Tansonville), I had the opportunity of seeing him once again in society, though at a distance, when his words, in spite of all this, were so lively and charming that they enabled me to recapture the past. I was struck to see how much he was changing. He resembled his mother more and more, but the proud and well-bred manner he inherited from her and which she possessed to perfection, had become, owing to his highly accomplished education, exaggerated and stilted; the penetrating look common to the Guermantes, gave him, from a peculiar animal-like habit, a half-unconscious air of inspecting every place he passed through. Even when motionless, that colouring which was his even more than it was the other Guermantes′, a colouring which seemed to have a whole golden day′s sunshine in it, gave him so strange a plumage, made of him so rare a creature, so unique, that one wanted to own him for an ornithological collection; but when, besides, this bird of golden sunlight put itself in motion, when, for instance, I saw Robert de Saint-Loup at a party, he had a way of throwing back his head so joyously and so proudly, under the golden plumage of his slightly ruffled hair, the movement of his neck was so much more supple, proud and charming than that of other men, that, between the curiosity and the half-social, half-zoological admiration he inspired, one asked oneself whether one had found him in the faubourg Saint-Germain or in the Jardin des Plantes and whether one was looking at a grand seigneur crossing a drawing-room or a marvellous bird walking about in its cage. With a little imagination the warbling no less than the plumage lent itself to that interpretation. He spoke in what he believed the grand-siècle style and thus imitated the manners of the Guermantes, but an indefinable trifle caused them to become those of M. de Charlus. “I must leave you an instant,” he said during that party, when M. de Marsantes was some distance away, “to pay court to my niece a moment.” As to that love of which he never ceased telling me, there were others besides Charlie, although he was the only one that mattered to him. Whatever kind of love a man may have, one is always wrong about the number of his liaisons, because one interprets friendships as liaisons, which is an error of addition, and also because it is believed that one proved liaison excludes another, which is a different sort of mistake. Two people may say, “I know X′s mistress,” and each be pronouncing a different name, yet neither be wrong. A woman one loves rarely suffices for all our needs, so we deceive her with another whom we do not love. As to the kind of love which Saint-Loup had inherited from M. de Charlus, the husband who is inclined that way generally makes his wife happy. This is a general law, to which the Guermantes were exceptions, because those of them who had that taste wanted people to believe they were women-lovers and, advertising themselves with one or another, caused the despair of their wives. The Courvoisiers acted more sensibly. The young Vicomte de Courvoisier believed himself the only person on earth and since the beginning of the world to be tempted by one of his own sex. Imagining that the preference came to him from the devil, he fought against it and married a charming woman by whom he had several children. Then one of his cousins taught him that the practice was fairly common, even went to the length of taking him to places where he could satisfy it. M. de Courvoisier only loved his wife the more for this and redoubled his uxorious zeal so that the couple were cited as the best ménage in Paris. As much could not be said for Saint-Loup, because Robert, not content with invertion, caused his wife endless jealousy by running after mistresses without getting any pleasure from them.
Il est possible que Morel, étant excessivement noir, fût nécessaire à Saint-Loup comme l′ombre l′est au rayon de soleil. On imagine très bien dans cette famille si ancienne un grand seigneur blond, doré, intelligent, doué de tous les prestiges et recelant à fond de cale un goût secret, ignoré de tous, pour les nègres. Robert, d′ailleurs, ne laissait jamais la conversation toucher à ce genre d′amours qui était le sien. Si je disais un mot : « Oh ! je ne sais pas, répondait-il avec un détachement si profond qu′il en laissait tomber son monocle, je n′ai pas soupçon de ces choses-là. Si tu désires des renseignements là-dessus, mon cher, je te conseille de t′adresser ailleurs. Moi, je suis un soldat, un point c′est tout. Autant ces choses-là m′indiffèrent, autant je suis avec passion la guerre balkanique. Autrefois cela t′intéressait, l′histoire des batailles. Je te disais alors qu′on reverrait, même dans les conditions les plus différentes, les batailles typiques, par exemple le grand essai d′enveloppement par l′aile de la bataille d′Ulm. Eh bien ! si spéciales que soient ces guerres balkaniques, Lullé-Burgas c′est encore Ulm, l′enveloppement par l′aile. Voilà les sujets dont tu peux me parler. Mais pour le genre de choses auxquelles tu fais allusion, je m′y connais autant qu′en sanscrit. » Ces sujets que Robert dédaignait ainsi, Gilberte, au contraire, quand il était reparti, les abordait volontiers en causant avec moi. Non, certes, relativement à son mari car elle ignorait, ou feignait d′ignorer tout. Mais elle s′étendait volontiers sur eux en tant qu′ils concernaient les autres, soit qu′elle y vît une sorte d′excuse indirecte pour Robert, soit que celui-ci, partagé comme son oncle entre un silence sévère à l′égard de ces sujets et un besoin de s′épancher et de médire, l′eût instruite pour beaucoup. Entre tous, M. de Charlus n′était pas épargné ; c′était sans doute que Robert, sans parler de Morel à Gilberte, ne pouvait s′empêcher, avec elle, de lui répéter, sous une forme ou sous une autre, ce que le violoniste lui avait appris. Et il poursuivait son ancien bienfaiteur de sa haine. Ces conversations, que Gilberte affectionnait, me permirent de lui demander si, dans un genre parallèle, Albertine, dont c′est par elle que j′avais entendu la première fois le nom, quand jadis elles étaient amies de cours, avait de ces goûts. Gilberte refusa de me donner ce renseignement. Au reste, il y avait longtemps qu′il eût cessé d′offrir quelque intérêt pour moi. Mais je continuais à m′en enquérir machinalement, comme un vieillard qui, ayant perdu la mémoire, demande de temps à autre des nouvelles du fils qu′il a perdu.
It is possible that Morel, being exceedingly dark, was necessary to Saint-Loup, as shadow is to sunlight. In this ancient family, one could well imagine a grand seigneur, blonde, golden, intelligent, dowered with every prestige, acquiring and retaining in the depths of his being, a secret taste, unknown to everyone, for negroes. Robert, moreover, never allowed conversation to touch his peculiar kind of love affair. If I said a word he would answer, with a detachment that caused his eye-glass to fall, “Oh! I don′t know, I haven′t an idea about such things. If you want information about them, my dear fellow, I advise you to go to someone else. I am a soldier, nothing more. I′m as indifferent to matters of that kind as I am passionately interested in the Balkan Wars. Formerly the history of battles interested you. In those days I told you we should again witness typical battles, even though the conditions were completely different, such, for instance, as the great attempt of envelopment by the wing in the Battle of Ulm. Well, special as those Balkan Wars may be, Lullé Burgas is again Ulm, envelopment by the wing. Those are matters you can talk to me about. But I know no more about the sort of thing you are alluding to than I do about Sanscrit.” On the other hand, when he had gone, Gilberte referred voluntarily to the subjects Robert thus disdained when we talked together. Certainly not in connection with her husband, for she was unaware, or pretended to be unaware, of everything. But she enlarged willingly upon them when they concerned other people, whether because she saw in their case a sort of indirect excuse for Robert or whether, divided like his uncle between a severe silence on these subjects and an urge to pour himself out and to slander, he had been able to instruct her very thoroughly about them. Amongst those alluded to, no one was less spared than M. de Charlus; doubtless this was because Robert, without talking to Gilberte about Morel, could not help repeating to her in one form or another what had been told him by the violinist who pursued his former benefactor with his hatred. These conversations which Gilberte affected, permitted me to ask her if in similar fashion Albertine, whose name I had for the first time heard on her lips when the two were school friends, had the same tastes. Gilberte refused to give me this information. For that matter, it had for a long time ceased to afford me the slightest interest. Yet I continued to concern myself mechanically about it, just like an old man who has lost his memory now and then wants news of his dead son.
Un autre jour je revins à la charge et demandai encore à Gilberte si Albertine aimait les femmes. « Oh ! pas du tout. — Mais vous disiez autrefois qu′elle avait mauvais genre. — J′ai dit cela, moi ? vous devez vous tromper. En tout cas si je l′ai dit — mais vous faites erreur — je parlais au contraire d′amourettes avec des jeunes gens. À cet âge-là, du reste, cela n′allait probablement pas bien loin. »
Another day I returned to the charge and asked Gilberte again if Albertine loved women. “Oh, not at all,” she answered. “But you formerly said that she was very bad form.” “I said that? You must be mistaken. In any case, if I did say it — but you are mistaken — I was on the contrary speaking of little love affairs with boys and, at that age, those don′t go very far.”
Gilberte disait-elle cela pour me cacher qu′elle-même, selon ce qu′Albertine m′avait dit, aimait les femmes et avait fait à Albertine des propositions ? Ou bien (car les autres sont souvent plus renseignés sur notre vie que nous ne croyons) savait-elle que j′avais aimé, que j′avais été jaloux d′Albertine et (les autres pouvant savoir plus de vérité que nous ne croyons, mais l′étendre aussi trop loin et être dans l′erreur par des suppositions excessives, alors que nous les avions espérés dans l′erreur par l′absence de toute supposition) s′imaginait-elle que je l′étais encore et me mettait-elle sur les yeux, par bonté, ce bandeau qu′on a toujours tout prêt pour les jaloux ? En tout cas, les paroles de Gilberte, depuis « le mauvais genre » d′autrefois jusqu′au certificat de bonne vie et mœurs d′aujourd′hui, suivaient une marche inverse des affirmations d′Albertine qui avait fini presque par avouer des demi-rapports avec Gilberte. Albertine m′avait étonné en cela comme sur ce que m′avait dit Andrée, car pour toute cette petite bande, si j′avais d′abord cru, avant de la connaître, à sa perversité, je m′étais rendu compte de mes fausses suppositions, comme il arrive si souvent quand on trouve une honnête fille et presque ignorante des réalités de l′amour dans le milieu qu′on avait cru à tort le plus dépravé. Puis j′avais refait le chemin en sens contraire, reprenant pour vraies mes suppositions du début. Mais peut-être Albertine avait-elle voulu me dire cela pour avoir l′air plus expérimentée qu′elle n′était et pour m′éblouir, à Paris, du prestige de sa perversité comme la première fois, à Balbec, par celui de sa vertu. Et tout simplement, quand je lui avais parlé des femmes qui aimaient les femmes, pour ne pas avoir l′air de ne pas savoir ce que c′était, comme dans une conversation on prend un air entendu si on parle de Fourier ou de Tobolsk encore qu′on ne sache pas ce que c′est. Elle avait peut-être vécu près de l′amie de Mlle Vinteuil et d′Andrée, séparée par une cloison étanche d′elles qui croyaient qu′elle n′en était pas, ne s′était renseignée ensuite — comme une femme qui épouse un homme de lettres cherche à se cultiver — qu′afin de me complaire en se faisant capable de répondre à mes questions, jusqu′au jour où elle avait compris qu′elles étaient inspirées par la jalousie et où elle avait fait machine en arrière, à moins que ce ne fût Gilberte qui me mentît. L′idée me vint que c′était pour avoir appris d′elle, au cours d′un flirt qu′il aurait conduit dans le sens qui l′intéressait, qu′elle ne détestait pas les femmes, que Robert l′avait épousée, espérant des plaisirs qu′il n′avait pas dû trouver chez lui puisqu′il les prenait ailleurs. Aucune de ces hypothèses n′était absurde, car chez des femmes comme la fille d′Odette ou les jeunes filles de la petite bande il y a une telle diversité, un tel cumul de goûts alternants, si même ils ne sont pas simultanés, qu′elles passent aisément d′une liaison avec une femme à un grand amour pour un homme, si bien que définir le goût réel et dominant reste difficile. C′est ainsi qu′Albertine avait cherché à me plaire pour me décider à l′épouser, mais elle y avait renoncé elle-même à cause de mon caractère indécis et tracassier. C′était, en effet, sous cette forme trop simple que je jugeais mon aventure avec Albertine, maintenant que je ne voyais plus cette aventure que du dehors.
Did Gilberte say this to hide that she herself, according to Albertine, loved women and had made proposals to her, or (for others are often better informed about our life than we think) did Gilberte know that I had loved and been jealous of Albertine and (others being apt to know more of the truth than we believe, exaggerating it and so erring by excessive suppositions, while we were hoping they were mistaken through lack of any supposition at all) did she imagine that I was so still, and was she, out of kindness, blind-folding me which one is always ready to do to jealous people? In any case, Gilberte′s words, since the “bad form” of former days leading to the certificate of moral life and habits of to-day, followed an inverse course to the affirmations of Albertine, who had almost come to avowing half-relationship with Gilberte herself. Albertine had astonished me in this, as had also what Andrée told me, for, respecting the whole of that little band, I had at first, before knowing its perversity, convinced myself that my suspicions were unjustified, as happens so often when one discovers an innocent girl, almost ignorant of the realities of life, in a milieu which one had wrongly supposed the most depraved. Afterwards I retraced my steps in the contrary sense, accepting my original suspicions as true. And perhaps Albertine told me all this so as to appear more experienced than she was and to astonish me with the prestige of her perversity in Paris, as at first by the prestige of her virtue at Balbec. So, quite simply, when I spoke to her about women who loved women, she answered as she did, in order not to seem to be unaware of what I meant, as in a conversation one assumes an understanding air when somebody talks of Fourrier or of Tobolsk without even knowing what these names mean. She had perhaps associated with the friend of Mlle Vinteuil and with Andrée, isolated from them by an air-tight partition and, while they believed she was not one of them, she only informed herself afterwards (as a woman who marries a man of letters seeks to cultivate herself) in order to please me, by enabling herself to answer my questions, until she realised that the questions were inspired by jealousy when, unless Gilberte was lying to me, she reversed the engine. The idea came to me, that it was because Robert had learnt from her in the course of a flirtation of the kind that interested him, that she, Gilberte, did not dislike women, that he married her, hoping for pleasures which he ought not to have looked for at home since he obtained them elsewhere. None of these hypotheses were absurd, for in the case of women such as Odette′s daughter or of the girls of the little band there is such a diversity, such an accumulation of alternating tastes, that if they are not simultaneous, they pass easily from a liaison with a woman to a passion for a man, so much so that it becomes difficult to define their real and dominant taste. Thus Albertine had sought to please me in order to make me marry her but she had abandoned the project herself because of my undecided and worrying disposition. It was in this too simple form that I judged my affair with Albertine at a time when I only saw it from the outside.
Ce qui est curieux et ce sur quoi je ne puis m′étendre, c′est à quel point, vers cette époque-là, toutes les personnes qu′avait aimées Albertine, toutes celles qui auraient pu lui faire faire ce qu′elles auraient voulu, demandèrent, implorèrent, j′oserai dire mendièrent, à défaut de mon amitié, quelques relations avec moi. Il n′y aurait plus eu besoin d′offrir de l′argent à Mme Bontemps pour qu′elle me renvoyât Albertine. Ce retour de la vie, se produisant quand il ne servait plus à rien, m′attristait profondément, non à cause d′Albertine, que j′eusse reçue sans plaisir si elle m′eût été ramenée, non plus de Touraine mais de l′autre monde, mais à cause d′une jeune femme que j′aimais et que je ne pouvais arriver à voir. Je me disais que si elle mourait, ou si je ne l′aimais plus, tous ceux qui eussent pu me rapprocher d′elle tomberaient à mes pieds. En attendant, j′essayais en vain d′agir sur eux, n′étant pas guéri par l′expérience, qui aurait dû m′apprendre — si elle apprenait jamais rien — qu′aimer est un mauvais sort comme ceux qu′il y a dans les contes contre quoi on ne peut rien jusqu′à ce que l′enchantement ait cessé.
What is curious and what I am unable wholly to grasp, is that about that period all those who had loved Albertine, all those who would have been able to make her do what they wanted, asked, entreated, I would even say, implored me, failing my friendship, at least, to have some sort of relations with them. It would have been no longer necessary to offer money to Mme Bontemps to send me Alber-tine. This return of life, coming when it was no longer any use, profoundly saddened me, not on account of Albertine whom I would have received without pleasure if she had been brought to me, not only from Touraine but from the other world, but because of a young woman whom I loved and whom I could not manage to see. I said to myself that if she died or if I did not love her any more, all those who would have been able to bring her to me would have fallen at my feet. Meanwhile, I attempted in vain to work upon them, not being cured by experience which ought to have taught me, if it ever taught anyone anything, that to love is a bad fate like that in fairy stories, against which nothing avails until the enchantment has ceased.
— Justement, reprit Gilberte, le livre que je tiens parle de ces choses. C′est un vieux Balzac que je pioche pour me mettre à la hauteur de mes oncles, la Fille aux yeux d′Or. Mais c′est absurde, invraisemblable, un beau cauchemar. D′ailleurs, une femme peut, peut-être, être surveillée ainsi par une autre femme, jamais par un homme. — Vous vous trompez, j′ai connu une femme qu′un homme qui l′aimait était arrivé véritablement à séquestrer ; elle ne pouvait jamais voir personne et sortait seulement avec des serviteurs dévoués. — Hé bien, cela devrait vous faire horreur à vous qui êtes si bon. Justement nous disions avec Robert que vous devriez vous marier. Votre femme vous guérirait et vous feriez son bonheur. — Non, parce que j′ai trop mauvais caractère. — Quelle idée ! — Je vous assure ! J′ai, du reste, été fiancé, mais je n′ai pas pu.
“I′ve just reached a point,” Gilberte continued, “in the book which I have here where it speaks of these things. It′s an old Balzac I′m raking over to be on equal terms with my uncles, La Fille aux yeux d′Or, but it′s incredible, a beautiful nightmare. Maybe a woman can be controlled in that way by another woman, but never by a man.” “You are mistaken, I knew a woman who was loved by a man who veritably succeeded in isolating her; she could never see anyone and only went out with trusted servants.” “Indeed! How that must have horrified you who are so kind. Just recently Robert and I were saying you ought to get married, your wife would cure you and make you happy.” “No, I′ve got too bad a disposition.” “What nonsense.” “I assure you I have. For that matter I have been engaged, but I could not marry.”
Je ne voulus pas emprunter à Gilberte la Fille aux yeux d′Or puisqu′elle le lisait. Mais elle me prêta, le dernier soir que je passai chez elle, un livre qui me produisit une impression assez vive et mêlée. C′était un volume du journal inédit des Goncourt. J′étais triste, ce dernier soir, en remontant dans ma chambre, de penser que je n′avais pas été une seule fois revoir l′église de Combray qui semblait m′attendre au milieu des verdures dans une fenêtre toute violacée. Je me disais : « Tant pis, ce sera pour une autre année si je ne meurs pas d′ici là », ne voyant pas d′autre obstacle que ma mort et n′imaginant pas celle de l′église qui me semblait devoir durer longtemps après ma mort comme elle avait duré longtemps avant ma naissance. Quand, avant d′éteindre ma bougie, je lus le passage que je transcris plus bas, mon absence de disposition pour les lettres, pressentie jadis du côté de Guermantes, confirmée durant ce séjour dont c′était le dernier soir — ce soir des veilles de départ où, l′engourdissement des habitudes qui vont finir cessant, on essaie de se juger — me parut quelque chose de moins regrettable, comme si la littérature ne révélait pas de vérité profonde, et en même temps il me semblait triste que la littérature ne fût pas ce que j′avais cru. D′autre part, moins regrettable me semblait l′état maladif qui allait me confiner dans une maison de santé, si les belles choses dont parlent les livres n′étaient pas plus belles que ce que j′avais vu. Mais par une contradiction bizarre, maintenant que ce livre en parlait, j′avais envie de les voir. Voici les pages que je lus jusqu′à ce que la fatigue me fermât les yeux :
I did not want to borrow La Fille aux yeux d′Or from Gilberte because she was reading it, but on the last evening that I stayed with her, she lent me a book which produced a lively and mingled impression upon me. It was a volume of the unpublished diary of the Goncourts. I was sad that last evening, in going up to my room, to think that I had never gone back one single time to see the Church of Combray which seemed to be awaiting me in the midst of greenery framed in the violet-hued window. I said to myself, “Well, it must be another year, if I do not die between this and then,” seeing no other obstacle but my death and not imagining that of the church, which, it seemed to me, must last long after my death as it had lasted long before′ my birth. When, before blowing out my candle, I read the passage which I transcribe further on, my lack of aptitude for writing — presaged formerly during my walks on the Guermantes side, confirmed during the visit of which this was the last evening, those eyes of departure, when the routine of habits which are about to end is ceasing and one begins to judge oneself — seemed to me less regrettable; it was as though literature revealed no profound truth while at the same time it seemed sad that it was not what I believed it. The infirm state which was to confine me in a sanatorium seemed less regrettable to me if the beautiful things of which books speak were no more beautiful than those I had seen. But, by a strange contradiction, now that this book spoke of them, I longed to see them. Here are the pages which I read until fatigue closed my eyes.
« Avant-hier tombe ici, pour m′emmener dîner chez lui, Verdurin, l′ancien critique de la Revue, l′auteur de ce livre sur Whistler où vraiment le faire, le coloriage artiste de l′original Américain est souvent rendu avec une grande délicatesse par l′amoureux de tous les raffinements, de toutes les joliesses de la chose peinte qu′est Verdurin. Et tandis que je m′habille pour le suivre, c′est, de sa part, tout un récit où il y a, par moments, comme l′épellement apeuré d′une confession sur le renoncement à écrire aussitôt après son mariage avec la « Madeleine » de Fromentin, renoncement qui serait dû à l′habitude de la morphine et aurait eu cet effet, au dire de Verdurin, que la plupart des habitués du salon de sa femme, ne sachant même pas que le mari eût jamais écrit, lui parlaient de Charles Blanc, de Saint-Victor, de Sainte-Beuve, de Burty, comme d′individus auxquels ils le croyaient, lui, tout à fait inférieur. « Voyons, vous Goncourt, vous savez bien, et Gautier le savait aussi, que mes salons étaient autre chose que ces piteux Maîtres d′autrefois crus un chef-d′œuvre dans la famille de ma femme. » Puis, par un crépuscule où il y a près des tours du Trocadéro comme le dernier allumement d′une lueur qui en fait des tours absolument pareilles aux tours enduites de gelée de groseille des anciens pâtissiers, la causerie continue dans la voiture qui doit nous conduire quai Conti où est leur hôtel, que son possesseur prétend être l′ancien hôtel des Ambassadeurs de Venise et où il y aurait un fumoir dont Verdurin me parle comme d′une salle transportée telle quelle, à la façon des Mille et une Nuits, d′un célèbre palazzo, dont j′oublie le nom, palazzo à la margelle du puits représentant un couronnement de la Vierge que Verdurin soutient être absolument du plus beau Sansovino et qui servirait, pour leurs invités, à jeter la cendre de leurs cigares. Et ma foi, quand nous arrivons, dans le glauque et le diffus d′un clair de lune vraiment semblable à ceux dont la peinture classique abrite Venise, et sur lequel la coupole silhouettée de l′Institut fait penser à la Salute dans les tableaux de Guardi, j′ai un peu l′illusion d′être au bord du Grand Canal. L′illusion est entretenue par la construction de l′hôtel où du premier étage on ne voit pas le quai et par le dire évocateur du maître de maison affirmant que le nom de la rue du Bac — du diable si j′y avais jamais pensé — viendrait du bac sur lequel des religieuses d′autrefois, les Miramiones, se rendaient aux offices de Notre-Dame. Tout un quartier où a flâné mon enfance quand ma tante de Courmont l′habitait, et que je me prends à « raimer » en retrouvant, presque contiguë à l′hôtel des Verdurin, l′enseigne du « Petit Dunkerque », une des rares boutiques survivant ailleurs que vignettées dans le crayonnage et les frottis de Gabriel de Saint-Aubin, où le XVIIIe siècle curieux venait asseoir ses moments d′oisiveté pour le marchandage des jolités françaises et étrangères et « tout ce que les arts produisent de plus nouveau », comme dit une facture de ce Petit Dunkerque, facture dont nous sommes seuls, je crois, Verdurin et moi, à posséder une épreuve et qui est bien un des volants chefs-d′œuvre de papier ornementé sur lequel le règne de Louis XV faisait ses comptes, avec son en-tête représentant une mer toute vagueuse, chargée de vaisseaux, une mer aux vagues ayant l′air d′une illustration de l′Édition des Fermiers Généraux de l′Huître et des Plaideurs. La maîtresse de la maison, qui va me placer à côté d′elle, me dit aimablement avoir fleuri sa table rien qu′avec des chrysanthèmes japonais, mais des chrysanthèmes disposés en des vases qui seraient de rarissimes chefs-d′œuvre, l′un entre autres, fait de bronze, sur lequel des pétales en cuivre rougeâtre sembleraient être la vivante effeuillaison de la fleur. Il y a là Cottard, le docteur et sa femme, le sculpteur polonais Viradobetski, Swann le collectionneur, une grande dame russe, une princesse au nom en or qui m′échappe, et Cottard me souffle à l′oreille que c′est elle qui aurait tiré à bout portant sur l′archiduc Rodolphe et d′après qui j′aurais en Galicie et dans tout le nord de la Pologne une situation absolument exceptionnelle, une jeune fille ne consentant jamais à promettre sa main sans savoir si son fiancé est un admirateur de la Faustin.
“The day before yesterday, who should drop in here, to take me to dinner with him but Verdurin, the former critic of the Revue, author of that book on Whistler in which truly the doings, the artistic atmosphere of that highly original American are often rendered with great delicacy by that lover of all the refinements, of all the prettinesses of the thing painted which Verdurin is. And while I dress myself to follow him, every now and then, he gives vent to a regular recitation, like the frightened spelling out of a confession by Fromentin on his renunciation of writing immediately after his marriage with ‘Madeleine′, a renunciation which was said to be due to his habit of taking morphine, the result of which, according to Verdurin, was that the majority of the habitués of his wife′s salon, not even knowing that her husband had ever written, spoke to him of Charles Blanc, St. Victor, St. Beuve, and Burty, to whom they believed him completely inferior. ‘You Goncourt, you well know, and Gautier knew also that my “Salons” was a very different thing from those pitiable “Maîtres d′autrefois” believed to be masterpieces in my wife′s family.′ Then, by twilight, while the towers of the Trocadero were lit up with the last gleams of the setting sun which made them look just like those covered with currant jelly of the old-style confectioners, the conversation continues in the carriage on our way to the Quai Conti where their mansion is, which its owner claims to be the ancient palace of the Ambassadors of Venice and where there is said to be a smoking-room of which Verdurin talks as though it were the drawing-room, transported just as it was in the fashion of the Thousand and One Nights, of a celebrated Palazzo, of which I forget the name, a Palazzo with a well-head representing the crowning of the Virgin which Verdurin asserts to be absolutely the finest of Sansovinos and which is used by their guests to throw their cigar ashes into. And, ma foi, when we arrive, the dull green diffusion of moonlight, verily like that under which classical painting shelters Venice and under which the silhouetted cupola of the Institute makes one think of the Salute in the pictures of Guardi, I have somewhat the illusion of being beside the Grand Canal, the illusion reinforced by the construction of the mansion, where from the first floor, one does not see the quay, and by the effective remark of the master of the house, who affirms that the name of the rue du Bac — I am hanged if I had ever thought of it — came from the ferry upon which the religious of former days, the Miramiones, went to mass at Notre Dame. I took to reloving the whole quarter where I wandered in my youth when my Aunt de Courmont lived there on finding almost contiguous to the mansion of Verdurin, the sign of ‘Petit Dunkerque′, one of those rare shops surviving otherwise than vignetted in the chalks and rubbings of Gabriel de St. Aubin in which that curious eighteenth century individual came in and seated himself during his moments of idleness to bargain about pretty little French and foreign ‘trifles′ and the newest of everything produced by Art as a bill-head of the ‘Petit Dunkerque′ has it, a bill-head of which I believe we alone, Verdurin and I, possess an example and which is one of those shuttle-cock masterpieces of ornamented paper upon which, in the reign of Louis XV accounts were delivered, with its title-head representing a raging sea swarming with ships, a sea with waves which had the appearance of an illustration in the Edition des Fermiers Généraux de l′Huître et des Plaideurs. The mistress of the house, who places me beside her, says amiably that she has decorated her table with nothing but Japanese chrysanthemums but these chrysanthemums are disposed in vases which are the rarest works of art, one of them of bronze upon which petals of red copper seemed to be the living eflorescence of the flower. There is Cottard the doctor, and his wife, the Polish sculptor Viradobetski, Swann the collector, a Russian grande dame, a Princess with a golden name which escapes me, and Cottard whispers in my ear that it is she who had shot point blank at the Archduke Rudolf. According to her I have an absolutely exceptional literary position in Galicia and in the whole north of Poland, a girl in those parts never consenting to promise her hand without knowing if her betrothed is an admirer of La Faustin.
« Vous ne pouvez pas comprendre cela, vous autres Occidentaux — jette en manière de conclusion la princesse, qui me fait l′effet, ma foi, d′une intelligence tout à fait supérieure — cette pénétration par un écrivain de l′intimité de la femme. » Un homme au menton et aux lèvres rasés, aux favoris de maître d′hôtel, débitant sur un ton de condescendance des plaisanteries de professeur de seconde qui fraye avec les premiers de sa classe pour la Saint-Charlemagne, et c′est Brichot, l′universitaire. À mon nom prononcé par Verdurin, il n′a pas une parole qui marque qu′il connaisse nos livres, et c′est en moi un découragement colère éveillé par cette conspiration qu′organise contre nous la Sorbonne, apportant, jusque dans l′aimable logis où je suis fêté, la contradiction, l′hostilité d′un silence voulu. Nous passons à table et c′est alors un extraordinaire défilé d′assiettes qui sont tout bonnement des chefs-d′œuvre de l′art du porcelainier, celui dont, pendant un repas délicat, l′attention chatouillée d′un amateur écoute le plus complaisamment le bavardage artiste — des assiettes de Yung-Tsching à la couleur capucine de leurs rebords, au bleuâtre, à l′effeuillé turgide de leurs iris d′eau, à la traversée, vraiment décoratoire, par l′aurore d′un vol de martins-pêcheurs et de grues, aurore ayant tout à fait ces tons matutinaux qu′entre-regarde quotidiennement, boulevard Montmorency, mon réveil — des assiettes de Saxe plus mièvres dans le gracieux de leur faire, à l′endormement, à l′anémie de leurs roses tournées au violet, au déchiquetage lie-de-vin d′une tulipe, au rococo d′un œillet ou d′un myosotis — des assiettes de Sèvres engrillagées par le fin guillochis de leurs cannelures blanches, verticillées d′or, ou que noue, sur l′à-plat crémeux de la pâte, le galant relief d′un ruban d′or — enfin toute une argenterie où courent ces myrtes de Luciennes que reconnaîtrait la Dubarry. Et ce qui est peut-être aussi rare, c′est la qualité vraiment tout à fait remarquable des choses qui sont servies là dedans, un manger finement mijoté, tout un fricoté comme les Parisiens, il faut le dire bien haut, n′en ont jamais dans les plus grands dîners, et qui me rappelle certains cordons bleus de Jean d′Heurs. Même le foie gras n′a aucun rapport avec la fade mousse qu′on sert habituellement sous ce nom, et je ne sais pas beaucoup d′endroits où la simple salade de pommes de terre est faite ainsi de pommes de terre ayant la fermeté de boutons d′ivoire japonais, le patiné de ces petites cuillers d′ivoire avec lesquelles les Chinoises versent l′eau sur le poisson qu′elles viennent de pêcher. Dans le verre de Venise que j′ai devant moi, une riche bijouterie de rouges est mise par un extraordinaire Léoville acheté à la vente de M. Montalivet et c′est un amusement pour l′imagination de l′œil et aussi, je ne crains pas de le dire, pour l′imagination de ce qu′on appelait autrefois la gueule, de voir apporter une barbue qui n′a rien des barbues pas fraîches qu′on sert sur les tables les plus luxueuses et qui ont pris dans les retards du voyage le modelage sur leur dos de leurs arêtes ; une barbue qu′on sert non avec la colle à pâte que préparent, sous le nom de sauce blanche, tant de chefs de grande maison, mais avec de la véritable sauce blanche, faite avec du beurre à cinq francs la livre ; de voir apporter cette barbue dans un merveilleux plat Tching-Hon traversé par les pourpres rayages d′un coucher de soleil sur une mer où passe la navigation drolatique d′une bande de langoustes, au pointillis grumeleux si extraordinairement rendu qu′elles semblent avoir été moulées sur des carapaces vivantes, plat dont le marli est fait de la pêche à la ligne par un petit Chinois d′un poisson qui est un enchantement de nacreuse couleur par l′argentement azuré de son ventre. Comme je dis à Verdurin le délicat plaisir que ce doit être pour lui que cette raffinée mangeaille dans cette collection comme aucun prince n′en possède à l′heure actuelle derrière ses vitrines : « On voit bien que vous ne le connaissez pas », me jette mélancoliquement la maîtresse de maison, et elle me parle de son mari comme d′un original maniaque, indifférent à toutes ces jolités, « un maniaque, répète-t-elle, oui, absolument cela, un maniaque qui aurait plutôt l′appétit d′une bouteille de cidre, bue dans la fraîcheur un peu encanaillée d′une ferme normande ». Et la charmante femme à la parole vraiment amoureuse des colorations d′une contrée nous parle avec un enthousiasme débordant de cette Normandie qu′ils ont habitée, une Normandie qui serait un immense parc anglais, à la fragrance de ses hautes futaies à la Lawrence, au velours cryptomeria, dans leur bordure porcelainée d′hortensias roses, de ses pelouses naturelles, au chiffonnage de roses soufre dont la retombée sur une porte de paysans, où l′incrustation de deux poiriers enlacés simule une enseigne tout à fait ornementale, fait penser à la libre retombée d′une branche fleurie dans le bronze d′une applique de Gouthière, une Normandie qui serait absolument insoupçonnée des Parisiens en vacances et que protège la barrière de chacun de ses clos, barrières que les Verdurin me confessent ne pas s′être fait faute de lever toutes. À la fin du jour, dans un éteignement sommeilleux de toutes les couleurs où la lumière ne serait plus donnée que par une mer presque caillée ayant le bleuâtre du petit lait — mais non, rien de la mer que vous connaissez, proteste ma voisine frénétiquement, en réponse à mon dire que Flaubert nous avait menés, mon frère et moi, à Trouville, rien, absolument rien, il faudra venir avec moi, sans cela vous ne saurez jamais — ils rentraient, à travers les vraies forêts en fleurs de tulle rose que faisaient les rhododendrons, tout à fait grisés par l′odeur des jardineries qui donnaient au mari d′abominables crises d′asthme — oui, insista-t-elle, c′est cela, de vraies crises d′asthme. »
“‘You cannot understand, you western people,′ exclaims by way of conclusion the princess who gives me the impression, ma foi, of an altogether superior intelligence, ‘that penetration by a writer into the intimate life of a woman.′ A man with shaven chin and lips, with whiskers like a butler, beginning with that tone of condescension of a secondary professor preparing first form boys for the Saint-Charlemagne, that is Brichot, the university don. When my name was mentioned by Verdurin he did not say a word to show that he knew our books, which means for me anger, discouragement aroused by this conspiracy the Sorbonne organises against us, bringing contradiction and hostile silence even into the charming house where I am being entertained. We proceed to table and there is then an extraordinary procession of plates which are simply masterpieces of the art of the porcelain-maker. The connoisseur, whose attention is delicately tickled during the dainty repast, listens all the more complacently to the artistic chatter — while before him pass plates of Yung Tsching with their nasturtium rims yielding to the bluish centre with its rich flowering of the water-iris, a really decorative passage with its dawn-flight of kingfishers and cranes, a dawn with just that matutinal tone which I gaze at lazily when I awake daily at the Boulevard Montmorency — Dresden plates more finical in the grace of their fashioning, whether in the sleepy anemia of their roses turning to violet in the crushed wine-lees of a tulip or with their rococo design of carnation and myosotis. Plates of Sevres trellissed by the delicate vermiculation of their white fluting, verticillated in gold or bound upon the creamy plane of their pâte tendre by the gay relief of a golden ribbon, finally a whole service of silver on which are displayed those Lucinian myrtles which Dubarry would recognise. And what is perhaps equally rare is the really altogether remarkable quality of the things which are served in it, food delicately manipulated, a stew such as the Parisians, one can shout that aloud, never have at their grandest dinners and which reminds me of certain cordons bleus of Jean d′Heurs. Even the foie gras has no relation to the tasteless froth which is generally served under that name, and I do not know many places where a simple potato salad is thus made with potatoes having the firmness of a Japanese ivory button and the patina of those little ivory spoons with which the Chinese pour water on the fish that they have just caught. A rich red bejewelling is given to the Venetian goblet which stands before me by an amazing Léoville bought at the sale of M. Montalivet and it is a delight for the imagination and for the eye, I do not fear to say it, for the imagination of what one formerly called the jaw, to have served to one a brill which has nothing in common with that kind of stale brill served on the most luxurious tables which has received on its back the imprint of its bones during the delay of the journey, a brill not accompanied by that sticky glue generally called sauce blanche by so many of the chefs in great houses, but by a veritable sauce blanche made out of butter at five francs the pound; to see this brill in a wonderful Tching Hon dish graced by the purple rays of a setting sun on a sea which an amusing band of lobsters is navigating, their rough tentacles so realistically pictured that they seem to have been modelled upon the living carapace, a dish of which the handle is a little Chinaman catching with his line a fish which makes the silvery azure of his stomach an enchantment of mother o′ pearl. As I speak to Verdurin of the delicate satisfaction it must be for him to have this refined repast amidst a collection which no prince possesses at the present time, the mistress of the house throws me the melancholy remark: ‘One sees how little you know him,′ and she speaks of her husband as a whimsical oddity, indifferent to all these beauties, ‘an oddity′ she repeats, ‘that′s the word, who has more gusto for a bottle of cider drunk in the rough coolness of a Norman farm.′ And the charming woman, in a tone which is really in love with the colours of the country, speaks to us with overflowing enthusiasm of that Normandy where they have lived, a Normandy which must be like an enormous English park, with the fragrance of its high woodlands à la Lawrence, with its velvet cryptomeria in their enamelled borders of pink hortensia, with its natural lawns diversified by sulphur-coloured roses falling over a rustic gateway flanked by two intertwined pear-trees resembling with its free-falling and flowering branches the highly ornamental insignia of a bronze applique by Gauthier, a Normandy which must be absolutely unsuspected by Parisians on holiday, protected as it is by the barrier of each of its enclosures, barriers which the Verdurins confess to me they did not commit the crime of removing. At the close of day, as the riot of colour was sleepily extinguished and light only came from the sea curdled almost to a skim-milk blue. ‘Ah! Not the sea you know —′ protests my hostess energetically in answer to my remark that Flaubert had taken my brother and me to Trouville, ‘That is nothing, absolutely nothing. You must come with me, without that you will never know′— they would go back through real forests of pink-tulle flowers of the rhododendrons, intoxicated with the scent of the gardens, which gave her husband abominable attacks of asthma. ‘Yes,′ she insisted, ‘it is true, real crises of asthma.′
« Là-dessus, l′été suivant, ils revenaient, logeant toute une colonie d′artistes dans une admirable habitation moyenâgeuse que leur faisait un cloître ancien loué par eux, pour rien. Et, ma foi, en entendant cette femme qui, en passant par tant de milieux vraiment distingués, a gardé pourtant dans sa parole un peu de la verdeur de la parole d′une femme du peuple, une parole qui vous montre les choses avec la couleur que votre imagination y voit, l′eau me vient à la bouche de la vie qu′elle me confesse avoir menée là-bas, chacun travaillant dans sa cellule, et où, dans le salon, si vaste qu′il possédait deux cheminées, tout le monde venait avant le déjeuner pour des causeries tout à fait supérieures, mêlées de petits jeux, me refaisant penser à celles qu′évoque ce chef-d′œuvre de Diderot, les lettres à Mademoiselle Volland. Puis, après le déjeuner, tout le monde sortait, même les jours de grains dans le coup de soleil, le rayonnement d′une ondée lignant de son filtrage lumineux les nodosités d′un magnifique départ de hêtres centenaires qui mettaient devant la grille le beau végétal affectionné par le XVIIIe siècle, et d′arbustes ayant pour boutons fleurissants dans la suspension de leurs rameaux des gouttes de pluie. On s′arrêtait pour écouter le délicat barbotis, énamouré de fraîcheur, d′un bouvreuil se baignant dans la mignonne baignoire minuscule de nymphembourg qu′est la corolle d′une rose blanche. Et comme je parle à Mme Verdurin des paysages et des fleurs de là-bas délicatement pastellisés par Elstir : « Mais c′est moi qui lui ai fait connaître tout cela, jette-t-elle avec un redressement colère de la tête, tout vous entendez bien, tout, les coins curieux, tous les motifs, je le lui ai jeté à la face quand il nous a quittés, n′est-ce pas, Auguste ? tous les motifs qu′il a peints. Les objets, il les a toujours connus, cela il faut être juste, il faut le reconnaître. Mais les fleurs, il n′en avait jamais vu, il ne savait pas distinguer un althéa d′une passe-rose. C′est moi qui lui ai appris à reconnaître, vous n′allez pas me croire, à reconnaître le jasmin. » Et il faut avouer qu′il y a quelque chose de curieux à penser que le peintre des fleurs que les amateurs d′art nous citent aujourd′hui comme le premier, comme supérieur même à Fantin-Latour, n′aurait peut-être jamais, sans la femme qui est là, su peindre un jasmin. « Oui, ma parole, le jasmin ; toutes les roses qu′il a faites, c′est chez moi ou bien c′est moi qui les lui apportais. On ne l′appelait chez nous que Monsieur Tiche. Demandez à Cottard, à Brichot, à tous les autres, si on le traitait ici en grand homme. Lui-même en aurait ri. Je lui apprenais à disposer ses fleurs ; au commencement il ne pouvait pas en venir à bout. Il n′a jamais su faire un bouquet. Il n′avait pas de goût naturel pour choisir, il fallait que je lui dise : « Non, ne peignez pas cela, cela n′en vaut pas la peine, peignez ceci. » Ah ! s′il nous avait écoutés aussi pour l′arrangement de sa vie comme pour l′arrangement de ses fleurs et s′il n′avait pas fait ce sale mariage ! » Et brusquement, les yeux enfiévrés par l′absorption d′une rêverie tournée vers le passé, avec le nerveux taquinage, dans l′allongement maniaque de ses phalanges, du floche des manches de son corsage, c′est, dans le contournement de sa pose endolorie, comme un admirable tableau qui n′a, je crois, jamais été peint, et où se liraient toute la révolte contenue, toutes les susceptibilités rageuses d′une amie outragée dans les délicatesses, dans la pudeur de la femme. Là-dessus elle nous parle de l′admirable portrait qu′Elstir a fait pour elle, le portrait de la famille Collard, portrait donné par elle au Luxembourg au moment de sa brouille avec le peintre, confessant que c′est elle qui a donné au peintre l′idée de faire l′homme en habit pour obtenir tout ce beau bouillonnement du linge et qui a choisi la robe de velours de la femme, robe faisant un appui au milieu de tout le papillotage des nuances claires des tapis, des fleurs, des fruits, des robes de gaze des fillettes pareilles à des tutus de danseuses. Ce serait elle aussi qui aurait donné l′idée de ce coiffage, idée dont on a fait ensuite honneur à l′artiste, idée qui consistait, en somme, à peindre la femme, non pas en représentation mais surprise dans l′intime de sa vie de tous les jours. « Je lui disais : Mais dans la femme qui se coiffe, qui s′essuie la figure, qui se chauffe les pieds, quand elle ne croit pas être vue, il y a un tas de mouvements intéressants, des mouvements d′une grâce tout à fait léonardesque ! » Mais sur un signe de Verdurin indiquant le réveil de ces indignations comme malsain pour la grande nerveuse que serait au fond sa femme, Swann me fait admirer le collier de perles noires porté par la maîtresse de la maison et achetées par elle, toutes blanches, à la vente d′un descendant de Mme de La Fayette à qui elles auraient été données par Henriette d′Angleterre, perles devenues noires à la suite d′un incendie qui détruisit une partie de la maison que les Verdurin habitaient dans une rue dont je ne me rappelle plus le nom, incendie après lequel fut retrouvé le coffret où étaient ces perles, mais devenues entièrement noires. « Et je connais le portrait de ces perles, aux épaules mêmes de Mme de La Fayette, oui, parfaitement, leur portrait, insista Swann devant les exclamations des convives un brin ébahis, leur portrait authentique, dans la collection du duc de Guermantes. » Une collection qui n′a pas son égale au monde, proclame-t-il, et que je devrais aller voir, une collection héritée par le célèbre duc, qui était son neveu préféré, de Mme de Beausergent sa tante, de Mme de Beausergent depuis Mme d′Hayfeld, la sœur de la marquise de Villeparisis et de la princesse de Hanovre. Mon frère et moi nous l′avons tant aimé autrefois sous les traits du charmant bambin appelé Basin, qui est bien en effet le prénom du duc. Là-dessus, le docteur Cottard, avec une finesse qui décèle chez lui l′homme tout à fait distingué, ressaute à l′histoire des perles et nous apprend que des catastrophes de ce genre produisent dans le cerveau des gens des altérations tout à fait pareilles à celles qu′on remarque dans la matière inanimée et cite d′une façon vraiment plus philosophique que ne feraient bien des médecins le propre valet de chambre de Mme Verdurin qui, dans l′épouvante de cet incendie où il avait failli périr, était devenu un autre homme, ayant une écriture tellement changée qu′à la première lettre que ses maîtres, alors en Normandie, reçurent de lui leur annonçant l′événement, ils crurent à la mystification d′un farceur. Et pas seulement une autre écriture, selon Cottard, qui prétend que de sobre cet homme était devenu si abominablement pochard que Mme Verdurin avait été obligée de le renvoyer. Et la suggestive dissertation passa, sur un signe gracieux de la maîtresse de maison, de la salle à manger au fumoir vénitien dans lequel Cottard me dit avoir assisté à de véritables dédoublements de la personnalité, nous citant le cas d′un de ses malades, qu′il s′offre aimablement à m′amener chez moi et à qui il suffisait qu′il touchât les tempes pour l′éveiller à une seconde vie, vie pendant laquelle il ne se rappelait rien de la première, si bien que, très honnête homme dans celle-là, il y aurait été plusieurs fois arrêté pour des vols commis dans l′autre où il serait tout simplement un abominable gredin. Sur quoi Mme Verdurin remarque finement que la médecine pourrait fournir des sujets plus vrais à un théâtre où la cocasserie de l′imbroglio reposerait sur des méprises pathologiques, ce qui, de fil en aiguille, amène Mme Cottard à narrer qu′une donnée toute semblable a été mise en œuvre par un amateur qui est le favori des soirées de ses enfants, l′Écossais Stevenson, un nom qui met dans la bouche de Swann cette affirmation péremptoire : « Mais c′est tout à fait un grand écrivain, Stevenson, je vous assure, M. de Goncourt, un très grand, l′égal des plus grands. » Et comme, sur mon émerveillement des plafonds à caissons écussonnés provenant de l′ancien palazzo Barberini, de la salle où nous fumons, je laisse percer mon regret du noircissement progressif d′une certaine vasque par la cendre de nos « londrès », Swann, ayant raconté que des taches pareilles attestent sur les livres ayant appartenu à Napoléon Ier, livres possédés, malgré ses opinions antibonapartistes, par le duc de Guermantes, que l′empereur chiquait, Cottard, qui se révèle un curieux vraiment pénétrant en toutes choses, déclare que ces taches ne viennent pas du tout de cela — mais là, pas du tout, insiste-t-il avec autorité — mais de l′habitude qu′il avait d′avoir toujours dans la main, même sur les champs de bataille, des pastilles de réglisse, pour calmer ses douleurs de foie. « Car il avait une maladie de foie et c′est de cela qu′il est mort, conclut le docteur. »
Afterwards, the following summer, they returned, housing a whole colony of artists in an admirable dwelling of the Middle Ages, an ancient cloister leased by them for nothing, and ma foi, listening to this woman who after moving in so many distinguished circles, had yet kept some of that freedom of speech of a woman of the people, a speech which shows you things with the colour imagination gives to them, my mouth watered at the thought of the life which she confessed to living down there, each one working in his cell or in the salon which was so large that it had two fireplaces. Everyone came in before luncheon for altogether superior conversation interspersed with parlour games, reminding me of those evoked by that masterpiece of Diderot, his letters to Mlle Volland. Then after luncheon everyone went out, even on days of sunny showers, when the sparkling of the raindrops luminously filtering through the knots of a magnificent avenue of centenarian beech trees which offered in front of the gates the vista of growth dear to the eighteenth century, and shrubs bearing drops of rain on their flowering buds suspended on their boughs, lingering to watch the delicate dabbling of a bullfinch enamoured of coolness, bathing itself in the tiny nymphembourg basin shaped like the corolla of a white rose. And as I talk to Mme Verdurin of the landscapes and of the flowers down there, so delicately pastelled by Elstir: ‘But it is I who made all that known to him,′ she exclaims with an indignant lifting of the head, ‘everything, you understand; wonder-provoking nooks, all his themes; I threw them in his face when he left us, didn′t I, Auguste? All those themes he has painted. Objects he always knew, to be fair, one must admit that. But flowers he had never seen; no, he did not know the difference between a marsh-mallow and a hollyhock. It was I who taught him, you will hardly believe me, to recognise the jasmine.′ And it is, one must admit, a strange reflection that the painter of flowers, whom the connoisseurs of to-day cite to us as the greatest, superior even to Fantin-Latour, would perhaps never have known how to paint jasmine without the woman who was beside me. ‘Yes, upon my word, the jasmine; all the roses he produced were painted while he was staying with me, if I did not bring them to him myself. At our house we just called him “M. Tiche”. Ask Cottard or Brichot or any of them if he was ever treated here as a great man. He would have laughed at it himself. I taught him how to arrange his flowers; at the beginning he had no idea of it. He never knew how to make a bouquet. He had no natural taste for selection. I had to say to him, “No, do not paint that; it is not worth while, paint this.” Oh! If he had listened to us for the arrangement of his life as he did for the arrangement of his flowers, and if he had not made that horrible marriage!′ And abruptly, with eyes fevered by their absorption in a reverie of the past, with a nerve-racked gesture, she stretched forth her arms with a frenzied cracking of the joints from the silk sleeves of her bodice, and twisted her body into a suffering pose like some admirable picture which I believe has never been painted, wherein all the pent-up revolt, all the enraged susceptibilities of a friend outraged in her delicacy and in her womanly modesty can be read. Upon that she talks to us about the admirable portrait which Elstir made for her, a portrait of the Collard family, a portrait given by her to the Luxembourg when she quarrelled with the painter, confessing that it was she who had given him the idea of painting the man in evening dress in order to obtain that beautiful expanse of linen, and she who chose the velvet dress of the woman, a dress offering support in the midst of all the fluttering of the light shades of the curtains, of the flowers, of the fruit, of the gauze dresses of the little girls like ballet-dancers′ skirts. It was she, too, who gave him the idea of painting her in the act of arranging her hair, an idea for which the artist was afterwards honoured, which consisted, in short, in painting the woman, not as though on show, but surprised in the intimacy of her everyday life. ‘I said to him, “When a woman is doing her hair or wiping her face, or warming her feet, she knows she is not being seen, she executes a number of interesting movements, movements of an altogether Leonardo-like grace.”′ But upon a sign from Verdurin, indicating that the arousing of this state of indignation was unhealthy for that highly-strung creature which his wife was, Swann drew my admiring attention to the necklace of black pearls worn by the mistress of the house and bought by her quite white at the sale of a descendant of Mme de La Fayette to whom they had been given by Henrietta of England, pearls which had become black as the result of a fire which destroyed part of the house in which the Verdurins were living in a street the name of which I can no longer remember, a fire after which the casket containing the pearls was found but they had become entirely black. ‘And I know the portrait of those pearls on the very shoulders of Mme de La Fayette, yes, exactly so, their portrait,′ insisted Swann in the face of the somewhat wonderstruck exclamations of the guests. ‘Their authentic portrait, in the collection of the Duc de Guermantes. A collection which has not its equal in the world,′ he asserts and that I ought to go and see it, a collection inherited by the celebrated Duc who was the favourite nephew of Mme de Beausergent his aunt, of that Mme de Beausergent who afterwards became Mme d′Hayfeld, sister of the Marquise de Villeparisis and of the Princess of Hanover. My brother and I used to be so fond of him in old days when he was a charming boy called Basin, which as a matter of fact, is the first name of the Duc. Upon that, Doctor Cottard, with that delicacy which reveals the man of distinction, returns to the history of the pearls and informs us that catastrophes of that kind produce in the mind of people distortions similar to those one remarks in organic matter and relates in really more philosophical terms than most physicians can command, how the footman of Mme Verdurin herself, through the horror of this fire where he nearly perished, had become a different man, his hand-writing having so changed that on seeing the first letter which his masters, then in Normandy, received from him, announcing the event, they believed it was the invention of a practical joker. And not only was his handwriting different, Cottard asserts that from having been a completely sober man he had become an abominable drunkard whom Mme Verdurin had been obliged to discharge. This suggestive dissertation continued, on a gracious sign from the mistress of the house, from the dining-room into the Venetian smoking-room where Cottard told me he had witnessed actual duplications of personality, giving as example the case of one of his patients whom he amiably offers to bring to see me, in whose case Cottard has merely to touch his temples to usher him into a second life, a life in which he remembers nothing of the other, so much so that, a very honest man in this one, he had actually been arrested several times for thefts committed in the other during which he had been nothing less than a disgraceful scamp. Upon which Mme Verdurin acutely remarks that medicine could furnish subjects truer than a theatre where the humour of an imbroglio is founded upon pathological mistakes, which from thread to needle brought Mme Cottard to relate that a similar notion had been made use of by an amateur who is the prime favourite at her children′s evening parties, the Scotchman Stevenson, a name which forced from Swann the peremptory affirmation: ‘But Stevenson is a great writer, I can assure you, M. de Goncourt, a very great one, equal to the greatest.′ And upon my marvelling at the escutcheoned panels of the ceiling in the room where we are smoking, panels which came from the ancient Palazzo Barberini, I express my regret at the progressive darkening of a certain vase through the ashes of our londrès, Swann having recounted that similar stains on the leaves of certain books attest their having belonged to Napoleon I, books owned, despite his anti-Bonapartist opinions by the Duc de Guermantes, owing to the fact that the Emperor chewed tobacco, Cottard, who reveals himself as a man of penetrating curiosity in all matters, declares that these stains do not come at all from that: ‘Believe me, not at all,′ he insists with authority, ‘but from his habit of having always near at hand, even on the field of battle, some pastilles of Spanish liquorice to calm his liver pains. For he had a disease of the liver and it is of that he died,′ concluded the doctor.”
Je m′arrêtai là, car je partais le lendemain et, d′ailleurs, c′était l′heure où me réclamait l′autre maître au service de qui nous sommes chaque jour, pour une moitié de notre temps. La tâche à laquelle il nous astreint, nous l′accomplissons les yeux fermés. Tous les matins il nous rend à notre autre maître, sachant que sans cela nous nous livrerions mal à la sienne. Curieux, quand notre esprit a rouvert ses yeux, de savoir ce que nous avons bien pu faire chez le maître qui étend ses esclaves avant de les mettre à une besogne précipitée, les plus malins, à peine la tâche finie, tâchent de subrepticement regarder. Mais le sommeil lutte avec eux de vitesse pour faire disparaître les traces de ce qu′ils voudraient voir. Et depuis tant de siècles, nous ne savons pas grand′chose là-dessus. — Je fermai donc le journal des Goncourt. Prestige de la littérature ! J′aurais voulu revoir les Cottard, leur demander tant de détails sur Elstir, aller voir la boutique du Petit Dunkerque si elle existait encore, demander la permission de visiter cet hôtel des Verdurin où j′avais dîné. Mais j′éprouvais un vague trouble. Certes, je ne m′étais jamais dissimulé que je ne savais pas écouter ni, dès que je n′étais plus seul, regarder ; une vieille femme ne montrait à mes yeux aucune espèce de collier de perles et ce qu′on en disait n′entrait pas dans mes oreilles. Tout de même, ces êtres-là, je les avais connus dans la vie quotidienne, j′avais souvent dîné avec eux, c′étaient les Verdurin, c′était le duc de Guermantes, c′étaient les Cottard, chacun d′eux m′avait paru aussi commun qu′à ma grand′mère ce Basin dont elle ne se doutait guère qu′il était le neveu chéri, le jeune héros délicieux, de Mme de Beausergent, chacun d′eux m′avait semblé insipide ; je me rappelais les vulgarités sans nombre dont chacun était composéÂ… « Et que tout cela fît un astre dans la nuit ! ! ! »
I stopped my reading there for I was leaving the following day, moreover, it was an hour when the other master claimed me, he under whose orders we are for half our time. We accomplish the task to which he obliges us with our eyes closed. Every morning he surrenders us to our other master knowing that otherwise we should be unable to yield ourselves to his service. It would be curious, when our spirit has reopened its eyes, to know what we could have been doing under that master who clouds the minds of his slaves before putting them to his immediate business. The most cunning, before their task is finished, try to peep out surreptitiously. But slumber speedily struggles to efface the traces of what they long to see. And, after all these centuries we know little about it. So I closed the Goncourt journal. Glamour of literature! I wanted to see the Cottards again, to ask them so many details about Elstir, I wanted to go and see if the “Petit Dunkerque” shop still existed, to ask permission to visit that mansion of the Verdurins where I had dined. But I experienced a vague apprehension. Certainly I did not disguise from myself that I had never known how to listen nor, when I was with others, to observe; to my eyes no old woman exhibited a pearl necklace and my ears heard nothing that was said about it. Nevertheless, I had known these people in my ordinary life, I had often dined with them; whether it was the Verdurins, or the Guermantes, or the Cottards, each had seemed to me as commonplace as did that Basin to my grandmother who little supposed he was the beloved nephew, the charming young hero, of Mme de Beausergent. All had seemed to me insipid; I remembered the numberless vulgarities of which each one was composed. . . . “Et que tout cela fît un astre dans la nuit!”
Je résolus de laisser provisoirement de côté les objections qu′avaient pu faire naître en moi contre la littérature ces pages des Goncourt. Même en mettant de côté l′indice individuel de naîµ¥té qui est frappant chez le mémorialiste, je pouvais d′ailleurs me rassurer à divers points de vue. D′abord, en ce qui me concernait personnellement, mon incapacité de regarder et d′écouter, que le journal cité avait si péniblement illustrée pour moi, n′était pourtant pas totale. Il y avait en moi un personnage qui savait plus ou moins bien regarder, mais c′était un personnage intermittent, ne reprenant vie que quand se manifestait quelque essence générale, commune à plusieurs choses, qui faisait sa nourriture et sa joie. Alors le personnage regardait et écoutait, mais à une certaine profondeur seulement, de sorte que l′observation n′en profitait pas. Comme un géomètre qui, dépouillant les choses de leurs qualités sensibles, ne voit que leur substratum linéaire, ce que racontaient les gens m′échappait, car ce qui m′intéressait, c′était non ce qu′ils voulaient dire, mais la manière dont ils le disaient, en tant qu′elle était révélatrice de leur caractère ou de leurs ridicules ; ou plutôt c′était un objet qui avait toujours été plus particulièrement le but de ma recherche parce qu′il me donnait un plaisir spécifique, le point qui était commun à un être et à un autre. Ce n′était que quand je l′apercevais que mon esprit — jusque-là sommeillant, même derrière l′activité apparente de ma conversation, dont l′animation masquait pour les autres un total engourdissement spirituel — se mettait tout à coup joyeusement en chasse, mais ce qu′il poursuivait alors — par exemple l′identité du salon Verdurin dans divers lieux et divers temps — était situé à mi-profondeur, au delà de l′apparence elle-même, dans une zone un peu plus en retrait. Aussi le charme apparent, copiable, des êtres m′échappait parce que je n′avais plus la faculté de m′arrêter à lui, comme le chirurgien qui, sous le poli d′un ventre de femme, verrait le mal interne qui le ronge. J′avais beau dîner en ville, je ne voyais pas les convives, parce que quand je croyais les regarder je les radiographiais. Il en résultait qu′en réunissant toutes les remarques que j′avais pu faire dans un dîner sur les convives, le dessin des lignes tracées par moi figurait un ensemble de lois psychologiques où l′intérêt propre qu′avait eu dans ses discours le convive ne tenait presque aucune place. Mais cela enlevait-il tout mérite à mes portraits puisque je ne les donnais pas pour tels ? Si l′un de ces portraits, dans le domaine de la peinture, met en évidence certaines vérités relatives au volume, à la lumière, au mouvement, cela fait-il qu′il soit nécessairement inférieur à tel portrait ne lui ressemblant aucunement de la même personne, dans lequel mille détails qui sont omis dans le premier seront minutieusement relatés, deuxième portrait d′où l′on pourra conclure que le modèle était ravissant tandis qu′on l′eût cru laid dans le premier, ce qui peut avoir une importance documentaire et même historique, mais n′est pas nécessairement une vérité d′art. Puis ma frivolité, dès que je n′étais pas seul, me faisait désirer de plaire, plus désireux d′amuser en bavardant que de m′instruire en écoutant, à moins que je ne fusse allé dans le monde pour interroger sur quelque point d′art, ou quelque soupçon jaloux qui m′avait occupé l′esprit avant ! Mais j′étais incapable de voir ce dont le désir n′avait pas été éveillé en moi par quelque lecture, ce dont je n′avais pas d′avance désiré moi-même le croquis que je désirais ensuite confronter avec la réalité. Que de fois, je le savais bien, même si cette page de Goncourt ne me l′eût pas appris, je suis resté incapable d′accorder mon attention à des choses ou à des gens qu′ensuite, une fois que leur image m′avait été présentée dans la solitude par un artiste, j′aurais fait des lieues, risqué la mort pour retrouver. Alors mon imagination était partie, avait commencé à peindre. Et ce devant quoi j′avais bâillé l′année d′avant, je me disais avec angoisse, le contemplant d′avance, le désirant : « Sera-t-il vraiment impossible de le voir ? Que ne donnerais-je pas pour cela ! » Quand on lit des articles sur des gens, même simplement des gens du monde, qualifiés de « derniers représentants d′une société dont il n′existe plus aucun témoin », sans doute on peut s′écrier : « Dire que c′est d′un être si insignifiant qu′on parle avec tant d′abondance et d′éloges ! c′est cela que j′aurais déploré de ne pas avoir connu si je n′avais fait que lire les journaux et les revues, et si je n′avais pas vu « l′homme », mais j′étais plutôt tenté en lisant de telles pages dans les journaux de penser : « Quel malheur — alors que j′étais seulement préoccupé de retrouver Gilberte ou Albertine — que je n′aie pas fait plus attention à ce monsieur, je l′avais pris pour un raseur du monde, pour un simple figurant, c′était une figure ! » Cette disposition-là, les pages de Goncourt que je lus me la firent regretter. Car peut-être j′aurais pu conclure d′elles que la vie apprend à rabaisser le prix de la lecture, et nous montre que ce que l′écrivain nous vante ne valait pas grand′chose ; mais je pouvais tout aussi bien en conclure que la lecture, au contraire, nous apprend à relever la valeur de la vie, valeur que nous n′avons pas su apprécier et dont nous nous rendons compte seulement par le livre combien elle était grande. À la rigueur, nous pouvons nous consoler de nous être peu plu dans la société d′un Vinteuil, d′un Bergotte, puisque le bourgeoisisme pudibond de l′un, les défauts insupportables de l′autre ne prouvent rien contre eux, puisque leur génie est manifesté par leurs œuvres ; de même la prétentieuse vulgarité d′un Elstir à ses débuts. Ainsi le journal des Goncourt m′avait fait découvrir qu′Elstir n′était autre que le « Monsieur Tiche » qui avait tenu jadis de si exaspérants discours à Swann, chez les Verdurin. Mais quel est l′homme de génie qui n′a pas adopté les irritantes façons de parler des artistes de sa bande, avant d′arriver (comme c′était venu pour Elstir et comme cela arrive rarement) à un bon goût supérieur. Les lettres de Balzac, par exemple, ne sont-elles pas semées de termes vulgaires que Swann eût souffert mille morts d′employer ? Et cependant il est probable que Swann, si fin, si purgé de tout ridicule haî²³able, eût été incapable d′écrire la Cousine Bette et le Curé de Tours. Que ce soit donc les Mémoires qui aient tort de donner du charme à leur société alors qu′elle nous a déplu est un problème de peu d′importance, puisque, même si c′est l′écrivain de Mémoires qui se trompe, cela ne prouve rien contre la valeur de la vie qui produit de tels génies et qui n′existait pas moins dans les œuvres de Vinteuil, d′Elstir et de Bergotte.
I resolved to put aside provisionally the objections against literature which these pages of Goncourt had aroused in me. Apart from the peculiarly striking naivete of the memoir-writer, I was able to reassure myself from different points of view. To begin with, in regard to myself, the inability to observe and to listen of which the journal I have quoted had so painfully reminded me was not complete. There was in me a personage who more or less knew how to observe but he was an intermittent personage who only came to life when some general essence common to many things which are its nourishment and its delight, manifested itself. Then the personage remarked and listened, but only at a certain depth and in such a manner that observation did not profit. Like a geometrician who in divesting things of their material qualities, only sees their linear substratum, what people said escaped me, for that which interested me was not what they wanted to say but the manner in which they said it in so far as it revealed their characters or their absurdities. Or rather that was an object which had always been my particular aim because I derived specific pleasure from identifying the denominator common to one person and another. It was only when I perceived it that my mind — until then dozing even behind the apparent activity of my conversation the animation of which masked to the outside world a complete mental torpor — started all at once joyously in chase, but that which it then pursued — for example the identity of the Verdurin′s salon at diverse places and periods — was situated at half-depth, beyond actual appearance, in a zone somewhat withdrawn. Also the obvious transferable charm of people escaped me because I no longer retained the faculty of confining myself to it, like the surgeon who, beneath the lustre of a female abdomen, sees the internal disease which is consuming it. It was all very well for me to go out to dinner. I did not see the guests because when I thought I was observing them I was radiographing them. From that it resulted that in collating all the observations I had been able to make about the guests in the course of a dinner, the design of the lines traced by me would form a unity of psychological laws in which the interest pertaining to the discourse of a particular guest occupied no place whatever. But were my portraits denuded of all merit because I did not compose them merely as portraits? If in the domain of painting one portrait represents truths relative to volume, to light, to movement, does that necessarily make it inferior to another quite dissimilar portrait of the same person in which, a thousand details omitted in the first will be minutely related to each other, a second portrait from which it would be concluded that the model was beautiful while that of the first would be considered ugly, which might have a documentary and even historical importance but might not necessarily be an artistic truth. Again my frivolity the moment when I was with others, made me anxious to please and I desired more to amuse people with my chatter than to learn from listening unless I went out to interrogate someone upon a point of art or unless some jealous suspicion preoccupied me. But I was incapable of seeing a thing unless a desire to do so had been aroused in me by reading; unless it was a thing of which I wanted a previous sketch to confront later with reality. Even had that page of the Goncourts not enlightened me, I knew how often I had been unable to give my attention to things or to people, whom afterwards, once their image had been presented to me in solitude by an artist, I would have gone leagues and risked death to rediscover. Then my imagination started to work, had begun to paint. And the very thing I had yawned at the year before I desired when I again contemplated it and with anguish said to myself, “Can I never see it again? What would I not give for it?” When one reads articles about people, even about mere society people, qualifying them as “the last representatives of a society of which there is no other living witness”, doubtless some may exclaim, “to think that he says so much about so insignificant a person and praises him as he does”, but it is precisely such a man I should have deplored not having known if I had only read papers and reviews and if I had never seen the man himself and I was more inclined, in reading such passages in the papers, to think, “What a pity! And all I cared about then was getting hold of Gilberte and Albertine and I paid no attention to that gentleman whom I simply took for a society bore, for a pure façade, a marionnette.” The pages of the Goncourt Journal that I had read made me regret that attitude. For perhaps I might have concluded from them that life teaches one to minimise the value of reading and shows us that what the writer exalts for us is not worth much; but I could equally well conclude the contrary, that reading enhances the value of life, a value we have not realised until books make us aware of how great that value is. Strictly, we can console ourselves for not having much enjoyed the society of a Vinteuil or of a Bergotte, because the awkward middle-classness of the one, the unbearable defects of the other prove nothing against them, since their genius is manifested by their works; and the same applies to the pretentious vulgarity of an Elstir in early days. Thus the journal of the Goncourts made me discover that Elstir was none other than the “M. Tiche” who had once inflicted upon Swann such exasperating lectures at the Verdurins. But what man of genius has not adopted the irritating conversational manner of artists of his own circle before acquiring (as Elstir did, though it happens rarely) superior taste. Are not the letters of Balzac, for instance, smeared with vulgar terms which Swann would rather have died than use? And yet, it is probable that Swann, so sensitive, so completely exempt from every dislikeable idiosyncrasy, would have been incapable of writing Cousine Bette and Le Curé de Tours. Therefore, whether or no memoirs are wrong to endow with charm a society which has displeased us, is a problem of small importance, since, even if the writer of these memoirs is mistaken, that proves nothing against the value of a society which produces such genius and which existed no less in the works of Vinteuil, of Elstir and of Bergotte.
Tout à l′autre extrémité de l′expérience, quand je voyais que les plus curieuses anecdotes, qui font la matière inépuisable, divertissement des soirées solitaires pour le lecteur, du journal des Goncourt, lui avaient été contées par ces convives que nous eussions à travers ces pages envié de connaître et qui ne m′avaient pas laissé à moi trace d′un souvenir intéressant, cela n′était pas trop inexplicable encore. Malgré la naîµ¥té de Goncourt, qui concluait de l′intérêt de ces anecdotes à la distinction probable de l′homme qui les contait, il pouvait très bien se faire que des hommes médiocres eussent eu dans leur vie, ou entendu raconter, des choses curieuses et les contassent à leur tour. Goncourt savait écouter, comme il savait voir ; je ne le savais pas. D′ailleurs, tous ces faits auraient eu besoin d′être jugés un à un M. de Guermantes ne m′avait certes pas donné l′impression de cet adorable modèle des grâces juvéniles que ma grand′mère eût tant voulu connaître et me proposait comme modèle inimitable d′après les Mémoires de Mme de Beausergent. Mais il faut songer que Basin avait alors sept ans, que l′écrivain était sa tante, et que même les maris qui doivent divorcer quelques mois après vous font un grand éloge de leur femme. Une des plus jolies poésies de Sainte-Beuve est consacrée à l′apparition devant une fontaine d′une jeune enfant couronnée de tous les dons et de toutes les grâces, la jeune Mlle de Champlâtreux, qui ne devait pas avoir alors dix ans. Malgré toute la tendre vénération que le poète de génie qu′est la comtesse de Noailles portait à sa belle-mère, la duchesse de Noailles, née Champlâtreux, il est possible, si elle avait eu à en faire le portrait, que celui-ci eût contrasté assez vivement avec celui que Sainte-Beuve en traçait cinquante ans plus tôt.
Quite at the other extremity of experience, when I remarked that the very curious anecdotes which are the inexhaustible material of the journal of the Goncourts and a diversion for solitary evenings, had been related to him by those guests whom in reading his pages we should have envied him knowing, it was not so very difficult to explain why they had left no trace of interesting memory in my mind. In spite of the ingenuousness of Goncourt, who supposed that the interest of these anecdotes lay in the distinction of the man who told them, it can very well be that mediocre people might have experienced during their lives or heard tell of curious things which they related in their turn. Goncourt knew how to listen as he knew how to observe, and I do not. Moreover, it was necessary to judge all these happenings one by one. M. de Guermantes certainly had not given me the impression of that adorable model of juvenile grace whom my grandmother so much wanted to know and set before my eyes as inimitable according to the Mémoires of Mme de Beausergent. One must remember that Basin was at that time seven years old, that the writer was his aunt and that even husbands who are going to divorce their wives a few months later are loud in praise of them. One of the most charming poems of Sainte-Beuve is consecrated to the apparition beside a fountain of a young child crowned with gifts and graces, the youthful Mlle de Champlâtreux who was not more than ten years old. In spite of all the tender veneration felt by that poet of genius, the Comtesse de Noailles, for her mother-in-law the Duchesse de Noailles, born Champlâtreux, it is possible, if she were to paint her portrait, that it would contrast rather piquantly with the one Sainte-Beuve drew fifty years earlier.
Ce qui eût peut-être été plus troublant, c′était l′entre-deux, c′étaient ces gens desquels ce qu′on dit implique, chez eux, plus que la mémoire qui a su retenir une anecdote curieuse, sans que pourtant on ait, comme pour les Vinteuil, les Bergotte, le recours de les juger sur leur œuvre ; ils n′en ont pas créé, ils en ont seulement — à notre grand étonnement à nous qui les trouvions si médiocres — inspiré. Passe encore que le salon qui, dans les musées, donnera la plus grande impression d′élégance, depuis les grandes peintures de la Renaissance, soit celui de la petite bourgeoise ridicule que j′eusse, si je ne l′avais pas connue, rêvé devant le tableau de pouvoir approcher dans la réalité, espérant apprendre d′elle les secrets les plus précieux que l′art du peintre, que sa toile ne me donnaient pas et de qui la pompeuse traîne de velours et de dentelles est un morceau de peinture comparable aux plus beaux du Titien. Si j′avais compris jadis que ce n′est pas le plus spirituel, le plus instruit, le mieux relationné des hommes, mais celui qui sait devenir miroir et peut refléter ainsi sa vie, fût-elle médiocre, qui devient un Bergotte (les contemporains le tinssent-ils pour moins homme d′esprit que Swann et moins savant que Brichot), on peut souvent à plus forte raison en dire autant des modèles de l′artiste. Dans l′éveil de l′amour de la beauté, chez l′artiste, qui peut tout peindre, de l′élégance où il pourra trouver de si beaux motifs, le modèle lui sera fourni par des gens un peu plus riches que lui, chez qui il trouvera ce qu′il n′a pas d′habitude dans son atelier d′homme de génie méconnu qui vend ses toiles cinquante francs, un salon avec des meubles recouverts de vieille soie, beaucoup de lampes, de belles fleurs, de beaux fruits, de belles robes — gens modestes relativement, ou qui le paraîtraient à des gens vraiment brillants (qui ne connaissent même pas leur existence), mais qui, à cause de cela, sont plus à portée de connaître l′artiste obscur, de l′apprécier, de l′inviter, de lui acheter ses toiles, que les gens de l′aristocratie qui se font peindre, comme le Pape et les chefs d′État, par les peintres académiciens. La poésie d′un élégant foyer et des belles toilettes de notre temps ne se trouvera-t-elle pas plutôt, pour la postérité, dans le salon de l′éditeur Charpentier par Renoir que dans le portrait de la princesse de Sagan ou de la comtesse de la Rochefoucauld par Cotte ou Chaplin ? Les artistes qui nous ont donné les plus grandes visions d′élégance en ont recueilli les éléments chez des gens qui étaient rarement les grands élégants de leur époque, lesquels se font rarement peindre par l′inconnu porteur d′une beauté qu′ils ne peuvent pas distinguer sur ses toiles, dissimulée qu′elle est par l′interposition d′un poncif de grâce surannée qui flotte dans l′œil du public comme ces visions subjectives que le malade croit effectivement posées devant lui. Mais que ces modèles médiocres que j′avais connus eussent en outre inspiré, conseillé certains arrangements qui m′avaient enchanté, que la présence de tel d′entre eux dans les tableaux fût plus que celle d′un modèle, mais d′un ami qu′on veut faire figurer dans ses toiles, c′était à se demander si tous les gens que nous regrettons de ne pas avoir connus parce que Balzac les peignait dans ses livres ou les leur dédiait en hommage d′admiration, sur lesquels Sainte-Beuve ou Baudelaire firent leurs plus jolis vers, si, à plus forte raison, toutes les Récamier, toutes les Pompadour ne m′eussent pas paru d′insignifiantes personnes, soit par une infirmité de ma nature, ce qui me faisait alors enrager d′être malade et de ne pouvoir retourner voir tous les gens que j′avais méconnus, soit qu′elles ne dussent leur prestige qu′à une magie illusoire de la littérature, ce qui forçait à changer de dictionnaire pour lire et me consolait de devoir d′un jour à l′autre, à cause des progrès que faisait mon état maladif, rompre avec la société, renoncer au voyage, aux musées, pour aller me soigner dans une maison de santé. Peut-être, pourtant, ce côté mensonger, ce faux-jour n′existe-t-il dans les Mémoires que quand ils sont trop récents, trop près des réputations, qui plus tard s′anéantiront si vite, aussi bien intellectuelles que mondaines. (Et si l′érudition essaye alors de réagir contre cet ensevelissement, parvient-elle à détruire un sur mille de ces oublis qui vont s′entassant ?)
What may perhaps be regarded as more disturbing, is something in between, personages in whose case what is said implies more than a memory which is able to retain a curious anecdote yet without one′s having, as in the case of the Vinteuils, the Bergottes, the resource of judging them by their work; they have not created, they have only — to our great astonishment, for we found them so mediocre — inspired. Again it happens that the salon which, in public galleries, gives the greatest impression of elegance in great paintings of the Renaissance and onwards, is that of a little ridiculous bourgeoise whom after seeing the picture, I might, if I had not known her, have yearned to approach in the flesh, hoping to learn from her precious secrets that the painter′s art did not reveal to me in his canvas, though her majestic velvet train and laces formed a passage of painting comparable to the most splendid of Titians. If only in bygone days I had understood that it is not the wittiest man, the best educated, the man with the best social relationships who becomes a Bergotte but he who knows how to become a mirror and is thereby enabled to reflect his own life, however commonplace, (though his contemporaries might consider him less gifted than Swann and less erudite than Bréauté) and one can say the same, with still more reason, of an artist′s models. The awakening of love of beauty in the artist who can paint everything may be stimulated, the elegance in which he could find such beautiful motifs may be supplied, by people rather richer than himself — at whose houses he would find what he was not accustomed to in his studio of an unknown genius selling his canvases for fifty francs; for instance, a drawing-room upholstered in old silk, many lamps, beautiful flowers and fruit, handsome dresses — relatively modest folk, (or who would appear that to people of fashion who are not even aware of the others′ existence) who for that very reason are more in a position to make the acquaintance of an obscure artist, to appreciate him, to invite him and buy his pictures, than aristocrats who get themselves painted like a Pope or a Prime Minister by academic painters. Would not the poetry of an elegant interior and of the beautiful dresses of our period be discovered by posterity in the drawing-room of the publisher Charpentier by Renoir rather than in the portrait of the Princesse de Sagan or of the Comtesse de La Rochefoucauld by Cotte or Chaplin? The artists who have given us the most resplendent visions of elegance have collected the elements at the homes of people who were rarely the leaders of fashion of their period; for the latter are seldom painted by the unknown depositary of a beauty they are unable to distinguish on his canvases, disguised as it is by the interposition of a vulgar burlesque of superannuated grace which floats before the public eye in the same way as the subjective visions which an invalid believes are actually before him. But that these mediocre models whom I had known could have inspired, advised certain arrangements which had enchanted me, that the presence of such an one of them in the picture was less that of a model, than of a friend whom a painter wishes to figure in his canvas, was like asking oneself whether we regret not having known all these personages because Balzac painted them in his books or dedicated his books to them as the homage of his admiration, to whom Sainte-Beuve or Baudelaire wrote their loveliest verses, still more if all the Récamiers, all the Pompadours would not have seemed to me insignificant people, whether owing to a temperamental defect which made me resent being ill and unable to return and see the people I had misjudged, or because they might only owe their prestige to the illusory magic of literature which forced me to change my standard of values and consoled me for being obliged from one day to the other, on account of the progress which my illness was making, to break with society, renounce travel and going to galleries and museums in order that I could be nursed in a sanatorium. Perhaps, however, this deceptive side, this artificial illumination, only exists in memoirs when they are too recent, too close to reputations, whether intellectual or fashionable, which will quickly vanish, (and if erudition then tries to react against this burial, will it succeed in dispelling one out of a thousand of these oblivions which keep on accumulating?)
Ces idées, tendant, les unes à diminuer, les autres à accroître mon regret de ne pas avoir de dons pour la littérature, ne se présentèrent plus à ma pensée pendant les longues années que je passai à me soigner, loin de Paris, dans une maison de santé où, d′ailleurs, j′avais tout à fait renoncé au projet d′écrire, jusqu′à ce que celle-ci ne pût plus trouver de personnel médical, au commencement de 1916. Je rentrai alors dans un Paris bien différent de celui où j′étais déjà revenu une première fois, comme on le verra tout à l′heure, en août 1914, pour subir une visite médicale, après quoi j′avais rejoint ma maison de santé.
These ideas tending some to diminish, others to increase my regret that I had no gift for literature, no longer occupied my mind during the long years I spent as an invalid in a sanatorium far from Paris and I had altogether renounced the project of writing until the sanatorium was unable to find a medical staff at the beginning of 1916. I then returned, as will be seen, to a very different Paris from the Paris where I returned in August, 1914, when I underwent medical examination, after which I went back to the sanatorium.
CHAPITRE II M. DE CHARLUS PENDANT LA GUERREÂ ; SES OPINIONS, SES PLAISIRS
CHAPTER II M. de Charlus during the war, his opinions, his pleasures
Un des premiers soirs dès mon nouveau retour à Paris en 1916, ayant envie d′entendre parler de la seule chose qui m′intéressait alors, la guerre, je sortis, après le dîner, pour aller voir Mme Verdurin, car elle était, avec Mme Bontemps, une des reines de ce Paris de la guerre qui faisait penser au Directoire. Comme par l′ensemencement d′une petite quantité de levure, en apparence de génération spontanée, des jeunes femmes allaient tout le jour coiffées de hauts turbans cylindriques comme aurait pu l′être une contemporaine de Mme Tallien. Par civisme, ayant des tuniques égyptiennes droites, sombres, très «Â guerre », sur des jupes très courtes, elles chaussaient des lanières rappelant le cothurne selon Talma, ou de hautes guêtres rappelant celles de nos chers combattants ; c′est, disaient-elles, parce qu′elles n′oubliaient pas qu′elles devaient réjouir les yeux de ces combattants qu′elles se paraient encore, non seulement de toilettes «Â floues », mais encore de bijoux évoquant les armées par leur thème décoratif, si même leur matière ne venait pas des armées, n′avait pas été travaillée aux armées ; au lieu d′ornements égyptiens rappelant la campagne d′Égypte, c′étaient des bagues ou des bracelets faits avec des fragments d′obus ou des ceintures de 75, des allume-cigarettes composés de deux sous anglais, auxquels un militaire était arrivé à donner, dans sa cagna, une patine si belle que le profil de la reine Victoria y avait l′air tracé par Pisanello ; c′est encore parce qu′elles y pensaient sans cesse, disaient-elles, qu′elles portaient à peine le deuil quand l′un des leurs tombait, sous le prétexte qu′il était «Â mêlé de fierté », ce qui permettait un bonnet de crêpe anglais blanc (du plus gracieux effet et autorisant tous les espoirs), dans l′invincible certitude du triomphe définitif, et permettait ainsi de remplacer le cachemire d′autrefois par le satin et la mousseline de soie, et même de garder ses perles, «Â tout en observant le tact et la correction qu′il est inutile de rappeler à des Françaises ».
On one of the first evenings after my return to Paris in 1916, wanting to hear about the only thing that interested me, the war, I went out after dinner to see Mme Verdurin, for she was, together with Mme Bontemps, one of the queens of that Paris of the war which reminded one of the Directory. As the leavening by a small quantity of yeast appears to be a spontaneous germination, young women were running about all day wearing cylindrical turbans on their heads as though they were contemporaries of Mme Tallien, As a proof of public spirit they wore straight Egyptian tunics, dark and very “warlike” above their short skirts, they were shod in sandals, recalling Talma′s buskin or high leggings like those of our beloved combatants. It was, they said, because they did not forget it was their duty to rejoice the eyes of those combatants that they still adorned themselves not only with flou dresses but also with jewels evoking the armies by their decorative theme if indeed their material did not come from the armies and had not been worked by them. Instead of Egyptian ornaments recalling the campaign of Egypt, they wore rings or bracelets made out of fragments of shell or beltings of the “seventy-fives”, cigarette-lighters consisting of two English half-pennies to which a soldier in his dug-out had succeeded in giving a patina so beautiful that the profile of Queen Victoria might have been traced on it by Pisanello. It was again, they said, because they never ceased thinking of their own people, that they hardly wore mourning when one of them fell, the pretext being that he was proud to die, which enabled them to wear a close bonnet of white English crêpe (graceful of effect and encouraging to aspirants) while the invincible certainty of final triumph enabled them to replace the earlier cashmire by satins and silk muslins and even to wear their pearls “while observing that tact and discretion of which it is unnecessary to remind French women.”
Le Louvre, tous les musées étaient fermés, et quand on lisait en tête d′un article de journal : «Â Une exposition sensationnelle », on pouvait être sûr qu′il s′agissait d′une exposition non de tableaux, mais de robes, de robes destinées, d′ailleurs, à éveiller «Â ces délicates joies d′art dont les Parisiennes étaient depuis trop longtemps sevrées ». C′est ainsi que l′élégance et le plaisir avaient repris ; l′élégance, à défaut des arts, cherchait à s′excuser comme ceux-ci en 1793, année où les artistes exposant au Salon révolutionnaire proclamaient que ce serait à tort qu′il paraîtrait «Â étrange à d′austères républicains que nous nous occupions des arts quand l′Europe coalisée assiège le territoire de la liberté ». Ainsi faisaient en 1916 les couturiers qui, d′ailleurs, avec une orgueilleuse conscience d′artistes, avouaient que «Â chercher du nouveau, s′écarter de la banalité, préparer la victoire, dégager pour les générations d′après la guerre une formule nouvelle du beau, telle était l′ambition qui les tourmentait, la chimère qu′ils poursuivaient, ainsi qu′on pouvait s′en rendre compte en venant visiter leurs salons délicieusement installés rue de la Â…, où effacer par une note lumineuse et gaie les lourdes tristesses de l′heure semble être le mot d′ordre, avec la discrétion toutefois qu′imposent les circonstances. Les tristesses de l′heure, il est vrai, pourraient avoir raison des énergies féminines si nous n′avions tant de hauts exemples de courage et d′endurance à méditer. Aussi en pensant à nos combattants qui au fond de leur tranchée rêvent de plus de confort et de coquetterie pour la chère absente laissée au foyer, ne cesserons-nous pas d′apporter toujours plus de recherche dans la création de robes répondant aux nécessités du moment. La vogue, cela se conçoit, est surtout aux maisons anglaises, donc alliées, et on raffole cette année de la robe-tonneau dont le joli abandon nous donne à toutes un amusant petit cachet de rare distinction. Ce sera même une des plus heureuses conséquences de cette triste guerre, ajoutait le charmant chroniqueur (en attendant la reprise des provinces perdues, le réveil du sentiment national), ce sera même une des plus heureuses conséquences de cette guerre que d′avoir obtenu de jolis résultats en fait de toilette, sans luxe inconsidéré et de mauvais aloi, avec très peu de chose, d′avoir créé de la coquetterie avec des riens. À la robe du grand couturier éditée à plusieurs exemplaires on préfère en ce moment les robes faites chez soi, parce qu′affirmant l′esprit, le goût et les tendances indiscutables de chacun. » Quant à la charité, en pensant à toutes les misères nées de l′invasion, à tant de mutilés, il était bien naturel qu′elle fût obligée de se faire «Â plus ingénieuse encore », ce qui obligeait les dames à hauts turbans à passer la fin de l′après-midi dans les thés autour d′une table de bridge, en commentant les nouvelles du «Â front », tandis qu′à la porte les attendaient leurs automobiles ayant sur le siège un beau militaire qui bavardait avec le chasseur. Ce n′était pas, du reste, seulement les coiffures surmontant les visages de leur étrange cylindre qui étaient nouvelles. Les visages l′étaient aussi. Les dames à nouveaux chapeaux étaient des jeunes femmes venues on ne savait trop d′où et qui étaient la fleur de l′élégance, les unes depuis six mois, les autres depuis deux ans, les autres depuis quatre. Ces différences avaient, d′ailleurs, pour elles autant d′importance qu′au temps où j′avais débuté dans le monde en avaient entre deux familles comme les Guermantes et les La Rochefoucauld trois ou quatre siècles d′ancienneté prouvée. La dame qui connaissait les Guermantes depuis 1914 regardait comme une parvenue celle qu′on présentait chez eux en 1916, lui faisait un bonjour de douairière, la dévisageait de son face-à-main et avouait dans une moue qu′on ne savait même pas au juste si cette dame était ou non mariée. «Â Tout cela est assez nauséabond », concluait la dame de 1914, qui eût voulu que le cycle des nouvelles admissions s′arrêtât après elle. Ces personnes nouvelles, que les jeunes gens trouvaient fort anciennes, et que d′ailleurs certains vieillards qui n′avaient pas été que dans le grand monde croyaient bien reconnaître pour ne pas être si nouvelles que cela, n′offraient pas seulement à la société les divertissements de conversation politique et de musique dans l′intimité qui lui convenaient ; il fallait encore que ce fussent elles qui les offrissent, car pour que les choses paraissent nouvelles, même si elles sont anciennes, et même si elles sont nouvelles, il faut en art, comme en médecine, comme en mondanité, des noms nouveaux (ils étaient d′ailleurs nouveaux en certaines choses). Ainsi Mme Verdurin était allée à Venise pendant la guerre, mais comme ces gens qui veulent éviter de parler chagrin et sentiment, quand elle disait que c′était épatant, ce qu′elle admirait ce n′était ni Venise, ni Saint-Marc, ni les palais, tout ce qui m′avait tant plu et dont elle faisait bon marché, mais l′effet des projecteurs dans le ciel, des projecteurs sur lesquels elle donnait des renseignements appuyés de chiffres. (Ainsi d′âge en âge renaît un certain réalisme en réaction contre l′art admiré jusque-là.)
The Louvre and all the museums were closed and when one read at the head of an article “Sensational Exhibition” one might be certain it was not an exhibition of pictures but of dresses destined to quicken “those delicate artistic delights of which Parisian women have been too long deprived.” It was thus that elegance and pleasure had regained their hold; fashion, in default of art, sought to excuse itself, just as artists exhibiting at the revolutionary salon in 1793 proclaimed that it would be a mistake if it were regarded as “inappropriate by austere Republicans that we should be engaged in art when coalesced Europe is besieging the territory of liberty.” The dressmakers acted in the same spirit in 1916 and asserted with the self-conscious conceit of the artist, that “to seek what was new, to avoid banality, to prepare for victory, by disengaging a new formula of beauty for the generations after the war, was their absorbing ambition, the chimera they were pursuing as would be discovered by those who came to visit their salons delightfully situated in such and such a street, where the exclusion of the mournful preoccupations of the moment with the restraint imposed by circumstances and the substitution of cheerfulness and brightness was the order of the day. The sorrows of the hour might, it is true, have got the better of feminine» energy if we had not such lofty examples of courage and endurance to meditate. So, thinking of our combatants in the trenches who dream of more comfort and coquetry for the dear one at home, let us unceasingly labour to introduce into the creation of dresses that novelty which responds to the needs of the moment. Fashion, it must be conceded, is especially associated with the English, consequently with allied firms and this year the really smart thing is the robe-tonneau the charming freedom of which gives to all our young women an amusing and distinguished cachet. ‘It will indeed be one of the happiest consequences of this sad war′ the delightful chronicler added (while awaiting the recapture of the lost provinces and the rekindling of national sentiment)‘to have secured such charming results in the way of dress with so little material and to have created coquetry out of nothing without ill-timed luxury and bad style. At the present time dresses made at home are preferred to those made in several series by great dress-makers, because each one is evidence of the intelligence, taste and individuality of the maker.′” As to charity, when we remember all the unhappiness born of the invasion, of the many wounded and mutilated, obviously it should become “ever more ingenious” and compel the ladies in the high turbans to spend the afternoon taking tea at the bridge-table commenting on the news from the front while their automobiles await them at the door with a handsome soldier on the seat conversing with the chasseur. For that matter it was not only the high cylindrical hats which were new but also the faces they surmounted. The ladies in the new hats were young women come one hardly knew whence, who had become the flower of fashion, some during the last six months, others during the last two years, others again during the last four. These differences were as important for them as, when I made my first appearance in society, were those between two families like the Guer-mantes and the Rochefoucaulds with three or four centuries of ancient lineage. The lady who had known the Guer-mantes since 1914 considered another who had been introduced to them in 1916 a parvenue, gave her the nod of a dowager duchess while inspecting her through her lorgnon, and avowed with a significant gesture that no one in society knew whether the lady was even married. “All this is rather sickening,” concluded the lady of 1914, who would have liked the cycle of the newly-admitted to end with herself. These newcomers whom young men considered decidedly elderly and whom certain old men who had not been exclusively in the best society, seemed to recognise as not being so new as all that, did something more than offer society the diversions of political conversation and music in suitable intimacy; it had to be they who supplied such diversions for, so that things should seem new, whether they are so or not, in art or in medicine as in society, new names are necessary (in certain respects they were very new indeed). Thus Mme Verdurin went to Venice during the war and like those who want at any cost to avoid sorrow and sentiment, when she said it was “épatant”, what she admired was not Venice nor St. Mark′s nor the palaces, all that had given, me delight and which she cheapened, but the effect of the search-lights in the sky, searchlights about which she gave information supported by figures. (Thus from age to age a sort of realism is reborn out of reaction against the art which has been admired till then.)
Le salon Sainte-Euverte était une étiquette défraîchie, sous laquelle la présence des plus grands artistes, des ministres les plus influents, n′eût attiré personne. On courait, au contraire, pour écouter un mot prononcé par le secrétaire des uns ou le sous-chef de cabinet des autres, chez les nouvelles dames à turban, dont l′invasion ailée et jacassante emplissait Paris. Les dames du Premier Directoire avaient une reine qui était jeune et belle et s′appelait Madame Tallien. Celles du second en avaient deux qui étaient vieilles et laides et qui s′appelaient Mme Verdurin et Mme Bontemps. Qui eût pu tenir rigueur à Mme Bontemps que son mari eût joué un rôle, âprement critiqué par l′Écho de Paris, dans l′affaire Dreyfus ? Toute la Chambre étant à un certain moment devenue révisionniste, c′était forcément parmi d′anciens révisionnistes, comme parmi d′anciens socialistes, qu′on avait été obligé de recruter le parti de l′Ordre social, de la Tolérance religieuse, de la Préparation militaire. On aurait détesté autrefois M. Bontemps parce que les antipatriotes avaient alors le nom de dreyfusards. Mais bientôt ce nom avait été oublié et remplacé par celui d′adversaire de la loi de trois ans. M. Bontemps était, au contraire, un des auteurs de cette loi, c′était donc un patriote. Dans le monde (et ce phénomène social n′est, d′ailleurs, qu′une application d′une loi psychologique bien plus générale), les nouveautés coupables ou non n′excitent l′horreur que tant qu′elles ne sont pas assimilées et entourées d′éléments rassurants. Il en était du dreyfusisme comme du mariage de Saint-Loup avec la fille d′Odette, mariage qui avait d′abord fait crier. Maintenant qu′on voyait chez les Saint-Loup tous les gens «Â qu′on connaissait », Gilberte aurait pu avoir les mœurs d′Odette elle-même que, malgré cela, on y serait «Â allé » et qu′on eût approuvé Gilberte de blâmer comme une douairière des nouveautés morales non assimilées. Le dreyfusisme était maintenant intégré dans une série de choses respectables et habituelles. Quant à se demander ce qu′il valait en soi, personne n′y songeait, pas plus pour l′admettre maintenant qu′autrefois pour le condamner. Il n′était plus «Â shocking ». C′était tout ce qu′il fallait. À peine se rappelait-on qu′il l′avait été, comme on ne sait plus au bout de quelque temps si le père d′une jeune fille fut un voleur ou non. Au besoin, on peut dire : «Â Non, c′est du beau-frère, ou d′un homonyme que vous parlez, mais contre celui-là il n′y a jamais eu rien à dire. » De même il y avait certainement eu dreyfusisme et dreyfusisme, et celui qui allait chez la duchesse de Montmorency et faisait passer la loi de trois ans ne pouvait être mauvais. En tout cas, à tout péché miséricorde. Cet oubli qui était octroyé au dreyfusisme l′était a fortiori aux dreyfusards. Il n′y avait plus qu′eux, du reste, dans la politique, puisque tous à un moment l′avaient été s′il voulaient être du Gouvernement, même ceux qui représentaient le contraire de ce que le dreyfusisme, dans sa choquante nouveauté, avait incarné (au temps où Saint-Loup était sur une mauvaise pente) : l′antipatriotisme, l′irréligion, l′anarchie, etc. Ainsi le dreyfusisme de M. Bontemps, invisible et contemplatif comme celui de tous les hommes politiques, ne se voyait pas plus que les os sous la peau. Personne ne se fût rappelé qu′il avait été dreyfusard, car les gens du monde sont distraits et oublieux, parce qu′aussi il y avait de cela un temps fort long, et qu′ils affectaient de croire plus long, car c′était une des idées les plus à la mode de dire que l′avant-guerre était séparé de la guerre par quelque chose d′aussi profond, simulant autant de durée qu′une période géologique, et Brichot lui-même, ce nationaliste, quand il faisait allusion à l′affaire Dreyfus disait : «Â Dans ces temps préhistoriques ». À vrai dire, ce changement profond opéré par la guerre était en raison inverse de la valeur des esprits touchés, du moins à partir d′un certain degré, car, tout en bas, les purs sots, les purs gens de plaisir ne s′occupaient pas qu′il y eût la guerre. Mais tout en haut, ceux qui se sont fait une vie intérieure ambiante ont peu d′égard à l′importance des événements. Ce qui modifie profondément pour eux l′ordre des pensées, c′est bien plutôt quelque chose qui semble en soi n′avoir aucune importance et qui renverse pour eux l′ordre du temps en les faisant contemporains d′un autre temps de leur vie. Un chant d′oiseau dans le parc de Montboissier, ou une brise chargée de l′odeur de réséda, sont évidemment des événements de moindre conséquence que les plus grandes dates de la Révolution et de l′Empire. Ils ont cependant inspiré à Chateaubriand, dans les Mémoires d′Outre-tombe, des pages d′une valeur infiniment plus grande.
The Sainte-Euverte salon was a back number and the presence there of the greatest artists or the most influential ministers attracted no one. On the other hand, people rushed to hear a word uttered by the Secretary of one Government, by the Under-Secretary of another, at the houses of the new ladies in turbans whose winged and chattering invasions filled Paris. The ladies of the first Directory had a queen who was young and beautiful called Mme Tallien; those of the second had two who were old and ugly and who were called Mme Verdurin and Mme Bontemps. Who reproached Mme Bontemps because her husband had been bitterly criticised by the Echo de Paris for the part he played in the Dreyfus affair? As the whole Chamber had at an earlier period become revisionist, it was necessarily among the old revisionists and the former socialists that the party of social order, of religious toleration and of military efficiency had to be recruited. M. Bontemps would have been detested in former days because the anti-patriots were then given the name of Dreyfusards, but that name had soon been forgotten and had been replaced by that of the adversary of the three-year law. M. Bontemps on the other hand, was one of the authors of that law, therefore he was a patriot. In society (and this social phenomenon is only the application of a much more general psychological law) whether novelties are reprehensible or not, they only excite consternation until they have been assimilated and defended by reassuring elements. As it had been with Dreyfusism, so it was with the marriage of Saint-Loup and Odette′s daughter, a marriage people protested against at first. Now that people met everyone they knew at the Saint-Loups′, Gilberte might have had the morals of Odette herself, people would have gone there just the same and would have agreed with Gilberte in condemning undigested moral novelties like a dowager-duchess. Dreyfusism was now integrated in a series of highly respectable and customary things. As to asking what it amounted to in itself, people now thought as little about accepting as formerly about condemning it. It no longer shocked anyone and that was all about it. People remembered it as little as they do whether the father of a young girl they know was once a thief or not. At most they might say: “The man you′re talking about is the brother-in-law or somebody of the same name, there was never anything against this one.” In the same way there had been different kinds of Dreyfusism and the man who went to the Duchesse de Montmorency′s and got the Three-Year Law passed could not be a bad sort of man. In any case, let us be merciful to sinners. The oblivion allotted to Dreyfus was a fortiori extended to Dreyfusards. Besides, there was no one else in politics, since everyone had to be Dreyfusards at one time or another if they wanted to be in the Government, even those who represented the contrary of what Dreyfusism had incarnated when it was new and dreadful (at the time that Saint-Loup was considered to be going wrong) namely, anti-patriotism, irreligion, anarchy, etc. Thus M. Bontemps′ Dreyfusism, invisible and contemplative like that of all politicians, was as little observable as the bones under his skin. No one remembered he had been Dreyfusard, for people of fashion are absentminded and forgetful and also because time had passed which they affected to believe longer than it was and it had become fashionable to say that the pre-war period was separated from the war-period by a gulf as deep, implying as much duration, as a geological period; and even Brichot the nationalist in; alluding to the Dreyfus affair spoke of “those pre-historic days”. The truth is that the great change brought about by the war was in inverse ratio to the value of the minds it touched, at all events, up to a certain point; for, quite at the bottom, the utter fools, the voluptuaries, did not bother about whether there was a war or not; while quite at the top, those who create their own world, their own interior life, are little concerned with the importance of events. What profoundly modifies the course of their thought is rather something of no apparent importance which overthrows the order of time and makes them live in another period of their lives. The song of a bird in the Park of Montboissier, or a breeze laden with the scent of mignonette, are obviously matters of less importance than the great events of the Revolution and of the Empire; nevertheless they inspired in Chateaubriand′s Mémoires d′outre tombe pages of infinitely greater value.
M. Bontemps ne voulait pas entendre parler de paix avant que l′Allemagne eût été réduite au même morcellement qu′au moyen âge, la déchéance de la maison de Hohenzollern prononcée, Guillaume ayant reçu douze balles dans la peau. En un mot, il était ce que Brichot appelait un «Â Jusquauboutiste », c′était le meilleur brevet de civisme qu′on pouvait lui donner. Sans doute, les trois premiers jours, Mme Bontemps avait été un peu dépaysée au milieu des personnes qui avaient demandé à Mme Verdurin à la connaître, et ce fut d′un ton légèrement aigre que Mme Verdurin répondit : «Â Le comte, ma chère », à Mme Bontemps qui lui disait : «Â C′est bien le duc d′Haussonville que vous venez de me présenter », soit par entière ignorance et absence de toute association entre le nom Haussonville et un titre quelconque, soit, au contraire, par excessive instruction et association d′idées avec le «Â Parti des Ducs », dont on lui avait dit que M. d′Haussonville était un des membres à l′Académie. À partir du quatrième jour elle avait commencé d′être solidement installée dans le faubourg Saint-Germain. Quelquefois encore on voyait autour d′elle les fragments inconnus d′un monde qu′on ne connaissait pas et qui n′étonnaient pas plus que des débris de coquille autour du poussin, ceux qui savaient l′œuf d′où Mme Bontemps était sortie. Mais dès le quinzième jour, elle les avait secoués, et avant la fin du premier mois, quand elle disait : «Â Je vais chez les Lévi », tout le monde comprenait, sans qu′elle eût besoin de préciser, qu′il s′agissait des Lévis-Mirepoix, et pas une duchesse ne se serait couchée sans avoir appris de Mme Bontemps ou de Mme Verdurin, au moins par téléphone, ce qu′il y avait dans le communiqué du soir, ce qu′on y avait omis, où on en était avec la Grèce, quelle offensive on préparait, en un mot tout ce que le public ne saurait que le lendemain ou plus tard, et dont on avait ainsi comme une sorte de répétition des couturières. Dans la conversation, Mme Verdurin, pour communiquer les nouvelles, disait : «Â nous » en parlant de la France. «Â Hé bien, voici : nous exigeons du roi de Grèce qu′il se retire du Péloponèse, etc. ; nous lui envoyons, etc. » Et dans tous ses récits revenait tout le temps le G.Q.G. (j′ai téléphoné au G.Q.G.), abréviation qu′elle avait à prononcer le même plaisir qu′avaient naguère les femmes qui ne connaissaient pas le prince d′Agrigente à demander en souriant, quand on parlait de lui et pour montrer qu′elles étaient au courant : «Â Grigri ? », un plaisir qui dans les époques peu troublées n′est connu que par les mondains, mais que dans ces grandes crises le peuple même connaît. Notre maître d′hôtel, par exemple, si on parlait du roi de Grèce, était capable, grâce aux journaux, de dire comme Guillaume II : «Â Tino », tandis que jusque-là sa familiarité avec les rois était restée plus vulgaire, ayant été inventée par lui, comme quand jadis, pour parler du Roi d′Espagne, il disait : «Â Fonfonse ». On peut remarquer, d′ailleurs, qu′au fur et à mesure qu′augmenta le nombre des gens brillants qui firent des avances à Mme Verdurin, le nombre de ceux qu′elle appelait les «Â ennuyeux » diminua. Par une sorte de transformation magique, tout ennuyeux qui était venu lui faire une visite et avait sollicité une invitation devenait subitement quelqu′un d′agréable, d′intelligent. Bref, au bout d′un an le nombre des ennuyeux était réduit dans une proportion tellement forte, que la «Â peur et l′impossibilité de s′ennuyer », qui avait tenu une si grande place dans la conversation et joué un si grand rôle dans la vie de Mme Verdurin, avait presque entièrement disparu. On eût dit que sur le tard cette impossibilité de s′ennuyer (qu′autrefois, d′ailleurs, elle assurait ne pas avoir éprouvée dans sa prime jeunesse) la faisait moins souffrir, comme certaines migraines, certains asthmes nerveux qui perdent de leur force quand on vieillit. Et l′effroi de s′ennuyer eût sans doute entièrement abandonné Mme Verdurin, faute d′ennuyeux, si elle n′avait, dans une faible mesure, remplacé ceux qui ne l′étaient plus par d′autres recrutés parmi les anciens fidèles. Du reste, pour en finir avec les duchesses qui fréquentaient maintenant chez Mme Verdurin, elles venaient y chercher, sans qu′elles s′en doutassent, exactement la même chose que les dreyfusards autrefois, c′est-à-dire un plaisir mondain composé de telle manière que sa dégustation assouvît les curiosités politiques et rassasiât le besoin de commenter entre soi les incidents lus dans les journaux. Mme Verdurin disait : «Â Vous viendrez à 5 heures parler de la guerre », comme autrefois «Â parler de l′affaire », et dans l′intervalle : «Â Vous viendrez entendre Morel ». Or Morel n′aurait pas dû être là, pour la raison qu′il n′était nullement réformé. Simplement il n′avait pas rejoint et était déserteur, mais personne ne le savait. Une autre étoile du salon était «Â dans les choux », qui malgré ses goûts sportifs s′était fait réformer. Il était devenu tellement pour moi l′auteur d′une œuvre admirable à laquelle je pensais constamment que ce n′est que par hasard, quand j′établissais un courant transversal entre deux séries de souvenirs, que je songeais qu′il était celui qui avait amené le départ d′Albertine de chez moi. Et encore ce courant transversal aboutissait, en ce qui concernait ces reliques de souvenirs d′Albertine, à une voie s′arrêtant en pleine friche à plusieurs années de distance. Car je ne pensais plus jamais à elle. C′était une voie non fréquentée de souvenirs, une ligne que je n′empruntais plus. Tandis que les œuvres de «Â dans les choux » étaient récentes et cette ligne de souvenirs perpétuellement fréquentée et utilisée par mon esprit.
M. Bontemps did not want to hear peace spoken of until Germany had been divided up as it was during the Middle Ages, the doom of the house of Hohenzollern pronounced, and William II sentenced to be shot. In a word, he was what Brichot called a Diehard; this was the finest brevet of citizenship one could give him. Doubtless, for the three first days Mme Bontemps had been somewhat bewildered to find herself among people who asked Mme Verdurin to present her to them, and it was in a slightly acid tone that Mme Verdurin replied: “the Comte, my dear,” when Mme Bontemps said to her, “Was that not the Duc d′Haussonville you just introduced to me?” whether through entire ignorance and failure to associate the name of Haussonville with any sort of tide, or whether, on the contrary, by excess of knowledge and the association of her ideas with the Parti des Ducs of which she had been told M. d′Haussonville was one of the Academic members. After the fourth day she began to be firmly established in the faubourg Saint-Germain. Sometimes she could be observed among the fragments of an obscure society which as little surprised those who knew the egg from which Mme Bontemps had been hatched as the debris of a shell around a chick. But after a fortnight, she shook them off and by the end of the first month, when she said, “I am going to the Lévi′s,” everyone knew, without her being more precise, that she was referring to the Lévis-Mirepoix and not a single duchesse who was there would have gone to bed without having first asked her or Mme Verdurin, at least by telephone, what was in the evening′s communiqué, how things were going with Greece, what offensive was being prepared, in a word, all that the public would only know the following day or later and of which, in this way, they had a sort of dress rehearsal. Mme Verdurin, in conversation, when she communicated news, used “we” in speaking of France: “Now, you see, we exact of the King of Greece that he should retire from the Peloponnesse, etc. We shall send him etc.” And in all her discourses G.H.Q. occurred constantly (“I have telephoned to G.H.Q., etc.”) an abbreviation in which she took as much pleasure as women did formerly who, not knowing the Prince of Agrigente, asked if it was “Grigri” people were speaking of, to show they were au courant, a pleasure known only to society in less troubled times but equally enjoyed by the masses at times of great crisis. Our butler, for instance, when the King of Greece was discussed, was able, thanks to the papers, to allude to him like William II, as “Tino”, while until now his familiarity with kings had been more ordinary and invented by himself when he called the King of Spain “Fonfonse”. One may further observe that the number of people Mme Verdurin named “bores” diminished in direct ratio with the social importance of those who made advances to her. By a sort of magical transformation, every bore who came to pay her a visit and solicited an invitation, suddenly became agreeable and intelligent. In brief, at the end of a year the number of “bores” was reduced to such proportions that “the dread and unendurableness of being bored” which occurred so often in Mme Verdurin′s conversation and had played such an important part in her life, almost entirely disappeared. Of late, one would have said that this unendurableness of boredom (which she had formerly assured me she never felt in her first youth) caused her less pain, like headaches and nervous asthmas, which lose their strength as one grows older; and the fear of being bored would doubtless have entirely abandoned Mme Verdurin owing to lack of bores, if she had not in some measure replaced them by other recruits amongst the old “faithfuls”. Finally, to have done with the duchesses who now frequented Mme Verdurin, they came there, though they were unaware of it, in search of exactly the same thing as during the Dreyfus period, a fashionable amusement so constituted that its enjoyment satisfied political curiosity and the need of commenting privately upon the incidents read in the newspapers. Mme Verdurin would say, “Come in at five o′clock to talk about the war,” as she would have formerly said “to talk about l′affaire and in the interval you shall hear Morel.” Now Morel had no business to be there for he had not been in any way exempted. He had simply not joined up and was a deserter, but nobody knew it. Another star of the Salon, “Dans-les-choux”, had, in spite of his sporting tastes, got himself exempted. He had become for me so exclusively the author of an admirable work about which I was constantly thinking, that it was only when, by chance, I established a transversal current between two series of souvenirs, that I realised it was he who had brought about Albertine′s departure from my house. And again this transversal current ended, so far as those reminiscent relics of Albertine were concerned, in a channel which was dammed in full flow several years back. For I never thought any more about her. It was a channel unfrequented by memories, a line I no longer needed to follow. On the other hand the works of “Dans-les-choux” were recent and that line of souvenirs was constantly frequented and utilised by my mind.
Je dois, du reste, dire que la connaissance du mari d′Andrée n′était ni très facile ni très agréable à faire, et que l′amitié qu′on lui vouait était promise à bien des déceptions. Il était, en effet, à ce moment déjà fort malade et s′épargnait les fatigues autres que celles qui lui paraissaient devoir peut-être lui donner du plaisir. Or il ne classait parmi celles-là que les rendez-vous avec des gens qu′il ne connaissait pas encore et que son ardente imagination lui représentait sans doute comme ayant une chance d′être différents des autres. Mais pour ceux qu′il connaissait déjà, il savait trop bien comment ils étaient, comment ils seraient, ils ne lui paraissaient plus valoir la peine d′une fatigue dangereuse pour lui et peut-être mortelle. C′était, en somme, un très mauvais ami. Et peut-être dans son goût pour des gens nouveaux se retrouvait-il quelque chose de l′audace frénétique qu′il portait jadis, à Balbec, aux sports, au jeu, à tous les excès de table. Quant à Mme Verdurin, elle voulait à chaque fois me faire faire la connaissance d′Andrée, ne pouvant admettre que je l′eusse connue depuis longtemps. D′ailleurs Andrée venait rarement avec son mari, mais elle était pour moi une amie admirable et sincère. Fidèle à l′esthétique de son mari, qui était en réaction contre les Ballets russes, elle disait du marquis de Polignac : «Â Il a sa maison décorée par Bakst ; comment peut-on dormir là dedans, j′aimerais mieux Dubufe. »
I must add that acquaintance with the husband of Andrée was neither very easy nor very agreeable and that the friendship one offered him was doomed to many disappointments. Indeed he was even then very ill and spared himself fatigues other than those which seemed likely to give him pleasure. He only thus classified meeting people as yet unknown to him whom his vivid imagination represented as being potentially different from the rest. He knew his old friends too well, was aware of what could be expected of them and to him they were no longer worth a dangerous and perhaps fatal fatigue. He was in short a very bad friend. Perhaps, in his taste for new acquaintances, he regained some of the mad daring which he used to display in sport, gambling and the excesses of the table in the old days at Balbec. Each time I saw Mme Verdurin, she wanted to introduce me to Andrée, apparently unable to admit that I had known her long before. As it happened, Andrée rarely came with her husband but she remained my excellent and sincere friend. Faithful to the aesthetic of her husband, who reacted against Russian ballets, she remarked of the Marquis de Polignac, “He has had his house decorated by Bakst. How can one sleep in it? I should prefer Dubufe.”
D′ailleurs les Verdurin, par le progrès fatal de l′esthétisme, qui finit par se manger la queue, disaient ne pas pouvoir supporter le modern style (de plus c′était munichois) ni les appartements blancs et n′aimaient plus que les vieux meubles français dans un décor sombre.
Moreover the Verdurins, through that inevitable progress of asstheticism which ends in biting one′s own tail, declared that they could not stand the modern style (besides, it came from Munich) nor white walls and they only liked old French furniture in a sombre setting.
On fut très étonné à cette époque, où Mme Verdurin pouvait avoir chez elle qui elle voulait, de lui voir faire indirectement des avances à une personne qu′elle avait complètement perdue de vue, Odette. On trouvait qu′elle ne pourrait rien ajouter au brillant milieu qu′était devenu le petit groupe. Mais une séparation prolongée, en même temps qu′elle apaise les rancunes, réveille quelquefois l′amitié. Et puis le phénomène qui amène non seulement les mourants à ne prononcer que des noms autrefois familiers, mais les vieillards à se complaire dans leurs souvenirs d′enfance, ce phénomène a son équivalent social. Pour réussir dans l′entreprise de faire revenir Odette chez elle, Mme Verdurin n′employa pas, bien entendu, les «Â ultras », mais les habitués moins fidèles qui avaient gardé un pied dans l′un et l′autre salon. Elle leur disait : «Â Je ne sais pas pourquoi on ne la voit plus ici. Elle est peut-être brouillée, moi pas. En somme, qu′est-ce que je lui ai fait ? C′est chez moi qu′elle a connu ses deux maris. Si elle veut revenir, qu′elle sache que les portes lui sont ouvertes. » Ces paroles, qui auraient dû coûter à la fierté de la Patronne si elles ne lui avaient pas été dictées par son imagination, furent redites, mais sans succès. Mme Verdurin attendit Odette sans la voir venir, jusqu′à ce que des événements qu′on verra plus loin amenassent pour de tout autres raisons ce que n′avait pu l′ambassade pourtant zélée des lâcheurs. Tant il est peu de réussites faciles, et d′échecs définitifs.
It was very surprising at this period when Mme Verdurin could have whom she pleased at her house, to see her making indirect advances to a person she had completely lost sight of, Odette, One thought the latter could add nothing to the brilliant circle which the little group had become. But a prolonged separation, in soothing rancour, sometimes revives friendship. And the phenomenon which makes the dying utter only names formerly familiar to them and causes old people′s complaisance with childish memories, has its social equivalent. To succeed in the enterprise of bringing Odette back to her, it must be understood that Mme Verdurin did not employ the “ultras” but the less faithful habitués who had kept a foot in each salon. To them she said, “I don′t know why she doesn′t come here any more. Perhaps she has quarrelled with me, I haven′t quarrelled with her. What have I ever done to her? It was at my house she met both her husbands. If she wants to come back, let her know that my doors are open to her.” These words, which might have cost the pride of “the patronne“ a good deal if they had not been dictated by her imagination, were passed on but without success. Mme Verdurin awaited Odette but the latter did not come until certain events which will be seen later brought her there for quite other reasons than those which could have been put forward by the embassy of the faithless, zealous as it was; few successes are easy, many checks are decisive.
Les choses étaient tellement les mêmes, tout en paraissant différentes, qu′on retrouvait tout naturellement les mots d′autrefois : «Â bien pensants, mal pensants ». Et de même que les anciens communards avaient été antirévisionnistes, les plus grands dreyfusards voulaient faire fusiller tout le monde et avaient l′appui des généraux, comme ceux-ci au temps de l′affaire avaient été contre Galliffet. À ces réunions, Mme Verdurin invitait quelques dames un peu récentes, connues par les œuvres et qui les premières fois venaient avec des toilettes éclatantes, de grands colliers de perles qu′Odette, qui en avait un aussi beau, de l′exhibition duquel elle-même avait abusé, regardait, maintenant qu′elle était en «Â tenue de guerre » à l′imitation des dames du faubourg, avec sévérité. Mais les femmes savent s′adapter. Au bout de trois ou quatre fois elles se rendaient compte que les toilettes qu′elles avaient crues chic étaient précisément proscrites par les personnes qui l′étaient, elles mettaient de côté leurs robes d′or et se résignaient à la simplicité.
Things were so much the same, although apparently different, that one came across the former expressions “right thinking” and “ill-thinking” quite naturally. And just as the former communards had been anti-revisionist, so the strongest Dreyfusards wanted everybody to be shot with the full support of the generals just as at the time of the Affaire they had been against Galliffet. Mme Verdurin invited to such parties some rather recent ladies, known for their charitable works, who at first came strikingly dressed, with great pearl necklaces. Odette possessed one as fine as any and formerly had rather overdone exhibiting it but now she was in war dress, and imitating the ladies of the faubourg, she eyed them severely. But women know how to adapt themselves. After wearing them three or four times, these ladies observed that the dresses they considered chic were for that very reason proscribed by the people who were chic and they laid aside their golden gowns and resigned themselves to simplicity.
Mme Verdurin disait : «Â C′est désolant, je vais téléphoner à Bontemps de faire le nécessaire pour demain, on a encore «Â caviardé » toute la fin de l′article de Norpois et simplement parce qu′il laissait entendre qu′on avait «Â limogé » Percin. » Car la bêtise courante faisait que chacun tirait sa gloire d′user des expressions courantes, et croyait montrer qu′elle était ainsi à la mode comme faisait une bourgeoise en disant, quand on parlait de M. de Bréauté ou de Charlus : «Â Qui ? Bebel de Bréauté, Mémé de Charlus ? » Les duchesses font de même, d′ailleurs, et avaient le même plaisir à dire «Â limoger » car, chez les duchesses, c′est, pour les roturiers un peu poètes, le nom qui diffère, mais elles s′expriment selon la catégorie d′esprit à laquelle elles appartiennent et où il y a aussi énormément de bourgeois. Les classes d′esprit n′ont pas égard à la naissance.
Mme Verdurin said, “It is deplorable, I shall telephone to Bontemps to do what is necessary to-morrow. They have again ‘censored′ the whole end of Norpois′ article simply because he let it be understood that they had ‘limogé‘ Percin.” For all these women got glory out of using the shibboleth current at the moment and believed they were in the fashion, just as a middle-class woman, when M. de Bréauté or M. de Charlus was mentioned, exclaimed: “Who′s that you′re talking about? Babel de Bréauté, Même de Charlus?” For that matter, duchesses got the same pleasure out of saying “limogé“, for like roturiers un peu poètes in that respect, it is the name that matters but they express themselves in accordance with their mental category in which there is a great deal that is middle-class. Those who have minds have no regard for birth.
Tous ces téléphonages de Mme Verdurin n′étaient pas, d′ailleurs, sans inconvénient. Quoique nous ayons oublié de le dire, le «Â salon » Verdurin, s′il continuait en esprit et en vérité, s′était transporté momentanément dans un des plus grands hôtels de Paris, le manque de charbon et de lumière rendant plus difficiles les réceptions des Verdurin dans l′ancien logis, fort humide, des Ambassadeurs de Venise. Le nouveau salon ne manquait pas, du reste, d′agrément. Comme à Venise la place, comptée à cause de l′eau, commande la forme des palais, comme un bout de jardin dans Paris ravit plus qu′un parc en province, l′étroite salle à manger qu′avait Mme Verdurin à l′hôtel faisait d′une sorte de losange aux murs éclatants de blancheur comme un écran sur lequel se détachaient à chaque mercredi, et presque tous les jours, tous les gens les plus intéressants, les plus variés, les femmes les plus élégantes de Paris, ravis de profiter du luxe des Verdurin qui, grâce à leur fortune, allait croissant à une époque où les plus riches se restreignaient faute de toucher leurs revenus. La forme donnée aux réceptions se trouvait modifiée sans qu′elles cessassent d′enchanter Brichot, qui, au fur et à mesure que les relations des Verdurin allaient s′étendant, y trouvait des plaisirs nouveaux et accumulés dans un petit espace comme des surprises dans un chausson de Noël. Enfin, certains jours, les dîneurs étaient si nombreux que la salle à manger de l′appartement privé était trop petite, on donnait le dîner dans la salle à manger immense d′en bas, où les fidèles, tout en feignant hypocritement de déplorer l′intimité d′en haut, étaient ravis au fond — en faisant bande à part comme jadis dans le petit chemin de fer — d′être un objet de spectacle et d′envie pour les tables voisines. Sans doute dans les temps habituels de la paix une note mondaine subrepticement envoyée au Figaro ou au Gaulois aurait fait savoir à plus de monde que n′en pouvait tenir la salle à manger du Majestic que Brichot avait dîné avec la duchesse de Duras. Mais depuis la guerre, les courriéristes mondains ayant supprimé ce genre d′informations (ils se rattrapaient sur les enterrements, les citations et les banquets franco-américains), la publicité ne pouvait plus exister que par ce moyen enfantin et restreint, digne des premiers âges, et antérieur à la découverte de Gutenberg, être vu à la table de Mme Verdurin. Après le dîner on montait dans les salons de la Patronne, puis les téléphonages commençaient. Mais beaucoup de grands hôtels étaient, à cette époque, peuplés d′espions qui notaient les nouvelles téléphonées par Bontemps avec une indiscrétion que corrigeait seulement par bonheur le manque de sûreté de ses informations, toujours démenties par l′événement.
All those telephonings of Mme Verdurin were not without ill-effects. We had forgotten to say that the Verdurin salon though continuing in spirit, had been provisionally transferred to one of the largest hotels in Paris, the lack of coal and light having rendered the Verdurin receptions somewhat difficult in the former very damp abode of the Venetian ambassadors. Nevertheless, the new salon was by no means unpleasant. As in Venice the site selected for its water supply dictates the form the palace shall take, as a bit of garden in Paris delights one more than a park in the country, the narrow dining-room which Mme Verdurin had at the hotel was a sort of lozenge with the radiant white of its screen-like walls against which every Wednesday, and indeed every day, the most various and interesting people and the smartest women in Paris stood out, happy to avail themselves of the luxury of the Verdurins, thanks to their fortune increasing at a time when the richest were restricting their expenditure owing to difficulty in getting their incomes. This somewhat modified style of reception enchanted Brichot who, as the social relations of the Verdurins developed, obtained additional satisfaction from their concentration in a small area, like surprises in a Christmas stocking. On certain days guests were so numerous that the dining-room of the private apartment was too small and dinner had to be served in the enormous dining-room of the hotel below where the “faithful”, while hypocritically pretending to miss the intimacy of the upper floor, were in reality delighted (constituting a select group as formerly in the little railway) to be a spectacular object of envy to neighbouring tables. In peace-time a society paragraph, surreptitiously sent to the Figaro or the Gaulois, would doubtless have announced to a larger audience than the dining-room of the Majestic could hold that Brichot had dined with the Duchesse de Duras, but since the war, society reporters having discontinued that sort of news (they got home on funerals, investitures and Franco-American banquets), the only publicity attainable was that primitive and restricted one, worthy of the dark ages prior to the discovery of Gutenberg, of being seen at the table of Mme Verdurin. After dinner, people went up to the Pattonne′s suite and the telephoning began again. Many of the large hotels were at that time full of spies, who daily took note of the news telephoned by M. Bontemps with an indiscretion fortunately counterbalanced by the complete inaccuracy of his information which was always contradicted by the event.
Avant l′heure où les thés d′après-midi finissaient, à la tombée du jour, dans le ciel encore clair, on voyait de loin de petites taches brunes qu′on eût pu prendre, dans le soir bleu, pour des moucherons ou pour des oiseaux. Ainsi quand on voit de très loin une montagne on pourrait croire que c′est un nuage. Mais on est ému parce qu′on sait que ce nuage est immense, à l′état solide, et résistant. Ainsi étais-je ému parce que la tache brune dans le ciel d′été n′était ni un moucheron, ni un oiseau, mais un aéroplane monté par des hommes qui veillaient sur Paris. Le souvenir des aéroplanes que j′avais vus avec Albertine dans notre dernière promenade, près de Versailles, n′entrait pour rien dans cette émotion, car le souvenir de cette promenade m′était devenu indifférent.
Before the hour when afternoon-teas had finished, at the decline of day, one could see from afar in the still, clear sky, little brown spots which, in the twilight, one might have taken for gnats or birds. Just as, when we see a mountain far away which we might take for a cloud, we are impressed because we know it really to be solid, immense and resistant, so I was moved because the brown spots in the sky were neither gnats nor birds but aeroplanes piloted by men who were keeping watch over Paris. It was not the recollection of the aeroplanes I had seen with Albertine in our last walk near Versailles that affected me for the memory of that walk had become indifferent to me.
À l′heure du dîner les restaurants étaient pleins et si, passant dans la rue, je voyais un pauvre permissionnaire, échappé pour six jours au risque permanent de la mort, et prêt à repartir pour les tranchées, arrêter un instant ses yeux devant les vitrines illuminées, je souffrais comme à l′hôtel de Balbec quand les pêcheurs nous regardaient dîner, mais je souffrais davantage parce que je savais que la misère du soldat est plus grande que celle du pauvre, les réunissant toutes, et plus touchante encore parce qu′elle est plus résignée, plus noble, et que c′est d′un hochement de tête philosophe, sans haine, que, prêt à repartir pour la guerre, il disait en voyant se bousculer les embusqués retenant leurs tables : «Â On ne dirait pas que c′est la guerre ici. » Puis à 9 h. ½, alors que personne n′avait encore eu le temps de finir de dîner, à cause des ordonnances de police on éteignait brusquement toutes les lumières et la nouvelle bousculade des embusqués arrachant leurs pardessus aux chasseurs du restaurant où j′avais dîné avec Saint-Loup un soir de perme avait lieu à 9 h. 35 dans une mystérieuse pénombre de chambre où l′on montre la lanterne magique, ou de salle de spectacle servant à exhiber les films d′un de ces cinémas vers lesquels allaient se précipiter dîneurs et dîneuses. Mais après cette heure-là, pour ceux qui, comme moi, le soir dont je parle, étaient restés à dîner chez eux, et sortaient pour aller voir des amis, Paris était, au moins dans certains quartiers, encore plus noir que n′était le Combray de mon enfance ; les visites qu′on se faisait prenaient un air de visites de voisins de campagne. Ah ! si Albertine avait vécu, qu′il eût été doux, les soirs où j′aurais dîné en ville, de lui donner rendez-vous dehors, sous les arcades. D′abord, je n′aurais rien vu, j′aurais eu l′émotion de croire qu′elle avait manqué au rendez-vous, quand tout à coup j′eusse vu se détacher du mur noir une de ses chères robes grises, ses yeux souriants qui m′auraient aperçu, et nous aurions pu nous promener enlacés sans que personne nous distinguât, nous dérangeât et rentrer ensuite à la maison. Hélas, j′étais seul et je me faisais l′effet d′aller faire une visite de voisin à la campagne, de ces visites comme Swann venait nous en faire après le dîner, sans rencontrer plus de passants dans l′obscurité de Tansonville, par ce petit chemin de halage, jusqu′à la rue du Saint-Esprit, que je n′en rencontrais maintenant dans les rues devenues de sinueux chemins rustiques de la rue Clotilde à la rue Bonaparte. D′ailleurs, comme ces fragments de paysage, que le temps qu′il fait modifie, n′étaient plus contrariés par un cadre devenu nuisible, les soirs où le vent chassait un grain glacial je me croyais bien plus au bord de la mer furieuse, dont j′avais jadis tant rêvé, que je ne m′y étais senti à Balbec ; et même d′autres éléments de nature qui n′existaient pas jusque-là à Paris faisaient croire qu′on venait, descendant du train, d′arriver pour les vacances, en pleine campagne : par exemple le contraste de lumière et d′ombre qu′on avait à côté de soi par terre les soirs de clair de lune. Celui-ci donnait de ces effets que les villes ne connaissent pas, même en plein hiver ; ses rayons s′étalaient sur la neige qu′aucun travailleur ne déblayait plus, boulevard Haussmann, comme ils eussent fait sur un glacier des Alpes. Les silhouettes des arbres se reflétaient nettes et pures sur cette neige d′or bleuté, avec la délicatesse qu′elles ont dans certaines peintures japonaises ou dans certains fonds de Raphaël ; elles étaient allongées à terre au pied de l′arbre lui-même, comme on les voit souvent dans la nature au soleil couchant, quand celui-ci inonde et rend réfléchissantes les prairies où des arbres s′élèvent à intervalles réguliers. Mais, par un raffinement d′une délicatesse délicieuse, la prairie sur laquelle se développaient ces ombres d′arbres, légères comme des âmes, était une prairie paradisiaque, non pas verte mais d′un blanc si éclatant, à cause du clair de lune qui rayonnait sur la neige de jade, qu′on aurait dit que cette prairie était tissée seulement avec des pétales de poiriers en fleurs. Et sur les places, les divinités des fontaines publiques tenant en main un jet de glace avaient l′air de statues d′une matière double pour l′exécution desquelles l′artiste avait voulu marier exclusivement le bronze au cristal. Par ces jours exceptionnels, toutes les maisons étaient noires. Mais au printemps, au contraire, parfois de temps à autre, bravant les règlements de la police, un hôtel particulier, ou seulement un étage d′un hôtel, ou même seulement une chambre d′un étage, n′ayant pas fermé ses volets apparaissait, ayant l′air de se soutenir toute seule sur d′impalpables ténèbres, comme une projection purement lumineuse, comme une apparition sans consistance. Et la femme qu′en levant les yeux bien haut on distinguait dans cette pénombre dorée prenait, dans cette nuit où l′on était perdu et où elle-même semblait recluse, le charme mystérieux et voilé d′une vision d′Orient. Puis on passait et rien n′interrompait plus l′hygiénique et monotone piétinement rythmique dans l′obscurité.
At dinner-time the restaurants were full and if, passing in the street, I saw a poor fellow home on leave, freed for six days from the constant risk of death, fix his eyes an instant upon the brilliantly illuminated windows, I suffered as at the hotel at Balbec when the fishermen looked at us while we dined. But I suffered more because I knew that the misery of a soldier is greater than that of the poor for it unites all the miseries and is still more moving because it is more resigned, more noble, and it was with a philosophical nod of his head, without resentment, that he who was ready to return to the trenches, observing the embusqués elbowing each other to reserve their tables, remarked: “One would not say there was a war going on here.” At half-past nine, before people had time to finish their dinner, the lights were suddenly put out on account — of police regulations and at nine-thirty-five there was a renewed hustling of embusqués seizing their overcoats from the hands of the chasseurs of the restaurant where I had dined with Saint-Loup one evening of his leave, in a mysterious interior twilight like that in which magic lantern slides are shown or films at one of those cinemas towards which men and women diners were now hurrying. But after that hour, for those who, like myself, on the evening of which I am speaking, had remained at home for dinner and went out later to see friends, certain quarters of Paris were darker than the Combray of my youth; visits were like those one made to neighbours in the country. Ah! if Albertine had lived, how sweet it would have been, on the evenings when I dined out, to make an appointment with her under the arcades. At first I should have seen nobody, I should have had the emotion of believing she would not come, when all at once I should have seen one of her dear grey dresses in relief against the black wall, her smiling eyes would have perceived me and we should have been able to walk arm-in-arm without anyone recognising or interfering with us and to have gone home together. Alas, I was alone and it was as though I were making a visit to a neighbour in the country, one of those calls such as Swann used to pay us after dinner, without meeting more passers-by in the obscurity of Tansonville as he walked down that little twisting path to the street of St. Esprit, than I encountered this evening in the alley between the rue Clothilde and the rue Bonaparte, now a sinuous, rustic path. And as sections of countryside played upon by rough weather are unspoiled by a change in their setting, on evenings swept by icy winds, I felt myself more vividly on the shore of an angry sea than when I was at that Balbec of which I so often dreamed. And there were other elements which had not before existed in Paris and made one feel as though one had arrived from the train for a holiday in the open country, such as the contrast of light and shade at one′s feet on moonlit evenings. Moonlight produces effects unknown to towns even in full winter; its rays played on the snow of the Boulevard Haussman unswept by workmen as on an Alpine glacier. The outlines of the trees were sharply reflected against the golden-blue snow as delicately as in certain Japanese pictures or in some backgrounds by Raphael. They lengthened on the ground at the foot of the trees as in nature when the setting sun reflects the trees which rise at regular intervals in the fields. But by a refinement of exquisite delicacy, the meadow upon which these shadows of ethereal trees were cast, was a field of Paradise, not green but of a white so brilliant on account of the moon shedding its rays on the jade-coloured snow, that one would have said it was woven of petals from the blossoms of pear-trees. And in the squares the divinities of the public fountains holding a jet of ice in their hands seemed made of a two-fold substance and, as though the artist had married bronze to crystal to produce it. On such rare days all the houses were black; but in spring, braving the police regulation once in a while, a particular house, perhaps only one floor of a particular house, or even only one room on that floor, did not close its shutters and seemed suspended by itself on impalpable shadows like a luminous projection, like an apparition without consistency. And the woman one′s raised eyes perceived, isolated in the golden penumbra of the night in which oneself seemed lost, in which she too seemed abandoned, was endowed with the veiled, mysterious charm of an Eastern vision. At length one passed on and no living thing interrupted the rhythm of monotonous and hygienic tramping in the darkness.
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Je songeais que je n′avais revu depuis bien longtemps aucune des personnes dont il a été question dans cet ouvrage. En 1914, pendant les deux mois que j′avais passés à Paris, j′avais aperçu M. de Charlus et vu Bloch et Saint-Loup, ce dernier seulement deux fois. La seconde fois était certainement celle où il s′était le plus montré lui-même ; il avait effacé toutes les impressions peu agréables de manque de sincérité qu′il m′avait produites pendant le séjour à Tansonville que je viens de rapporter et j′avais reconnu en lui toutes les belles qualités d′autrefois. La première fois que je l′avais vu après la déclaration de guerre, c′est-à-dire au début de la semaine qui suivit, tandis que Bloch faisait montre des sentiments les plus chauvins, Saint-Loup n′avait pas assez d′ironie pour lui-même qui ne reprenait pas de service et j′avais été presque choqué de la violence de son ton. Saint-Loup revenait de Balbec. «Â Non, s′écria-t-il avec force et gaîté, tous ceux qui ne se battent pas, quelque raison qu′ils donnent, c′est qu′ils n′ont pas envie d′être tués, c′est par peur. » Et avec le même geste d′affirmation plus énergique encore que celui avec lequel il avait souligné la peur des autres, il ajouta : «Â Et moi, si je ne reprends pas de service, c′est tout bonnement par peur, na. » J′avais déjà remarqué chez différentes personnes que l′affectation des sentiments louables n′est pas la seule couverture des mauvais, mais qu′une plus nouvelle est l′exhibition de ces mauvais, de sorte qu′on n′ait pas l′air au moins de s′en cacher. De plus, chez Saint-Loup cette tendance était fortifiée par son habitude, quand il avait commis une indiscrétion, fait une gaffe, et qu′on aurait pu les lui reprocher, de les proclamer en disant que c′était exprès. Habitude qui, je crois bien, devait lui venir de quelque professeur à l′École de Guerre dans l′intimité de qui il avait vécu et pour qui il professait une grande admiration. Je n′eus donc aucun embarras pour interpréter cette boutade comme la ratification verbale d′un sentiment que Saint-Loup aimait mieux proclamer, puisqu′il avait dicté sa conduite et son abstention dans la guerre qui commençait. «Â Est-ce que tu as entendu dire, demanda-t-il en me quittant, que ma tante Oriane divorcerait ? Personnellement je n′en sais absolument rien. On dit cela de temps en temps et je l′ai entendu annoncer si souvent que j′attendrai que ce soit fait pour le croire. J′ajoute que ce serait très compréhensible ; mon oncle est un homme charmant, non seulement dans le monde, mais pour ses amis, pour ses parents. Même, d′une façon, il a beaucoup plus de cœur que ma tante qui est une sainte, mais qui le lui fait terriblement sentir. Seulement c′est un mari terrible, qui n′a jamais cessé de tromper sa femme, de l′insulter, de la brutaliser, de la priver d′argent. Ce serait si naturel qu′elle le quitte que c′est une raison pour que ce soit vrai, mais aussi pour que cela ne le soit pas parce que c′en est une pour qu′on en ait l′idée et qu′on le dise. Et puis du moment qu′elle l′a supporté si longtempsÂ… Maintenant je sais bien qu′il y a tant de choses qu′on annonce à tort, qu′on dément, et puis qui plus tard deviennent vraies. » Cela me fit penser à lui demander s′il avait jamais été question, avant son mariage avec Gilberte, qu′il épousât Mlle de Guermantes. Il sursauta et m′assura que non, que ce n′était qu′un de ces bruits du monde, qui naissent de temps à autre on ne sait pourquoi, s′évanouissent de même et dont la fausseté ne rend pas ceux qui ont cru en eux plus prudents, dès que naît un bruit nouveau de fiançailles, de divorce, ou un bruit politique, pour y ajouter foi et le colporter. Quarante-huit heures n′étaient pas passées que certains faits que j′appris me prouvèrent que je m′étais absolument trompé dans l′interprétation des paroles de Robert : «Â Tous ceux qui ne sont pas au front, c′est qu′ils ont peur. » Saint-Loup avait dit cela pour briller dans la conversation, pour faire de l′originalité psychologique, tant qu′il n′était pas sûr que son engagement serait accepté. Mais il faisait pendant ce temps-là des pieds et des mains pour qu′il le fût, étant en cela moins original, au sens qu′il croyait qu′il fallait donner à ce mot, mais plus profondément français de Saint-André-des-Champs, plus en conformité avec tout ce qu′il y avait à ce moment-là de meilleur chez les Français de Saint-André-des-Champs, seigneurs, bourgeois et serfs respectueux des seigneurs ou révoltés contre les seigneurs, deux divisions également françaises de la même famille, sous-embranchement Françoise et sous-embranchement Sauton, d′où deux flèches se dirigeaient à nouveau dans une même direction, qui était la frontière. Bloch avait été enchanté d′entendre l′aveu de la lâcheté d′un nationaliste (qui l′était d′ailleurs si peu) et, comme Saint-Loup avait demandé si lui-même devait partir, avait pris une figure de grand-prêtre pour répondre : «Â Myope. » Mais Bloch avait complètement changé d′avis sur la guerre quelques jours après où il vint me voir affolé. Quoique «Â myope », il avait été reconnu bon pour le service. Je le ramenais chez lui quand nous rencontrâmes Saint-Loup qui avait rendez-vous, pour être présenté au Ministère de la Guerre à un colonel, avec un ancien officier, «Â M. de Cambremer », me dit-il. «Â Ah ! c′est vrai, mais c′est d′une ancienne connaissance que je te parle. Tu connais aussi bien que moi Cancan. » Je lui répondis que je le connaissais en effet et sa femme aussi, que je ne les appréciais qu′à demi. Mais j′étais tellement habitué, depuis que je les avais vus pour la première fois, à considérer la femme comme une personne malgré tout remarquable, connaissant à fond Schopenhauer et ayant accès, en somme, dans un milieu intellectuel qui était fermé à son grossier époux, que je fus d′abord étonné d′entendre Saint-Loup répondre : «Â Sa femme est idiote, je te l′abandonne. Mais lui est un excellent homme qui était doué et qui est resté fort agréable. » Par l′«Â idiotie » de la femme, Saint-Loup entendait sans doute le désir éperdu de celle-ci de fréquenter le grand monde, ce que le grand monde juge le plus sévèrement. Par les qualités du mari, sans doute quelque chose de celles que lui reconnaissait sa nièce quand elle le trouvait le mieux de la famille. Lui, du moins, ne se souciait pas de duchesses, mais à vrai dire c′est là une «Â intelligence » qui diffère autant de celle qui caractérise les penseurs, que «Â l′intelligence » reconnue par le public à tel homme riche «Â d′avoir su faire sa fortune ». Mais les paroles de Saint-Loup ne me déplaisaient pas en ce qu′elles rappelaient que la prétention avoisine la bêtise et que la simplicité a un goût un peu caché mais agréable. Je n′avais pas eu, il est vrai, l′occasion de savourer celle de M. de Cambremer. Mais c′est justement ce qui fait qu′un être est tant d′êtres différents selon les personnes qui le jugent, en dehors même des différences de jugement. De Cambremer je n′avais connu que l′écorce. Et sa saveur, qui m′était attestée par d′autres, m′était inconnue. Bloch nous quitta devant sa porte, débordant d′amertume contre Saint-Loup, lui disant qu′eux autres, «Â beaux fils galonnés », paradant dans les États-Majors, ne risquaient rien, et que lui, simple soldat de 2e classe, n′avait pas envie de se faire «Â trouer la peau » pour Guillaume. «Â Il paraît qu′il est gravement malade, l′Empereur Guillaume », répondit Saint-Loup. Bloch qui, comme tous les gens qui tiennent de près à la Bourse, accueillait avec une facilité particulière les nouvelles sensationnelles, ajouta : «Â On dit même beaucoup qu′il est mort. » À la Bourse tout souverain malade, que ce soit Edouard VII ou Guillaume II, est mort, toute ville sur le point d′être assiégée est prise. «Â On ne le cache, ajouta Bloch, que pour ne pas déprimer l′opinion chez les Boches. Mais il est mort dans la nuit d′hier. Mon père le tient d′une source de tout premier ordre. » Les sources de tout premier ordre étaient les seules dont tînt compte M. Bloch le père, alors que, par la chance qu′il avait, grâce à de «Â hautes relations », d′être en communication avec elles, il en recevait la nouvelle encore secrète que l′Extérieure allait monter ou la de Beers fléchir. D′ailleurs, si à ce moment précis se produisait une hausse sur la de Beers, ou des «Â offres » sur l′Extérieure, si le marché de la première était «Â ferme » et «Â actif », celui de la seconde «Â hésitant », «Â faible », et qu′on s′y tînt «Â sur la réserve », la source de premier ordre n′en restait pas moins une source de premier ordre. Aussi Bloch nous annonça-t-il la mort du Kaiser d′un air mystérieux et important, mais aussi rageur. Il était surtout particulièrement exaspéré d′entendre Robert dire : «Â l′Empereur Guillaume ». Je crois que sous le couperet de la guillotine Saint-Loup et M. de Guermantes n′auraient pas pu dire autrement. Deux hommes du monde restant seuls vivants dans une île déserte, où ils n′auraient à faire preuve de bonnes façons pour personne, se reconnaîtraient à ces traces d′éducation, comme deux latinistes citeraient correctement du Virgile. Saint-Loup n′eût jamais pu, même torturé par les Allemands, dire autrement que «Â l′Empereur Guillaume ». Et ce savoir-vivre est malgré tout l′indice de grandes entraves pour l′esprit. Celui qui ne sait pas les rejeter reste un homme du monde. Cette élégante médiocrité est d′ailleurs délicieuse — surtout avec tout ce qui s′y allie de générosité cachée et d′héroî²e inexprimé — à côté de la vulgarité de Bloch, à la fois pleutre et fanfaron, qui criait à Saint-Loup : «Â Tu ne pourrais pas dire «Â Guillaume » tout court ? C′est ça, tu as la frousse, déjà ici tu te mets à plat ventre devant lui ! Ah ! ça nous fera de beaux soldats à la frontière, ils lécheront les bottes des Boches. Vous êtes des galonnés qui savez parader dans un carrousel. Un point, c′est tout. »
I was reflecting that it was a long time since I had seen any of the personages with whom this work has been concerned. In 1914, during the two months I passed in Paris, I had once perceived M. de Charlus and had met Bloch and Saint-Loup, the latter only twice. It was certainly on the second occasion that he seemed to be most himself, and to have overcome that unpleasant lack of sincerity I had noticed at Tansonville to which I referred earlier. On this occasion, I recognised all his lovable qualities of former days. The first time I had seen him was at the beginning of the week that followed the declaration of war and while Bloch displayed extremely chauvinistic sentiments, Saint-Loup alluded to his own failure to join up with an irony that rather shocked me. Saint-Loup was just back from Balbec. “All who don′t go and fight,” he exclaimed with forced gaiety, “whatever reason they give, simply don′t want to be killed, it′s nothing but funk.” And with a more emphatic gesture than when he alluded to others, “And if I don′t rejoin my regiment, it′s for the same reason.” Before that, I had noticed in different people that the affectation of laudable sentiments is not the only disguise of unworthy ones, that a more original way is to exhibit the latter so that, at least, one does not seem to be disguising them. In Saint-Loup this tendency was strengthened by his habit, when he had done something for which he might have been censured, of proclaiming it as though it had been done on purpose, a habit he must have acquired from some professor at the War School with whom he had lived on terms of intimacy and for whom he professed great admiration. So I interpreted this outbreak as the affirmation of sentiments he wanted to exhibit as having inspired his evasion of military service in the war now beginning. “Have you heard,” he asked as he left me, “that my Aunt Oriane is about to sue for divorce? I know nothing about it myself. People have often said it before and I′ve heard it announced so often that I shall wait until the divorce is granted before I believe it. I may add that it isn′t surprising; my uncle is a charming man socially and to his friends and relations and in one way he has more heart than my aunt. She′s a saint, but she takes good care to make him feel it. But he′s an awful husband; he has never ceased being unfaithful to his wife, insulting her, ill-treating her and depriving her of money into the bargain. It would be so natural if she left him that it′s a reason for its being true and also for its not being true just because people keep on saying so. And after all, she has stood it for so long. . . . Of course, I know there are ever so many false reports which are denied and afterwards turn out to be true.” That made me ask him whether, before he married Gilberte, there had ever been any question of his marrying Mlle de Guermantes. He started at this and assured me it was not so, that it was only one of those society rumours born, no one knows how, which disappear as they come, the falsity of which does not make those who believe them more cautious, for no sooner does another rumour of an engagement, of a divorce or of a political nature arise than they give it immediate credence and pass it on. Forty-eight hours had not passed before certain facts proved that my interpretation of Robert′s words was completely wrong when he said, “All those who are not at the front are in a funk.” Saint-Loup had only said this to show off and appear psychologically original while he was uncertain whether his services would be accepted. But at that very moment he was moving heaven and earth to be accepted, showing less originality in the sense he had given to that word, but that he was more profoundly French, more in conformity with all that was best in the French of St. André-des-Champs, gentlemen, bourgeois, respectable servants of gentlemen, or those in revolt against gentlemen, two equally French divisions of the same family, a Françoise offshoot and a Sauton offshoot, from which two arrows flew once more to the same target which was the frontier. Bloch was delighted to hear this avowal of cowardice by a Nationalist (who, in truth, was not much of a Nationalist) and when Saint-Loup asked him if he was going to join up, he made a grimace like a high-priest and replied “shortsighted.” But Bloch had completely changed his opinion about the war when he came to see me in despair some days later for, although he was shortsighted, he had been passed for service. I was taking him back to his house when we met Saint-Loup. The latter had an appointment with a former officer, M. de Cambremer, who was to present him to a colonel at the Ministry of War, he told me. “Cambremer is an old acquaintance of yours, you know Cancan as well as I do.” I replied that, as a fact, I did know him and his wife too, but that I did not greatly appreciate them. Yet I was so accustomed, ever since I first made their acquaintance, to consider his wife an unusual person with a thorough knowledge of Schopenhauer who had access to an intellectual milieu closed to her vulgar husband, that I was at first surprised when Saint-Loup remarked: “His wife is an idiot, you can have her; but he′s an excellent fellow, gifted and extremely agreeable,” By the idiocy of the wife, no doubt Saint-Loup meant her mad longing to get into the best society which that society severely condemned and, by the qualities of the husband, those his niece implied when she called him the best of the family. Anyhow, he did not bother himself about duchesses but that sort of intelligence is as far removed from the kind that characterises thinkers as is the intelligence the public respects because it has enabled a rich man “to make his pile.” But the words of Saint-Loup did not displease me since they recalled that pretentiousness is closely allied to stupidity and that simplicity has a subtle but agreeable flavour. It is true I had no occasion to savour that of M. de Cambremer. But that is exactly why one being is so many different beings apart from differences of opinion. I had only known the shell of M. de Cambre-mer and his charm, attested by others, was unknown to me. Bloch left us in front of his door, overflowing with bitterness against Saint-Loup, telling him that those “beautiful red tabs” parading about at Staff Headquarters run no risk and that he, an ordinary second class private had no wish to “get a bullet through his skin for the sake of William.” “It seems that the Emperor William is seriously ill,” Saint-Loup answered. Bloch, like all those people who have something to do with the Stock Exchange, received any sensational news with peculiar credulity added, “it is said even that he is dead.” On the Stock Exchange every, sovereign who is ill, whether Edward VII or William II, is dead; every city on the point of being besieged, is taken. “It is only kept secret,” Bloch went on, “so that German public opinion should not be depressed. But he died last night. My father has it from ‘the best sources′.” “The best sources” were the only ones of which M. Bloch senior took notice, when, through the luck of possessing certain “influential connections” he received the as yet secret news that the Exterior Debt was going to rise or de Beers fall. Moreover, if at that very moment there was a rise in de Beers or there were offers of Exterior Debt, if the market of the first was “firm and active” and that of the second “hesitating and weak”, “the best sources” remained nevertheless “the best sources.” Bloch too announced the death of the Kaiser with a mysteriously important air, but also with rage. He was particularly exasperated to hear Robert say the “Emperor William.” I believe under the knife of the guillotine Saint-Loup and M. de Guermantes would not have spoken of him otherwise. Two men in society who were the only living souls on a desert island where they would not have to give proof of good breeding to anyone, would recognise each other by those marks of breeding just as two Latinists would recognise each other′s qualifications through correct quotations from Virgil. Saint-Loup would never, even under torture, have said other than “Emperor William”; yet the savoir vivre is all the same a bondage for the mind. He who cannot reject it remains a mere man of society. Yet elegant mediocrity is charming — especially for the generosity and unexpressed heroism that go with it — in comparison with the vulgarity of Bloch, at once braggart and mountebank, who shouted at Saint-Loup: “Can′t you say simply ‘William′? That′s it, you′re in a funk, even here you′re ready to crawl on your stomach to him. Pshaw! they′ll make nice soldiers at the front, they′ll lick the boots of the Boches. You red-tabs are fit to parade in a circus, that′s all.”
«Â Ce pauvre Bloch veut absolument que je ne fasse que parader », me dit Saint-Loup en souriant, quand nous eûmes quitté notre camarade. Et je sentais bien que parader n′était pas du tout ce que désirait Robert, bien que je ne me rendisse pas compte alors de ses intentions aussi exactement que je le fis plus tard quand, la cavalerie restant inactive, il obtint de servir comme officier d′infanterie, puis de chasseurs à pied, et enfin quand vint la suite qu′on lira plus loin. Mais du patriotisme de Robert, Bloch ne se rendit pas compte, simplement parce que Robert ne l′exprimait nullement. Si Bloch nous avait fait des professions de foi méchamment antimilitaristes une fois qu′il avait été reconnu «Â bon », il avait eu préalablement les déclarations les plus chauvines quand il se croyait réformé pour myopie. Mais ces déclarations, Saint-Loup eût été incapable de les faire ; d′abord par une espèce de délicatesse morale qui empêche d′exprimer les sentiments trop profonds et qu′on trouve tout naturels. Ma mère autrefois non seulement n′eût pas hésité une seconde à mourir pour ma grand′mère, mais aurait horriblement souffert si on l′avait empêchée de le faire. Néanmoins, il m′est impossible d′imaginer rétrospectivement dans sa bouche une phrase telle que : «Â Je donnerais ma vie pour ma mère. » Aussi tacite était, dans son amour de la France, Robert qu′en ce moment je trouvais beaucoup plus Saint-Loup (autant que je pouvais me représenter son père) que Guermantes. Il eût été préservé aussi d′exprimer ces sentiments-là par la qualité en quelque sorte morale de son intelligence. Il y a chez les travailleurs intelligents et vraiment sérieux une certaine aversion pour ceux qui mettent en littérature ce qu′ils font, le font valoir. Nous n′avions été ensemble ni au lycée, ni à la Sorbonne, mais nous avions séparément suivi certains cours des mêmes maîtres, et je me rappelle le sourire de Saint-Loup en parlant de ceux qui, tout en faisant un cours remarquable, voulaient se faire passer pour des hommes de génie en donnant un nom ambitieux à leurs théories. Pour peu que nous en parlions, Robert riait de bon cœur. Naturellement notre prédilection n′allait pas d′instinct aux Cottard ou aux Brichot, mais enfin nous avions une certaine considération pour les gens qui savaient à fond le grec ou la médecine et ne se croyaient pas autorisés pour cela à faire les charlatans. De même que toutes les actions de maman reposaient jadis sur le sentiment qu′elle eût donné sa vie pour sa mère, comme elle ne s′était jamais formulé ce sentiment à elle-même, en tout cas elle eût trouvé non pas seulement inutile et ridicule, mais choquant et honteux de l′exprimer aux autres ; de même il m′était impossible d′imaginer Saint-Loup (me parlant de son équipement, des courses qu′il avait à faire, de nos chances de victoire, du peu de valeur de l′armée russe, de ce que ferait l′Angleterre) prononçant une des phrases les plus éloquentes que peut dire le Ministre le plus sympathique aux députés debout et enthousiastes. Je ne peux cependant pas dire que, dans ce côté négatif qui l′empêchait d′exprimer les beaux sentiments qu′il ressentait, il n′y avait pas un effet de l′«Â esprit des Guermantes », comme on en a vu tant d′exemples chez Swann. Car si je le trouvais Saint-Loup surtout, il restait Guermantes aussi et par là, parmi les nombreux mobiles qui excitaient son courage, il y en avait qui n′étaient pas les mêmes que ceux de ses amis de Doncières, ces jeunes gens épris de leur métier avec qui j′avais dîné chaque soir et dont tant se firent tuer à la bataille de la Marne ou ailleurs en entraînant leurs hommes. Les jeunes socialistes qu′il pouvait y avoir à Doncières quand j′y étais, mais que je ne connaissais pas parce qu′ils ne fréquentaient pas le milieu de Saint-Loup, purent se rendre compte que les officiers de ce milieu n′étaient nullement des «Â aristos » dans l′acception hautainement fière et bassement jouisseuse que le «Â populo », les officiers sortis des rangs, les francs-maçons donnaient à ce surnom. Et pareillement d′ailleurs, ce même patriotisme, les officiers nobles le rencontrèrent pleinement chez les socialistes que je les avais entendu accuser, pendant que j′étais à Doncières, en pleine affaire Dreyfus, d′être des sans-patrie. Le patriotisme des militaires, aussi sincère, aussi profond, avait pris une forme définie qu′ils croyaient intangible et sur laquelle ils s′indignaient de voir jeter «Â l′opprobre », tandis que les patriotes en quelque sorte inconscients, indépendants, sans religion patriotique définie, qu′étaient les radicaux-socialistes, n′avaient pas su comprendre quelle réalité profonde vivait dans ce qu′ils croyaient de vaines et haineuses formules. Sans doute Saint-Loup comme eux s′était habitué à développer en lui, comme la partie la plus vraie de lui-même, la recherche et la conception des meilleures manœuvres en vue des plus grands succès stratégiques et tactiques, de sorte que, pour lui comme pour eux, la vie de son corps était quelque chose de relativement peu important qui pouvait être facilement sacrifié à cette partie intérieure, véritable noyau vital chez eux, autour duquel l′existence personnelle n′avait de valeur que comme un épiderme protecteur. Je parlai à Saint-Loup de son ami le directeur du Grand Hôtel de Balbec qui, paraît-il, avait prétendu qu′il y avait eu au début de la guerre dans certains régiments français des défections, qu′il appelait des «Â défectuosités », et avait accusé de les avoir provoquée ce qu′il appelait le «Â militariste prussien », disant d′ailleurs en riant à propos de son frère : «Â Il est dans les tranchées, ils sont à trente mètres des Boches ! » jusqu′à ce qu′ayant appris qu′il l′était lui-même on l′eût mis dans un camp de concentration. «Â À propos de Balbec, te rappelles-tu l′ancien liftier de l′hôtel ? » me dit en me quittant Saint-Loup sur le ton de quelqu′un qui n′avait pas trop l′air de savoir qui c′était et qui comptait sur moi pour l′éclairer. «Â Il s′engage et m′a écrit pour le faire entrer dans l′aviation. » Sans doute le liftier était-il las de monter dans la cage captive de l′ascenseur, et les hauteurs de l′escalier du Grand Hôtel ne lui suffisaient plus. Il allait «Â prendre ses galons » autrement que comme concierge, car notre destin n′est pas toujours ce que nous avions cru. «Â Je vais sûrement appuyer sa demande, me dit Saint-Loup. Je le disais encore à Gilberte ce matin, jamais nous n′aurons assez d′avions. C′est avec cela qu′on verra ce que prépare l′adversaire. C′est cela qui lui enlèvera le bénéfice le plus grand d′une attaque, celui de la surprise, l′armée la meilleure sera peut-être celle qui aura les meilleurs yeux. Eh bien, et la pauvre Françoise a-t-elle réussi à faire réformer son neveu ? » Mais Françoise, qui avait fait depuis longtemps tous ses efforts pour que son neveu fût réformé et qui, quand on lui avait proposé une recommandation, par la voie des Guermantes, pour le général de Saint-Joseph, avait répondu d′un ton désespéré : «Â Oh ! non, ça ne servirait à rien, il n′y a rien à faire avec ce vieux bonhomme-là, c′est tout ce qu′il y a de pis, il est patriotique », Françoise, dès qu′il avait été question de la guerre, et quelque douleur qu′elle en éprouvât, trouvait qu′on ne devait pas abandonner les «Â pauvres Russes », puisqu′on était «Â alliancé ». Le maître d′hôtel, persuadé d′ailleurs que la guerre ne durerait que dix jours et se terminerait par la victoire éclatante de la France, n′aurait pas osé, par peur d′être démenti par les événements, et n′aurait même pas eu assez d′imagination pour prédire une guerre longue et indécise. Mais cette victoire complète et immédiate, il tâchait au moins d′en extraire d′avance tout ce qui pouvait faire souffrir Françoise. «Â
Ça pourrait bien faire du vilain, parce qu′il paraît qu′il y en a beaucoup qui ne veulent pas marcher, des gars de seize ans qui pleurent. » Il tâchait aussi pour la «Â vexer » de lui dire des choses désagréables, c′est ce qu′il appelait «Â lui jeter un pépin, lui lancer une apostrophe, lui envoyer un calembour ». «Â De seize ans, Vierge Marie », disait Françoise, et un instant méfiante : «Â On disait pourtant qu′on ne les prenait qu′après vingt ans, c′est encore des enfants. — Naturellement les journaux ont ordre de ne pas dire cela. Du reste, c′est toute la jeunesse qui sera en avant, il n′en reviendra pas lourd. D′un côté, ça fera du bon, une bonne saignée, là, c′est utile de temps en temps, ça fera marcher le commerce. Ah ! dame, s′il y a des gosses trop tendres qui ont une hésitation, on les fusille immédiatement, douze balles dans la peau, vlan ! D′un côté, il faut ça. Et puis, les officiers, qu′est-ce que ça peut leur faire ? Ils touchent leurs pesetas, c′est tout ce qu′ils demandent. » Françoise pâlissait tellement pendant chacune de ces conversations qu′on craignait que le maître d′hôtel ne la fît mourir d′une maladie de cœur. Elle ne perdait pas ses défauts pour cela. Quand une jeune fille venait me voir, si mal aux jambes qu′eût la vieille servante, m′arrivait-il de sortir un instant de ma chambre, je la voyais au haut d′une échelle, dans la penderie, en train, disait-elle, de chercher quelque paletot à moi pour voir si les mites ne s′y mettaient pas, en réalité pour nous écouter. Elle gardait malgré toutes mes critiques sa manière insidieuse de poser des questions d′une façon indirecte pour laquelle elle avait utilisé depuis quelque temps un certain «Â parce que sans doute ». N′osant pas me dire : «Â Est-ce que cette dame a un hôtel ? » elle me disait, les yeux timidement levés comme ceux d′un bon chien : «Â Parce que sans doute cette dame a un hôtel particulierÂ…Â », évitant l′interrogation flagrante, moins pour être polie que pour ne pas sembler curieuse. Enfin, comme les domestiques que nous aimons le plus — surtout s′ils ne nous rendent presque plus les services et les égards de leur emploi — restent, hélas, des domestiques et marquent plus nettement les limites (que nous voudrions effacer) de leur caste au fur et à mesure qu′ils croient le plus pénétrer la nôtre, Françoise avait souvent à mon endroit (pour me piquer, eût dit le maître d′hôtel) de ces propos étranges qu′une personne du monde n′aurait pas ; avec une joie aussi dissimulée mais aussi profonde que si c′eût été une maladie grave, si j′avais chaud et que la sueur — je n′y prenais pas garde — perlât à mon front : «Â Mais vous êtes en nage », me disait-elle, étonnée comme devant un phénomène étrange, souriant un peu avec le mépris que cause quelque chose d′indécent, «Â vous sortez, mais vous avez oublié de mettre votre cravate », prenant pourtant la voix préoccupée qui est chargée d′inquiéter quelqu′un sur son état. On aurait dit que moi seul dans l′univers avais jamais été en nage. Car dans son humilité, dans sa tendre admiration pour des êtres qui lui étaient infiniment inférieurs, elle adoptait leur vilain tour de langage. Sa fille s′étant plaint d′elle à moi et m′ayant dit (je ne sais de qui elle l′avait appris) : «Â Elle a toujours quelque chose à dire, que je ferme mal les portes, et patati patali et patata patala », Françoise crut sans doute que son incomplète éducation seule l′avait privée jusqu′ici de ce bel usage. Et sur ses lèvres où j′avais vu fleurir jadis le français le plus pur, j′entendis plusieurs fois par jour : «Â Et patati patali et patata patala ». Il est du reste curieux combien non seulement les expressions mais les pensées varient peu chez une même personne. Le maître d′hôtel ayant pris l′habitude de déclarer que M. Poincaré était mal intentionné, pas pour l′argent, mais parce qu′il avait voulu absolument la guerre, il redisait cela sept à huit fois par jour devant le même auditoire habituel et toujours aussi intéressé. Pas un mot n′était modifié, pas un geste, une intonation. Bien que cela ne durât que deux minutes, c′était invariable, comme une représentation. Ses fautes de français corrompaient le langage de Françoise tout autant que les fautes de sa fille.
“That poor Bloch will have it that I can do nothing but parade,” Saint-Loup remarked with a smile when we left our friend. And I felt that parading was not at all what Robert was after, though I did not then realise his intention as I did later when the cavalry being out of action, he applied to serve as an infantry officer, then as a Chasseur á pied and finally when the sequel came which will be read later. But Bloch had no idea of Robert′s patriotism simply because the latter did not express it. Though Bloch made professions of nefarious anti-militarism once he had been passed for service, he had declared the most chauvinistic opinions when he believed he would be exempted for shortsightedness. Saint-Loup would have been incapable of making such declarations, because of a certain moral delicacy which prevents one from expressing the depth of sentiments which are natural to us. My mother would not have hesitated a second to sacrifice her life for my grandmother′s and would have suffered intensely from being unable to do so. Nevertheless I cannot imagine retrospectively a phrase on her lips such as “I would give my life for my mother.” Robert was equally silent about his love for France and in that he seemed to me much more Saint-Loup (as I imagined his father to have been) than Guermantes. He would also have been incapable of such expressions owing to his mind having a certain moral bias. Men who do their work intelligently and earnestly have an aversion to those who want to make literature out of what they do, to make it important. Saint-Loup and I had not been either at the Lycée or at the Sorbonne together, but each of us had separately attended certain lectures by the same masters and I remember his smile when he alluded to those who, because, undeniably, their lectures were exceptional tried to make themselves out men of genius by giving ambitious names to their theories. Little as we spoke of it, Robert laughed heartily. Our natural predilection was not for the Cottards or Brichots, though we had a certain respect for those who had a thorough knowledge of Greek or medicine and did not for that reason consider they need play the charlatan. Just as all my mother′s actions were based upon the feeling that she would have given her life for her mother, as she had never formulated this sentiment which in any case she would have considered not only useless and ridiculous but indecent and shameful to express to others, so it was impossible to imagine Saint-Loup (speaking to me of his equipment, of the different things he had to attend to, of our chances of victory, of the little value of the Russian army, of what England would do) enunciating one of those eloquent periods to which even the most sympathetic minister is inclined to give vent when he addresses deputies and enthusiasts. I cannot, however, deny, on this negative side which prevented his expressing the beautiful sentiments he felt that there was a certain effect of the “Guermantes spirit” of which so many examples were afforded by Swann. For if I found him a Saint-Loup more than anything else, he remained a Guermantes as well and owing to that, among the many motives which excited his courage there were some dissimilar to those of his Doncières friends, those young men with a passion for their profession with whom I had dined every evening and of whom so many were killed leading their men at the Battle of the Marne or elsewhere. Such young socialists as might have been at Doncières when I was there, whom I did not know because they were not in Saint-Loup′s set, were able to satisfy themselves that the officers in that set were in no way “aristos” in the arrogantly proud and basely pleasure-loving sense which the “populo” officers from the ranks, and the Freemasons, gave to the word. And equally, the aristocratic officer discovered the same patriotism amongst those Socialists whom when I was at Doncières in the midst of the Affair Dreyfus, I heard them accuse of being anti-patriotic. The deep and sincere patriotism of soldiers had taken a definite form which they believed intangible and which it enraged them to see aspersed, whereas the Radical-Socialists who were, in a sense, unconscious patriots, independents, without a defined religion of patriotism, did not realise what a profound reality underlay what they believed to be vain and hateful formulas. Without doubt, Saint-Loup, like them, had grown accustomed to developing as the truest part of himself, the exploration and the conception of better schemes in view of greater strategic and tactical success, so that for him as for them the life of the body was of relatively small importance and could be lightly sacrificed to that inner life, the vital kernel around which personal existence had only the value of a protective epidermis. I told Saint-Loup about his friend, the director of the Balbec Grand Hotel, who, it appeared had, at the outbreak of war, alleged that there had been disaffection in certain French regiments which he called “defectuosity” and had accused what he termed “Prussian militarists” of provoking it, remarking with a laugh, “My brother′s in the trenches. They′re only thirty meters from the Boches” until it was discovered that he was a Boche himself and they put him in a concentration camp. “Apropos of Balbec, do you remember the former lift-boy of the hotel?” Saint-Loup asked me in the tone of one who seems not to know much about the person concerned and was counting upon me for enlightenment. “He′s joining up and wrote me to get him entered in the aviation corps.” Doubtless the lift-boy was tired of going up and down in the closed cage of the lift and the heights of the staircase of the Grand Hotel no longer sufficed for him. He was going to “get his stripes” otherwise than as a concierge, for our destiny is not always what we had believed. “I shall certainly support his application,” Saint-Loup said, “I told Gilberte again this morning, we shall never have enough aeroplanes. It is through them we shall observe what the enemy is up to; they will deprive him of the chief advantage m an attack, surprise; the best army will perhaps be the one that has the best eyes. Has poor Françoise succeeded in getting her nephew exempted?” Françoise who had for a long while done everything in her power to get her nephew exempted, on a recommendation through the Guermantes to General de St. Joseph being proposed to her, had replied despairingly: “Oh! That would be no use there′s nothing to be done with that old fellow, he′s the worst sort of all, he′s patriotic!” From the beginning of the war, Françoise whatever sorrow it had brought her, was of opinion that the “poor Russians” must not be abandoned since we were “allianced”. The butler, persuaded that the war would not last more than ten days and would end by the signal victory of France, would not have dared, for fear of being contradicted by events, to predict a long and indecisive one, nor would he have had enough imagination. But, out of this complete and immediate victory he tried to extract beforehand whatever might cause anxiety to Françoise. “It may turn out pretty rotten; it appears there are many who don′t want to go to the front, boys of sixteen are crying about it.” He also tried to provoke her by saying all sorts of disagreeable things, what he called “pulling her leg” by “pitching an apostrophe at her” or “flinging her a pun.” “Sixteen years old! Sainted Mary!” exclaimed Françoise, and then, with momentary suspicion, “But they said they only took them after they were twenty, they′re only children at sixteen.” “Naturally, the papers are ordered to say that. For that matter, the whole youth of the country will be at the front and not many will come back. In one way that will be a good thing, a good bleeding is useful from time to time, it makes business better. Yes, indeed, if some of these boys are a bit soft and chicken-hearted and hesitate, they shoot them immediately, a dozen bullets through the skin and that′s that. In a way it′s got to be done and what does it matter to the officers? They get their pesetas all the same and that′s all they care about.” Françoise got so pale during these conversations that one might well fear the butler would cause her death from heart disease. But she did not on that account lose her defects. When a girl came to see me, however much the old servant′s legs hurt her, if ever I went out of my room for a moment I saw her on the top of the steps, in the hanging cupboard, in the act, she pretended, of looking for one of my coats to see if the moths had got into it, in reality to spy upon us. In spite of all my remonstrances, she kept up her insidious manner of asking indirect questions and for some time had been making use of the phrase “because doubtless.” Not daring to ask me, “Has that lady a house of her own?” she would say with her eyes lifted timidly like those of a gentle dog, “Because doubtless that lady has a house of her own,” avoiding the flagrant interrogation in order to be polite and not to seem inquisitive. And further, since those servants we most care for — especially if they can no longer render us much service or even do their work — remain, alas, servants and mark more clearly the limits (which we should like to efface) of their caste in proportion to the extent to which they believe they are penetrating ours, Françoise often gave vent to strange comments about my person (in order to tease me, the butler would have said) which people in our own world would not make. For instance, with a delight as dissimulated but also as deep as if it had been a case of serious illness, if I happened to be hot and the perspiration (to which I paid no attention) was trickling down my forehead, she would say, “My word! You′re drenched” as though she were astonished by a strange phenomenon, smiling with that contempt for something indecorous with which she might have remarked, “Why, you′re going out without your collar!” while adopting a concerned tone intended to cause one discomfort. One would have thought I was the only person in the universe who had ever been “drenched”. For, in her humility, in her tender admiration for beings infinitely inferior to her, she adopted their ugly forms of expression. Her daughter complained of her to me, “She′s always got something to say, that I don′t close the doors properly and patatipatali et patatapatala.” Françoise doubtless thought it was only her insufficient education that had deprived her until now of this beautiful expression. And on her lips, on which formerly flowered the purest French, I heard several times a day, “Et patati patall patata patala.” As to that it is curious how little variation there is not only in the expressions but in the thoughts of the same individual. The butler, being accustomed to declare that M. Poincaré had evil motives, not of a venal kind but because he had absolutely willed the war, repeated this seven or eight times a day before the same ever interested audience, without modifying a single word or gesture or intonation. Although it only lasted about two minutes, it was invariable like a performance. His mistakes in French corrupted the language of Françoise quite as much as the mistakes of her daughter.
Elle ne dormait plus, ne mangeait plus, se faisait lire les communiqués, auxquels elle ne comprenait rien, par le maître d′hôtel qui n′y comprenait guère davantage, et chez qui le désir de tourmenter Françoise était souvent dominé par une allégresse patriotique ; il disait avec un rire sympathique, en parlant des Allemands : «Â
Ça doit chauffer, notre vieux Joffre est en train de leur tirer des plans sur la comète. » Françoise ne comprenait pas trop de quelle comète il s′agissait, mais n′en sentait pas moins que cette phrase faisait partie des aimables et originales extravagances auxquelles une personne bien élevée doit répondre avec bonne humeur, par urbanité, et haussant gaiement les épaules d′un air de dire : «Â Il est bien toujours le même », elle tempérait ses larmes d′un sourire. Au moins était-elle heureuse que son nouveau garçon boucher qui, malgré son métier, était assez craintif (il avait cependant commencé dans les abattoirs) ne fût pas d′âge à partir. Sans quoi elle eût été capable d′aller trouver le Ministre de la Guerre.
She hardly slept, she hardly ate, she had the communiqués read to her, though she did not understand them, by the butler who understood them little better and in whom the desire to torment Françoise was often dominated by a superficial sort of patriotism; he remarked with a sympathetic chuckle when speaking of the Germans, “That will stir them up a bit, our old Joffre is planning a comet to fall on them.” Françoise did not understand what comet he was talking about but felt none the less that this phrase was one of those charming and original extravagances to which a well-bred person must reply, so with good humour and urbanity, shrugging her shoulders with the air of saying “He′s always the same,” she tempered her tears with a smile. At all events she was happy that her new butcher boy who in spite of his calling was somewhat timorous, (although he had begun in the slaughter-house) was too young to join up; otherwise, she would have been capable of going to the Minister of War about him.
Le maître d′hôtel n′eût pu imaginer que les communiqués ne fussent pas excellents et qu′on ne se rapprochât pas de Berlin, puisqu′il lisait : «Â Nous avons repoussé, avec de fortes pertes pour l′ennemi, etc. », actions qu′il célébrait comme de nouvelles victoires. J′étais cependant effrayé de la rapidité avec laquelle le théâtre de ces victoires se rapprochait de Paris, et je fus même étonné que le maître d′hôtel, ayant vu dans un communiqué qu′une action avait eu lieu près de Lens, n′eût pas été inquiet en voyant dans le journal du lendemain que ses suites avaient tourné à notre avantage à Jouy-le-Vicomte, dont nous tenions solidement les abords. Le maître d′hôtel savait, connaissait pourtant bien le nom, Jouy-le-Vicomte, qui n′était pas tellement éloigné de Combray. Mais on lit les journaux comme on aime, un bandeau sur les yeux. On ne cherche pas à comprendre les faits. On écoute les douces paroles du rédacteur en chef, comme on écoute les paroles de sa maîtresse. On est battu et content parce qu′on ne se croit pas battu, mais vainqueur.
The butler could not believe the communiqués were other than excellent and that the troops were not approaching Berlin, as he had read, “We have repulsed the enemy with heavy losses on their side,” actions that he celebrated as though they were new victories. For my part, I was horrified by the rapidity with which the theatre of these victories approached Paris and I was astonished that even the butler, who had seen in a communiqué that an action had taken place close to Lens, had not been alarmed by reading in the next day′s paper that the result of this action had turned to our advantage at Jouy-le-Vicomte to which we firmly held the approaches. The butler very well knew the name of Jouy-le-Vicomte which was not far from Combray. But one reads the papers as one wants to with a bandage over one′s eyes without trying to understand the facts, listening to the soothing words of the editor as to the words of one′s mistress. We are beaten and happy because we believe ourselves unbeaten and victorious.
Je n′étais pas, du reste, demeuré longtemps à Paris et j′avais regagné assez vite ma maison de santé. Bien qu′en principe le docteur nous traitât par l′isolement, on m′y avait remis à deux époques différentes une lettre de Gilberte et une lettre de Robert. Gilberte m′écrivait (c′était à peu près en septembre 1914) que, quelque désir qu′elle eût de rester à Paris pour avoir plus facilement des nouvelles de Robert, les raids perpétuels de taubes au-dessus de Paris lui avaient causé une telle épouvante, surtout pour sa petite fille, qu′elle s′était enfuie de Paris par le dernier train qui partait encore pour Combray, que le train n′était même pas allé à Combray et que ce n′était que grâce à la charrette d′un paysan sur laquelle elle avait fait dix heures d′un trajet atroce, qu′elle avait pu gagner Tansonville ! «Â Et là, imaginez-vous ce qui attendait votre vieille amie, m′écrivait en finissant Gilberte. J′étais partie de Paris pour fuir les avions allemands, me figurant qu′à Tansonville je serais à l′abri de tout. Je n′y étais pas depuis deux jours que vous n′imaginerez jamais ce qui arrivait : les Allemands qui envahissaient la région après avoir battu nos troupes près de La Fère, et un état-major allemand suivi d′un régiment qui se présentait à la porte de Tansonville, et que j′étais obligée d′héberger, et pas moyen de fuir, plus un train, rien. » L′état-major allemand s′était-il bien conduit, ou fallait-il voir dans la lettre de Gilberte un effet par contagion de l′esprit des Guermantes, lesquels étaient de souche bavaroise, apparentée à la plus haute aristocratie d′Allemagne, mais Gilberte ne tarissait pas sur la parfaite éducation de l′état-major, et même des soldats qui lui avaient seulement demandé «Â la permission de cueillir un des ne-m′oubliez-pas qui poussaient auprès de l′étang », bonne éducation qu′elle opposait à la violence désordonnée des fuyards français, qui avaient traversé la propriété en saccageant tout, avant l′arrivée des généraux allemands. En tout cas, si la lettre de Gilberte était par certains côtés imprégnée de l′esprit des Guermantes — d′autres diraient de l′internationalisme juif, ce qui n′aurait probablement pas été juste, comme on verra — la lettre que je reçus pas mal de mois plus tard de Robert était, elle, beaucoup plus Saint-Loup que Guermantes, reflétant de plus toute la culture libérale qu′il avait acquise, et, en somme, entièrement sympathique. Malheureusement il ne me parlait pas de stratégie comme dans ses conversations de Doncières et ne me disait pas dans quelle mesure il estimait que la guerre confirmât ou infirmât les principes qu′il m′avait alors exposés. Tout au plus me dit-il que depuis 1914 s′étaient en réalité succédé plusieurs guerres, les enseignements de chacune influant sur la conduite de la suivante. Et, par exemple, la théorie de la «Â percée » avait été complétée par cette thèse qu′il fallait avant de percer bouleverser entièrement par l′artillerie le terrain occupé par l′adversaire. Mais ensuite on avait constaté qu′au contraire ce bouleversement rendait impossible l′avance de l′infanterie et de l′artillerie dans des terrains dont des milliers de trous d′obus avaient fait autant d′obstacles. «Â La guerre, disait-il, n′échappe pas aux lois de notre vieil Hegel. Elle est en état de perpétuel devenir. » C′était peu auprès de ce que j′aurais voulu savoir. Mais ce qui me fâchait davantage encore c′est qu′il n′avait plus le droit de me citer de noms de généraux. Et d′ailleurs, par le peu que me disait le journal, ce n′était pas ceux dont j′étais à Doncières si préoccupé de savoir lesquels montreraient le plus de valeur dans une guerre, qui conduisaient celle-ci. Geslin de Bourgogne, Galliffet, Négrier étaient morts. Pau avait quitté le service actif presque au début de la guerre. De Joffre, de Foch, de Castelnau, de Pétain, nous n′avions jamais parlé. «Â Mon petit, m′écrivait Robert, si tu voyais tout ce monde, surtout les gens du peuple, les ouvriers, les petits commerçants, qui ne se doutaient pas de ce qu′ils recelaient en eux d′héroî²e et seraient morts dans leur lit sans l′avoir soupçonné, courir sous les balles pour secourir un camarade, pour emporter un chef blessé, et, frappés eux-mêmes, sourire au moment où ils vont mourir parce que le médecin-chef leur apprend que la tranchée a été reprise aux Allemands, je t′assure, mon cher petit, que cela donne une belle idée du Français et que ça fait comprendre les époques historiques qui nous paraissaient un peu extraordinaires dans nos classes. L′époque est tellement belle que tu trouverais comme moi que les mots ne sont plus rien. Au contact d′une telle grandeur, le mot «Â poilu » est devenu pour moi quelque chose dont je ne sens pas plus s′il a pu contenir d′abord une allusion ou une plaisanterie que quand nous lisons «Â chouans » par exemple. Mais je sais «Â poilu » déjà prêt pour de grands poètes, comme les mots déluge, ou Christ, ou barbares qui étaient déjà pétris de grandeur avant que s′en fussent servis Hugo, Vigny, ou les autres. Je dis que le peuple est ce qu′il y a de mieux, mais tout le monde est bien. Le pauvre Vaugoubert, le fils de l′ambassadeur, a été sept fois blessé avant d′être tué, et chaque fois qu′il revenait d′une expédition sans avoir écopé, il avait l′air de s′excuser et de dire que ce n′était pas sa faute. C′était un être charmant. Nous nous étions beaucoup liés, les pauvres parents ont eu la permission de venir à l′enterrement, à condition de ne pas être en deuil et de ne rester que cinq minutes à cause du bombardement. La mère, un grand cheval que tu connais peut-être, pouvait avoir beaucoup de chagrin, on ne distinguait rien. Mais le pauvre père était dans un tel état que je t′assure que moi, qui ai fini par devenir tout à fait insensible à force de prendre l′habitude de voir la tête du camarade, qui est en train de me parler, subitement labourée par une torpille ou même détachée du tronc, je ne pouvais pas me contenir en voyant l′effondrement du pauvre Vaugoubert qui n′était plus qu′une espèce de loque. Le Général avait beau lui dire que c′était pour la France, que son fils s′était conduit en héros, cela ne faisait que redoubler les sanglots du pauvre homme qui ne pouvait pas se détacher du corps de son fils. Enfin, et c′est pour cela qu′il faut se dire qu′«Â ils ne passeront pas », tous ces gens-là, comme mon pauvre valet de chambre, comme Vaugoubert, ont empêché les Allemands de passer. Tu trouves peut-être que nous n′avançons pas beaucoup, mais il ne faut pas raisonner, une armée se sent victorieuse par une impression intime, comme un mourant se sent foutu. Or nous savons que nous aurons la victoire et nous la voulons pour dicter la paix juste, je ne veux pas dire seulement pour nous, vraiment juste, juste pour les Français, juste pour les Allemands. »
I did not stay long in Paris and returned fairly soon to my sanatorium. Though in principle the doctor treated his patients by isolation, I had received on two different occasions letters from Gilberte and from Robert. Gilberte wrote me (about September, 1914) that much as she would have liked to remain in Paris in order to get news from Robert more easily, the perpetual “taube” raids over Paris had given her such a fright, especially on her little girl′s account, that she had fled from Paris by the last train which left for Combray, that the train did not even reach Com-bray and it was only thanks to a peasant′s cart upon which she had made a ten hours journey in atrocious discomfort that she had at last been able to get to Tansonville. “And what do you think awaited your old friend there?” Gilberte closed her letter by saying. “I had left Paris to get away from the German aeroplanes, imagining that at Tansonville I should be sheltered from everything. I had not been there two days when what do you think happened! The Germans were invading the region after beating our troops near La Fere and a German staff, followed by a regiment, presented themselves at the gate of Tansonville and I was obliged to take them in without a chance of escaping, not a train, nothing.” Had the German staff behaved well or was one supposed to read into the letter of Gilberte the contagious effect of the spirit of the Guermantes who were of Bavarian stock and related to the highest aristocracy in Germany, for Gilberte was inexhaustible about the perfect behaviour of the staff and of the soldiers who had only asked “permission to pick one of the forget-me-nots which grew at the side of the lake,” good behaviour she contrasted with the unbridled violence of the French fugitives who had traversed the estate and sacked everything before the arrival of the German generals. Anyhow, if Gilberte′s letter was, in certain respects, impregnated with the “Guermantes spirit,”— others would say it was her Jewish internationalism, which would probably not be true, as we shall see — the letter I received some months later from Robert was much more Saint-Loup than Guermantes for it reflected all the liberal culture he had acquired and was altogether sympathetic. Unhappily he told me nothing about the strategy as he used to in our conversations at Doncières and did not mention to what extent he considered the war had confirmed or disproved the principles which he then exposed to me. The most he told me was that since 1914, several wars had succeeded each other, the lessons of each influencing the conduct of the following one. For instance, the theory of the “break through” had been completed by the thesis that before the “break through” it was necessary to overwhelm the ground occupied by the enemy with artillery. Later it was discovered, on the contrary, that this destruction made the advance of infantry and artillery impossible over ground so pitted with thousands of shell-holes that they became so many obstacles. “War,” he said, “does not escape the laws of our old Hegel. It is a state of perpetual becoming.” This was little enough of all I wanted to know. But what disappointed me more was that he had no right to give me the names of the generals. And indeed, from what little I could glean from the papers, it was not those of whom I was so much concerned to know the value in war, who were conducting this one. Geslin de Bourgogne, Galliffet, Négrier were dead, Pau had retired from active service almost at the beginning of the war. We had never talked about Joffre or Foch or Castlenau or Pétain. “My dear boy,” Robert wrote, “if you saw what these soldiers are like, especially those of the people, the working class, small shopkeepers who little knew the heroism of which they were capable and would have died in their beds without ever being suspected of it, facing the bullets to succour a comrade, to carry off a wounded officer and, themselves struck, smile at the moment they are going to die because the staff surgeon tells them that the trench had been re-captured from the Germans; I can assure you, my dear boy, that it gives one a wonderful idea of what a Frenchman is and makes us understand the historic epochs which seemed rather extraordinary to us when we were at school. The epic is so splendid that, like myself, you would find words useless to describe it. In contact with such grandeur the word “poilu” has become for me something which I can no more regard as implying an allusion or a joke than when we read the word “chouans”. I feel that the word “poilu” is awaiting great poets like such words as “Deluge” or “Christ” or “Barbarians” which were saturated with grandeur before Hugo, Vigny and the rest used them. To my mind, the sons of the people are the best of all but everyone is fine. Poor Vaugoubert, the son of the Ambassador, was wounded seven times before being killed and each time he came back from an expedition without being “scooped,” he seemed to be excusing himself and saying that it was not his fault. He was a charming creature. We had seen a great deal of each other and his poor parents obtained permission to come to his funeral on condition that they didn′t wear mourning nor stop more than five minutes on account of the bombardment. The mother, a great horse of a woman, whom you perhaps know, may have been very unhappy but one would not have thought so. But the father was in such a state, I assure you, that I, who have become almost insensible through getting accustomed to seeing the head of a comrade I was talking to shattered by a bomb or severed from his trunk, could hardly bear it when I saw the collapse of poor Vaugoubert who was reduced to a rag. It was all very well for the general to tell him it was for France that his son died a hero′s death, that only redoubled the sobs of the poor man who could not tear himself away from his son′s body. Well, that is why we can say, ‘they will not get through.′ Such men as these, my poor valet or Vaugoubert, have prevented the Germans from getting through. Perhaps you have thought we do not advance much, but that is not the way to reason; an army feels itself victorious by intuition as a dying man knows he is done for. And we know that we are going to be the victors and we will it so that we may dictate a just peace, not only for ourselves, but a really just peace, just for the French and just for the Germans”.
De même que les héros d′un esprit médiocre et banal écrivant des poèmes pendant leur convalescence se plaçaient pour décrire la guerre non au niveau des événements, qui en eux-mêmes ne sont rien, mais de la banale esthétique, dont ils avaient suivi les règles jusque-là, parlant, comme ils eussent fait dix ans plus tôt, de la «Â sanglante aurore », du «Â vol frémissant de la victoire », etc., Saint-Loup, lui, beaucoup plus intelligent et artiste, restait intelligent et artiste, et notait avec goût pour moi des paysages pendant qu′il était immobilisé à la lisière d′une forêt marécageuse, mais comme si ç′avait été pour une chasse au canard. Pour me faire comprendre certaines oppositions d′ombre et de lumière qui avaient été «Â l′enchantement de sa matinée », il me citait certains tableaux que nous aimions l′un et l′autre et ne craignait pas de faire allusion à une page de Romain Rolland, voire de Nietzsche, avec cette indépendance des gens du front qui n′avaient pas la même peur de prononcer un nom allemand que ceux de l′arrière, et même avec cette pointe de coquetterie à citer un ennemi que mettait, par exemple, le colonel du Paty de Clam, dans la salle des témoins de l′affaire Zola, à réciter en passant devant Pierre Quillard, poète dreyfusard de la plus extrême violence et que, d′ailleurs, il ne connaissait pas, des vers de son drame symboliste : La Fille aux mains coupées. Saint-Loup me parlait-il d′une mélodie de Schumann, il n′en donnait le titre qu′en allemand et ne prenait aucune circonlocution pour me dire que quand, à l′aube, il avait entendu un premier gazouillement à la lisière d′une forêt, il avait été enivré comme si lui avait parlé l′oiseau de ce «Â sublime Siegfried » qu′il espérait bien entendre après la guerre.
As heroes of mediocre and banal mind, writing poems during their convalescence, placed themselves, in order to describe the war, not on the level of the events which in themselves are nothing, but on the level of the banal aesthetic of which they had until then followed the rules, speaking as they might have done ten years earlier of the “bloody dawn,” of the “shuddering flight of victory,” Saint-Loup, himself much more intelligent and artistic, remained intelligent and artistic and for my benefit noted with taste the landscapes while he was immobilised at the edge of a swampy forest, just as though he had been shooting duck. To make me grasp contrasts of shade and light which had been “the enchantment of the morning,” he referred to certain pictures we both of us loved and alluded to a page of Romain Rolland or of Nietzsche with the independence of those at the front who unlike those at the rear, were not afraid to utter a German name, and with much the same coquetry that caused Colonel du Paty de Clam to declaim in the witnesses′ room during the Zola affair as he passed by Pierre Quillard, a Dreyfusard poet of the extremest violence whom he did not know, verses from the latter′s symbolic drama “La Fille aux Mains coupées,” Saint-Loup, when he spoke to me of a melody of Schumann gave it its German title and made no circumlocution to tell me, when he had heard the first warble at the edge of a forest, that he had been intoxicated as though the bird of that “sublime Siegfried” which he hoped to hear again after the war, had sung to him.
Et maintenant, à mon second retour à Paris, j′avais reçu dès le lendemain de mon arrivée, une nouvelle lettre de Gilberte, qui sans doute avait oublié celle, ou du moins le sens de celle que j′ai rapportée, car son départ de Paris à la fin de 1914 y était représenté rétrospectivement d′une manière assez différente. «Â Vous ne savez peut-être pas, mon cher ami, me disait-elle, que voilà bientôt deux ans que je suis à Tansonville. J′y suis arrivée en même temps que les Allemands. Tout le monde avait voulu m′empêcher de partir. On me traitait de folle. — Comment, me disait-on, vous êtes en sûreté à Paris et vous partez pour ces régions envahies, juste au moment où tout le monde cherche à s′en échapper. — Je ne méconnaissais pas tout ce que ce raisonnement avait de juste. Mais, que voulez-vous, je n′ai qu′une seule qualité, je ne suis pas lâche, ou, si vous aimez mieux, je suis fidèle, et quand j′ai su mon cher Tansonville menacé, je n′ai pas voulu que notre vieux régisseur restât seul à le défendre. Il m′a semblé que ma place était à ses côtés. Et c′est, du reste, grâce à cette résolution que j′ai pu sauver à peu près le château — quand tous les autres dans le voisinage, abandonnés par leurs propriétaires affolés, ont été presque tous détruits de fond en comble — et non seulement le château, mais les précieuses collections auxquelles mon cher Papa tenait tant. » En un mot, Gilberte était persuadée maintenant qu′elle n′était pas allée à Tansonville, comme elle me l′avait écrit en 1914, pour fuir les Allemands et pour être à l′abri, mais au contraire pour les rencontrer et défendre contre eux son château. Ils n′étaient pas restés à Tansonville, d′ailleurs, mais elle n′avait plus cessé d′avoir chez elle un va-et-vient constant de militaires qui dépassait de beaucoup celui qui tirait les larmes à Françoise dans la rue de Combray, et de mener, comme elle disait cette fois en toute vérité, la vie du front. Aussi parlait-on dans les journaux avec les plus grands éloges de son admirable conduite et il était question de la décorer. La fin de sa lettre était entièrement exacte. «Â Vous n′avez pas idée de ce que c′est que cette guerre, mon cher ami, et de l′importance qu′y prend une route, un pont, une hauteur. Que de fois j′ai pensé à vous, aux promenades, grâce à vous rendues délicieuses, que nous faisions ensemble dans tout ce pays aujourd′hui ravagé, alors que d′immenses combats se livrent pour la possession de tel chemin, de tel coteau que vous aimiez, où nous sommes allés si souvent ensemble. Probablement vous comme moi, vous ne vous imaginiez pas que l′obscur Roussainville et l′assommant Méséglise, d′où on nous portait nos lettres, et où on était allé chercher le docteur quand vous avez été souffrant, seraient jamais des endroits célèbres. Eh bien, mon cher ami, ils sont à jamais entrés dans la gloire au même titre qu′Austerlitz ou Valmy. La bataille de Méséglise a duré plus de huit mois, les Allemands y ont perdu plus de cent mille hommes, ils ont détruit Méséglise, mais ils ne l′ont pas pris. Le petit chemin que vous aimiez tant, que nous appelions le raidillon aux aubépines et où vous prétendez que vous êtes tombé dans votre enfance amoureux de moi, alors que je vous assure en toute vérité que c′était moi qui étais amoureuse de vous, je ne peux pas vous dire l′importance qu′il a prise. L′immense champ de blé auquel il aboutit, c′est la fameuse cote 307 dont vous avez dû voir le nom revenir si souvent dans les communiqués. Les Français ont fait sauter le petit pont sur la Vivonne qui, disiez-vous, ne vous rappelait pas votre enfance autant que vous l′auriez voulu, les Allemands en ont jeté d′autres ; pendant un an et demi ils ont eu une moitié de Combray et les Français l′autre moitié. »
And now on my second return to Paris I had received on the day following my arrival another letter from Gilberte who without doubt had forgotten the one she had previously written me, to which I have alluded above, for her departure from Paris at the end of 1914 was represented retrospectively in quite different fashion. “Perhaps you do not realise, my dear friend,” she wrote me, “that I have now been at Tansonville two years. I arrived there at the same time as the Germans. Everybody wanted to prevent me going, I was treated as though I were mad. ‘What,′ they said to me, ‘you are safe in Paris and you want to leave for those invaded regions just as everybody else is trying to get away from them?′ I recognised the justice of this reasoning but what was to be done? I have only one quality, I am not a coward or, if you prefer, I am faithful, and when I knew that my dear Tansonville was menaced I did not want to leave our old steward there to defend it alone; it seemed to me that my place was by his side. And it is, in fact, thanks to that resolution that I was able to save the Château almost completely — when all the others in the neighbourhood, abandoned by their terrified proprietors, were destroyed from roof to cellar — and not only was I able to save the Château but also the precious collections which my dear father so much loved.” In a word, Gilberte was now persuaded that she had not gone to Tansonville, as she wrote me in 1914, to fly from the Germans and to be in safety, but, on the contrary, in order to meet them and to defend her Château from them. As a matter of fact, they (the Germans) had not remained at Tansonville, but she did not cease to have at her house a constant coming and going of officers which much exceeded that which reduced Françoise to tears in the streets of Combray and to live, as she said this time with complete truth, the life of the front. Also she was referred to eulogistically in the papers because of her admirable conduct and there was a proposal to give her a decoration. The end of her letter was perfectly accurate: “You have no idea of what this war is, my dear friend, the importance of a road, a bridge or a height. How many times, during these days in this ravaged countryside, have I thought of you, of our walks you made so delightful, while tremendous fights were going on for the capture of a hillock you loved and where so often we had been together. Probably you, like myself, are unable to imagine that obscure Roussainville and tiresome Méséglise, whence our letters were brought and where one went to fetch the doctor when you were ill, are now celebrated places. Well, my dear friend, they have for ever entered into glory in the same way as Austerlitz or Valmy. The Battle of Méséglise lasted more than eight months, the Germans lost more than one hundred thousand men there, they destroyed Méséglise but they have not taken it. The little road you so loved, the one we called the stiff hawthorn climb, where you professed to be in love with me when you were a child, when all the time I was in love with you, I cannot tell you how important that position is. The great wheatfield in which it ended is the famous ‘slope 307′ the name you have so often seen recorded in the communiqués. The French blew up the little bridge over the Vivonne which, you remember, did not bring back your childhood to you as much as you would have liked. The Germans threw others across; during a year and a half, they held one half of Combray and the French the other.”
Le lendemain du jour où j′avais reçu cette lettre, c′est-à-dire l′avant-veille de celui où, cheminant dans l′obscurité, j′entendais sonner le bruit de mes pas, tout en remâchant tous ces souvenirs, Saint-Loup venu du front, sur le point d′y retourner, m′avait fait une visite de quelques secondes seulement, dont l′annonce seule m′avait violemment ému. Françoise avait d′abord voulu se précipiter sur lui, espérant qu′il pourrait faire réformer le timide garçon boucher, dont, dans un an, la classe allait partir. Mais elle fut arrêtée elle-même en pensant à l′inutilité de cette démarche, car depuis longtemps le timide tueur d′animaux avait changé de boucherie, et soit que la patronne de la nôtre craignît de perdre notre clientèle, soit qu′elle fût de bonne foi, elle avait déclaré à Françoise qu′elle ignorait où ce garçon, «Â qui, d′ailleurs, ne ferait jamais un bon boucher », était employé. Françoise avait bien cherché partout, mais Paris est grand, les boucheries nombreuses, et elle avait eu beau entrer dans un grand nombre, elle n′avait pu retrouver le jeune homme timide et sanglant.
The day following that on which I received this letter, that is to say the evening before the one when, walking in the darkness, I heard the sound of my foot-steps while reflecting on all these memories, Saint-Loup, back from the front and on the point of returning there, had paid me a visit of a few minutes only, the mere announcement of which had greatly stirred me. Françoise at first was going to throw herself upon him, hoping she would be able to get the butcher boy exempted; his class was going to the front in a year′s time. But she restrained herself, realising the uselessness of the effort, since, for some time the timid animal-killer had changed his butcher-shop and, whether the owner of ours feared she would lose our custom, or whether it was simply in good faith, she declared to Françoise that she did not know where this boy “who for that matter would never make a good butcher” was employed. Françoise had looked everywhere for him, but Paris is big, there are a large number of butchers′ shops and however many she went into she never was able to find the timid and blood-stained young man.
Quand Saint-Loup était entré dans ma chambre, je l′avais approché avec ce sentiment de timidité, avec cette impression de surnaturel que donnaient au fond tous les permissionnaires et qu′on éprouve quand on est introduit auprès d′une personne atteinte d′un mal mortel et qui cependant se lève, s′habille, se promène encore. Il semblait (il avait surtout semblé au début, car pour qui n′avait pas vécu comme moi loin de Paris, l′habitude était venue qui retranche aux choses que nous avons vues plusieurs fois la racine d′impression profonde et de pensée qui leur donne leur sens réel), il semblait presque qu′il y eût quelque chose de cruel dans ces permissions données aux combattants. Aux premières, on se disait : «Â Ils ne voudront pas repartir, ils déserteront. » Et en effet, ils ne venaient pas seulement de lieux qui nous semblaient irréels parce que nous n′en avions entendu parler que par les journaux et que nous ne pouvions nous figurer qu′on eût pris part à ces combats titaniques et revenir seulement avec une contusion à l′épaule ; c′était des rivages de la mort, vers lesquels ils allaient retourner, qu′ils venaient un instant parmi nous, incompréhensibles pour nous, nous remplissant de tendresse, d′effroi, et d′un sentiment de mystère, comme ces morts que nous évoquons, qui nous apparaissent une seconde, que nous n′osons pas interroger et qui, du reste, pourraient tout au plus nous répondre : «Â Vous ne pourriez pas vous figurer. » Car il est extraordinaire à quel point chez les rescapés du front que sont les permissionnaires parmi les vivants, ou chez les morts qu′un médium hypnotise ou évoque, le seul effet d′un contact avec le mystère soit d′accroître s′il est possible l′insignifiance des propos. Tel j′abordai Robert qui avait encore au front une cicatrice plus auguste et plus mystérieuse pour moi que l′empreinte laissée sur la terre par le pied d′un géant. Et je n′avais pas osé lui poser de question et il ne m′avait dit que de simples paroles. Encore étaient-elles fort peu différentes de ce qu′elles eussent été avant la guerre, comme si les gens, malgré elle, continuaient à être ce qu′ils étaient ; le ton des entretiens était le même, la matière seule différait, et encore !
When Saint-Loup entered my room I had approached him with that diffidence, with that sense of the supernatural one felt about those on leave as we feel in approaching a person attacked by a mortal disease, who nevertheless gets up, dresses himself and walks about. It seemed that there was something almost cruel in these leaves granted to combatants, at the beginning especially, for, those who had not like myself lived far from Paris, had acquired the habit which removes from things frequently experienced the root-deep impression which gives them their real significance. The first time one said to oneself, “They will never go back, they will desert”— and indeed they did not come from places which seemed to us unreal merely because it was only through the papers we had heard of them and where we could not realise they had been taking part in Titanic combats and had come back with only a bruise on the shoulder — they came back to us for a moment from the shores of death itself and would return there, incomprehensible to us, filling us with tenderness, horror and a sentiment of mystery like the dead who appear to us for a second and whom, if we dare to question them, at most reply, “You cannot imagine.” For it is extraordinary, in those who have been resurrected from the front, for, among the living that is what men on leave are, or in the case of the dead whom a hypnotised medium evokes, that the only effect of this contact with the mystery is to increase, were that possible, the insignificance of our intercourse with them. Thus, approaching Robert who had a scar on his forehead more august and mysterious to me than a footprint left upon the earth by a giant, I did not dare ask him a question and he only said a few simple words. And those words were little different from what they would have been before the war, as though people, in spite of the war, continued to be what they were; the tone of intercourse remains the same, the matter differs and even then —?
Je crus comprendre que Robert avait trouvé aux armées des ressources qui lui avaient fait peu à peu oublier que Morel s′était aussi mal conduit avec lui qu′avec son oncle. Pourtant il lui gardait une grande amitié et était pris de brusques désirs de le revoir, qu′il ajournait sans cesse. Je crus plus délicat envers Gilberte de ne pas indiquer à Robert que pour retrouver Morel il n′avait qu′à aller chez Mme Verdurin. Je dis avec humilité à Robert combien on sentait peu la guerre à Paris, il me dit que même à Paris c′était quelquefois «Â assez inou#187;. Il faisait allusion à un raid de zeppelins qu′il y avait eu la veille et il me demanda si j′avais bien vu, mais comme il m′eût parlé autrefois de quelque spectacle d′une grande beauté esthétique. Encore au front comprend-on qu′il y ait une sorte de coquetterie à dire : «Â C′est merveilleux, quel rose ! et ce vert pâle ! », au moment où on peut à tout instant être tué, mais ceci n′existait pas chez Saint-Loup, à Paris, à propos d′un raid insignifiant. Je lui parlai de la beauté des avions qui montaient dans la nuit. «Â Et peut-être encore plus de ceux qui descendent, me dit-il. Je reconnais que c′est très beau le moment où ils montent, où ils vont faire constellation et obéissent en cela à des lois tout aussi précises que celles qui régissent les constellations, car ce qui te semble un spectacle est le ralliement des escadrilles, les commandements qu′on leur donne, leur départ en chasse, etc. Mais est-ce que tu n′aimes pas mieux le moment où, définitivement assimilés aux étoiles, ils s′en détachent pour partir en chasse ou rentrer après la berloque, le moment où ils «Â font apocalypse », même les étoiles ne gardant plus leur place. Et ces sirènes, était-ce assez wagnérien, ce qui, du reste, était bien naturel pour saluer l′arrivée des Allemands, ça faisait très hymne national, très Wacht am Rhein, avec le Kronprinz et les princesses dans la loge impériale ; c′était à se demander si c′était bien des aviateurs et pas plutôt des Walkyries qui montaient. » Il semblait avoir plaisir à cette assimilation des aviateurs et des Walkyries et l′expliquait, d′ailleurs, par des raisons purement musicales : «Â Dame, c′est que la musique des sirènes était d′une Chevauchée. Il faut décidément l′arrivée des Allemands pour qu′on puisse entendre du Wagner à Paris. » À certains points de vue la comparaison n′était pas fausse. La ville semblait une masse informe et noire qui tout d′un coup passait des profondeurs de la nuit dans la lumière et dans le ciel où un à un les aviateurs s′élevaient à l′appel déchirant des sirènes, cependant que d′un mouvement plus lent, mais plus insidieux, plus alarmant, car ce regard faisait penser à l′objet invisible encore et peut-être déjà proche qu′il cherchait, les projecteurs se remuaient sans cesse, flairaient l′ennemi, le cernaient dans leurs lumières jusqu′au moment où les avions aiguillés bondiraient en chasse pour le saisir. Et escadrille après escadrille chaque aviateur s′élançait ainsi de la ville, transporté maintenant dans le ciel, pareil à une Walkyrie. Pourtant des coins de la terre, au ras des maisons, s′éclairaient et je dis à Saint-Loup que s′il avait été à la maison la veille, il aurait pu, tout en contemplant l′apocalypse dans le ciel, voir sur la terre, comme dans l′enterrement du comte d′Orgaz du Greco où ces différents plans sont parallèles, un vrai vaudeville joué par des personnages en chemise de nuit, lesquels, à cause de leurs noms célèbres, eussent mérité d′être envoyés à quelque successeur de ce Ferrari dont les notes mondaines nous avaient si souvent amusés, Saint-Loup et moi, que nous nous amusions pour nous-mêmes à en inventer. Et c′est ce que nous aurions fait encore ce jour-là comme s′il n′y avait pas la guerre, bien que sur un sujet fort «Â guerre »Â : la peur des Zeppelins — reconnu : la duchesse de Guermantes superbe en chemise de nuit, le duc de Guermantes inénarrable en pyjama rose et peignoir de bain, etc., etc. «Â Je suis sûr, me dit-il, que dans tous les grands hôtels on a dû voir les juives américaines en chemise, serrant sur leur sein décati le collier de perles qui leur permettra d′épouser un duc décavé. L′hôtel Ritz, ces soirs-là, doit ressembler à l′Hôtel du libre échange. »
I gathered that Robert had found resources at the front which had made him little by little forget that Morel had behaved as badly to him as to his uncle. Nevertheless he had preserved a great friendship for him and now and then had a sudden longing to see him again which he kept on postponing. I thought it more considerate towards Gilberte not to inform Robert, if he wanted to find Morel, he had only to go to Mme Verdurin′s. On my remarking to Robert with a sense of humility how little one felt the war in Paris, he said that even there it was sometimes “rather extraordinary”. He was alluding to a raid of zeppelins there had been the evening before and asked me if I had had a good view of it in the same way as he would formerly have referred to a piece of great aesthetic beauty at the theatre. One can imagine that at the front there is a sort of coquetry in saying, “It′s marvellous! What a pink — and that pale green!” when at that instant one can be killed, but it was not that which moved Saint-Loup about an insignificant raid on Paris. When I spoke to him about the beauty of the aeroplanes rising in the night, he replied, “And perhaps the descending ones are still more beautiful. Of course they are marvellous when they soar upwards, when they′re about to form constellation thus obeying laws as precise as those which govern astral constellations, for what is a spectacle to you is the assemblage of squadrons, orders being given to them, their despatch on scout duty, etc. But don′t you prefer the moment when, mingling with the stars, they detach themselves from them to start on a chase or to return after the maroon sounds, when they ‘loop the loop′, even the stars seem to change their position. And aren′t the sirens rather Wagnerian, as they should be, to salute the arrival of the Germans, very like the national hymn, very ‘Wacht am Rhein′ with the Crown Prince and the Princesses in the Imperial box; one wonders whether aviators or Walkyries are up there.” He seemed to get pleasure out of comparing aviators with Walkyries, and explained them on entirely musical principles. “Dame! the music of sirens is like the prancing of horses; we shall have to await the arrival of the Germans to hear Wagner in Paris.” From certain points of view the comparison was not false. The city seemed a formless and black mass which all of a sudden passed from the depth of night into a blaze of light, and in the sky, where one after another, the aviators rose amidst the shrieking wail of the sirens while, with a slower movement, more insidious and therefore more alarming, for it made one think they were seeking ah object still invisible but perhaps close to us, the searchlights swept unceasingly, scenting the enemy, encircling him with their beams until the instant when the pointed planes flashed like arrows in his wake. And in squadron after squadron the aviators darted from the city into the sky like Walkyries. Yet close to the ground, at the base of the houses, some spots were in high light and I told Saint-Loup, if he had been at home the evening before, he would have been able, while he contemplated the apocalypse in the sky, to see on the earth, as in the burial of the Comte d′Orgaz by Greco, where those contrasting planes are parallel, a regular vaudeville played by personages in night-gowns, whose Well-known names ought to have been sent to some successor of that Ferrari whose fashionable notes it had so often amused him and myself to parody. And we should have done so again that day as though there had been no war, although about a very “war-subject”, the dread of zeppelins realised, the Duchesse de Guermantes superb in her night-dress, the Duc de Guermantes indescribable in his pink pyjamas and bath-gown, etc., etc. “I am sure,” he said, “that in all the large hotels one might have seen American Jewesses in their chemises hugging to their bursting breasts pearl necklaces which would buy them a ‘busted′ duke. On such nights, the Hotel Ritz must resemble an exchange and mart emporium.”
Je demandai à Saint-Loup si cette guerre avait confirmé ce que nous disions des guerres passées à Doncières. Je lui rappelai des propos que lui-même avait oubliés, par exemple sur les pastiches des batailles par les généraux à venir. «Â La feinte, lui disais-je, n′est plus guère possible dans ces opérations qu′on prépare d′avance avec de telles accumulations d′artillerie. Et ce que tu m′as dit depuis sur les reconnaissances par les avions, qu′évidemment tu ne pouvais pas prévoir, empêche l′emploi des ruses napoléoniennes. — Comme tu te trompes, me répondit-il, cette guerre, évidemment, est nouvelle par rapport aux autres et se compose elle-même de guerres successives, dont la dernière est une innovation par rapport à celle qui l′a précédée. Il faut s′adapter à une formule nouvelle de l′ennemi pour se défendre contre elle, et alors lui-même recommence à innover, mais, comme en toute chose humaine, les vieux trucs prennent toujours. Pas plus tard qu′hier au soir, le plus intelligent des critiques militaires écrivait : «Â Quand les Allemands ont voulu délivrer la Prusse orientale, ils ont commencé l′opération par une puissante démonstration fort au sud contre Varsovie, sacrifiant dix mille hommes pour tromper l′ennemi. Quand ils ont créé, au début de 1915, la masse de manœuvre de l′archiduc Eugène pour dégager la Hongrie menacée, ils ont répandu le bruit que cette masse était destinée à une opération contre la Serbie. C′est ainsi qu′en 1800 l′armée qui allait opérer contre l′Italie était essentiellement qualifiée d′armée de réserve et semblait destinée non à passer les Alpes, mais à appuyer les armées engagées sur les théâtres septentrionaux. La ruse d′Hindenburg attaquant Varsovie pour masquer l′attaque véritable sur les lacs de Mazurie est imitée d′un plan de Napoléon de 1812. » Tu vois que M. Bidou reproduit presque les paroles que tu me rappelles et que j′avais oubliées. Et comme la guerre n′est pas finie, ces ruses-là se reproduiront encore et réussiront, car on ne perce rien à jour, ce qui a pris une fois a pris parce que c′était bon et prendra toujours. » Et en effet, bien longtemps après cette conversation avec Saint-Loup, pendant que les regards des Alliés étaient fixés sur Pétrograd, contre laquelle capitale on croyait que les Allemands commençaient leur marche, ils préparaient la plus puissante offensive contre l′Italie. Saint-Loup me cita bien d′autres exemples de pastiches militaires, ou, si l′on croit qu′il n′y a pas un art mais une science militaire, d′application de lois permanentes. «Â Je ne veux pas dire, il y aurait contradiction dans les mots, ajouta Saint-Loup, que l′art de la guerre soit une science. Et s′il y a une science de la guerre, il y a diversité, dispute et contradiction entre les savants. Diversité projetée pour une part dans la catégorie du temps. Ceci est assez rassurant, car, pour autant que cela est, cela n′indique pas forcément erreur mais vérité qui évolue. » Il devait me dire plus tard : «Â Vois dans cette guerre l′évolution des idées sur la possibilité de la percée, par exemple. On y croit d′abord, puis on vient à la doctrine de l′invulnérabilité des fronts, puis à celle de la percée possible, mais dangereuse, de la nécessité de ne pas faire un pas en avant sans que l′objectif soit d′abord détruit (un journaliste péremptoire écrira que prétendre le contraire est la plus grande sottise qu′on puisse dire), puis, au contraire, à celle d′avancer avec une très faible préparation d′artillerie, puis on en vient à faire remonter l′invulnérabilité des fronts à la guerre de 1870 et à prétendre que c′est une idée fausse pour la guerre actuelle, donc une idée d′une vérité relative. Fausse dans la guerre actuelle à cause de l′accroissement des masses et du perfectionnement des engins (voir Bidou du 2 juillet 1918), accroissement qui d′abord avait fait croire que la prochaine guerre serait très courte, puis très longue, et enfin a fait croire de nouveau à la possibilité des décisions victorieuses. Bidou cite les Alliés sur la Somme, les Allemands vers Paris en 1918. De même à chaque conquête des Allemands on dit : le terrain n′est rien, les villes ne sont rien, ce qu′il faut c′est détruire la force militaire de l′adversaire. Puis les Allemands à leur tour adoptent cette théorie en 1918 et alors Bidou explique curieusement (2 juillet 1918) comment certains points vitaux, certains espaces essentiels s′ils sont conquis décident de la victoire. C′est, d′ailleurs, une tournure de son esprit. Il a montré comment si la Russie était bouchée sur mer elle serait défaite et qu′une armée enfermée dans une sorte de camp d′emprisonnement est destinée à périr. »
I asked Saint-Loup if this war had confirmed our conclusions at Doncières about war in the past. I reminded him of the proposition which he had forgotten, for instance about the parodies of former battles by generals of the future. “The feint,” I said to him, “is no longer possible in these operations where the advance is prepared with such accumulation of artillery and what you have since told me about reconnaissance by aeroplane which obviously you could not have foreseen, prevents the employment of Napoleonic ruses.” “How mistaken you are,” he answered, “obviously this war is new in relation to former wars for it is itself composed of successive wars of which the last is an innovation on the preceding one. It is necessary to adapt oneself to the enemy′s latest formula so as to defend oneself against him; then he starts a fresh innovation and yet, as in other human things, the old tricks always come off. No later than yesterday evening the most intelligent of our military critics wrote: ‘When the Germans wanted to deliver East Prussia they began the operation by a powerful demonstration in the south against Warsaw, sacrificing ten thousand men to deceive the enemy. When at the beginning of 1915 they created the mass manoeuvre of the Arch-Duke Eugène in order to disengage threatened Hungary, they spread the report that this mass was destined for an operation against Serbia. Thus, in 1800 the army which was about to operate against Italy was definitely indicated as a reserve army which was not to cross the Alps but to support the armies engaged in the northern theatres of war. The ruse of Hindenburg attacking Warsaw to mask the real attack on the Mazurian Lakes, imitates the strategy of Napoleon in 1812.′ You see that M. Bidou repeats almost the exact words of which you remind me and which I had forgotten. And as the war is not yet finished, these ruses will be repeated again and again and will succeed because they are never completely exposed and what has done the trick once will do it again because it was a good trick.” And in fact, for a long time after that conversation with Saint-Loup, while the eyes of the Allies were fixed upon Petrograd against which capital it was believed the Germans were marching, they were preparing a most powerful offensive against Italy. Saint-Loup gave me many other examples of military parodies or, if one believes that there is not a military art but a military science, of the application of permanent laws. “I will not say, there would be contradiction in the words,” added Saint-Loup, “that the art of war is a science. And if there is a science of war there is diversity, dispute and contradiction between its professors, diversity partly projected into the category of Time. That is rather reassuring, for, as far as it goes, it indicates that truth rather than error is evolving.” Later he said to me, “See in this war the ideas on the possibility of the break-through, for instance. First it is believed in, then we come back to the doctrine of invulnerability of the fronts, then again to the possible but risky break-through, to the necessity of not making a step forward until the objective has been first destroyed (the dogmatic journalist will write that to assert the contrary is the greatest foolishness), then, on the contrary, to that of advancing with a very light preparation by artillery, then to the invulnerability of the fronts as a principle in force since the war of 1870, from that the assertion that it is a false principle for this war and therefore only a relative truth. False in this war because of the accumulation of masses and of the perfecting of engines (see Bidou of the 2nd July, 1918), an accumulation which at first made one believe that the next war would be very short, then very long, and finally made one again believe in the possibility of decisive victories. Bidou cites the Allies on the Somme, the Germans marching on Paris in 1918. In the same way, at each victory of the Germans, it is said:‘the ground gained is nothing, the towns are nothing, what is necessary is to destroy the military force of the adversary.′ Then the Germans in their turn adopt this theory in 1918 and Bidou curiously explains (and July, 1918) that the capture of certain vital points, certain essential areas, decides the victory. It is moreover a particular turn of his mind. He has shown how, if Russia were blockaded at sea, she would be defeated and that an army enclosed in a sort of vast prison camp is doomed to perish.”
Il faut dire pourtant que si la guerre n′avait pas modifié le caractère de Saint-Loup, son intelligence, conduite par une évolution où l′hérédité entrait pour une grande part, avait pris un brillant que je ne lui avais jamais vu. Quelle distance entre le jeune blondin qui jadis était courtisé par les femmes chic ou aspirait à le devenir, et le discoureur, le doctrinaire qui ne cessait de jouer avec les mots ! À une autre génération, sur une autre tige, comme un acteur qui reprend le rôle joué jadis par Bressant ou Delaunay, il était comme un successeur — rose, blond et doré, alors que l′autre était mi-partie très noir et tout blanc — de M. de Charlus. Il avait beau ne pas s′entendre avec son oncle sur la guerre, s′étant rangé dans cette fraction de l′aristocratie qui faisait passer la France avant tout tandis que M. de Charlus était au fond défaitiste, il pouvait montrer à celui qui n′avait pas vu le «Â créateur du rôle » comment on pouvait exceller dans l′emploi de raisonneur. «Â Il paraît que Hindenbourg c′est une révélation, lui dis-je. — Une vieille révélation, me répondit-il du «Â tac au tac », ou une future révélation. » Il aurait fallu, au lieu de ménager l′ennemi, laisser faire Mangin, abattre l′Autriche et l′Allemagne et européaniser la Turquie au lieu de montégriniser la France. «Â Mais nous aurons l′aide des États-Unis, lui dis-je. — En attendant, je ne vois ici que le spectacle des États désunis. Pourquoi ne pas faire des concessions plus larges à l′Italie par la peur de déchristianiser la France ? — Si ton oncle Charlus t′entendait ! lui dis-je. Au fond tu ne serais pas fâché qu′on offense encore un peu plus le Pape, et lui pense avec désespoir au mal qu′on peut faire au trône de François-Joseph. Il se dit, d′ailleurs, en cela dans la tradition de Talleyrand et du Congrès de Vienne. — L′ère du Congrès de Vienne est révolue, me répondit-il ; à la diplomatie secrète il faut opposer la diplomatie concrète. Mon oncle est au fond un monarchiste impénitent à qui on ferait avaler des carpes comme Mme Molé ou des escarpes comme Arthur Meyer, pourvu que carpes et escarpes fussent à la Chambord. Par haine du drapeau tricolore, je crois qu′il se rangerait plutôt sous le torchon du Bonnet rouge, qu′il prendrait de bonne foi pour le Drapeau blanc. » Certes, ce n′était que des mots et Saint-Loup était loin d′avoir l′originalité quelquefois profonde de son oncle. Mais il était aussi affable et charmant de caractère que l′autre était soupçonneux et jaloux. Et il était resté charmant et rose comme à Balbec, sous tous ses cheveux d′or. La seule chose où son oncle ne l′eût pas dépassé était cet état d′esprit du faubourg Saint-Germain dont sont empreints ceux qui croient s′en être le plus détachés et qui leur donne à la fois ce respect des hommes intelligents pas nés (qui ne fleurit vraiment que dans la noblesse et rend les révolutions si injustes) et cette niaise satisfaction de soi. De par ce mélange d′humilité et d′orgueil, de curiosité d′esprit acquise et d′autorité innée, M. de Charlus et Saint-Loup, par des chemins différents et avec des opinions opposées, étaient devenus, à une génération d′intervalle, des intellectuels que toute idée nouvelle intéresse et des causeurs de qui aucun interrupteur ne peut obtenir le silence. De sorte qu′une personne un peu médiocre pouvait les trouver l′un et l′autre, selon la disposition où elle se trouvait, éblouissants ou raseurs.
Nevertheless, if the war did not modify the character of Saint-Loup, his intelligence, developed through an evolution in which heredity played a great part, had reached a degree of brilliancy which I had never seen in him before. How far away was the young golden-haired man formerly courted or who aspired to be, by fashionable ladies and the dialectician, the doctrinaire who was always playing with words. To another generation of another branch of his family, much as an actor taking a part formerly played by Bressant or Delaunay, he, blonde, pink and golden was like a successor to M. de Charlus, once dark, now completely white. However much he failed to agree with his uncle about the war, identified as he was with that part of the aristocracy which was for France first and foremost whereas M. de Charlus was fundamentally a defeatist, to those who had not seen the original “creator of the part” he displayed his powers as a controversialist. “It seems that Hindenburg is a revelation,” I said to him. “An old revelation of tit-for-tat or a future one. They ought, instead of playing with the enemy, to let Mangin have his way, beat Austria and Germany to their knees and Européanise Turkey instead of Montenegrinising France.” “But we shall have the help of the United States,” I suggested. “At present all I see is the spectacle of Divided States. Why not make greater concessions to Italy and frighten them with dechristianising France?” “If your Uncle Charlus could hear you!” I said. “Really you would not be sorry to offend the Pope a bit more and he must be in despair about what may happen to the throne of Francis Joseph. For that matter he′s in the tradition of Talleyrand and the Congress of Vienna.” “The era of the Congress of Vienna has gone full circle;” he answered; “one must substitute concrete for secret diplomacy. My uncle is at bottom an impenitent monarchist who would swallow carps like Mme Molé or scarps like Arthur Meyer as long as his carps and scarps were cooked à la Chambord. Through hatred of the tricolour flag I believe he would rather range himself under the red rag, which he would accept in good faith instead of the white standard.” Of course, these were only words and Saint-Loup was far from having the occasionally basic originality of his uncle. But his disposition was as affable and delightful as the other′s was suspicious and jealous and he remained, as at Balbec, charming and pink under his thick golden hair. The only thing in which his uncle would not have surpassed him was in that mental attitude of the faubourg Saint-Germain with which those who believe themselves the most detached from it are saturated and which simultaneously gives them respect for men of intelligence who are not of noble birth (which only flourishes in the nobility and makes revolution so unjust) and silly self-complacency. It was through this mixture of humility and pride, of acquired curiosity of mind and inborn sense of authority, that M. de Charlus and Saint-Loup by different roads and holding contrary opinions had become to a generation of transition, intellectuals interested in every new idea and talkers whom no interrupter could silence. Thus a rather commonplace individual would, according to his disposition, consider both of them either dazzling or bores.
Tout en me rappelant la visite de Saint-Loup j′avais marché, puis, pour aller chez Mme Verdurin, fait un long crochet ; j′étais presque au pont des Invalides. Les lumières, assez peu nombreuses (à cause des gothas), étaient allumées un peu trop tôt, car le changement d′heure avait été fait un peu trop tôt, quand la nuit venait encore assez vite, mais stabilisé pour toute la belle saison (comme les calorifères sont allumés et éteints à partir d′une certaine date), et au-dessus de la ville nocturnement éclairée, dans toute une partie du ciel — du ciel ignorant de l′heure d′été et de l′heure d′hiver, et qui ne daignait pas savoir que 8 h. ½ était devenu 9 h. ½ — dans toute une partie du ciel bleuâtre il continuait à faire un peu jour. Dans toute la partie de la ville que dominent les tours du Trocadéro, le ciel avait l′air d′une immense mer nuance de turquoise qui se retire, laissant déjà émerger toute une ligne légère de rochers noirs, peut-être même de simples filets de pêcheurs alignés les uns auprès des autres, et qui étaient de petits nuages. Mer en ce moment couleur turquoise et qui emporte avec elle, sans qu′ils s′en aperçoivent, les hommes entraînés dans l′immense révolution de la terre, de la terre sur laquelle ils sont assez fous pour continuer leurs révolutions à eux, et leurs vaines guerres, comme celle qui ensanglantait en ce moment la France. Du reste, à force de regarder le ciel paresseux et trop beau, qui ne trouvait pas digne de lui de changer son horaire et au-dessus de la ville allumée prolongeait mollement, en ces tons bleuâtres, sa journée qui s′attardait, le vertige prenait : ce n′était plus une mer étendue, mais une gradation verticale de bleus glaciers. Et les tours du Trocadéro qui semblaient si proches des degrés de turquoise devaient en être extrêmement éloignées, comme ces deux tours de certaines villes de Suisse qu′on croirait dans le lointain voisines avec la pente des cimes. Je revins sur mes pas, mais une fois quitté le pont des Invalides, il ne faisait plus jour dans le ciel, il n′y avait même guère de lumières dans la ville, et butant çà et là contre des poubelles, prenant un chemin pour un autre, je me trouvai sans m′en douter, en suivant machinalement un dédale de rues obscures, arrivé sur les boulevards. Là, l′impression d′Orient que je venais d′avoir se renouvela et, d′autre part, à l′évocation du Paris du Directoire succéda celle du Paris de 1815. Comme en 1815 c′était le défilé le plus disparate des uniformes des troupes alliées ; et, parmi elles, des Africains en jupe-culotte rouge, des Hindous enturbannés de blanc suffisaient pour que de ce Paris où je me promenais je fisse toute une imaginaire cité exotique, dans un Orient à la fois minutieusement exact en ce qui concernait les costumes et la couleur des visages, arbitrairement chimérique en ce qui concernait le décor, comme de la ville où il vivait, Carpaccio fit une Jérusalem ou une Constantinople en y assemblant une foule dont la merveilleuse bigarrure n′était pas plus colorée que celle-ci. Marchant derrière deux zouaves qui ne semblaient guère se préoccuper de lui, j′aperçus un homme gras et gros, en feutre mou, en longue houppelande et sur la figure mauve duquel j′hésitai si je devais mettre le nom d′un acteur ou d′un peintre également connus pour d′innombrables scandales sodomistes. J′étais certain en tout cas que je ne connaissais pas le promeneur, aussi fus-je bien surpris, quand ses regards rencontrèrent les miens, de voir qu′il avait l′air gêné et fit exprès de s′arrêter et de venir à moi comme un homme qui veut montrer que vous ne le surprenez nullement en train de se livrer à une occupation qu′il eût préféré laisser secrète. Une seconde je me demandai qui me disait bonjour : c′était M. de Charlus. On peut dire que pour lui l′évolution de son mal ou la révolution de son vice était à ce point extrême où la petite personnalité primitive de l′individu, ses qualités ancestrales, sont entièrement interceptées par le passage en face d′elles du défaut ou du mal générique dont ils sont accompagnés. M. de Charlus était arrivé aussi loin qu′il était possible de soi-même, ou plutôt il était lui-même si parfaitement masqué par ce qu′il était devenu et qui n′appartenait pas à lui seul, mais à beaucoup d′autres invertis, qu′à la première minute je l′avais pris pour un autre d′entre eux, derrière ces zouaves, en plein boulevard, pour un autre d′entre eux qui n′était pas M. de Charlus, qui n′était pas un grand seigneur, qui n′était pas un homme d′imagination et d′esprit et qui n′avait pour toute ressemblance avec le baron que cet air commun à eux tous, et qui maintenant chez lui, au moins avant qu′on se fût appliqué à bien regarder, couvrait tout. C′est ainsi qu′ayant voulu aller chez Mme Verdurin j′avais rencontré M. de Charlus. Et certes, je ne l′eusse pas comme autrefois trouvé chez elle ; leur brouille n′avait fait que s′aggraver et Mme Verdurin se servait même des événements présents pour le discréditer davantage. Ayant dit depuis longtemps qu′elle le trouvait usé, fini, plus démodé dans ses prétendues audaces que les plus pompiers, elle résumait maintenant cette condamnation et dégoûtait de lui toutes les imaginations en disant qu′il était «Â avant-guerre ». La guerre avait mis entre lui et le présent, selon le petit clan, une coupure qui le reculait dans le passé le plus mort. D′ailleurs — et ceci s′adressait plutôt au monde politique, qui était moins informé — elle le représentait comme aussi «Â toc », aussi «Â à côté » comme situation mondaine que comme valeur intellectuelle. «Â Il ne voit personne, personne ne le reçoit », disait-elle à M. Bontemps, qu′elle persuadait aisément. Il y avait d′ailleurs du vrai dans ces paroles. La situation de M. de Charlus avait changé. Se souciant de moins en moins du monde, s′étant brouillé par caractère quinteux et ayant, par conscience de sa valeur sociale, dédaigné de se réconcilier avec la plupart des personnes qui étaient la fleur de la société, il vivait dans un isolement relatif qui n′avait pas, comme celui où était morte Mme de Villeparisis, l′ostracisme de l′aristocratie pour cause, mais qui aux yeux du public paraissait pire pour deux raisons. La mauvaise réputation, maintenant connue, de M. de Charlus faisait croire aux gens peu renseignés que c′était pour cela que ne le fréquentaient point les gens que de son propre chef il refusait de fréquenter. De sorte que ce qui était l′effet de son humeur atrabilaire semblait celui du mépris des personnes à l′égard de qui elle s′exerçait. D′autre part, Mme de Villeparisis avait eu un grand rempart : la famille. Mais M. de Charlus avait multiplié entre elle et lui les brouilles. Elle lui avait, d′ailleurs — surtout côté vieux faubourg, côté Courvoisier — semblé inintéressante. Et il ne se doutait guère, lui qui avait fait vers l′art, par opposition aux Courvoisier, des pointes si hardies, que ce qui eût intéressé le plus en lui un Bergotte, par exemple, c′était sa parenté avec tout ce vieux faubourg, c′eût été le pouvoir de décrire la vie quasi provinciale menée par ses cousines de la rue de la Chaise, à la place du Palais-Bourbon et à la rue Garancière. Point de vue moins transcendant et plus pratique, Mme Verdurin affectait de croire qu′il n′était pas Français. «Â Quelle est sa nationalité exacte, est-ce qu′il n′est pas Autrichien ? demandait innocemment M. Verdurin. — Mais non, pas du tout, répondait la comtesse Molé, dont le premier mouvement obéissait plutôt au bon sens qu′à la rancune. — Mais non, il est Prussien, disait la Patronne, mais je vous le dis, je le sais, il nous l′a assez répété qu′il était membre héréditaire de la Chambre des Seigneurs de Prusse et Durchlaucht. — Pourtant la reine de Naples m′avait ditÂ… — Vous savez que c′est une affreuse espionne, s′écriait Mme Verdurin qui n′avait pas oublié l′attitude que la souveraine déchue avait eue un soir chez elle. Je le sais et d′une façon précise, elle ne vivait que de ça. Si nous avions un gouvernement plus énergique, tout ça devrait être dans un camp de concentration. Et allez donc ! En tout cas, vous ferez bien de ne pas recevoir ce joli monde, parce que je sais que le Ministre de l′Intérieur a l′œil sur eux, votre hôtel serait surveillé. Rien ne m′enlèvera de l′idée que pendant deux ans Charlus n′a pas cessé d′espionner chez moi. » Et pensant probablement qu′on pouvait avoir un doute sur l′intérêt que pouvaient présenter pour le gouvernement allemand les rapports les plus circonstanciés sur l′organisation du petit clan, Mme Verdurin, d′un air doux et perspicace, en personne qui sait que la valeur de ce qu′elle dit ne paraîtra que plus précieuse si elle n′enfle pas la voix pour le dire : «Â Je vous dirai que dès le premier jour j′ai dit à mon mari :
Ça ne me va pas, la façon dont cet homme s′est introduit chez moi.
Ça a quelque chose de louche. Nous avions une propriété au fond d′une baie, sur un point très élevé. Il était sûrement chargé par les Allemands de préparer là une base pour leurs sous-marins. Il y avait des choses qui m′étonnaient et que maintenant je comprends. Ainsi au début il ne pouvait pas venir par le train avec les autres habitués. Moi je lui avais très gentiment proposé une chambre dans le château. Hé bien, non, il avait préféré habiter Doncières où il y avait énormément de troupe. Tout ça sentait l′espionnage à plein nez. » Pour la première des accusations dirigées contre le baron de Charlus, celle d′être passé de mode, les gens du monde ne donnaient que trop aisément raison à Mme Verdurin. En fait, ils étaient ingrats, car M. de Charlus était en quelque sorte leur poète, celui qui avait su dégager dans la mondanité ambiante une sorte de poésie où il entrait de l′histoire, de la beauté, du pittoresque, du comique, de la frivole élégance. Mais les gens du monde, incapables de comprendre cette poésie, n′en voyant aucune dans leur vie, la cherchaient ailleurs et mettaient à mille pieds au-dessus de M. de Charlus des hommes qui lui étaient infiniment inférieurs, mais qui prétendaient mépriser le monde et, en revanche, professaient des théories de sociologie et d′économie politique. M. de Charlus s′enchantait à raconter des mots involontairement lyriques, et à décrire les toilettes savamment gracieuses de la duchesse de XÂ…, la traitant de femme sublime, ce qui le faisait considérer comme une espèce d′imbécile par des femmes du monde qui trouvaient la duchesse de XÂ… une sotte sans intérêt, que les robes sont faites pour être portées mais sans qu′on ait l′air d′y faire aucune attention, et qui, elles, plus intelligentes, couraient à la Sorbonne ou à la Chambre, si Deschanel devait parler. Bref, les gens du monde s′étaient désengoués de M. de Charlus, non pas pour avoir trop pénétré, mais sans avoir pénétré jamais sa rare valeur intellectuelle. On le trouvait «Â avant-guerre », démodé, car ceux-là mêmes qui sont le plus incapables de juger les mérites sont ceux qui pour les classer adoptent le plus l′ordre de la mode ; ils n′ont pas épuisé, pas même effleuré les hommes de mérite qu′il y avait dans une génération, et maintenant il faut les condamner tous en bloc car voici l′étiquette d′une génération nouvelle, qu′on ne comprendra pas davantage. Quant à la deuxième accusation, celle de germanisme, l′esprit juste-milieu des gens du monde la leur faisait repousser, mais elle avait trouvé un interprète inlassable et particulièrement cruel en Morel qui, ayant su garder dans les journaux, et même dans le monde, la place que M. de Charlus avait, en prenant, les deux fois, autant de peine, réussi à lui faire obtenir, mais non pas ensuite à lui faire retirer, poursuivait le baron d′une haine implacable ; c′était non seulement cruel de la part de Morel, mais doublement coupable, car quelles qu′eussent été ses relations exactes avec le baron, il avait connu de lui ce qu′il cachait à tant de gens, sa profonde bonté. M. de Charlus avait été avec le violoniste d′une telle générosité, d′une telle délicatesse, lui avait montré de tels scrupules de ne pas manquer à sa parole, qu′en le quittant l′idée que Charlie avait emportée de lui n′était nullement l′idée d′un homme vicieux (tout au plus considérait-il le vice du baron comme une maladie) mais de l′homme ayant le plus d′idées élevées qu′il eût jamais connu, un homme d′une sensibilité extraordinaire, une manière de saint. Il le niait si peu que, même brouillé avec lui, il disait sincèrement à des parents : «Â Vous pouvez lui confier votre fils, il ne peut avoir sur lui que la meilleure influence. » Aussi quand il cherchait par ses articles à le faire souffrir, dans sa pensée ce qu′il bafouait en lui ce n′était pas le vice, c′était la vertu. Un peu avant la guerre, de petites chroniques, transparentes pour ce qu′on appelait les initiés, avaient commencé à faire le plus grand tort à M. de Charlus. De l′une intitulée : «Â Les mésaventures d′une douairière en us, les vieux jours de la Baronne », Mme Verdurin avait acheté cinquante exemplaires pour pouvoir la prêter à ses connaissances, et M. Verdurin, déclarant que Voltaire même n′écrivait pas mieux, en donnait lecture à haute voix. Depuis la guerre le ton avait changé. L′inversion du baron n′était pas seule dénoncée, mais aussi sa prétendue nationalité germanique : «Â Frau Bosch », «Â Frau von den Bosch » étaient les surnoms habituels de M. de Charlus. Un morceau d′un caractère poétique avait ce titre emprunté à certains airs de danse dans Beethoven : «Â Une Allemande ». Enfin deux nouvelles : «Â Oncle d′Amérique et Tante de Francfort » et «Â Gaillard d′arrière » lues en épreuves dans le petit clan, avaient fait la joie de Brichot lui-même qui s′était écrié : «Â Pourvu que très haute et très puissante Anastasie ne nous caviarde pas ! » Les articles eux-mêmes étaient plus fins que ces titres ridicules. Leur style dérivait de Bergotte mais d′une façon à laquelle seul peut-être j′étais sensible, et voici pourquoi. Les écrits de Bergotte n′avaient nullement influé sur Morel. La fécondation s′était faite d′une façon toute particulière et si rare que c′est à cause de cela seulement que je la rapporte ici. J′ai indiqué en son temps la manière si spéciale que Bergotte avait, quand il parlait, de choisir ses mots, de les prononcer. Morel, qui l′avait longtemps rencontré, avait fait de lui alors des «Â imitations », où il contrefaisait parfaitement sa voix, usant des mêmes mots qu′il eût pris. Or maintenant, Morel pour écrire transcrivait des conversations à la Bergotte, mais sans leur faire subir cette transposition qui en eût fait du Bergotte écrit. Peu de personnes ayant causé avec Bergotte, on ne reconnaissait pas le ton, qui différait du style. Cette fécondation orale est si rare que j′ai voulu la citer ici. Elle ne produit, d′ailleurs, que des fleurs stériles.
While recalling Saint-Loup′s visit I had made a long-detour on my way to Mme Verdurin′s and I had nearly reached the bridge of the Invalides. The lamps (few and far between, on account of Gothas) were lighted a little too early, for the change of hours had been prematurely determined for the summer season (like the furnaces which are lighted and extinguished at fixed dates) while night still came quickly and above the partly-illumined city, in one whole part of the sky — a sky which ignored summer and winter and did not deign to observe that half-past eight had become half-past nine — it still continued to be daylight. In all that part of the city, dominated by the towers of the Trocadero, the sky had the appearance of an immense turquoise-tinted sea, which, at low-tide, revealed a thin line of black rocks or perhaps only fishermen′s nets aligned next each other and which were tiny clouds. A sea, now the colour of turquoise which was bearing unknowing man with it in the immense revolution of an earth upon which they are mad enough to continue their own revolutions, their vain wars such as this one now drenching France in blood. In fact one became giddy looking at the lazy, beautiful sky which deigned not to change its time-table and prolonged in its blue tones the lengthened day above the lighted city; it was no longer a spreading sea, but a vertical gradation of blue glaciers. And the towers of the Trocadero seeming so close to those turquoise heights were in reality as far away from them as those twin towers in a town of Switzerland which, from far away, seem to neighbour the mountain-slopes. I retraced my steps but as I left the Bridge of the Invalides behind me there was no more day in the sky, nor scarcely a light in all the city and stumbling here and there against the dust-bins, mistaking my road, I found myself, unexpectedly and after following a labyrinth of obscure streets, upon the Boulevards. There the impression of the East renewed itself and to the evocation of the Paris of the Directoire succeeded that of the Paris of 1815. As then, the disparate procession of uniforms of Allied troops, Africans in baggy red trousers, white-turbaned Hindus, created for me, out of that Paris where I was walking, an exotic imaginary city in an East minutely exact in costume and colour of the skins but arbitrarily chimerical in scenery, just as Carpaccio made of his own city a Jerusalem or a Constantinople by assembling therein a crowd whose marvellous medley of colour was not more varied than this. Walking behind two Zouaves who did not seem to notice him, I perceived a great stout man in a soft, felt hat and a long cloak, to whose mauve coloured face I hesitated to put the name of an actor or of a painter equally well-known for innumerable sodomite scandals. In any case feeling certain I did not know the promenader, I was greatly surprised, when his glance met mine, to notice that he was embarrassed and made as though to stop and speak to me, like one who wants to show you that you are not surprising him in an occupation he would rather have kept secret. For a second I asked myself who was saying good-evening to me. It was M. de Charlus. One could say of him that the evolution of his disease or the revolution of his vice had reached that extreme point where the small primitive personality of the individual, his ancestral qualities, were entirely obscured by the interposition of the defect or generic evil which accompanied them. M. de Charlus had gone as far as it was possible for him to go, or rather, he was so completely marked by what he had become, by habits that were not his alone but also those of many other inverts, that, at first, I had taken him for one of these following the zouaves on the open boulevard; in fact, for another of their kind who was not M. de Charlus, not a grand seigneur, not a man of mind and imagination and who only resembled the baron through that appearance common to them all and to him as well which, until one looked closer, had covered everything. It was thus that, having wanted to go to Mme Verdurin′s, I met M. de Charlus. And certainly I should not have found him as I used to at her house; their quarrel had only become accentuated and Mme Verdurin often made use of present conditions to discredit him further. Having said for a long time that he was used up, finished, more old-fashioned in his pretended audacities than the most pompous nonentities, she now comprised that condemnation in a general indictment by saying that he was “pre-war”. According to the little clan, the war had placed between him and the present, a gulf which relegated him to a past that was completely dead. Moreover — and that concerned rather the political world which was less well-informed — Mme Verdurin represented him as done for, as complete a social as an intellectual outsider. “He sees no one, no one receives him,” she told M. Bontemps, whom she easily convinced. Moreover there was some truth in what she said. The situation of M. de Charlus had changed. Caring less and less about society, having quarrelled with everybody owing to his petulant disposition and, having through conviction of his own social importance, disdained to reconcile himself with most of those who constituted the flower of society, he lived in a relative isolation which, unlike that in which Mme de Villeparisis died, was not caused by the ostracism of the aristocracy but by something which appeared to the eyes of the public worse, for two reasons. M. de Charlus′ bad reputation, now well-known, caused the ill-informed to believe that that accounted for people not frequenting his society, while actually it was he who, of his own accord, refused to frequent them, so that the effect of his own atrabilious humour appeared to be that of the hostility of those upon whom he exercised it. Besides that, Mme de Villeparisis had a great rampart; her family. But M. de Charlus had multiplied the quarrels between himself and his family, which, moreover appeared to him uninteresting, especially the old faubourg side, the Courvoisier set. He who had made so many bold sallies in the field of art, unlike the Courvoisiers, had no notion that what would have most interested a Bergotte was his relationship with that old faubourg, his having the means of describing the almost provincial life lived by his cousins in the rue de la Chaise or in the Place du Palais Bourbon and the rue Garancière. A point of view less transcendent and more practical was represented by Mme Verdurin who affected to believe that he was not French. “What is his exact nationality? Is he not an Austrian?” M. Verdurin innocently inquired. “Oh, no, not at all,” answered the Comtesse Molé, whose first gesture rather obeyed her good sense than her rancour. “Nothing of the sort, he′s a Prussian,” pronounced la Patronne: “I know, I tell you. He told us often enough he was a hereditary peer of Prussia and a ‘Serene Highness′.” “All the same, the Queen of Naples told me —” “As to her, you know she′s an awful spy,” exclaimed Mme Verdurin who had not forgotten the attitude which the fallen sovereign had displayed at her house one evening. “I know it most positively. She only lives by spying. If we had a more energetic Government, all those people would be in a concentration camp. And in any case you would do well not to receive that charming kind of society, for I happen to know that the Minister of the Interior has got his eye on them and your house will be watched. Nothing will convince me that during two years Charlus was not continually spying at my house.” And thinking probably, that there might be some doubt as to the interest the German Government might take, even in the most circumstantial reports on the organisation of the “little clan”, Mme Verdurin, with the soft, confidential manner of a person who knows the value of what she is imparting and that it seems more significant if she does not raise her voice, “I tell you, from the first day I said to my husband,‘the way in which this man has inveigled himself into our house is not to my liking. There′s something suspicious about it.′ Our estate was on a very high point at the back of a bay. I am certain he was entrusted by the Germans to prepare a base there for their submarines. Certain things surprised me and now I understand them. For instance, at first he would not come by train with the other guests. I had offered in the nicest way to give him a room in the château. Well, not a bit of it, he preferred living at Doncières where there were an enormous number of troops. All that stank in one′s nostrils of espionage.” As to the first of these accusations directed against the Baron de Charlus, that of being out of fashion, society people were quite ready to accept Mme Verdurin′s point of view. This was ungrateful of them for M. de Charlus who had been, up to a point their poet, had the art of extracting from social surroundings a sort of poetry into which he wove history, beauty, the picturesque, comedy and frivolous elegance. But fashionable people, incapable of understanding poetry, of which they saw none in their own lives, sought it elsewhere and placed a thousand feet above M. de Charlus men infinitely inferior to him, who affected to despise society and, on the other hand, professed social and political-economic theories. M. de Charlus delighted in an unprofessedly lyrical form of wit with which he described the knowing grace of the Duchesse of X′s dresses and alluded to her as a sublime creature. This caused him to be looked upon as an idiot by those women in society who thought that the Duchesse of X was an uninteresting fool, that dresses are made to be worn without drawing attention to them and who, thinking themselves more intelligent, rushed to the Sorbonne or to the Chamber if Deschanel was going to speak. In short, people in society were disillusioned with M. de Charlus, not because they had got through him but because they had never grasped his rare intellectual value. He was considered pre-war, old-fashioned, just because those least capable of judging merit, most readily accept the edicts of passing fashion; so far from exhausting, they have hardly even skimmed the surface of men of quality in the preceding generation whom they now condemn en bloc because they are offered the label of a new generation they will understand just as little. As to the second accusation against M. de Charlus, that of Germanism, the happy-medium mentality of people in society made them reject it, but they encountered an indefatigable and particularly cruel interpreter in Morel, who, having managed to retain in the press and even in society the position which M. de Charlus had succeeded in getting him by expending twice as much trouble as he would have taken in depriving him of it, pursued the Baron with implacable hatred; this was not only cruel on the part of Morel, but doubly wrong, for whatever his relations with the Baron might have been, Morel had experienced the rare kindness his patron hid from so many people. M. de Charlus had treated the violinist with such generosity, with such delicacy, had shown such scruple about not breaking his word, that the idea of him which Charlie had retained was not at all that of a vicious man (at most he considered the Baron′s vice a disease) but of one with the noblest ideas and the most exquisite sensibility he had ever known, a sort of saint. He denied it so little that though he had quarrelled with him he said sincerely enough to his relations, “You can confide your son to him, he would only have the best influence upon him.” Indeed when he tried to injure him by his articles, in his mind he jeered, not at his vices but, at his virtues. Before the war, certain little broad-sheets, transparent to what are called the “initiates”, had begun to do the greatest harm to M. de Charlus. Of one of these entitled The Misadventure of a pedantic Duchess, the Old Age of the Baroness Mme Verdurin had bought fifty copies, in order to lend them to her acquaintances, and M. Verdurin, declaring that Voltaire himself never wrote anything better, read them aloud to his friends. Since the war it was not the invertion of the Baron alone that was denounced, but also his alleged Germanic nationality. “Frau Bosch”, “Frau von der Bosch” were the customary surnames of M. de Charlus. One effusion of poetic character had borrowed from certain dance melodies in Beethoven, the title “Une Allemande”. Finally, two little novels, Oncle d′Amérique et Tante de Francfort, and Gaillard d′arrière, read in proof by the little clan, had given delight to Brichot himself who remarked, “Take care the most noble and puissant Anastasia doesn′t do us in.” The articles themselves were better done than their ridiculous titles would have led one to suppose. Their style derived from Bergotte but in a way which perhaps only I could recognise, for this reason. The writings of Bergotte had had no influence upon Morel. Fecundation had occurred in so peculiar and exceptional a fashion that I must register it here. I have indicated in its place the special way Bergotte had of selecting his words and pronouncing them when he talked. Morel, who had met him in early days, gave imitations of him at the time in which he mimicked his speech perfectly, using the same words as Bergotte would have used. So now Morel transcribed conversations à la Bergotte but without transmuting them into what would have represented Bergotte′s style of writing. As few people had talked with Bergotte, they did not recognise the tonality which was quite different from his style. That oral fertilisation is so rare that I wanted to mention it here; for that matter, it produces only sterile flowers.
Morel qui était au bureau de la presse et dont personne ne connaissait la situation irrégulière affectait de trouver, son sang français bouillant dans ses veines comme le jus des raisins de Combray, que c′était peu de chose que d′être dans un bureau pendant la guerre et feignait de vouloir s′engager (alors qu′il n′avait qu′à rejoindre) pendant que Mme Verdurin faisait tout ce qu′elle pouvait pour lui persuader de rester à Paris. Certes, elle était indignée que M. de Cambremer, à son âge, fût dans un état-major, et de tout homme qui n′allait pas chez elle elle disait : «Â Où est-ce qu′il a encore trouvé le moyen de se cacher celui-là ? », et si on affirmait que celui-là était en première ligne depuis le premier jour, répondait sans scrupule de mentir ou peut-être par habitude de se tromper : «Â Mais pas du tout, il n′a pas bougé de Paris, il fait quelque chose d′à peu près aussi dangereux que de promener un ministre, c′est moi qui vous le dis, je vous en réponds, je le sais par quelqu′un qui l′a vu »Â ; mais pour les fidèles ce n′était pas la même chose, elle ne voulait pas les laisser partir, considérant la guerre comme une grande «Â ennuyeuse » qui les faisait la lâcher ; aussi faisait-elle toutes les démarches pour qu′ils restassent, ce qui lui donnerait le double plaisir de les avoir à dîner et, quand ils n′étaient pas encore arrivés ou déjà partis, de flétrir leur inaction. Encore fallait-il que le fidèle se prêtât à cet embusquage, et elle était désolée de voir Morel feindre de vouloir s′y montrer récalcitrant ; aussi lui disait-elle : «Â Mais si, vous servez dans ce bureau, et plus qu′au front. Ce qu′il faut, c′est d′être utile, faire vraiment partie de la guerre, en être. Il y a ceux qui en sont et les embusqués. Eh bien, vous, vous en êtes, et, soyez tranquille, tout le monde le sait, personne ne vous jette la pierre. » Telle dans des circonstances différentes, quand pourtant les hommes n′étaient pas aussi rares et qu′elle n′était pas obligée comme maintenant d′avoir surtout des femmes, si l′un d′eux perdait sa mère, elle n′hésitait pas à lui persuader qu′il pouvait sans inconvénient continuer à venir à ses réceptions. «Â Le chagrin se porte dans le cœur. Vous voudriez aller au bal (elle n′en donnait pas), je serais la première à vous le déconseiller, mais ici, à mes petits mercredis ou dans une baignoire, personne ne s′en étonnera. On sait bien que vous avez du chagrinÂ…Â » Maintenant les hommes étaient plus rares, les deuils plus fréquents, inutiles même à les empêcher d′aller dans le monde, la guerre suffisait. Elle voulait leur persuader qu′ils étaient plus utiles à la France en restant à Paris, comme elle leur eût assuré autrefois que le défunt eût été plus heureux de les voir se distraire. Malgré tout elle avait peu d′hommes, peut-être regrettait-elle parfois d′avoir consommé avec M. de Charlus une rupture sur laquelle il n′y avait plus à revenir.
Morel, who was at the Press Bureau and whose irregular situation was unknown, made the pretence, with his French blood boiling in his veins like the juice of the grapes of Combray, that to work in an office during the war was not good enough and that he wanted to join up (which he could have done at any moment he pleased) while Mme Verdurin did everything in her power to persuade him to remain in Paris. Certainly she was indignant that M. de Cambre-mer, in spite of his age, had a staff job, and she remarked about every man who did not come to her house, “Where has he found means of hiding?” And if anyone affirmed that so and so had been in the front line from the first day she answered, lying unscrupulously or from the mere habit of falsehood, “Not a bit of it, he has never stirred from Paris, he is doing something about as dangerous as promenading around the Ministries. I tell you I know what I am talking about because I have got it from someone who has seen him.” But in the case of “the faithful” it was different. She did not want them to go and alluded to the war as a “boring business” that took them away from her; and she took all possible steps to prevent them going which gave her the double pleasure of having them at dinner and, when they did not come or had gone, of abusing them behind their backs for their pusillanimity. The “faithful” had to lend themselves to this embusquage and she was distressed when Morel pretended to be recalcitrant and told him, “By serving in the Press Bureau you are doing your bit, and more so than if you were at the front. What is required is to be useful, really to take part in the war, to be of it. There are those who are of it and embusqués; you are of it and don′t you bother, everyone knows you are and no one can have a word to say against you.” Under different circumstances, when men were not so few and when she was not obliged as now to have chiefly women, if one of them lost his mother she did not hesitate to persuade him that he could unhesitatingly continue to go to her receptions. “Sorrow is felt in the heart. If you were to go to a ball (she never gave any) I should be the first to advise you not to, but here at my little Wednesdays or in a box at the theatre, no one can be shocked. Everybody knows how grieved you are.” Now, however, men were fewer, mourning more frequent, she did not have to prevent them from going into society, the war saw to that. But she wanted to persuade them that they were more useful to France by stopping in Paris, in the same way as she would formerly have persuaded them that the defunct would have been more happy to see them enjoying themselves. All the same she got very few men, and sometimes, perhaps, she regretted having brought about the rupture with M. de Charlus, which could never be repaired.
But if M. de Charlus and Mme Verdurin no longer saw each other, each of them — with certain minor differences — continued as though nothing had changed, Mme Verdurin to receive and M. de Charlus to go about his own pleasures. For example, at Mme Verdurin′s house, Cottard was present at the receptions in the uniform of a Colonel of l′Ile du Rève rather similar to that of a Haitian Admiral, and upon the lapel of which a broad sky-blue ribbon recalled that of the Enfants de Marie; as to M. de Charlus, finding himself in a city where mature men who had up to then been his taste had disappeared, he had, like certain Frenchmen who run after women when they are in France but who live in the Colonies, at first from necessity, then from habit, acquired a taste for little boys.
Encore le premier de ces traits caractéristiques du salon Verdurin s′effaça-t-il assez vite, car Cottard mourut bientôt «Â face à l′ennemi », dirent les journaux, bien qu′il n′eût pas quitté Paris, mais se fût, en effet, surmené pour son âge, suivi bientôt par M. Verdurin, dont la mort chagrina une seule personne qui fut, le croirait-on, Elstir. J′avais pu étudier son œuvre à un point de vue en quelque sorte absolu. Mais lui, surtout au fur et à mesure qu′il vieillissait, la reliait superstitieusement à la société qui lui avait fourni ses modèles et, après s′être ainsi, par l′alchimie des impressions, transformée chez lui en œuvres d′art, lui avait donné son public, ses spectateurs. De plus en plus enclin à croire matériellement qu′une part notable de la beauté réside dans les choses, ainsi que, pour commencer, il avait adoré en Mme Elstir le type de beauté un peu lourde qu′il avait poursuivie, caressé dans des peintures, des tapisseries, il voyait disparaître avec M. Verdurin un des derniers vestiges du cadre social, du cadre périssable — aussi vite caduc que les modes vestimentaires elles-mêmes qui en font partie — qui soutient un art, certifie son authenticité, comme la Révolution en détruisant les élégances du XVIIIe aurait pu désoler un peintre de Fêtes galantes ou affliger Renoir la disparition de Montmartre et du Moulin de la Galette ; mais surtout en M. Verdurin il voyait disparaître les yeux, le cerveau, qui avaient eu de sa peinture la vision la plus juste, où cette peinture, à l′état de souvenir aimé, résidait en quelque sorte. Sans doute des jeunes gens avaient surgi qui aimaient aussi la peinture, mais une autre peinture, et qui n′avaient pas comme Swann, comme M. Verdurin, reçu des leçons de goût de Whistler, des leçons de vérité de Monet, leur permettant de juger Elstir avec justice. Aussi celui-ci se sentait-il plus seul à la mort de M. Verdurin avec lequel il était pourtant brouillé depuis tant d′années, et ce fut pour lui comme un peu de la beauté de son œuvre qui s′éclipsait avec un peu de ce qui existait dans l′univers de conscience de cette beauté.
Furthermore, one of the characteristic features of the Salon Verdurin disappeared soon after, for Cottard died “with his face to the enemy” the papers said, though he had never left Paris; the fact was he had been overworked for his time of life and he was followed shortly afterwards by M. Verdurin, whose death caused sorrow to one person only — would one believe it? — Elstir. I had been able to study his work from a point of view which was in a measure final. But, as he grew older, he associated it superstitiously with the society which had supplied his models and, after the alchemy of his intuitions had transmuted them into works of art, gave him his public. More and more inclined to the belief that a large part of beauty resides in objects as, at first, he had adored in Mme Elstir that rather heavy type of beauty he had studied in tapestries and handled in his pictures, M. Verdurin′s death signified to him the disappearance of one of the last traces of the perishable social framework, falling into limbo as swiftly as the fashions in dress which form part of it — that framework which supports an art and certifies its authenticity like the revolution which, in destroying the elegancies of the eighteenth century, would have distressed a painter of fêtes galantes or afflicted Renoir when Montmartre and the Moulin de la Galette disappeared. But, above all, with M. Verdurin disappeared the eyes, the brain, which had had the most authentic vision of his painting, wherein that painting lived, as it were, in the form of a cherished memory. Without doubt young men had emerged who also loved painting, but another kind of painting, and they had not, like Swann, like M. Verdurin, received lessons in taste from Whistler, lessons in truth from Monet, which enabled them to judge Elstir with justice! Also he felt himself more solitary when M. Verdurin, with whom he had, nevertheless, quarrelled years ago, died and it was as though part of the beauty of his work had disappeared with some of that consciousness of beauty which had until then, existed in the world.
Quant au changement qui avait affecté les plaisirs de M. de Charlus, il resta intermittent. Entretenant une nombreuse correspondance avec «Â le front » il ne manquait pas de permissionnaires assez mûrs. En somme, d′une manière générale, Mme Verdurin continua à recevoir et M. de Charlus à aller à ses plaisirs comme si rien n′avait changé. Et pourtant depuis deux ans l′immense être humain appelé France et dont, même au point de vue purement matériel, on ne ressent la beauté colossale que si on aperçoit la cohésion des millions d′individus qui comme des cellules aux formes variées le remplissent, comme autant de petits polygones intérieurs, jusqu′au bord extrême de son périmètre, et si on le voit à l′échelle où un infusoire, une cellule, verrait un corps humain, c′est-à-dire grand comme le Mont Blanc, s′était affronté en une gigantesque querelle collective avec cet autre immense conglomérat d′individus qu′est l′Allemagne. Au temps où je croyais ce qu′on disait, j′aurais été tenté, en entendant l′Allemagne, puis la Bulgarie, puis la Grèce protester de leurs intentions pacifiques, d′y ajouter foi. Mais depuis que la vie avec Albertine et avec Françoise m′avait habitué à soupçonner chez elles des pensées, des projets qu′elles n′exprimaient pas, je ne laissais aucune parole juste en apparence de Guillaume II, de Ferdinand de Bulgarie, de Constantin de Grèce, tromper mon instinct qui devinait ce que machinait chacun d′eux. Et sans doute mes querelles avec Françoise, avec Albertine, n′avaient été que des querelles particulières, n′intéressant que la vie de cette petite cellule spirituelle qu′est un être. Mais de même qu′il est des corps d′animaux, des corps humains, c′est-à-dire des assemblages de cellules dont chacun par rapport à une seule est grand comme une montagne, de même il existe d′énormes entassements organisés d′individus qu′on appelle nations ; leur vie ne fait que répéter en les amplifiant la vie des cellules composantes ; et qui n′est pas capable de comprendre le mystère, les réactions, les lois de celles-ci, ne prononcera que des mots vides quand il parlera des luttes entre nations. Mais s′il est maître de la psychologie des individus, alors ces masses colossales d′individus conglomérés s′affrontant l′une l′autre prendront à ses yeux une beauté plus puissante que la lutte naissant seulement du conflit de deux caractères ; et il les verra à l′échelle où verraient le corps d′un homme de haute taille des infusoires dont il faudrait plus de dix mille pour remplir un cube d′un millimètre de côté. Telles depuis quelque temps, la grande figure France remplie jusqu′à son périmètre de millions de petits polygones aux formes variées, et la figure remplie d′encore plus de polygones Allemagne, avaient entre elles deux une de ces querelles, comme en ont, dans une certaine mesure, des individus.
The change which had been effected in M. de Charlus′ pleasures remained intermittent. Keeping up a large correspondence with the front, he did not lack mature men home on leave. Therefore, in a general way, Mme Verdurin continued to receive and M. de Charlus to go about his pleasures as if nothing had happened. And still for two years the immense human entity called France, of which even from a purely material point of view one can only feel the tremendous beauty if one perceives the cohesion of millions of individuals who, like cellules of various forms fill it like so many little interior polygons up to the extreme limit of its perimeter, and if one saw it on the same scale as infusoria or cellules see a human body, that is to say, as big as Mont Blanc, was facing a tremendous collective battle with that other immense conglomerate of individuals which is Germany. At a time when I believed what people told me, I should have been tempted to believe Germany, then Bulgaria, then Greece when they proclaimed their pacific intentions. But since my life with Albertine and with Françoise had accustomed me to suspect those motives they did not express, I did not allow any word, however right in appearance of William II, Ferdinand of Bulgaria or Constantine of Greece to deceive my instinct which divined what each one of them was plotting. Doubtless my quarrels with Françoise and with Albertine had only been little personal quarrels, mattering only to the life of that little spiritual cellule which a human being is. But in the same way as there are bodies of animals, human bodies, that is to say, assemblages of cellules, which, in relation to one of them alone, are as great as a mountain, so there exist enormous organised groupings of individuals which we call nations; their life only repeats and amplifies the life of the composing cellules and he who is not capable of understanding the mystery, the reactions and the laws of those cellules, will only utter empty words when he talks about struggles between nations. But if he is master of the psychology of individuals, then these colossal masses of conglomerate individuals facing one another will assume in his eyes a more formidable beauty than a fight born only of a conflict between two characters, and he will see them on the scale on which the body of a tall man would be seen by infusoria of which it would require more than ten thousand to fill one cubic millimeter. Thus for some time past the great figure of France, filled to its perimeter with millions of little polygons of various shapes and the other figure of Germany filled with even more polygons were having one of those quarrels which, in a smaller measure, individuals have.
Mais les coups qu′elles échangeaient étaient réglés par cette boxe innombrable dont Saint-Loup m′avait exposé les principes ; et parce que même en les considérant du point de vue des individus elles en étaient de géants assemblages, la querelle prenait des formes immenses et magnifiques, comme le soulèvement d′un océan aux millions de vagues qui essaye de rompre une ligne séculaire de falaises, comme des glaciers gigantesques qui tentent dans leurs oscillations lentes et destructrices de briser le cadre de montagne où ils sont circonscrits. Malgré cela, la vie continuait presque semblable pour bien des personnes qui ont figuré dans ce récit, et notamment pour M. de Charlus et pour les Verdurin, comme si les Allemands n′avaient pas été aussi près d′eux, la permanence menaçante bien qu′actuellement enrayée d′un péril nous laissant entièrement indifférents si nous ne nous le représentons pas. Les gens vont d′habitude à leurs plaisirs sans penser jamais que, si les influences étiolantes et modératrices venaient à cesser, la prolifération des infusoires atteindrait son maximum, c′est-à-dire, faisant en quelques jours un bond de plusieurs millions de lieues, passerait d′un millimètre cube à une masse un million de fois plus grande que le soleil, ayant en même temps détruit tout l′oxygène, toutes les substances dont nous vivons, et qu′il n′y aurait plus ni humanité, ni animaux, ni terre, ou, sans songer qu′une irrémédiable et fort vraisemblable catastrophe pourrait être déterminée dans l′éther par l′activité incessante et frénétique que cache l′apparente immutabilité du soleil, ils s′occupent de leurs affaires sans penser à ces deux mondes, l′un trop petit, l′autre trop grand pour qu′ils aperçoivent les menaces cosmiques qu′ils font planer autour de nous. Tels les Verdurin donnaient des dîners (puis bientôt Mme Verdurin seule, après la mort de M. Verdurin) et M. de Charlus allait à ses plaisirs sans guère songer que les Allemands fussent — immobilisés, il est vrai, par une sanglante barrière toujours renouvelée — à une heure d′automobile de Paris. Les Verdurin y pensaient pourtant, dira-t-on, puisqu′ils avaient un salon politique où on discutait chaque soir de la situation, non seulement des armées, mais des flottes. Ils pensaient, en effet, à ces hécatombes de régiments anéantis, de passagers engloutis, mais une opération inverse multiplie à tel point ce qui concerne notre bien être et divise par un chiffre tellement formidable ce qui ne le concerne pas, que la mort de millions d′inconnus nous chatouille à peine et presque moins désagréablement qu′un courant d′air. Mme Verdurin, souffrant pour ses migraines de ne plus avoir de croissant à tremper dans son café au lait, avait obtenu de Cottard une ordonnance qui lui permettait de s′en faire faire dans certain restaurant dont nous avons parlé. Cela avait été presque aussi difficile à obtenir des pouvoirs publics que la nomination d′un général. Elle reprit son premier croissant le matin où les journaux narraient le naufrage du Lusitania. Tout en trempant le croissant dans le café au lait et donnant des pichenettes à son journal pour qu′il pût se tenir grand ouvert sans qu′elle eût besoin de détourner son autre main des trempettes, elle disait : «Â Quelle horreur ! Cela dépasse en horreur les plus affreuses tragédies. » Mais la mort de tous ces noyés ne devait lui apparaître que réduite au milliardième, car tout en faisant, la bouche pleine, ces réflexions désolées, l′air qui surnageait sur sa figure, amené probablement là par la saveur du croissant, si précieux contre la migraine, était plutôt celui d′une douce satisfaction.
But the blows that they were exchanging were regulated by those numberless boxing-matches of which Saint-Loup had explained the principles to me. And because, even in considering them from the point of view of individuals they were gigantic assemblages, the quarrel assumed enormous and magnificent forms like the uprising of an ocean which with its millions of waves seeks to demolish a secular line of cliffs or like giant glaciers which, with their slow and destructive oscillation, attempt to disrupt the frame of the mountain by which they are circumscribed. In spite of this, life continued almost the same for many people who have figured in this narrative, notably for M. de Charlus and for the Verdurins, as though the Germans had not been so near to them; a permanent menace in spite of its being concentrated in one immediate peril leaving us entirely unmoved if we do not realise it. People pursue their pleasures from habit without ever thinking, were etiolating and moderating influences to cease, that the proliferation of the infusoria would attain its maximum, that is to say, making a leap of many millions of leagues in a few days and passing from a cubic millimeter to a mass a million times larger than the sun, at the same time destroying all the oxygen of the substances upon which we live, that there would no longer be any humanity or animals or earth, and, without any notion that an irremediable and quite possible catastrophe might be determined in the ether by the incessant and frantic energy hidden behind the apparent immutability of the sun, they go on with their business, without thinking of these two worlds, one too small, the other too large for them to perceive the cosmic menace which hovers around us. Thus the Verdurins gave their dinners (soon, after the death of M. Verdurin, Mme Verdurin alone) and M. de Charlus went about his pleasures, without realising that the Germans — immobilised, it is true, by a bleeding barrier which was always being renewed — were at an hour′s automobile drive from Paris. One might say the Verdurins did, nevertheless, think about it, since they had a political salon where the situation of the armies and of the fleets was discussed every day. As a matter of fact, they thought about those hecatombs of annihilated regiments, of engulfed seafarers, but an inverse operation multiplies to such a degree what concerns our welfare and divides by such a formidable figure what does not concern it, that the death of millions of unknown people hardly affects us more unpleasantly than a draught. Mme Verdurin, who suffered from headaches on account of being unable to get croissants to dip into her coffee, had obtained an order from Cottard which enabled her to have them made in the restaurant mentioned earlier. It had been almost as difficult to procure this order from the authorities as the nomination of a general. She started her first croissant again on the morning the papers an-announced the wreck of the Lusitania. Dipping it into her coffee, she arranged her newspaper so that it would stay open without her having to deprive her other hand of its function of dipping, and exclaimed with horror, “How awful! It′s more frightful than the most terrible tragedies.” But those drowning people must have seemed to her reduced a thousand-fold, for, while she indulged in these saddening reflections, she was filling her mouth and the expression on her face, induced, one supposes, by the savour of the croissant, precious remedy for her headache, was rather that of placid satisfaction.
M. de Charlus allait plus loin que ne pas souhaiter passionnément la victoire de la France ; il souhaitait sans se l′avouer sinon que l′Allemagne triomphât, du moins qu′elle ne fût pas écrasée comme tout le monde le souhaitait. La cause en était que dans ces querelles les grands ensembles d′individus appelés nations se comportent eux-mêmes, dans une certaine mesure, comme des individus. La logique qui les conduit est tout intérieure et perpétuellement refondue par la passion, comme celle de gens affrontés dans une querelle amoureuse ou domestique, comme la querelle d′un fils avec son père, d′une cuisinière avec sa patronne, d′une femme avec son mari. Celle qui a tort croit cependant avoir raison — comme c′était le cas pour l′Allemagne — et celle qui a raison donne parfois de son bon droit des arguments qui ne lui paraissent irréfutables que parce qu′ils répondent à sa passion. Dans ces querelles d′individus, pour être convaincu du bon droit de n′importe laquelle des parties, le plus sûr est d′être cette partie-là, un spectateur ne l′approuvera jamais aussi complètement. Or, dans les nations, l′individu, s′il fait vraiment partie de la nation, n′est qu′une cellule de l′individu : nation. Le bourrage de crâne est un mot vide de sens. Eût-on dit aux Français qu′ils allaient être battus qu′aucun Français ne se fût moins désespéré que si on lui avait dit qu′il allait être tué par les berthas. Le véritable bourrage de crâne on se le fait à soi-même par l′espérance qui est un genre de l′instinct de conservation d′une nation si l′on est vraiment membre vivant de cette nation. Pour rester aveugle sur ce qu′a d′injuste la cause de l′individu Allemagne, pour reconnaître à tout instant ce qu′a de juste la cause de l′individu France, le plus sûr n′était pas pour un Allemand de n′avoir pas de jugement, pour un Français d′en avoir, le plus sûr pour l′un ou pour l′autre c′était d′avoir du patriotisme. M. de Charlus, qui avait de rares qualités morales, qui était accessible à la pitié, généreux, capable d′affection, de dévouement, en revanche, pour des raisons diverses — parmi lesquelles celle d′avoir eu une mère duchesse de Bavière pouvait jouer un rôle — n′avait pas de patriotisme. Il était, par conséquent, du corps France comme du corps Allemagne. Si j′avais été moi-même dénué de patriotisme, au lieu de me sentir une des cellules du corps France, il me semble que ma façon de juger la querelle n′eût pas été la même qu′elle eût pu être autrefois. Dans mon adolescence, où je croyais exactement ce qu′on me disait, j′aurais sans doute, en entendant le gouvernement allemand protester de sa bonne foi, été tenté de ne pas la mettre en doute, mais depuis longtemps je savais que nos pensées ne s′accordent pas toujours avec nos paroles.
M. de Charlus went beyond not passionately desiring the victory of France; without avowing it, he wanted, if not the triumph of Germany, at least that she should not, as everybody desired, be destroyed. The reason of this was that in quarrels the great assemblages of individuals called nations behave, in a certain measure, like individuals. The logic which governs them is within them and is perpetually remoulded by passion like that of people engaged in a love-quarrel or in some domestic dispute, such as that of a son with his father, of a cook with her mistress, of a woman with her husband. He who is in the wrong believes himself in the right, as was the case with Germany, and he who is in the right supports it with arguments which only appear irrefutable to him because they respond to his anger. In these quarrels between individuals, in order to be convinced that one of the parties is in the right — the surest plan is to be that party; no onlooker will ever be so: completely convinced of it. And an individual, if he be an integral part of a nation, is himself merely a cellule of an individual which is the nation. Stuffing people′s heads full of words means nothing. If, at a critical period in the war, a Frenchman had been told that his country was going to be beaten, he would have been desperate as though he were himself about to be killed by the “Berthas”. Really, one fills one′s own head with hope which is a sort of instinct of self-preservation in a nation if one is really an integral member of it. To remain blind to what is false in the claims of the individual called Germany, to see justice in every claim of the individual called France, the surest way was not for a German to lack judgment and for a Frenchman to possess it but for both to be patriotic. M. de Charlus, who had rare moral qualities, who was accessible to pity, generous, capable of affection and of devotion, was in contrast, for various reasons, amongst them that a Bavarian duchess had been his mother, without patriotism. In consequence he belonged as much to the body of Germany as to the body of France. If I had been devoid of patriotism myself, instead of feeling myself one of the cellules in the body of France, I think my way of judging the quarrel would not have been the same as formerly. In my adolescence, when I believed exactly what I was told, doubtless, on hearing the German Government protest its good faith, I should have been inclined to believe it, but now for a long time I had realised that our thoughts do not always correspond with our words.
Mais enfin, je ne peux que supposer ce que j′aurais fait si je n′avais pas été acteur, si je n′avais pas été une partie de l′acteur France, comme dans mes querelles avec Albertine, où mon regard triste et ma gorge oppressée étaient une partie de mon individu passionnément intéressé à ma cause, je ne pouvais arriver au détachement. Celui de M. de Charlus était complet. Or, dès lors qu′il n′était plus qu′un spectateur, tout devait le porter à être germanophile, du moment que, n′étant pas véritablement français, il vivait en France. Il était très fin, les sots sont en tous pays les plus nombreux ; nul doute que, vivant en Allemagne, les sots d′Allemagne défendant avec sottise et passion une cause injuste ne l′eussent irrité ; mais vivant en France, les sots français défendant avec sottise et passion une cause juste ne l′irritaient pas moins. La logique de la passion, fût-elle au service du meilleur droit, n′est jamais irréfutable pour celui qui n′est pas passionné. M. de Charlus relevait avec finesse chaque faux raisonnement des patriotes. La satisfaction que cause à un imbécile son bon droit et la certitude du succès vous laissent particulièrement irrité. M. de Charlus l′était par l′optimisme triomphant de gens qui ne connaissaient pas comme lui l′Allemagne et sa force, qui croyaient chaque mois à un écrasement pour le mois suivant, et au bout d′un an n′étaient pas moins assurés dans un nouveau pronostic, comme s′ils n′en avaient pas porté, avec tout autant d′assurance, d′aussi faux, mais qu′ils avaient oubliés disant, si on le leur rappelait, que «Â ce n′était pas la même chose ». Or, M. de Charlus, qui avait certaines profondeurs dans l′esprit, n′eût peut-être pas compris en Art que le «Â ce n′est pas la même chose » opposé par les détracteurs de Monet à ceux qui leur disent «Â on a dit la même chose pour Delacroix », répondait à la même tournure d′esprit. Enfin M. de Charlus était pitoyable, l′idée d′un vaincu lui faisait mal, il était toujours pour le faible, il ne lisait pas les chroniques judiciaires pour ne pas avoir à souffrir dans sa chair des angoisses du condamné et de l′impossibilité d′assassiner le juge, le bourreau, et la foule ravie de voir que «Â justice est faite ». Il était certain, en tout cas, que la France ne pouvait plus être vaincue, et, en revanche, il savait que les Allemands souffraient de la famine, seraient obligés un jour ou l′autre de se rendre à merci. Cette idée elle aussi lui était rendue plus désagréable par ce fait qu′il vivait en France. Ses souvenirs de l′Allemagne étaient malgré tout lointains, tandis que les Français qui parlaient de l′écrasement de l′Allemagne avec une joie qui lui déplaisait, c′étaient des gens dont les défauts lui étaient connus, la figure antipathique. Dans ces cas-là on plaint plus ceux qu′on ne connaît pas, ceux qu′on imagine, que ceux qui sont tout près de nous dans la vulgarité de la vie quotidienne, à moins alors d′être tout à fait ceux-là, de ne faire qu′une chair avec eux ; le patriotisme fait ce miracle, on est pour son pays comme on est pour soi-même dans une querelle amoureuse. Aussi la guerre était-elle pour M. de Charlus une culture extraordinairement féconde de ces haines qui chez lui naissaient en un instant, avaient une durée très courte mais pendant laquelle il se fût livré à toutes les violences. En lisant les journaux, l′air de triomphe des chroniqueurs présentant chaque jour l′Allemagne à bas : «Â La Bête aux abois, réduite à l′impuissance », alors que le contraire n′était que trop vrai, l′enivrait de rage par leur sottise allègre et féroce. Les journaux étaient en partie rédigés à ce moment-là par des gens connus qui trouvaient là une manière de «Â reprendre du service », par des Brichot, par des Norpois, par des Legrandin. M. de Charlus rêvait de les rencontrer, de les accabler des plus amers sarcasmes. Toujours particulièrement instruit des tares sexuelles, il les connaissait chez quelques-uns qui, pensant qu′elles étaient ignorées chez eux, se complaisaient à les dénoncer chez les souverains des «Â Empires de proie », chez Wagner, etc. Il brûlait de se trouver face à face avec eux, de leur mettre le nez dans leur propre vice devant tout le monde et de laisser ces insulteurs d′un vaincu, déshonorés et pantelants. M. de Charlus enfin avait encore des raisons plus particulières d′être ce germanophile. L′une était qu′homme du monde, il avait beaucoup vécu parmi les gens du monde, parmi les gens honorables, parmi les hommes d′honneur, de ces gens qui ne serreront pas la main à une fripouille, il connaissait leur délicatesse et leur dureté ; il les savait insensibles aux larmes d′un homme qu′ils font chasser d′un cercle ou avec qui ils refusent de se battre, dût leur acte de «Â propreté morale » amener la mort de la mère de la brebis galeuse. Malgré lui, quelque admiration qu′il eût pour l′Angleterre, cette Angleterre impeccable, incapable de mensonge, empêchant le blé et le lait d′entrer en Allemagne, c′était un peu cette nation d′hommes d′honneur, de témoins patentés, d′arbitres en affaires d′honneur ; tandis qu′il savait que des gens tarés, des fripouilles comme certains personnages de Dostoski peuvent être meilleurs, et je n′ai jamais pu comprendre pourquoi il leur identifiait les Allemands, le mensonge et la ruse ne leur suffisant pas pour faire préjuger un bon cœur qu′il ne semble pas que les Allemands aient montré. Enfin, un dernier trait complétera cette germanophilie de M. de Charlus : il la devait, et par une réaction très bizarre, à son «Â charlisme ». Il trouvait les Allemands fort laids, peut-être parce qu′ils étaient un peu trop près de son sang ; il était fou des Marocains, mais surtout des Anglo-Saxons en qui il voyait comme des statues vivantes de Phidias. Or, chez lui, le plaisir n′allait pas sans une certaine idée cruelle dont je ne savais pas encore à ce moment-là toute la force ; l′homme qu′il aimait lui apparaissait comme un délicieux bourreau. Il eût cru, en prenant parti contre les Allemands, agir comme il n′agissait que dans les heures de volupté, c′est-à-dire en sens contraire de sa nature pitoyable, c′est-à-dire enflammée pour le mal séduisant et écrasant la vertueuse laideur. Il en fut encore ainsi au moment du meurtre de Raspoutine, meurtre auquel on fut surpris, d′ailleurs, de trouver un si fort cachet de couleur russe, dans un souper à la Dostoski (impression qui eût été encore bien plus forte si le public n′avait pas ignoré de tout cela ce que savait parfaitement M. de Charlus), parce que la vie nous déçoit tellement que nous finissons par croire que la littérature n′a aucun rapport avec elle et que nous sommes stupéfaits de voir que les précieuses idées que les livres nous ont montrées s′étalent, sans peur de s′abîmer, gratuitement, naturellement, en pleine vie quotidienne et, par exemple, qu′un souper, un meurtre, événement russe, ont quelque chose de russe.
But actually I can only imagine what I should have done if I had not been a member of the agent, France, as in my quarrels with Albertine, when my sad appearance and my choking throat were, as parts of my being, too passionately interested on my own behalf for me to reach any sort of detachment. That of M. de Charlus was complete. Since he was only a spectator, everything had the inevitable effect of making him Germanophile because, though not really French, he lived in France. He was very keen-witted and in all countries fools outnumber the rest; no doubt, if he had lived in Germany the German fools defending an unjust cause with passionate folly would — have equally irritated him; but living in France, the French fools, defending a just cause with passionate folly, irritated him no less. The logic of passion, even in the service of justice, is never irrefutable by one who remains dispassionate. M. de Charlus acutely noted each false argument of the patriots. The satisfaction a brainless fool gets out of being in the right and out of the certainty of success, is particularly irritating. M. de Charlus was maddened by the triumphant optimism of people who did not know Germany and its power as he did, who every month were confident that she would be crushed the following month, and when a year had passed were just as ready to believe in a new prognostic as if they had not with equal confidence credited the false one they had forgotten, or if they were reminded of it, replied that, “it was not the same thing.” M. de Charlus, whose mind contained some depth, might perhaps not have understood in Art that the “it isn′t the same thing” offered as an argument by the detractors of Monet in opposition to those who contended that “they said the same thing about Delacroix”, corresponded to the same mentality. And then M. de Charlus was merciful, the idea of a vanquished man pained him, he was always for the weak, and could not read the accounts of trials in the papers without feeling in his own flesh the anguish of the prisoner and a longing to assassinate the judge, the executioner and the mob who delighted in “seeing justice done”. In any case, it was now certain that France could not be beaten and he knew that the Germans were famine-stricken and would be obliged sooner or later to surrender at discretion. This idea was also more unpleasant to him owing to his living in France. His memories of Germany were, after all, dimmed by time, whereas the French who unpleasantly gloated in the prospect of crushing Germany, were people whose defects and antipathetic countenances were familiar to him. In such a case we feel more compassionate towards those unknown to us, whom we can only imagine, than towards those whose vulgar daily life is lived close to us, unless we feel completely one of them, one flesh with them; patriotism works this miracle, we stand by our country as we do by ourselves in a love quarrel. The war, too, acted on M. de Charlus as an extraordinarily fruitful culture of those hatreds of his which were born from one instant to another, lasted a very short time, but during it were exceedingly violent. Reading the papers, the triumphant tone of the articles daily representing Germany laid low, “the beast at bay, reduced to impotence”, at a time when the contrary was only too true, drove him mad with rage by their irresponsible and ferocious stupidity. The papers were in part edited at that time by well-known people who thus found a way of “doing their bit”; by the Brichots, the Norpois, by the Legrandins. M. de Charlus longed to meet and pulverise them with his bitterest irony. Always particularly well informed about sexual taints, he recognised them in others who, imagining themselves unsuspected, delighted in denouncing the sovereigns of the “Empires of prey”, Wagner et cetera as culprits in this respect. He yearned to encounter them face to face so that he could rub their noses in their own vices before the world and leave these insulters of a fallen foe demolished and dishonoured. Finally M. de Charlus had a still further reason for being the Germanophile he was. One was that as a man of the world he had lived much amongst people in society, amongst men of honour who will not shake hands with a scamp; he knew their niceties and also their hardness, he knew they were insensible to the tears of a man they expel from a club, with whom they refuse to fight a duel, even if their act of “moral purity” caused the death of the black sheep′s mother. Great as his admiration had been for England, that impeccable England incapable of lies preventing corn and milk from entering Germany was in a way a nation of chartered gentlemen, of licensed witnesses and arbiters of honour, whilst to his mind some of Dostoevsky′s disreputable rascals were better. But I never could understand why he identified such characters with the Germans since the latter do not appear to us to have displayed the goodness of heart which, in the case of the former, lying and deceit failed to prejudice. Finally, a last trait will complete the Germanophilism of M. de Charlus, which he owed through a peculiar reaction to his “Charlisme”. He considered Germans very ugly, perhaps because they were a little too close to his own blood, he was mad about Moroccans but above all about Anglo-Saxons whom he saw as living statues of Phidias. In him sexual gratification was inseparable from the idea of cruelty and (how strong this was I did not then realise) the man who attracted him seemed like a kind of delightful executioner. He would have thought, if he had sided against the Germans, that he was acting as he only did in his hours of self-indulgence, that is, in a sense contrary to his naturally merciful nature, in other words, impassioned; by seductive evil and desiring to crush virtuous ugliness. He was like that at the time of the murder of Rasputine at a supper party a la Dostoevsky, which impressed people by its strong Russian flavour (an impression which would have been much stronger if the public had been aware of all that M. de Charlus knew), because life deceives us so much that we come to believing that literature has no relation with it and we are astonished to observe that the wonderful ideas books have presented to us are gratuitously exhibited in everyday life, without risk of being spoilt by the writer, that for instance, a murder at a supper-party, a Russian incident, should have something Russian about it.
La guerre se prolongeait indéfiniment et ceux qui avaient annoncé de source sûre, il y avait déjà plusieurs années, que les pourparlers de paix étaient commencés, spécifiant les clauses du traité, ne prenaient pas la peine, quand ils causaient avec vous, de s′excuser de leurs fausses nouvelles. Ils les avaient oubliées et étaient prêts à en propager sincèrement d′autres, qu′ils oublieraient aussi vite. C′était l′époque où il y avait continuellement des raids de gothas ; l′air grésillait perpétuellement d′une vibration vigilante et sonore d′aéroplanes français. Mais parfois retentissait la sirène comme un appel déchirant de Walkyrie — seule musique allemande qu′on eût entendue depuis la guerre — jusqu′à l′heure où les pompiers annonçaient que l′alerte était finie tandis qu′à côté d′eux la berloque, comme un invisible gamin, commentait à intervalles réguliers la bonne nouvelle et jetait en l′air son cri de joie.
The war continued indefinitely and those who had announced years ago from a reliable source that negotiations for peace had begun, specifying even the clauses of the armistice, did not take the trouble, when they talked with you, to excuse themselves for their false information. They had forgotten it and were ready sincerely to circulate other information which they would forget equally quickly. It was the period when there were continuous raids of Gothas. The air perpetually quivered with the vigilant and sonorous vibration of the French aeroplanes. But sometimes the siren rang forth like a harrowing appeal of the Walkyries, the only German music one had heard since the war — until the hour when the firemen announced that the alarm was finished, while the maroon, like an invisible newsboy, communicated the good news at regular intervals and cast its joyous clamour into the air.
M. de Charlus était étonné de voir que même des gens comme Brichot qui avant la guerre avaient été militaristes, reprochant surtout à la France de ne pas l′être assez, ne se contentaient pas de reprocher les excès de son militarisme à l′Allemagne, mais même son admiration de l′armée. Sans doute ils changeaient d′avis dès qu′il s′agissait de ralentir la guerre contre l′Allemagne et dénonçaient avec raison les pacifistes. Mais, par exemple, Brichot, ayant accepté, malgré ses yeux, de rendre compte dans des conférences de certains ouvrages parus chez les neutres, exaltait le roman d′un Suisse où sont raillés comme semence de militarisme deux enfants tombant d′une admiration symbolique à la vue d′un dragon. Cette raillerie avait de quoi déplaire pour d′autres raisons à M. de Charlus, lequel estimait qu′un dragon peut être quelque chose de fort beau. Mais surtout il ne comprenait pas l′admiration de Brichot, sinon pour le livre, que le baron n′avait pas lu, du moins pour son esprit, si différent de celui qui animait Brichot avant la guerre. Alors tout ce que faisait un militaire était bien, fût-ce les irrégularités du général de Boisdeffre, les travestissements et machinations du colonel du Paty de Clam, le faux du colonel Henry. Par quelle volte-face extraordinaire (et qui n′était en réalité qu′une autre face de la même passion fort noble, la passion patriotique, obligée, de militariste qu′elle était quand elle luttait contre le dreyfusisme, lequel était de tendances antimilitaristes, à se faire presque antimilitariste puisque c′était maintenant contre la Germanie sur-militariste qu′elle luttait) Brichot s′écriait-il : «Â Oh ! le spectacle bien mirifique et digne d′attirer la jeunesse d′un siècle tout de brutalité, ne connaissant que le culte de la force : un dragon ! On peut juger de ce que sera la vile soldatesque d′une génération élevée dans le culte de ces manifestations de force brutale ! » «Â Voyons, me dit M. de Charlus, vous connaissez Brichot et Cambremer. Chaque fois que je les vois ils me parlent de l′extraordinaire manque de psychologie de l′Allemagne. Entre nous, croyez-vous que jusqu′ici ils avaient eu grand souci de la psychologie, et que même maintenant ils soient capables d′en faire preuve ? Mais croyez bien que je n′exagère pas. Qu′il s′agisse du plus grand Allemand, de Nietzsche, de Gœthe, vous entendrez Brichot dire : «Â Avec l′habituel manque de psychologie qui caractérise la race teutonne ». Il y a évidemment dans la guerre des choses qui me font plus de peine. Mais avouez que c′est énervant. Norpois est plus fin, je le reconnais, bien qu′il n′ait pas cessé de se tromper depuis le commencement. Mais qu′est-ce que ça veut dire que ces articles qui excitent l′enthousiasme universel ? Mon cher Monsieur, vous savez aussi bien que moi ce que vaut Brichot, que j′aime beaucoup, même depuis le schisme qui m′a séparé de sa petite église, à cause de quoi je le vois beaucoup moins. Mais enfin j′ai une certaine considération pour ce régent de collège, beau parleur et fort instruit, et j′avoue que c′est fort touchant qu′à son âge, et diminué comme il est, car il l′est très sensiblement depuis quelques années, il se soit remis, comme il dit, à servir. Mais enfin la bonne intention est une chose, le talent en est une autre, et Brichot n′a jamais eu de talent. J′avoue que je partage son admiration pour certaines grandeurs de la guerre actuelle. Tout au plus est-il étrange qu′un partisan aveugle de l′Antiquité comme Brichot, qui n′avait pas assez de sarcasmes pour Zola trouvant plus de poésie dans un ménage d′ouvriers, dans la mine, que dans les palais historiques, ou pour Goncourt mettant Diderot au-dessus d′Homère et Watteau au-dessus de Raphaël, ne cesse de nous répéter que les Thermopyles, qu′Austerlitz même, ce n′était rien à côté de Vauquois. Cette fois, du reste, le public, qui avait résisté aux modernistes de la littérature et de l′art, suit ceux de la guerre, parce que c′est une mode adoptée de penser ainsi et puis que les petits esprits sont écrasés non par la beauté, mais par l′énormité de l′action. On n′écrit plus Kolossal qu′avec un K, mais, au fond, ce devant quoi on s′agenouille c′est bien du colossal.
M. de Charlus was astonished to discover that even men like Brichot who, before the war, had been militarist and reproached France for not being sufficiently so, were not satisfied with blaming Germany for the excesses of her militarism, but even condemned her for admiring her army. Doubtless, they changed their view when there was a question of slowing down the war against Germany and rightly denounced the pacifists. Yet Brichot, as an example of inconsistency, having agreed in spite of his failing sight, to give lectures on certain books which had appeared in neutral countries, exalted the novel of a Swiss in which two children, who fell on their knees in admiration of the symbolic vision of a dragoon, are denounced as the seed of militarism. There were other reasons why this denunciation should displease M. de Charlus, who considered that a dragoon can be exceedingly beautiful. But still more he could not understand the admiration of Brichot, if not for the book which the baron had not read, at all events for its spirit which was so different from that which distinguished Brichot before the war. Then everything that was soldier-like was good, whether it was the irregularities of a General de Boisdeffre, the travesties and machinations of a Colonel du Paty de Clam or the falsifications of Colonel Henry. But by that extraordinary volte-face (which was in reality only another face of that most noble passion, patriotism, necessarily militarised when it was fighting against Dreyfusism which then had an anti-militarist tendency and now was almost anti-militarist since it was fighting against Germany, the super-militarist country), Brichot now cried: “Oh! What an admirable exhibition, how seemly, to appeal to youth to continue brutality for a century, to recognise no other culture than that of violence: a dragoon! One can imagine the sort of vile soldiery we can expect of a generation brought up to worship these manifestations of brute force.” “Now, look here,” M. de Charlus said to me, “you know Brichot and Cambremer. Every time I see them, they talk to me about the extraordinary lack of psychology in Germany. Between ourselves, do you believe that until now they have cared much about psychology or that even now they are capable of proving they possess any? But, believe me, I am not exaggerating. Even when the greatest Germans are in question, Nietzsche or Goethe, you will hear Brichot say ‘with that habitual lack of psychology which characterises the Teutonic race′. Obviously there are worse things than that to bear but you must admit that it gets on one′s nerves. Norpois is more intelligent, I admit, though he has never been other than wrong from the beginning. But what is one to say about those articles which excite universal enthusiasm? My dear Sir, you know as well as I do what Brichot′s value is, and I have a liking for him even since the feud which has separated me from his little tabernacle, on account of which I see him much less. Still, I have a certain respect for this college dean, a fine speaker and an erudite, and I avow that it is extremely touching, at his age and in bad health as he is, for he has become sensibly so in these last years, that he should have given himself up to what he calls service. But whatever one may say, good intention is one thing, talent another and Brichot never had talent. I admit that I share his admiration for certain grandeurs of the war. At most, however, it is extraordinary that a blind partisan of antiquity like Brichot, who never could be ironical enough about Zola seeing more beauty in a workman′s home, in a mine than in historic palaces or about Goncourt putting Diderot above Homer and Watteau above Raphael, should repeat incessantly that Thermopylae or Austerlitz were nothing in comparison with Vauquois. This time the public, which resisted the modernists of Art and Literature, follows those of the war, because it′s the fashion to think like that and small minds are not overwhelmed by the beauty but by the enormous scale of the war. They never write Kolossal without a K but at bottom what they bow down to is indeed colossal.”
«Â C′est, du reste, une étrange chose, ajouta M. de Charlus de la petite voix pointue qu′il prenait par moments. J′entends des gens qui ont l′air très heureux toute la journée, qui prennent d′excellents cocktails, déclarer qu′ils ne pourront aller jusqu′au bout de la guerre, que leur cœur n′aura pas la force, qu′ils ne peuvent pas penser à autre chose, qu′ils mourront tout d′un coup, et le plus extraordinaire, c′est que cela arrive en effet. Comme c′est curieux ! Est-ce une question d′alimentation, parce qu′ils n′ingéreront plus que des choses mal préparées, ou parce que pour prouver leur zèle ils s′attellent à des besognes vaines mais qui détruisent le régime qui les conservait ? Mais enfin j′enregistre un nombre étonnant de ces étranges morts prématurées, prématurées au moins au gré du défunt. Je ne sais plus ce que je vous disais, que Brichot et Norpois admiraient cette guerre, mais quelle singulière manière d′en parler ! D′abord avez-vous remarqué ce pullulement d′expressions nouvelles qu′emploie Norpois qui, quand elles ont fini par s′user à force d′être employées tous les jours — car vraiment il est infatigable, et je crois que c′est la mort de ma tante Villeparisis qui lui a donné une seconde jeunesse, — sont immédiatement remplacées par d′autres lieux communs ? Autrefois je me rappelle que vous vous amusiez à noter ces modes de langage qui apparaissaient, se maintenaient, puis disparaissaient : celui qui sème le vent récolte la tempête ; les chiens aboient, la caravane passe ; faites-moi de bonne politique et je vous ferai de bonnes finances, disait le baron Louis ; il y a des symptômes qu′il serait exagéré de prendre au tragique mais qu′il convient de prendre au sérieux ; travailler pour le roi de Prusse (celle-là a d′ailleurs ressuscité, ce qui était infaillible). Hé bien, depuis, hélas, que j′en ai vu mourir ! Nous avons eu : le chiffon de papier, les empires de proie, la fameuse kultur qui consiste à assassiner des femmes et des enfants sans défense, la victoire appartient, comme disent les Japonais, à celui qui sait souffrir un quart d′heure de plus que l′autre, les Germano-Touraniens, la barbarie scientifique — si nous voulons gagner la guerre, selon la forte expression de M. Lloyd George — enfin ça ne se compte plus, et le mordant des troupes, et le cran des troupes. Même la syntaxe de l′excellent Norpois subit du fait de la guerre une altération aussi profonde que la fabrication du pain ou la rapidité des transports. Avez-vous remarqué que l′excellent homme, tenant à proclamer ses désirs comme une vérité sur le point d′être réalisée, n′ose pas tout de même employer le futur pur et simple, qui risquerait d′être contredit par les événements, mais a adopté comme signe de ce temps le verbe savoir ? » J′avouai à M. de Charlus que je ne comprenais pas bien ce qu′il voulait dire. Il me faut noter ici que le duc de Guermantes ne partageait nullement le pessimisme de son frère. Il était, de plus, aussi anglophile que M. de Charlus était anglophobe. Enfin il tenait M. Caillaux pour un traître qui méritait mille fois d′être fusillé. Quand son frère lui demandait des preuves de cette trahison, M. de Guermantes répondait que s′il ne fallait condamner que les gens qui signent un papier où ils déclarent «Â j′ai trahi » on ne punirait jamais le crime de trahison. Mais pour le cas où je n′aurais pas l′occasion d′y revenir, je noterai aussi que, deux ans plus tard, le duc de Guermantes, animé du plus pur anticaillautisme, rencontra un attaché militaire anglais et sa femme, couple remarquablement lettré avec lequel il se lia, comme au temps de l′affaire Dreyfus avec les trois dames charmantes ; que dès le premier jour il eut la stupéfaction, parlant de Caillaux dont il estimait la condamnation certaine et le crime patent, d′entendre le couple charmant et lettré dire : «Â Mais il sera probablement acquitté, il n′y a absolument rien contre lui. » M. de Guermantes essaya d′alléguer que M. de Norpois, dans sa déposition, avait dit en regardant Caillaux atterré : «Â Monsieur Caillaux, vous êtes le Giolitti de la France. » Mais le couple charmant avait souri, tourné M. de Norpois en ridicule, cité des preuves de son gâtisme et conclu qu′il avait dit cela devant M. Caillaux atterré, disait le Figaro, mais probablement, en réalité, devant M. Caillaux narquois. Les opinions du duc de Guermantes n′avaient pas tardé à changer. Attribuer ce changement à l′influence d′une Anglaise n′est pas aussi extraordinaire que cela eût pu paraître si on l′eût prophétisé même en 1919, où les Anglais n′appelaient les Allemands que les Huns et réclamaient une féroce condamnation contre les coupables. Leur opinion à eux aussi devait changer et toute décision être approuvée par eux qui pouvait contrister la France et venir en aide à l′Allemagne. Pour revenir à M. de Charlus : «Â Mais si, répondit-il à l′aveu que je ne le comprenais pas : «Â savoir », dans les articles de Norpois, est le signe du futur, c′est-à-dire le signe des désirs de Norpois et des désirs de nous tous d′ailleurs, ajouta-t-il, peut-être sans une complète sincérité, vous comprenez bien que si «Â savoir » n′était pas devenu le simple signe du futur, on comprendrait à la rigueur que le sujet de ce verbe pût être un pays, par exemple chaque fois que Norpois dit : «Â L′Amérique ne saurait rester indifférente à ces violations répétées du droit », «Â La monarchie bicéphale ne saurait manquer de venir à résipiscence ». Il est clair que de telles phrases expriment les désirs de Norpois (comme les miens, comme les vôtres), mais enfin, là le verbe peut encore garder malgré tout son sens ancien, car un pays peut «Â savoir », l′Amérique peut «Â savoir », la monarchie «Â bicéphale » elle-même peut «Â savoir » (malgré l′éternel manque de psychologie), mais le doute n′est plus possible quand Norpois écrit : «Â Ces dévastations systématiques ne sauraient persuader aux neutres », «Â La région des lacs ne saurait manquer de tomber à bref délai aux mains des alliés », «Â Les résultats de ces élections neutralistes ne sauraient refléter l′opinion de la grande majorité du pays. » Or il est certain que ces dévastations, ces régions et ces résultats de votes sont des choses inanimées qui ne peuvent pas «Â savoir ». Par cette formule Norpois adresse simplement aux neutres l′injonction (à laquelle j′ai le regret de constater qu′ils ne semblent pas obéir) de sortir de la neutralité ou aux régions des lacs de ne plus appartenir aux «Â Boches » (M. de Charlus mettait à prononcer le mot «Â boche » le même genre de hardiesse que jadis dans le train de Balbec à parler des hommes dont le goût n′est pas pour les femmes). D′ailleurs, avez-vous remarqué avec quelles ruses Norpois a toujours commencé, dès 1914, ses articles aux neutres ? Il commence par déclarer que, certes, la France n′a pas à s′immiscer dans la politique de l′Italie ou de la Roumanie ou de la Bulgarie, etc. C′est à ces puissances seules qu′il convient de décider en toute indépendance et en ne consultant que l′intérêt national si elles doivent ou non sortir de la neutralité. Mais si ces premières déclarations de l′article (ce qu′on eût appelé autrefois l′exorde) sont si remarquables et désintéressées, le morceau suivant l′est généralement beaucoup moins. Toutefois, en continuant, dit en substance Norpois, «Â il est bien clair que seules tireront un bénéfice matériel de la lutte les nations qui se seront rangées du côté du Droit et de la Justice. On ne peut attendre que les alliés récompensent, en leur octroyant leurs territoires d′où s′élève depuis des siècles la plainte de leurs frères opprimés, les peuples qui, suivant la politique de moindre effort, n′auront pas mis leur épée au service des alliés ». Ce premier pas fait vers un conseil d′intervention, rien n′arrête plus Norpois, ce n′est plus seulement le principe mais l′époque de l′intervention sur lesquels il donne des conseils de moins en moins déguisés. «Â Certes, dit-il en faisant ce qu′il appellerait lui-même le bon apôtre, c′est à l′Italie, à la Roumanie seules de décider de l′heure opportune et de la forme sous laquelle il leur conviendra d′intervenir. Elles ne peuvent pourtant ignorer qu′à trop tergiverser elles risquent de laisser passer l′heure. Déjà les sabots des cavaliers russes font frémir la Germanie traquée d′une indicible épouvante. Il est bien évident que les peuples qui n′auront fait que voler au secours de la victoire, dont on voit déjà l′aube resplendissante, n′auront nullement droit à cette même récompense qu′ils peuvent encore en se hâtant, etc. » C′est comme au théâtre quand on dit : «Â Les dernières places qui restent ne tarderont pas à être enlevées. Avis aux retardataires. » Raisonnement d′autant plus stupide que Norpois le refait tous les six mois, et dit périodiquement à la Roumanie : «Â L′heure est venue pour la Roumanie de savoir si elle veut ou non réaliser ses aspirations nationales. Qu′elle attende encore, il risque d′être trop tard. » Or, depuis deux ans qu′il le dit, non seulement le «Â trop tard » n′est pas encore venu, mais on ne cesse de grossir les offres qu′on fait à la Roumanie. De même il invite la France, etc., à intervenir en Grèce en tant que puissance protectrice parce que le traité qui liait la Grèce à la Serbie n′a pas été tenu. Or, de bonne foi, si la France n′était pas en guerre et ne souhaitait pas le concours ou la neutralité bienveillante de la Grèce, aurait-elle l′idée d′intervenir en tant que puissance protectrice, et le sentiment moral qui la pousse à se révolter parce que la Grèce n′a pas tenu ses engagements avec la Serbie ne se tait-il pas aussi dès qu′il s′agit de violation tout aussi flagrante de la Roumanie et de l′Italie qui, avec raison, je le crois, comme la Grèce aussi, n′ont pas rempli leurs devoirs, moins impératifs et étendus qu′on ne dit, d′alliés de l′Allemagne. La vérité c′est que les gens voient tout par leur journal, et comment pourraient-ils faire autrement puisqu′ils ne connaissent pas personnellement les gens ni les événements dont il s′agit ? Au temps de l′affaire qui passionnait si bizarrement à une époque dont il est convenu de dire que nous sommes séparés par des siècles, car les philosophes de la guerre ont accrédité que tout lien est rompu avec le passé, j′étais choqué de voir des gens de ma famille accorder toute leur estime à des anticléricaux, anciens communards que leur journal leur avait présentés comme antidreyfusards, et honnir un général bien né et catholique mais révisionniste. Je ne le suis pas moins de voir tous les Français exécrer l′Empereur François-Joseph qu′ils vénéraient, avec raison, je peux vous le dire, moi qui l′ai beaucoup connu et qu′il veut bien traiter en cousin. Ah ! je ne lui ai pas écrit depuis la guerre, ajouta-t-il comme avouant hardiment une faute qu′il savait très bien qu′on ne pouvait blâmer. Si, la première année, et une seule fois. Mais qu′est-ce que vous voulez, cela ne change rien à mon respect pour lui, mais j′ai ici beaucoup de jeunes parents qui se battent dans nos lignes et qui trouveraient, je le sais, fort mauvais que j′entretienne une correspondance suivie avec le chef d′une nation en guerre avec nous. Que voulez-vous ? me critique qui voudra, ajouta-t-il, comme s′exposant hardiment à mes reproches, je n′ai pas voulu qu′une lettre signée Charlus arrivât en ce moment à Vienne. La plus grande critique que j′adresserais au vieux souverain, c′est qu′un seigneur de son rang, chef d′une des maisons les plus anciennes et les plus illustres d′Europe, se soit laissé mener par ce petit hobereau, fort intelligent d′ailleurs, mais enfin par un simple parvenu comme Guillaume de Hohenzollern. Ce n′est pas une des anomalies les moins choquantes de cette guerre. » Et comme, dès qu′il se replaçait au point de vue nobiliaire, qui pour lui au fond dominait tout, M. de Charlus arrivait à d′extraordinaires enfantillages, il me dit du même ton qu′il m′eût parlé de la Marne ou de Verdun qu′il y avait des choses capitales et fort curieuses que ne devrait pas omettre celui qui écrirait l′histoire de cette guerre. «Â Ainsi, me dit-il, par exemple, tout le monde est si ignorant que personne n′a fait remarquer cette chose si marquante : le grand maître de l′ordre de Malte, qui est un pur boche, n′en continue pas moins de vivre à Rome où il jouit, en tant que grand maître de notre ordre, du privilège de l′exterritorialité. C′est intéressant », ajouta-t-il d′un air de me dire : «Â Vous voyez que vous n′avez pas perdu votre soirée en me rencontrant. » Je le remerciai et il prit l′air modeste de quelqu′un qui n′exige pas de salaire. «Â Qu′est-ce que j′étais donc en train de vous dire ? Ah ! oui, que les gens haî²³aient maintenant François-Joseph, d′après leur journal. Pour le roi Constantin de Grèce et le tzar de Bulgarie, le public a oscillé, à diverses reprises, entre l′aversion et la sympathie, parce qu′on disait tour à tour qu′ils se mettaient du côté de l′Entente ou de ce que Norpois appelle les Empires centraux. C′est comme quand il nous répète à tout moment que «Â l′heure de Venizelos va sonner ». Je ne doute pas que M. Venizelos soit un homme d′État plein de capacité, mais qui nous dit que les Grecs désirent tant que cela Venizelos ? Il voulait, nous dit-on, que la Grèce tînt ses engagements envers la Serbie. Encore faudrait-il savoir quels étaient ces engagements et s′ils étaient plus étendus que ceux que l′Italie et la Roumanie ont cru pouvoir violer. Nous avons de la façon dont la Grèce exécute ses traités et respecte sa constitution un souci que nous n′aurions certainement pas si ce n′était pas notre intérêt. Qu′il n′y ait pas eu la guerre, croyez-vous que les puissances «Â garantes » auraient même fait attention à la dissolution des Chambres ? Je vois simplement qu′on retire un à un ses appuis au Roi de Grèce pour pouvoir le jeter dehors ou l′enfermer le jour où il n′aura plus d′armée pour le défendre. Je vous disais que le public ne juge le Roi de Grèce et le Roi des Bulgares que d′après les journaux. Et comment pourraient-ils penser sur eux autrement que par le journal puisqu′ils ne les connaissent pas ? Moi je les ai vus énormément, j′ai beaucoup connu, quand il était diadoque, Constantin de Grèce, qui était une pure merveille. J′ai toujours pensé que l′Empereur Nicolas avait eu un énorme sentiment pour lui. En tout bien tout honneur, bien entendu. La princesse Christian en parlait ouvertement, mais c′est une gale. Quant au tzar des Bulgares, c′est une fine coquine, une vraie affiche, mais très intelligent, un homme remarquable. Il m′aime beaucoup. »
“It is a curious thing,” added M. de Charlus, with that little high voice he adopted at times, “I hear people who look quite happy all day long and drink plenty of excellent cocktails, say they will never be able to see the war through, that their hearts aren′t strong enough, that they cannot think of anything else and that they will die suddenly, and the extraordinary thing is that it actually happens; how curious! Is it a matter of nourishment, because they only eat things which are badly cooked or because, to prove their zeal, they harness themselves to some futile task which interferes with the diet that preserved them? Anyhow, I have registered a surprising number of these strange premature deaths, premature at all events, so far as the desire of the dead person was concerned. I do not remember exactly what I was saying to you about Brichot and Norpois admiring this war but what a singular way to talk about it. To begin with, have you remarked that pullulation of new idioms used by Norpois which, exhausted by daily use — for really he is indefatigable and I believe the death of my Aunt Villeparisis gave him a second youth — are immediately replaced by others that are in general use. Formerly, I remember you used to be amused by noting these modes of language which appear, are kept going for a time, and then disappear: ‘He who sows the wind shall reap the whirlwind′, ‘The dog barks, the caravan passes′, ‘Find me a good politic and I shall produce good finance for you, said Baron Louis′. These are symptoms which it would be exaggerated to take too tragically but which must be taken seriously, ‘To work for the King of Prussia′, (for that matter this last has been revived as was inevitable). Well, since, alas, I have seen so many of them die we have had the ‘Scrap of paper′, ‘the Robber Empires′, ‘the famous Kultur which consists in assassinating defenceless women and children′, ‘Victory, as the Japanese say, will be to him who can endure a quarter of an hour longer than the other′, ‘The Germano-Turanians′, ‘Scientific barbarity′, ‘if we want to win the war in accordance with the strong expression of Mr. Lloyd George′, in fact, there are no end of them; the mordant of the troops, and the cran of the troops. Even the sentiments of the excellent Norpois undergo, owing to the war, as complete a modification as the composition of bread or the rapidity of transport. Have you observed that the excellent man, anxious to proclaim his desires as though they were a truth on the point of being realised, does not, all the same, dare to use the future tense which might be contradicted by events, but has adopted instead the verb ‘know′.” I told M. de Charlus that I did not understand what he meant. I must observe here that the Duc de Guermantes did not in the least share the pessimism of his brother. He was, moreover, as Anglophile as M. de Charlus was Anglophobe. For instance, he considered M. Caillaux a traitor who deserved to be shot a thousand times over. When his brother asked him for proofs of this treason, M. de Guermantes answered that if one only condemned people who signed a paper on which they declared “I have betrayed”, one would never punish the crime of treason. But in case I should not have occasion to return to it, I will also remark that two years later the Duc de Guermantes, animated by pure anti-Caillauxism, made the acquaintance of an English military attaché and his wife, a remarkably well-read couple, with whom he made friends as he did with the three charming ladies at the time of the Dreyfus Affair and that from the first day he was astounded, in talking of Caillaux, whose conviction he held to be certain and his crime patent, to hear one of the charming and well-read couple remark, “He will probably be acquitted, there is absolutely nothing against him.” M. de Guermantes tried to allege that M. de Norpois, in his evidence had exclaimed, looking the fallen Caillaux in the face, “You are the Giolitti of France, yes, M. Caillaux, you are the Giolitti of France.” But the charming couple smiled and ridiculed M. de Norpois, giving examples of his senility and concluded that he had thus addressed a M. Caillaux overthrown according to the Figaro, but probably in reality a very sly M. Caillaux. The opinions of the Duc de Guermantes soon changed. To attribute this change to the influence of an English woman is not as extreme as it might have seemed if one had prophesied even in 1919, when the English called the Germans Huns and demanded a ferocious sentence on the guilty, that their opinion was to change and that every decision which could sadden France and help Germany would be supported by them. To return to M. de Charlus. “Yes,” he said, in reply to my not understanding him, “‘to know′ in the articles of Norpois takes the place of the future tense, that is, expresses the wishes of Norpois, all our wishes, for that matter,” he added, perhaps not with complete sincerity. “You understand that if ‘know′ had not replaced the simple future tense one might, if pressed, admit that the subject of this verb could be a country. For instance, every time Brichot said ‘America “would not know” how to remain indifferent to these repeated violations of right,′ ‘the two-headed Monarchy “would not know” how to fail to mend its ways′, it is clear that such phrases express the wishes of Norpois (his and ours) but, anyhow, the word can still keep its original sense in spite of its absurdity, because a country can ‘know′, America can ‘know′, even the two-headed Monarchy itself can ‘know′ (in spite of its eternal lack of psychology) but that sense can no longer be admitted when Brichot writes ‘the systematic devastations “would not know” how to persuade the neutrals′, or ‘the region of the Lakes “would not know” how to avoid shortly falling into the hands of the Allies′, or ‘the results of the elections in the neutral countries “would not know” how to reflect the opinion of the great majority in those countries′. Now it is clear that these devastations, these Lakes and these results of elections are inanimate things which cannot ‘know′. By that formula Norpois is simply addressing his injunctions to the neutrals (who, I regret to observe, do not seem to obey him) to emerge from their neutrality or exhorts the Lakes no longer to belong to the ‘Boches′.” (M. de Charlus put the same sort of arrogance into his tone in pronouncing the word boches as he did formerly in the train to Balbec when he alluded to men whose taste is not for women,) “Moreover, did you observe the tricks Norpois made use of in opening his articles on neutrals ever since 1914? He begins by declaring emphatically that France has no right to mix herself up in the politics of Italy, Roumania, Bulgaria, et cetera. It is ‘for those powers alone to decide with complete independence, consulting only their national interests, whether or not they are to abandon their neutrality.′ But if the preliminary declarations of the article (which would formerly have been called the exordium) are so markedly disinterested, what follows is generally much less so. Anyhow, as he goes on M. de Norpois says substantially, ‘it follows that those powers only who have allied themselves with the side of Right and Justice will secure material advantages from the conflict. It cannot be expected that the Allies will compensate those nations which, following the line of least resistance, have not placed their sword at the service of the Allies, by granting them territories from which, for centuries the cry of their oppressed brethren has been raised in supplication′. Norpois, having taken this first step towards advising intervention, nothing stops him and he now offers advice more and more thinly disguised, not only as to the principle but also as to the appropriate moment for intervention. ‘Naturally,′ he says, playing as he would himself call it, the good apostle, ‘it is for Italy, for Roumania alone to decide the proper hour and the form under which it will suit them to intervene. They cannot, however, be unaware that if they delay too long, they run the risk of missing the crucial moment. Even now Germany trembles at the thud of the Russian cavalry. It is obvious that the nations which have only flown to help in the hour of victory of which the resplendent dawn is already visible, can in no wise have a claim to the rewards they can still secure by hastening, et cetera, et cetera′. It is like at the theatre when they say,‘the last remaining seats will very soon be gone. This is a warning to the dilatory′, an argument which is the more stupid that Norpois serves it up every six months and periodically admonishes Roumania: ‘The Hour has come for Roumania to make up her mind whether she desires or not to realise her national aspirations. If she waits much longer, she will risk being too late′. And though he has repeated the admonition for two years, the ‘too late′ has not yet come to pass and they keep on increasing their offers to Roumania. In the same way he invites France et cetera to intervene in Greece as a protective power because the treaty which bound Greece to Serbia has not been maintained. And, really and truly, if France were not at war and did not desire the assistance of the benevolent neutrality of Greece, would she think of intervening as a protective power and would not the moral sentiment which inspires her reprobation of Greece for not keeping her engagements with Serbia, be silenced the moment the question arose of an equally flagrant violation in the case of Roumania and Italy who, like Greece, I believe with good reason, have not fulfilled their obligations, which were less imperative and extensive than is supposed, as Allies of Germany. The truth is that people see everything through their newspaper and how can they do otherwise, seeing that they themselves know nothing about the peoples or the events in question. At the time of the ‘Affaire′ which stirred all passions during that period from which it is now the right thing to say we are separated by centuries, for the war-philosophers have agreed that all links with the past are broken, I was shocked at seeing members of my own family give their esteem to anti-clericals and former Communists whom their paper represented as anti-Dreyfusards and insult a general of high birth and a Catholic who was a revisionist. I am no less shocked to see the whole French people execrate the Emperor Francis Joseph, whom they used rightly to venerate; I am able to assure you of this, for I used to know him well and he honoured me by treating me as his cousin. Ah! I have not written to him since the war,” he added as though avowing a fault for which he knew he could not be blamed. “Yes, let me see, I did write once, only the first year. But it doesn′t matter. It doesn′t in the least change my respect for him, but I have many young relatives fighting in our lines and they would, I know, consider that I was acting very badly if I kept up a correspondence with the head of a nation at war with us. Let him who wishes criticise me,” he added, as if he were boldly exposing himself to my reproof; “I did not want a letter signed Charlus to arrive at Vienna in such times as these. The chief criticism that I should direct against the old sovereign is that a Seigneur of his rank, head of one of the most ancient and illustrious houses in Europe, should have allowed himself to be led by the nose by that little upstart of a country squire very intelligent for that matter but a pure parvenu like William of Hohenzollern. That is not the least shocking of the anomalies of this war.” And as, once he adopted the nobiliary point of view which for him overshadowed everything else, M. de Charlus was capable of the most childish extravagances, he told me, in the same serious tone as if he were speaking of the Marne or of Verdun, that there were most interesting and curious things which should not be excluded by any historian of this war. “For instance,” he said, “people are so ignorant that no one has observed this remarkable point: the Grand-Master of the Order of Malta, who is a pure-bred Boche, does not on that account cease living at Rome where, as Grand-Master of our Order he enjoys exterritorial privileges. Isn′t that interesting?” he added with the air of saying, “You see you have not wasted your evening by meeting me.” I thanked him and he assumed the modest air of one who is not asking for payment. “Ah! What was I telling you? Oh, yes, that people now hated Francis Joseph according to their paper. In the cases of the King Constantine of Greece and the Czar of Bulgaria the public has wavered between aversion and sympathy according to reports that they were going to join the Entente or what Norpois calls ‘the Central Empires′. It is like when he keeps on telling us every moment that the hour of Venizelos is going to strike. I do not doubt that Venizelos is a man of much capacity but how do we know that his country wants him so much? He desired, we are informed, that Greece should keep her engagements with Serbia. So we ought to know what those engagements were and if they were more binding than those which Italy and Roumania thought themselves justified in violating. We display an anxiety about the way in which Greece executes her treaties and respects her constitution that we certainly should not have were it not to our interest. If there had been no war, do you believe that the guaranteeing powers would even have paid the slightest attention to the dissolution of the Chamber? I observe that one by one they are withholding their support from the King of Greece so as to be able to throw him out or imprison him the day that he has no army to defend him. I was telling you that the public only judges the King of Greece and the Czar of Bulgaria by the papers, and how could they do otherwise since they do not know them? I used to see a great deal of them and knew them well. When Constantine of Greece was Crown Prince he was a marvel of beauty. I have always believed that the Emperor Nicholas had a great deal of sentiment for him. Honi soit qui mal y pense, of course. Princess Christian spoke of it openly, but she′s a fiend. As to the Czar of the Bulgarians, he′s a sly hussy, a regular show-figure, but very intelligent, a remarkable man. He′s very fond of me.”
M. de Charlus, qui pouvait être si agréable, devenait odieux quand il abordait ces sujets. Il y apportait la satisfaction qui agace déjà chez un malade qui vous fait tout le temps valoir sa bonne santé. J′ai souvent pensé que, dans le tortillard de Balbec, les fidèles qui souhaitaient tant les aveux devant lesquels il se dérobait n′auraient peut-être pas pu supporter cette espèce d′ostentation d′une manie et, mal à l′aise, respirant mal comme dans une chambre de malade ou devant un morphinomane qui tirerait devant vous sa seringue, ce fussent eux qui eussent mis fin aux confidences qu′ils croyaient désirer. De plus, on était agacé d′entendre accuser tout le monde, et probablement bien souvent sans aucune espèce de preuve, par quelqu′un qui s′omettait lui-même de la catégorie spéciale à laquelle on savait pourtant qu′il appartenait et où il rangeait si volontiers les autres. Enfin, lui si intelligent, s′était fait à cet égard une petite philosophie étroite (à la base de laquelle il y avait peut-être un rien des curiosités que Swann trouvait dans «Â la vie » ) expliquant tout par ces causes spéciales et où, comme chaque fois qu′on verse dans son défaut, il était non seulement au-dessous de lui-même mais exceptionnellement satisfait de lui. C′est ainsi que lui si grave, si noble, eut le sourire le plus niais pour achever la phrase que voici : «Â Comme il y a de fortes présomptions du même genre que pour Ferdinand de Cobourg à l′égard de l′Empereur Guillaume, cela pourrait être la cause pour laquelle le tzar Ferdinand s′est mis du côté des «Â Empires de proie ». Dame, au fond, c′est très compréhensible, on est indulgent pour une sœur, on ne lui refuse rien. Je trouve que ce serait très joli comme explication de l′alliance de la Bulgarie avec l′Allemagne. » Et de cette explication stupide M. de Charlus rit longuement comme s′il l′avait vraiment trouvée très ingénieuse alors que, même si elle avait reposé sur des faits vrais, elle était aussi puérile que les réflexions que M. de Charlus faisait sur la guerre quand il la jugeait en tant que féodal ou que chevalier de Saint-Jean de Jérusalem. Il finit par une remarque juste : «Â Ce qui est étonnant, dit-il, c′est que ce public qui ne juge ainsi des hommes et des choses de la guerre que par les journaux est persuadé qu′il juge par lui-même. » En cela M. de Charlus avait raison. On m′a raconté qu′il fallait voir les moments de silence et d′hésitation qu′avait Mme de Forcheville, pareils à ceux qui sont nécessaires, non pas même seulement à l′énonciation, mais à la formation d′une opinion personnelle, avant de dire, sur le ton d′un sentiment intime : «Â Non, je ne crois pas qu′ils prendront Varsovie »Â ; «Â Je n′ai pas l′impression qu′on puisse passer un second hiver »Â ; «Â Ce que je ne voudrais pas, c′est une paix boiteuse »Â ; «Â Ce qui me fait peur, si vous voulez que je vous le dise, c′est la Chambre »Â ; «Â Si, j′estime tout de même qu′on pourrait percer. » Et pour dire cela Odette prenait un air mièvre qu′elle poussait à l′extrême quand elle disait : «Â Je ne dis pas que les armées allemandes ne se battent pas bien, mais il leur manque ce qu′on appelle le cran. » Pour prononcer «Â le cran » (et même simplement pour le «Â mordant » ) elle faisait avec sa main le geste de pétrissage et avec ses yeux le clignement des rapins employant un terme d′atelier. Son langage à elle était pourtant plus encore qu′autrefois la trace de son admiration pour les Anglais, qu′elle n′était plus obligée de se contenter d′appeler comme autrefois nos voisins d′outre-Manche, ou tout au plus nos amis les Anglais, mais nos loyaux alliés ! Inutile de dire qu′elle ne se faisait pas faute de citer à tout propos l′expression de «Â fair play » pour montrer les Anglais trouvant les Allemands des joueurs incorrects, et «Â ce qu′il faut c′est gagner la guerre », comme disent nos braves alliés. Tout au plus associait-elle assez maladroitement le nom de son gendre à tout ce qui touchait les soldats anglais et au plaisir qu′il trouvait à vivre dans l′intimité des Australiens aussi bien que des Écossais, des Néo-Zélandais et des Canadiens. «Â Mon gendre Saint-Loup connaît maintenant l′argot de tous les braves «Â tommies », il sait se faire entendre de ceux des plus lointains «Â dominions » et, aussi bien qu′avec le général commandant la base, fraternise avec le plus humble «Â private ».
M. de Charlus, who could be so pleasant, became odious when he touched on these subjects. His self-complacency irritated one like an invalid who keeps on assuring you how well he is. I have often thought that the “faithful” who so much wanted the avowals withheld by the tortuous personage of Balbec, could not have put up with his ostentatious but uneasy display of his mania and would have felt as uncomfortable as if a morphino-maniac took out his syringe in front of them; probably they would soon have had enough of the confidences they thought they would relish. Besides, one got sick of hearing everybody relegated without proof to a category to which he belonged himself though he denied it. In spite of his intelligence, he had constructed for himself in that connection a narrow little philosophy (at the base of which there was perhaps a touch of that peculiar way of looking at life which characterised Swann) which attributed everything to special causes and, as always happens when a man is conscious of bordering on his own particular defect, he was unworthy of himself and yet unusually self-satisfied. So it came about that so earnest, so noble-minded a man could wear that idiotic smile when he enunciated: “as there are strong presumptions of the same character in regard to Ferdinand of Coburg′s relations with the Emperor William, that might be the reason why Czar Ferdinand placed himself by the side of the Robber-Empires. Dame, after all, that is quite comprehensible. One is generous to one′s sister, one doesn′t refuse her anything. To my mind it would be a very charming explanation of the alliance of Germany and Bulgaria.” And M. de Charlus laughed as long over this stupid explanation as though it had been an ingenious one which, even if there had been any justification for it, was as puerile as the observations he made about the war when he judged it from the feudal point of view of from that of a Knight of the Order of Jerusalem. He finished with a sensible observation: “It is astonishing that the public, though it only judges men and things in the war by the papers, is convinced that it is exercising its own initiative.” M. de Charlus was right about that. I was told that Mme de Forcheville′s silences and hesitations were worth witnessing for the sake of her facial expression when she announced with deep personal conviction: “No, I do not believe that they will take Warsaw”, “I am under the impression that it will not last a second winter.” “What I do not want is a lame peace.” “What alarms me, if you care for my opinion, is the Chamber.” “Yes, I believe, all the same, they can break through.” In enunciating these phrases, Odette′s features assumed a knowing look which was emphasised when she remarked: “I don′t say that the German armies don′t fight well, but they lack that cran as we call it.” In using that expression (or the word mordant in connection with the troops) she made a gesture of kneading with her hand, putting her head on one side and half-closing her eyes like an art-student. Her language bore more traces than ever of her admiration for the English whom she was no longer content to call as she used to “our neighbours across the Channel”, or “our friends the English”, but nothing less than “our loyal allies”. Unnecessary to say that she never neglected to use in all contexts the expression “fair play” in order to show that the English considered the Germans unfair players. “Fair play is what is needed to win the war, as our brave allies say.” And she rather awkwardly associated the name of her son-in-law with everything that concerned the English soldiers and alluded to the pleasure he found in living on intimate terms with the Australians, as also with the Scottish, the New Zealanders and the Canadians. “My son-in-law, Saint-Loup, knows the slang of all those brave ‘tommies′. He knows how to make himself understood by those who came from the far ‘Dominions′ and he would just as soon fraternise with the most humble private as with the general commanding the base.”
Que cette parenthèse sur Mme de Forcheville m′autorise, tandis que je descends les boulevards côte à côte avec M. de Charlus, à une autre plus longue encore, mais utile pour décrire cette époque, sur les rapports de Mme Verdurin avec Brichot. En effet, si le pauvre Brichot était, ainsi que Norpois, jugé sans indulgence par M. de Charlus (parce que celui-ci était à la fois très fin et plus ou moins inconsciemment germanophile), il était encore bien plus maltraité par les Verdurin. Sans doute ceux-ci étaient chauvins, ce qui eût dû les faire se plaire aux articles de Brichot, lesquels d′autre part n′étaient pas inférieurs à bien des écrits où se délectait Mme Verdurin. Mais d′abord on se rappelle peut-être que, déjà à la Raspelière, Brichot était devenu pour les Verdurin du grand homme qu′il leur avait paru être autrefois, sinon une tête de Turc comme Saniette, du moins l′objet de leurs railleries à peine déguisées. Du moins restait-il, à ce moment-là, un fidèle entre les fidèles, ce qui lui assurait une part des avantages prévus tacitement par les statuts à tous les membres fondateurs associés du petit groupe. Mais au fur et à mesure que, à la faveur de la guerre peut-être, ou par la rapide cristallisation d′une élégance si longtemps retardée, mais dont tous les éléments nécessaires et restés invisibles saturaient depuis longtemps le salon des Verdurin, celui-ci s′était ouvert à un monde nouveau et que les fidèles, appâts d′abord de ce monde nouveau, avaient fini par être de moins en moins invités, un phénomène parallèle se produisait pour Brichot. Malgré la Sorbonne, malgré l′Institut, sa notoriété n′avait pas jusqu′à la guerre dépassé les limites du salon Verdurin. Mais quand il se mit à écrire, presque quotidiennement, des articles parés de ce faux brillant qu′on l′a vu si souvent dépenser sans compter pour les fidèles, riches, d′autre part, d′une érudition fort réelle, et qu′en vrai sorbonien il ne cherchait pas à dissimuler de quelques formes plaisantes qu′il l′entourât, le «Â grand monde » fut littéralement ébloui. Pour une fois, d′ailleurs, il donnait sa faveur à quelqu′un qui était loin d′être une nullité et qui pouvait retenir l′attention par la fertilité de son intelligence et les ressources de sa mémoire. Et pendant que trois duchesses allaient passer la soirée chez Mme Verdurin, trois autres se disputaient l′honneur d′avoir chez elles à dîner le grand homme, lequel acceptait chez l′une, se sentant d′autant plus libre que Mme Verdurin, exaspérée du succès que ses articles rencontraient auprès du faubourg Saint-Germain, avait soin de ne jamais avoir Brichot chez elle quand il devait s′y trouver quelque personne brillante qu′il ne connaissait pas encore et qui se hâterait de l′attirer. Ce fut ainsi que le journalisme, dans lequel Brichot se contentait, en somme, de donner tardivement, avec honneur et en échange d′émoluments superbes, ce qu′il avait gaspillé toute sa vie gratis et incognito dans le salon des Verdurin (car ses articles ne lui coûtaient pas plus de peine, tant il était disert et savant, que ses causeries) eût conduit, et parut même un moment conduire Brichot à une gloire incontestée, s′il n′y avait pas eu Mme Verdurin. Certes, les articles de Brichot étaient loin d′être aussi remarquables que le croyaient les gens du monde. La vulgarité de l′homme apparaissait à tout instant sous le pédantisme du lettré. Et à côté d′images qui ne voulaient rien dire du tout (les Allemands ne pourront plus regarder en face la statue de Beethoven ; Schiller a dû frémir dans son tombeau ; l′encre qui avait paraphé la neutralité de la Belgique était à peine séchée ; Lénine parle, mais autant en emporte le vent de la steppe), c′étaient des trivialités telles que : «Â Vingt mille prisonniers, c′est un chiffre »Â ; «Â Notre commandement saura ouvrir l′œil et le bon »Â ; «Â Nous voulons vaincre, un point c′est tout. » Mais, mêlés à tout cela, tant de savoir, tant d′intelligence, de si justes raisonnements. Or, Mme Verdurin ne commençait jamais un article de Brichot sans la satisfaction préalable de penser qu′elle allait y trouver des choses ridicules, et le lisait avec l′attention la plus soutenue pour être certaine de ne les pas laisser échapper. Or, il était malheureusement certain qu′il y en avait quelques-unes. On n′attendait même pas de les avoir trouvées. La citation la plus heureuse d′un auteur vraiment peu connu, au moins dans l′œuvre à laquelle Brichot se reportait, était incriminée comme preuve du pédantisme le plus insoutenable et Mme Verdurin attendait avec impatience l′heure du dîner pour déchaîner les éclats de rire de ses convives. «Â Hé bien, qu′est-ce que vous avez dit du Brichot de ce soir ? J′ai pensé à vous en lisant la citation de Cuvier. Ma parole, je crois qu′il devient fou. — Je ne l′ai pas encore lu, disait un fidèle. — Comment, vous ne l′avez pas encore lu ? Mais vous ne savez pas les délices que vous vous refusez. C′est-à-dire que c′est d′un ridicule à mourir. » Et contente au fond que quelqu′un n′eût pas encore lu le Brichot pour avoir l′occasion d′en mettre elle-même en lumière les ridicules, Mme Verdurin disait au maître d′hôtel d′apporter le Temps et faisait elle-même la lecture à haute voix, en faisant sonner avec emphase les phrases les plus simples. Après le dîner, pendant toute la soirée ; cette campagne anti-brichotiste continuait, mais avec de fausses réserves. «Â Je ne le dis pas trop haut parce que j′ai peur que là-bas, disait-elle en montrant la comtesse Molé, on n′admire assez cela. Les gens du monde sont plus na qu′on ne croit. » Mme Molé, à qui on tâchait de faire entendre, en parlant assez fort, qu′on parlait d′elle, tout en s′efforçant de lui montrer par des baissements de voix, qu′on n′aurait pas voulu être entendu d′elle, reniait lâchement Brichot qu′elle égalait en réalité à Michelet. Elle donnait raison à Mme Verdurin, et pour terminer pourtant par quelque chose qui lui paraissait incontestable, disait : «Â Ce qu′on ne peut pas lui retirer, c′est que c′est bien écrit. — Vous trouvez ça bien écrit, vous ? disait Mme Verdurin, moi je trouve ça écrit comme par un cochon », audace qui faisait rire les gens du monde, d′autant plus que Mme Verdurin, effarouchée elle-même par le mot de cochon, l′avait prononcé en le chuchotant la main rabattue sur les lèvres. Sa rage contre Brichot croissait d′autant plus que celui-ci étalait naîµ¥ment la satisfaction de son succès, malgré les accès de mauvaise humeur que provoquait chez lui la censure, chaque fois que, comme il le disait avec son habitude d′employer les mots nouveaux pour montrer qu′il n′était pas trop universitaire, elle avait «Â caviardé » une partie de son article. Devant lui Mme Verdurin ne laissait pas trop voir, sauf par une maussaderie qui eût averti un homme plus perspicace, le peu de cas qu′elle faisait de ce qu′il écrivait. Elle lui reprocha seulement une fois d′écrire si souvent «Â je ». Et il avait, en effet, l′habitude de l′écrire continuellement, d′abord parce que, par habitude de professeur, il se servait constamment d′expressions comme «Â j′accorde que », «Â je veux bien que l′énorme développement des fronts nécessite », etc., mais surtout parce que, ancien antidreyfusard militant qui flairait la préparation germanique bien longtemps avant la guerre, il s′était trouvé écrire très souvent : «Â J′ai dénoncé dès 1897 »Â ; «Â j′ai signalé en 1901 »Â ; «Â j′ai averti dans ma petite brochure aujourd′hui rarissime (habent sua fata libelli) », et ensuite l′habitude lui était restée. Il rougit fortement de l′observation de Mme Verdurin, qui lui fut faite d′un ton aigre. «Â Vous avez raison, Madame, quelqu′un qui n′aimait pas plus les jésuites que M. Combes, encore qu′il n′ait pas eu de préface de notre doux maître en scepticisme délicieux, Anatole France, qui fut si je ne me trompe mon adversaireÂ… avant le Déluge, a dit que le moi est toujours haî²³able. » À partir de ce moment Brichot remplaça je par on, mais on n′empêchait pas le lecteur de voir que l′auteur parlait de lui et permit à l′auteur de ne plus cesser de parler de lui, de commenter la moindre de ses phrases, de faire un article sur une seule négation, toujours à l′abri de on. Par exemple, Brichot avait-il dit, fût-ce dans un autre article, que les armées allemandes avaient perdu de leur valeur, il commençait ainsi : «Â On ne camoufle pas ici la vérité. On a dit que les armées allemandes avaient perdu de leur valeur. On n′a pas dit qu′elles n′avaient plus une grande valeur. Encore moins écrira-t-on qu′elles n′ont plus aucune valeur. On ne dira pas non plus que le terrain gagné, s′il n′est pas, etc. » Bref, rien qu′à énoncer tout ce qu′il ne dirait pas, à rappeler tout ce qu′il avait dit il y avait quelques années, et ce que Clausewitz, Ovide, Apollonius de Tyane avaient dit il y avait plus ou moins de siècles, Brichot aurait pu constituer aisément la matière d′un fort volume. Il est à regretter qu′il n′en ait pas publié, car ces articles si nourris sont maintenant difficiles à retrouver. Le faubourg Saint-Germain, chapitré par Mme Verdurin, commença par rire de Brichot chez elle, mais continua, une fois sorti du petit clan, à admirer Brichot. Puis se moquer de lui devint une mode comme ç′avait été de l′admirer, et celles mêmes qu′il continuait d′intéresser en secret, dès le temps qu′elles lisaient son article, s′arrêtaient et riaient dès qu′elles n′étaient plus seules, pour ne pas avoir l′air moins fines que les autres. Jamais on ne parla tant de Brichot qu′à cette époque dans le petit clan, mais par dérision. On prenait comme critérium de l′intelligence de tout nouveau ce qu′il pensait des articles de Brichot ; s′il répondait mal la première fois, on ne se faisait pas faute de lui apprendre à quoi l′on reconnaît que les gens sont intelligents.
Let this digression about Mme de Forcheville, while I am walking along the boulevard side by side with M. de Charlus, justify a longer one, to elucidate the relations of Mme Verdurin with Brichot at this period. If poor Brichot, like Norpois, was judged with little indulgence by M. de Charlus (because the latter was at once extremely acute and, unconsciously, more or less Germanophile) he was actually treated much worse by the Verdurins. The latter were, of course, chauvinist, and they ought to have liked Brichot′s articles which, for that matter, were not inferior to many publications considered delectable by Mme Verdurin. The reader will, perhaps, recall that, even in the days of La Raspelière, Brichot had become, instead of the great man they used to think him, if not a Turk′s head like Saniette, at all events the object of their thinly disguised raillery. Nevertheless, he was still one of the “faithfuls” which assured him some of the advantages tacitly allotted by the statutes to all the foundation and associated members of the little group. But as, gradually, perhaps owing to the war or through the rapid crystallisation of the long-delayed fashionableness with which all the necessary but till then invisible elements had long since saturated the Verdurin Salon, that salon had been opened to a new society and as the “faithfuls”, at first the bait for this new society, had ended by being less and less frequently invited, so a parallel phenomenon was taking place in Brichot′s case. In spite of the Sorbonne, in spite of the Institute, his fame had, until the war, not outgrown the limits of the Verdurin salon. But when almost daily he began writing articles embellished with that false brilliance we have so often seen him lavishly dispensing for the benefit of the “faithful” and as he possessed a real erudition which, as a true Sorbonian, he did not seek to hide under some of the graces he gave to it, society was literally dazzled. For once, moreover, it accorded its favour to a man who was far from being a nonentity and who could claim attention owing to the fertility of his intelligence and the resources of his memory. And while three duchesses went to spend the evening at Mme Verdurin′s, three others contested the honour of having the great man at their table; and when the invitation of one of them was accepted, she felt herself the freer because Mme Verdurin, exasperated by the success of his articles in the faubourg Saint-Germain, had taken care not to have him at her house when there was any likelihood of his encountering there some brilliant personage whom he did not yet know and who would hasten to capture him. Brichot in his old age was satisfied to bestow on journalism in exchange for liberal emoluments, all the distinction he had wasted gratis and unrecognised in the Verdurins′ salon (for his articles gave him no more trouble than his conversation, so good a talker and so learned was he) and this might have brought him unrivalled fame and at one moment seemed on the eve of doing so, had it not been for Mme Verdurin. Certainly Brichot′s articles were far from being as remarkable as society people believed them to be. The vulgarity of the man was manifest at every instant under the pedantry of the scholar. And over and above imagery which meant nothing at all (“the Germans can no longer look the statue of Beethoven in the face”, “Schiller must have turned in his grave”, “the ink which initialled the neutrality of Belgium was hardly dry”, “Lenin′s words mean no more than the wind over the steppes”) there were trivialities such as “Twenty thousand prisoners, that′s something like a figure”. “Our Command will know how to keep its eyes open once for all”. “We mean to win; one point, that′s all”. But mixed up with that nonsense, there were so much knowledge, intelligence and good reasoning. Now Mme Verdurin never began one of Brichot′s articles without the anticipatory satisfaction of expecting to find absurdities in it and read it with concentrated attention so as to be certain not to let any of them escape her. Unfortunately there always were some, one hardly had to wait. The most felicitous quotation from an almost unknown author, unknown at all events, by the writer of the work Brichot referred to, was made use of to prove his unjustifiable pedantry and Mme Verdurin awaited the dinner-hour with impatience so that she could let loose her guests′ shrieks of laughter, “Well! What about our Brichot this evening? I thought of you when I was reading the quotation from Cuvier. Upon my word, I believe he′s going crazy.” “I haven′t read it yet,” said a “faithful”. “What, you haven′t read it yet? You don′t know the delights in store for you. It′s so perfectly idiotic that I nearly died of laughing.” And delighted that someone or other had not yet read the particular article so that she could expose Brichot′s absurdities herself, Mme Verdurin told the butler to bring the Temps and began to read it aloud, emphasising the most simple phrases. After dinner, throughout the evening, the anti-Brichot campaign continued, but with a pretence of reserve. “I′m not reading this too loud because I′m afraid that down there,” she pointed at the Comtesse Molé, “there′s a lingering admiration for this rubbish. Society people are simpler than one would think.” While they wanted Mme Molé to hear what they were saying about her, they pretended the contrary by lowering their voices, and she, in cowardly fashion, disowned Brichot whom in reality she considered the equal of Michelet. She agreed with Mme Verdurin and yet, so as to end on a note which seemed to her incontrovertible, added, “One cannot deny that it is well written.” “You call that well written,” rejoined Mme Verdurin, “I consider that it′s written like a pig,” a sally which raised a society laugh, chiefly because Mme Verdurin, rather abashed by the word “pig”, had uttered it in a whisper, with her hand over her lips. Her vindictiveness towards Brichot increased the more because he naively displayed satisfaction at his success in spite of ill-humour provoked by the censorship each time, as he said, with his habitual use of slang to show he was not too don-like, it had caviardé a part of his article. To his face Mme Verdurin did not let him perceive how poor an opinion she had of his articles except by a sullen demeanour which would have enlightened a more perceptive man. Once only she reproached him with using “I” so often. As a matter of fact he did so, partly from professional habit; expressions like: “I admit that”, “I am aware that the enormous development of the fronts necessitates”, et cetera, et cetera imposed themselves on him but still more because as a former militant anti-Dreyfusard who had surmised the German preparations long before the war, he had grown accustomed to continually writing: “I have denounced them since 1897”, “I pointed it out in 1901”, “I. warned them in my little brochure, very scarce to-day ‘habent sua fata libelli‘” and thus the habit had taken root. He blushed deeply at Mme Verdurin′s bitter observation. “You are right, madame. One who loved the Jesuits as little as M. Combes, before he had been privileged with a preface by our charming master in delightful scepticism, Anatole France, who, unless I err, was my adversary — before the deluge, said that the ‘I′ was always detestable.” From that moment Brichot replaced “I” by “we”, but “we” did not prevent the reader from seeing that the writer was speaking about himself, on the contrary it enabled him never to cease talking about himself, making a running commentary out of his least significant sentences and composing an article simply on a negation, invariably protected by “we”. For instance, Brichot had stated, maybe, in another article that the German armies had lost some of their value, he would then begin as follows: “‘We′ are not going to disguise the truth. ‘We′ have said that these German armies had lost some of their value. ‘We′ have not said that they were not still of great value. Still less shall ‘we′ say that they have no value at all, any more than ‘we′ should say that ground is gained which is not gained, et cetera, et cetera.” In short, Brichot would have been able, merely by enunciating everything he would not say and by recalling everything that he had been saying for years and what Clausewitz, Ovid, Apollonius of Tyana had said so and so many centuries ago, easily to constitute the material of a large volume. It is a pity he did not publish it because those articles crammed with erudition are now difficult to obtain. The faubourg Saint-Germain, instructed by Mme Verdurin, began laughing at Brichot at her house, but, once they got away from the little clan, they continued to admire him. Then laughing at him became the fashion as it had been the fashion to admire him, and even those ladies who continued to be secretly interested in him, had no sooner read one of his articles, than they stopped and laughed at them in company, so as not to appear less intelligent than others. Brichot had never been so much talked about in the little clan as at this period, but with derision. The criterion of the intelligence of every newcomer was his opinion of Brichot′s articles; if he responded unsatisfactorily the first time, they soon taught him how to judge people′s intelligence.
«Â Enfin, mon pauvre ami, continua M. de Charlus, tout cela est épouvantable et nous avons plus que d′ennuyeux articles à déplorer. On parle de vandalisme, de statues détruites. Mais est-ce que la destruction de tant de merveilleux jeunes gens, qui étaient des statues polychromes incomparables, n′est pas du vandalisme aussi ? Est-ce qu′une ville qui n′aura plus de beaux hommes ne sera pas comme une ville dont toute la statuaire aurait été brisée ? Quel plaisir puis-je avoir à aller dîner au restaurant quand j′y suis servi par de vieux bouffons moussus qui ressemblent au Père Didon, si ce n′est pas par des femmes en cornette qui me font croire que je suis entré au bouillon Duval. Parfaitement, mon cher, et je crois que j′ai le droit de parler ainsi parce que le Beau est tout de même le Beau dans une matière vivante. Le grand plaisir d′être servi par des êtres rachitiques, portant binocle, dont le cas d′exemption se lit sur le visage ! Contrairement à ce qui arrivait toujours jadis, si l′on veut reposer ses yeux sur quelqu′un de bien dans un restaurant, il ne faut plus regarder parmi les garçons qui servent mais parmi les clients qui consomment. Mais on pouvait revoir un servant, bien qu′ils changeassent souvent, mais allez donc savoir qui est et quand reviendra ce lieutenant anglais qui vient pour la première fois et sera peut-être tué demain. Quand Auguste de Pologne, comme raconte le charmant Morand, l′auteur délicieux de Clarisse, échangea un de ses régiments contre une collection de potiches chinoises, il fit à mon avis une mauvaise affaire. Pensez que tous ces grands valets de pied qui avaient deux mètres de haut et qui ornaient les escaliers monumentaux de nos plus belles amies ont tous été tués, engagés pour la plupart parce qu′on leur répétait que la guerre durerait deux mois. Ah ! ils ne savaient pas comme moi la force de l′Allemagne, la vertu de la race prussienne, dit-il en s′oubliant — et puis, remarquant qu′il avait trop laissé voir son point de vue — ce n′est pas tant l′Allemagne que je crains pour la France que la guerre elle-même. Les gens de l′arrière s′imaginent que la guerre est seulement un gigantesque match de boxe auquel ils assistent de loin, grâce aux journaux. Mais cela n′a aucun rapport. C′est une maladie qui quand elle semble conjurée sur un point reprend sur un autre. Aujourd′hui Noyon sera délivré, demain on n′aura plus ni pain ni chocolat, après-demain celui qui se croyait tranquille et accepterait au besoin une balle qu′il n′imagine pas s′affolera parce qu′il lira dans les journaux que sa classe est rappelée. Quant aux monuments, un chef-d′œuvre unique comme Reims par la qualité n′est pas tellement ce dont la disparition m′épouvante, c′est surtout de voir anéantis une telle quantité d′ensembles qui rendaient le moindre village de France instructif et charmant. » Je pensai aussitôt à Combray et qu′autrefois j′aurais cru me diminuer aux yeux de Mme de Guermantes en avouant la petite situation que ma famille occupait à Combray. Je me demandai si elle n′avait pas été révélée aux Guermantes et à M. de Charlus, soit par Legrandin, ou Swann, ou Saint-Loup, ou Morel. Mais cette prétérition même était moins pénible pour moi que des explications rétrospectives. Je souhaitai seulement que M. de Charlus ne parlât pas de Combray. «Â Je ne veux pas dire de mal des Américains, Monsieur, continua-t-il, il paraît qu′ils sont inépuisablement généreux, et comme il n′y a pas eu de chef d′orchestre dans cette guerre, que chacun est entré dans la danse longtemps après l′autre, et que les Américains ont commencé quand nous étions quasiment finis, ils peuvent avoir une ardeur que quatre ans de guerre ont pu calmer chez nous. Même avant la guerre ils aimaient notre pays, notre art, ils payaient fort cher nos chefs-d′œuvre. Beaucoup sont chez eux maintenant. Mais précisément cet art déraciné, comme dirait M. Barrès, est tout le contraire de ce qui faisait l′agrément délicieux de la France. Le château expliquait l′église qui, elle-même, parce qu′elle avait été un lieu de pèlerinage, expliquait la chanson de geste. Je n′ai pas à surfaire l′illustration de mes origines et de mes alliances, et d′ailleurs ce n′est pas de cela qu′il s′agit. Mais dernièrement j′ai eu à régler une question d′intérêts, et, malgré un certain refroidissement qu′il y a entre le ménage et moi, à aller faire une visite à ma nièce Saint-Loup qui habite à Combray. Combray n′était qu′une toute petite ville comme il y en a tant. Mais nos ancêtres étaient représentés en donateurs dans certains vitraux, dans d′autres étaient inscrites nos armoiries. Nous y avions notre chapelle, nos tombeaux. Cette église a été détruite par les Français et par les Anglais parce qu′elle servait d′observatoire aux Allemands. Tout ce mélange d′histoire survivante et d′art, qui était la France, se détruit, et ce n′est pas fini. Et, bien entendu, je n′ai pas le ridicule de comparer, pour des raisons de famille, la destruction de l′église de Combray à celle de la cathédrale de Reims, qui était comme le miracle d′une cathédrale gothique retrouvant naturellement la pureté de la statuaire antique, ou de celle d′Amiens. Je ne sais si le bras levé de Saint Firmin est aujourd′hui brisé. Dans ce cas la plus haute affirmation de la foi et de l′énergie a disparu de ce monde. — Son symbole, Monsieur, lui répondis-je. Et j′adore autant que vous certains symboles. Mais il serait absurde de sacrifier au symbole la réalité qu′il symbolise. Les cathédrales doivent être adorées jusqu′au jour où, pour les préserver, il faudrait renier les vérités qu′elles enseignent. Le bras levé de Saint Firmin dans un geste de commandement presque militaire disait : Que nous soyons brisés si l′honneur l′exige. Ne sacrifiez pas des hommes à des pierres dont la beauté vient justement d′avoir un moment fixé des vérités humaines. — Je comprends ce que vous voulez dire, me répondit M. de Charlus, et M. Barrès, qui nous a fait, hélas, trop faire de pèlerinages à la statue de Strasbourg et au tombeau de M. Déroulède, a été touchant et gracieux quand il a écrit que la cathédrale de Reims elle-même nous était moins chère que la vie de nos fantassins. Assertion qui rend assez ridicule la colère de nos journaux contre le général allemand qui commandait là-bas et qui disait que la cathédrale de Reims lui était moins précieuse que celle d′un soldat allemand. C′est, du reste, ce qui est exaspérant et navrant, c′est que chaque pays dit la même chose. Les raisons pour lesquelles les associations industrielles de l′Allemagne déclarent la possession de Belfort indispensable à préserver leur nation contre nos idées de revanche sont les mêmes que celles de Barrès exigeant Mayence pour nous protéger contre les velléités d′invasion des Boches. Pourquoi la restitution de l′Alsace-Lorraine a-t-elle paru à la France un motif insuffisant pour faire la guerre, un motif suffisant pour la continuer, pour la redéclarer à nouveau chaque année ? Vous avez l′air de croire que la victoire est désormais promise à la France, je le souhaite de tout mon cœur, vous n′en doutez pas, mais enfin, depuis qu′à tort ou à raison les Alliés se croient sûrs de vaincre (pour ma part je serais naturellement enchanté de cette solution, mais je vois surtout beaucoup de victoires sur le papier, de victoires à la Pyrrhus, avec un coût qui ne nous est pas dit) et que les Boches ne se croient plus sûrs de vaincre, on voit l′Allemagne chercher à hâter la paix, la France à prolonger la guerre, la France qui est la France juste et a raison de faire entendre des paroles de justice, mais est aussi la douce France et devrait faire entendre des paroles de pitié, fût-ce seulement pour ses propres enfants et pour qu′à chaque printemps les fleurs qui renaîtront aient autre chose à éclairer que des tombes. Soyez franc, mon cher ami, vous-même m′aviez fait une théorie sur les choses qui n′existent que grâce à une création perpétuellement recommencée. La création du monde n′a pas eu lieu une fois pour toutes, me disiez-vous, elle a nécessairement lieu tous les jours. Hé bien, si vous êtes de bonne foi, vous ne pouvez pas excepter la guerre de cette théorie. Notre excellent Norpois a beau écrire — en sortant un des accessoires de rhétorique qui lui sont aussi chers que «Â l′aube de la victoire » et le «Â Général Hiver »Â : — «Â Maintenant que l′Allemagne a voulu la guerre », «Â Les dés en sont jetés », la vérité c′est que chaque matin on déclare à nouveau la guerre. Donc celui qui veut la continuer est aussi coupable que celui qui l′a commencée, plus peut-être car ce premier n′en prévoyait peut-être pas toutes les horreurs. Or rien ne dit qu′une guerre aussi prolongée, même si elle doit avoir une issue victorieuse, ne soit pas sans péril. Il est difficile de parler de choses qui n′ont point de précédent et des répercussions sur l′organisme d′une opération qu′on tente pour la première fois. Généralement, il est vrai, ces nouveautés dont on s′alarme se passent fort bien. Les républicains les plus sages pensaient qu′il était fou de faire la séparation de l′Église. Elle a passé comme une lettre à la poste. Dreyfus a été réhabilité, Picquart ministre de la guerre, sans qu′on crie ouf. Pourtant que ne peut-on pas craindre d′un surmenage pareil à celui d′une guerre ininterrompue pendant plusieurs années ! Que feront les hommes au retour ? seront-ils las ? la fatigue les aura-t-elle rompus ou affolés ? Tout cela pourrait mal tourner, sinon pour la France, au moins pour le gouvernement, peut-être même pour la forme du gouvernement. Vous m′avez fait lire autrefois l′admirable Aimée de Coigny de Maurras. Je serais fort surpris que quelque Aimée de Coigny n′attendît pas du développement de la guerre que fait la République ce qu′en 1812 Aimée de Coigny attendit de la guerre que faisait l′Empire. Si l′Aimée actuelle existe, ses espérances se réaliseront-elles ? Je ne le désire pas. Pour en revenir à la guerre elle-même, le premier qui l′a commencée est-il l′empereur Guillaume ? J′en doute fort. Et si c′est lui, qu′a-t-il fait autre chose que Napoléon par exemple, chose que moi je trouve abominable mais que je m′étonne de voir inspirer tant d′horreurs aux thuriféraires de Napoléon, aux gens qui, le jour de la déclaration de guerre, se sont écriés comme le général X. : «Â J′attendais ce jour-là depuis quarante ans. C′est le plus beau jour de ma vie. » Dieu sait si personne a protesté avec plus de force que moi quand on a fait dans la société une place disproportionnée aux nationalistes, aux militaires, quand tout ami des arts était accusé de s′occuper de choses funestes à la patrie, toute civilisation qui n′était pas belliqueuse étant délétère. C′est à peine si un homme du monde authentique comptait auprès d′un général. Une folle faillit me présenter à M. Syveton. Vous me direz que ce que je m′efforçais de maintenir n′était que les règles mondaines. Mais, malgré leur frivolité apparente, elles eussent peut-être empêché bien des excès. J′ai toujours honoré ceux qui défendent la grammaire, ou la logique. On se rend compte cinquante ans après qu′ils ont conjuré de grands périls. Or nos nationalistes sont les plus germanophobes, les plus jusqu′auboutistes des hommesÂ… Mais après quinze ans leur philosophie a changé entièrement. En fait, ils poussent bien à la continuation de la guerre. Mais ce n′est que pour exterminer une race belliqueuse et par amour de la paix. Car une civilisation guerrière, ce qu′ils trouvaient si beau il y a quinze ans, leur fait horreur ; non seulement ils reprochent à la Prusse d′avoir fait prédominer chez elle l′élément militaire, mais en tout temps ils pensent que les civilisations militaires furent destructrices de tout ce qu′ils trouvent maintenant précieux, non seulement les arts, mais même la galanterie. Il suffit qu′un de leurs critiques se soit converti au nationalisme pour qu′il soit devenu du même coup un ami de la paixÂ… Il est persuadé que, dans toutes les civilisations guerrières, la femme avait un rôle humilié et bas. On n′ose lui répondre que les «Â Dames » des chevaliers au moyen âge et la Béatrice de Dante étaient peut-être placées sur un trône aussi élevé que les héroî¥s de M. Becque. Je m′attends un de ces jours à me voir placé à table après un révolutionnaire russe ou simplement après un de nos généraux faisant la guerre par horreur de la guerre et pour punir un peuple de cultiver un idéal qu′eux-mêmes jugeaient le seul tonifiant il y a quinze ans. Le malheureux Tzar était encore honoré il y a quelques mois parce qu′il avait réuni la conférence de La Haye. Mais maintenant qu′on salue la Russie libre, on oublie le titre qui permettait de la glorifier. Ainsi tourne la Roue du Monde. Et pourtant l′Allemagne emploie tellement les mêmes expressions que la France que c′est à croire qu′elle la cite, elle ne se lasse pas de dire qu′elle «Â lutte pour l′existence ». Quand je lis : «Â nous luttons contre un ennemi implacable et cruel jusqu′à ce que nous ayons obtenu une paix qui nous garantisse l′avenir de toute agression et pour que le sang de nos braves soldats n′ait pas coulé en vain », ou bien : «Â qui n′est pas pour nous est contre nous », je ne sais pas si cette phrase est de l′Empereur Guillaume ou de M. Poincaré, car ils l′ont, à quelques variantes près, prononcée vingt fois l′un et l′autre, bien qu′à vrai dire je doive confesser que l′Empereur ait été en ce cas l′imitateur du Président de la République. La France n′aurait peut-être pas tenu tant à prolonger la guerre si elle était restée faible, mais surtout l′Allemagne n′aurait peut-être pas été si pressée de la finir si elle n′avait pas cessé d′être forte. D′être aussi forte, car forte, vous verrez qu′elle l′est encore. » Il avait pris l′habitude de crier très fort en parlant, par nervosité, par recherche d′issue pour des impressions dont il fallait — n′ayant jamais cultivé aucun art — qu′il se débarrassât, comme un aviateur de ses bombes, fût-ce en plein champ, là où ses paroles n′atteignaient personne, et surtout dans le monde où elles tombaient au hasard et où il était écouté par snobisme, de confiance et, tant il tyrannisait les auditeurs, on peut dire de force et même par crainte. Sur les boulevards cette harangue était de plus une marque de mépris à l′égard des passants pour qui il ne baissait pas plus la voix qu′il n′eût dévié son chemin. Mais elle y détonnait, y étonnait et surtout rendait intelligibles à des gens qui se retournaient des propos qui eussent pu nous faire prendre pour des défaitistes. Je le fis remarquer à M. de Charlus sans réussir qu′à exciter son hilarité. «Â Avouez que ce serait bien drôle, dit-il. Après tout, ajouta-t-il, on ne sait jamais, chacun de nous risque chaque soir d′être le fait divers du lendemain. En somme, pourquoi ne serais-je pas fusillé dans les fossés de Vincennes ? La même chose est bien arrivée à mon grand-oncle le duc d′Enghien. La soif du sang noble affole une certaine populace qui en cela se montre plus raffinée que les lions. Vous savez que pour ces animaux il suffirait pour qu′ils se jetassent sur elle que Mme Verdurin eût une écorchure sur son nez. Sur ce que dans ma jeunesse on eût appelé son pif ! » Et il se mit à rire à gorge déployée comme si nous avions été seuls dans un salon. Par moments, voyant des individus assez louches extraits de l′ombre par le passage de M. de Charlus se conglomérer à quelque distance de lui, je me demandais si je lui serais plus agréable en le laissant seul ou en ne le quittant pas. Tel celui qui a rencontré un vieillard sujet à de fréquentes crises épileptiformes et qui voit, par l′incohérence de la démarche, l′imminence probable d′un accès se demande si sa compagnie est plutôt désirée comme celle d′un soutien, ou redoutée comme celle d′un témoin à qui on voudrait cacher la crise et dont la présence seule peut-être, quand le calme absolu réussirait à l′écarter, suffira à la hâter. Mais la possibilité de l′événement duquel on ne sait si l′on doit s′écarter ou non est révélée, chez le malade, par les circuits qu′il fait comme un homme ivre. Tandis que pour M. de Charlus les diverses positions divergentes, signe d′un incident possible dont je n′étais pas bien sûr s′il souhaitait ou redoutait que ma présence l′empêchât de se produire, étaient, par une ingénieuse mise en scène, occupées non par le baron lui-même, qui marchait fort droit, mais par tout un cercle de figurants. Tout de même, je crois qu′il préférait éviter la rencontre, car il m′entraîna dans une rue de traverse, plus obscure que le boulevard et où celui-ci ne cessait de déverser des soldats de toute arme et de toute nation, influx juvénile, compensateur et consolant, pour M. de Charlus, de ce reflux de tous les hommes à la frontière qui avait fait frénétiquement le vide dans Paris aux premiers temps de la mobilisation. M. de Charlus ne cessait pas d′admirer les brillants uniformes qui passaient devant nous et qui faisaient de Paris une ville aussi cosmopolite qu′un port, aussi irréelle qu′un décor de peintre qui n′a dressé quelques architectures que pour avoir un prétexte à grouper les costumes les plus variés et les plus chatoyants. Il gardait tout son respect et toute son affection à de grandes dames accusées de défaitisme, comme jadis à celles qui avaient été accusées de dreyfusisme. Il regrettait seulement qu′en s′abaissant à faire de la politique elles eussent donné prise «Â aux polémiques des journalistes ». Pour lui, à leur égard, rien n′était changé. Car sa frivolité était si systématique, que la naissance unie à la beauté et à d′autres prestiges était la chose durable — et la guerre, comme l′affaire Dreyfus, des modes vulgaires et fugitives. Eût-on fusillé la duchesse de Guermantes pour essai de paix séparée avec l′Autriche qu′il l′eût considérée comme toujours aussi noble et pas plus dégradée que ne nous apparaît aujourd′hui Marie-Antoinette d′avoir été condamnée à la décapitation. En parlant à ce moment-là, M. de Charlus, noble comme une espèce de Saint-Vallier ou de Saint-Mégrin, était droit, rigide, solennel, parlait gravement, ne faisait pour un moment aucune des manières où se révèlent ceux de sa sorte. Et pourtant, pourquoi ne peut-il y en avoir aucun dont la voix soit jamais absolument juste ?Â… Même en ce moment où elle approchait le plus du grave, elle était fausse encore et aurait eu besoin de l′accordeur. D′ailleurs, M. de Charlus ne savait littéralement où donner de la tête et il la levait souvent avec le regret de ne pas avoir une jumelle qui, d′ailleurs, ne lui eût pas servi à grand′chose, car en plus grand nombre que d′habitude, à cause du raid de zeppelins de l′avant-veille qui avait réveillé la vigilance des pouvoirs publics, il y avait des militaires jusque dans le ciel. Les aéroplanes que j′avais vus quelques heures plus tôt faire, comme des insectes, des taches brunes sur le soir bleu passaient maintenant dans la nuit qu′approfondissait encore l′extinction partielle des réverbères comme de lumineux brûlots. La plus grande impression de beauté que nous faisaient éprouver ces étoiles humaines et filantes était peut-être surtout de faire regarder le ciel vers lequel on lève peu les yeux d′habitude dans ce Paris dont, en 1914, j′avais vu la beauté presque sans défense attendre la menace de l′ennemi qui se rapprochait. Il y avait certes, maintenant comme alors, la splendeur antique inchangée d′une lune cruellement, mystérieusement sereine, qui versait aux monuments encore intacts l′inutile beauté de sa lumière, mais comme en 1914, et plus qu′en 1914, il y avait aussi autre chose, des lumières différentes et des feux intermittents, que soit de ces aéroplanes, soit des projecteurs de la Tour Eiffel on savait dirigés par une volonté intelligente, par une vigilance amie qui donnait ce même genre d′émotion, inspirait cette même sorte de reconnaissance et de calme que j′avais éprouvés dans la chambre de Saint-Loup, dans la cellule de ce cloître militaire où s′exerçaient, avant qu′ils consommassent un jour, sans une hésitation, en pleine jeunesse, leur sacrifice, tant de cœurs fervents et disciplinés.
“Well, my dear friend,” continued M. de Charlus, “all this is appalling and there′s a good deal more to deplore than tiresome articles. They talk about vandalism, about the destruction of statues, but is not the destruction of so many wonderful young men who were polychrome statues of incomparable beauty also vandalism? Is not a city in which there are no more beautiful men like a city in which all the statuary has been destroyed? What pleasure can I have in going to dinner at a restaurant where I am served by old moss-grown pot-bellies who look like Père Didon, if not by women in mob caps who make me think I am at a Bouillon Duval. Exactly, my dear fellow, and I think I have the right to say so, for the Beautiful is as much the Beautiful in living matter. A fine pleasure to be served by rickety creatures with spectacles the reason of whose exemption can be read in their faces. Nowadays, if one wants to gratify one′s eyes with the sight of a good-looking person in a restaurant, one must no longer seek him among the waiters but among the customers. And one may see a servant again, often as they are changed, but what about that English lieutenant who has been to the restaurant for the first time and will perhaps be killed to-morrow? When Augustus of Poland, as Morand, the delightful author of Clarisse narrates, exchanged one of his regiments against a collection of Chinese pots, in my opinion he did a bad business. To think that all those splendid footmen six feet high, who adorned the monumental staircases of our beautiful lady friends, have all been killed, most of them having joined up because people kept on telling them that the war would only last two months. Ah! little did they know, as I did, the power of Germany, the valour of the Prussian race,” he added, forgetting himself. And then, noticing that he had allowed his point of view to be too clearly seen, he continued: “It is not so much Germany as the war itself that I fear for France. People imagine that the war is only a gigantic boxing-match at which they are gazing from afar, thanks to the papers. But that is completely untrue. It is a disease which, when it seems cured at one spot crops up in another. To-day, Noyon will be relieved, to-morrow we shall have neither bread nor chocolate, the day after, he who believed himself safe and would, if needs must, be ready to die an unimagined death, will be horrified to read in the papers that his class has been called up. As to monuments, the destruction of a unique masterpiece like Rheims is not so terrible to me as to witness the destruction of such numbers of ensembles which made the smallest village of France instructive and charming.” Immediately I began thinking of Combray and how in former days I had thought myself diminished in the eyes of Mme de Guermantes by avowing the modest situation which my family occupied there. I wondered if it had not been revealed to the Guermantes and to M. de Charlus whether by Legrandin or Swann or Saint-Loup or Morel. But that this might have been divulged was less painful to me than retrospective explanations. I only hoped that M. de Charlus would not allude to Combray. “I do not want to speak ill of the Americans, monsieur,” he continued, “it seems they are inexhaustibly generous and, since there has been no orchestral conductor in this war and each entered the dance considerably after the other and the Americans began when we were almost finished, they may have an ardour which four years of war has quenched among us. Even before the war they loved our country and our art and paid high prices for our masterpieces of which they have many now. But it is precisely this deracinated art, as M. Barrés would say, which is the reverse of everything which made the supreme charm of France. The Chateau explained the church which in its turn, because it had been a place of pilgrimage, explained the chanson de geste. As an illustration, I need not elaborate my own origin and my alliances; for that matter we are not concerned with that, but recently I had to settle some family interests and in spite of a certain coolness which exists between myself and the Saint-Loup family, I had to pay a visit to my niece who lives at Combray. Combray was only a little town like so many others, but our ancestors were represented as patrons in many of the painted windows of the church, in others our arms were inscribed. We had our chapel there and our tombs. This church was destroyed by the French and by the English because it served as an observation post for the Germans. All that medley of surviving history and of art which was France is being destroyed and it is not over yet. Of course I am not so ridiculous as to compare for family reasons the destruction of the Church of Combray with that of the Cathedral of Rheims which was a miracle of a Gothic cathedral in its spontaneous purity of unique statuary, or that of Amiens. I do not know if the raised arm of St. Firmin is smashed to atoms to-day. If it is, the the most noble affirmation of faith and of energy has disappeared from this world.” “The symbol of it, monsieur,” I answered, “I love symbols as you do, but it would be absurd to sacrifice to the symbol the reality which it symbolises. The cathedrals must be adored until the day when in order to preserve them, it would be necessary to deny the truths which they teach. The raised arm of St. Firmin, with an almost military gesture, said: ‘Let us be broken if honour demands it. Do not sacrifice men to stones whose beauty arises from having for a moment established human verities.′”. “I understand what you mean,” answered M. de Charlus, “and M. Barrés who alas! has been the cause of our making too many pilgrimages to the statue of Strasbourg and to the tomb of M. Deroulède, was moving and graceful when he wrote that the Cathedral of Rheims itself was less dear to us than the life of one of our infantrymen. This assertion makes the rage of our newspapers against the German general who said that the Cathedral of Rheims was less precious to him than the life of a German soldier, rather ridiculous. And what is so exasperating and harrowing is that every country says the same thing. The reasons given by the industrialist associations of Germany for retaining possession of Belfort as indispensable for the preservation of their country against our ideas of revenge are the same as those of Barrés exacting Mayence to protect us against the velleities of invasion by the Boches. How is it that the restitution of Alsace-Lorraine appeared to France an insufficient motive for a war and yet a sufficient motive for continuing it and for declaring it anew each year? You seem to believe the victory of France certain; I hope so with all my heart, you don′t doubt that, but ever since, rightly or wrongly, the Allies believe that their own victory is assured (for my own part, of course, I should be delighted with such a solution, but I observe a great many paper victories, pyrrhic victories at a cost not revealed to us) and that the Boches are no longer confident of victory, we see Germany seeking peace and France wanting to prolong the war; that just France rightly desiring to make the voice of justice heard should be also France the compassionate, and make words of pity heard, were it only for the sake of her children, so that when spring-days come round and flowers bloom again, they will brighten other things than tombs. Be frank, my dear friend, you yourself exposed the theory to me that things only exist thanks to a perpetually renewed creation. You used to say that the creation of the world did not take place once and for all, but necessarily continues day by day. Well, if you said that in good faith you cannot except the war from that theory. It is all very well for our excellent Norpois to write (trotting out one of those rhetorical accessories he loves, like ‘the dawn of victory′ and ‘General Winter′) ‘now that Germany has wanted war, the die is cast′ the truth is that every day war is declared anew. Therefore he who wants to continue it is as culpable as he who began it, perhaps more, for the latter could not perhaps foresee all its horrors. And there is nothing to show that so prolonged a war, even if it has a victorious issue, will not have perils. It is difficult to talk about things which have no precedent and of repercussions on the organism of an operation which is attempted for the first time. Generally, it is true, we get over these novelties we′re alarmed about quite well. The shrewdest Republican thought it mad to bring about the Disestablishment of the Church and it passed like a letter through the post. Dreyfus was rehabilitated, Picquart was made Minister of War without anybody saying a word. Nevertheless, what may not happen after such an exhaustion as that induced by an uninterrupted war lasting for several years? What will the men do when they come back? Will they be tired out? Will fatigue have broken them or driven them mad? All this may turn out badly, if not for France, at least for the Government and perhaps for the form of Government. Formerly you made me read the admirable Aimée de Coigny by Maurras. I should be much surprised if some Aimée de Coigny did not anticipate from the war which our Republic is making, developments expected by Aimée de Coigny in 1812 from the war the Empire was then making. If that Aimée de Coigny actually does exist, will her hopes be realised? I hope not. To return to the war itself: did the Emperor William begin it? I strongly doubt it and if so, what act has he committed that Napoleon, for instance, did not commit? Acts I, personally, consider abominable but I am astonished they should inspire so much horror in the Napoleonic incense-burners, in those who, on the day of the declaration of war, shrieked like General X: ‘I have been awaiting this day for forty years. It is the greatest day of my life;′ Heaven knows if anyone protested more loudly than I when society gave a disproportionate position to the Nationalists, to soldiers, when every friend of the Arts was accused of doing things which were injurious to the Fatherland, when every unwarlike civilisation was considered deleterious. Hardly an authentic social figure counted in comparison with a general, Some crazy woman or other nearly introduced me to M. Syveton! You will tell me that all I was concerned to uphold were laws of society; but, in spite of their apparent frivolity, they might perhaps have prevented many excesses. I have always honoured those who defend grammar and logic and it is only realised fifty years later that they have averted great dangers. And our Nationalists are the most Germanophobe, the most Die-hard of men, but during the last fifteen years their philosophy has entirely changed. As a fact, they are now urging the continuation of the war but it is only to exterminate a belligerent race and from love of peace. For the warlike civilisation they thought so beautiful fifteen years ago now horrifies them; not only they reproach Prussia with having allowed the military element in her country to predominate, but they consider that at all periods military civilisations were destructive of everything they have now discovered to be precious, including in the Arts that of gallantry. It suffices for one of their critics to be converted to nationalism for him to become at once a friend of peace; he is persuaded that in all warlike civilisations women play a humiliating and lowly part. One does not venture to reply that the ladies of the Knights in the Middle Ages and Dante′s Beatrice were perhaps placed on a throne as elevated as M. Becque′s heroines. I am expecting one of these days to find myself placed at table below a Russian revolutionary or perhaps only below one of our generals who make war because of their horror of war and in order to punish a people for cultivating an ideal which they themselves considered the only invigorating one fifteen years ago. The unhappy Czar was still honoured some months ago because he called the Conference of the Hague, but now that we are saluting free Russia we forget her only title to glory, thus the wheel of the world turns. And yet Germany uses so many of the same expressions as France that one might think that she′s copying her. She never stops saying that she is fighting for her existence. When I read: ‘We are fighting against an implacable and cruel enemy until we have obtained a peace which will guarantee our future against all aggression and in order that the blood of our brave soldiers should not have been shed in vain,′ or ‘who is not with us is against us′, I do not know if this phrase is Emperor William′s or M. Poincaré‘s, for each one has used the same words with variations twenty times, though to tell you the truth I must confess that the Emperor in this case was the imitator of the President of the Republic. France would not perhaps have held to prolonging the war if she had remained weak, but neither would Germany perhaps have been in such a hurry to finish it if she had not ceased to be strong, I mean, to be as strong as she was, for you will see she is still strong enough.” He had got into the habit of talking very loud from nervousness, from seeking relief from impressions which, having never cultivated any art, he felt impelled to cast forth, as an aviator his bombs, into an open field where his words struck no one, and especially in society where they fell haphazard and where he was listened to with attention owing to snobbishness and where he so tyrannised his audience that one could say it was intimidated. On the boulevards this harangue was, moreover, a mark of his scorn for passers-by on whose account he no more lowered his voice than he would have moved aside for them. But there his voice exploded and astounded, and, especially when his remarks were sufficiently intelligible for passers-by to turn round, the latter might have had us arrested as defeatists. I drew M. de Charlus′ attention to this but succeeded only in exciting his hilarity: “Admit that it really would be funny,” he said. “After all, one never knows, anyone of us risks every evening being in the news-column the following day; and, if it comes to that, why shouldn′t I be shot in the ditch of Vincennes? The same thing happened to my great-uncle the Duc d′Enghien, Thirst for noble blood delights the populace which in this respect displays more refinement than lions. As to those animals, you know, if Mme. Verdurin only had a scratch on her nose, she′d say they had sprung upon, what in my youth one would have called her pif.” And he began to laugh with his mouth wide open as though he had been alone in a room. At moments, seeing certain rather suspicious individuals emerging from a gloomy passage near where M. de Charlus was passing and congregating at some distance from him, I wondered whether he would prefer me to leave him alone or stay with him. Thus, one who met an old man subject to epileptic fits whose incoherent behaviour foreshadowed the probable imminence of an attack, would ask himself whether his company is desired as a support or feared as that of a witness from whom he might wish to hide the attack and whose mere presence perhaps might induce it whereas complete quiet might prevent it, while the possible event from which he cannot decide whether to fly or not, is revealed by the zigzag walk of the patient, similar to that of a drunken man. In the present case of M. de Charlus, the various divergent positions, signs of a possible incident of which I was not sure whether he wished it to happen or feared that my presence would prevent it, were, by an ingenious setting, not assumed by the baron himself who was walking straight on, but by a whole company of actors. All the same I think he preferred avoiding the encounter for he drew me into a side street more obscure than the boulevard and where there was a constant stream of soldiers of every army and of every nation, a juvenile influx compensating and consoling M. de Charlus for the reflux of all those men to the frontier which had caused that frightful void in Paris in the first days of the mobilisation. M. de Charlus unceasingly admired the brilliant uniforms passing before us which made Paris as cosmopolitan as a port, as unreal as a painted scene composed of architectural forms making a background for the most varied and seductive costumes. He retained all his respect and affection for certain grandes dames who were accused of defeatism, just as he did for those who had formerly been accused of Dreyfusism. He only regretted that in condescending to be political, they should have given a hold to “the polemics of journalists.” His view was unchanged so far as they were concerned. For his frivolity was so systematic that birth combined with beauty and other glamours was the lasting thing, and the war, like the Dreyfus Affair, a vulgar and fugitive fashion. Had the Duchesse de Guermantes been shot as an overture to a separate peace with Austria, he would have considered it heroic and no more degrading than it seems to-day that Marie Antoinette was sentenced to decapitation. At that moment, M. de Charlus, looking as noble as a St. Vallier or a St. Mégrin, was erect, rigid, solemn, spoke gravely, making none of those gestures and movements which reveal those of his kind. Yet why is it there are none whose voice is just right? At the very moment when he was talking of the most serious things, there was still that false note which needed tuning. And M. de Charlus literally did not know which way to look next, raising his head as though he felt the need of an opera-glass, which, however, would not have been much use to him, for, on account of the zeppelin raid of the previous day having aroused the vigilance of the public authorities, there were soldiers right up to the sky. The aeroplanes I had seen some hours earlier, like insects or brown spots upon the evening blue, continued to pass into the night deepened still more by the partial extinction of the street lamps like luminous faggots. The greatest impression of beauty given us by these flying human stars was perhaps that of making us look at the sky whither one rarely turned one′s eyes in that Paris of which in 1914 I had seen the almost defenceless beauty awaiting the menace of the approaching enemy. Certainly there was now, as then, the ancient unchanged splendour of a moon cruelly, mysteriously serene, which poured upon the still intact monuments the useless loveliness of her light, but, as in 1914, and more than in 1914, there was something else, other lights and intermittent beams which, one realised, whether they came from aeroplanes or from the searchlights of the Eiffel Tower, were directed by an intelligent will, by a protective vigilance which caused that same emotion, inspired that same gratitude and calm I had experienced in Saint-Loup′s room, in the cell of that military cloister where so many fervent and disciplined hearts were being prepared for the day when without a single hesitation they were to consummate their sacrifice in the fullness of youth.
Après le raid de l′avant-veille, où le ciel avait été plus mouvementé que la terre, il s′était calmé comme la mer après une tempête. Mais comme la mer après une tempête il n′avait pas encore repris son apaisement absolu. Des aéroplanes montaient encore comme des fusées rejoindre les étoiles et des projecteurs promenaient lentement, dans le ciel sectionné, comme une pâle poussière d′astres, d′errantes voies lactées. Cependant les aéroplanes venaient s′insérer au milieu des constellations et on aurait pu se croire dans un autre hémisphère en effet, en voyant ces «Â étoiles nouvelles ». M. de Charlus me dit son admiration pour ces aviateurs, et comme il ne pouvait pas plus s′empêcher de donner libre cours à sa germanophilie qu′à ses autres penchants tout en niant l′une comme les autres : «Â D′ailleurs j′ajoute que j′admire autant les Allemands qui montent dans des gothas. Et sur des zeppelins, pensez le courage qu′il faut. Mais ce sont des héros tout simplement. Qu′est-ce que ça peut faire que ce soit sur des civils qu′ils lancent leurs bombes puisque ces batteries tirent sur eux ? Est-ce que vous avez peur des gothas et du canon ? » J′avouai que non et peut-être je me trompais. Sans doute ma paresse m′ayant donné l′habitude, pour mon travail, de le remettre jour par jour au lendemain, je me figurais qu′il pouvait en être de même pour la mort. Comment aurait-on peur d′un canon dont on est persuadé qu′il ne vous frappera pas ce jour-là ? D′ailleurs formées isolément, ces idées de bombes lancées, de mort possible n′ajoutèrent pour moi rien de tragique à l′image que je me faisais du passage des aéronefs allemands jusqu′à ce que j′eusse vu de l′un d′eux ballotté, segmenté à mes regards par les flots de brume d′un ciel agité, d′un aéroplane que, bien que je le susse meurtrier, je n′imaginais que stellaire et céleste, j′eusse vu un soir le geste de la bombe lancée vers nous. Car la réalité originale d′un danger n′est perçue que de cette chose nouvelle, irréductible à ce qu′on sait déjà, qui s′appelle une impression et qui est souvent, comme ce fut le cas là, résumée par une ligne, une ligne qui découvrait une intention, une ligne où il y avait la puissance latente d′un accomplissement qui la déformait, tandis que sur le pont de la Concorde, autour de l′aéroplane menaçant et tragique, et comme si s′étaient reflétées dans les nuages les fontaines des Champs-Élysées, de la place de la Concorde et des Tuileries, les jets d′eau lumineux des projecteurs s′infléchissaient dans le ciel, lignes pleines d′intentions aussi, d′intentions prévoyantes et protectrices, d′hommes puissants et sages auxquels, comme la nuit au quartier de Doncières, j′étais reconnaissant que leur force daignât prendre, avec cette précision si belle, la peine de veiller sur nous.
During the raid of the evening before the sky was more agitated than the earth, but when it was over, the sky became comparatively calm but, like the sea after a tempest, not completely so. Aeroplanes rose like rockets into the sky to rejoin the stars and searchlights moved slowly across the sky divided into sections by their pale star dust like wandering Milky Ways. The aeroplanes so mingled with the stars that one could almost imagine oneself in another hemisphere looking at new constellations. M. de Charlus expressed his admiration for these aviators and, as he could no more help giving free play to his Germano-philism than to his other inclinations, although he denied both, said to me: “Moreover, I must add that I admire the Germans in their Gothas just as much. And think of the courage that is needed to go in those zeppelins. They are simply heroes. And if they do throw their bombs upon civilians, don′t our batteries fire upon theirs? Are you afraid of Gothas and cannon?” I avowed that I was not, but perhaps I was wrong. Having got into the habit, through idleness, of postponing my work from day to day, I doubtless supposed death might deal in the same way with me. How could one be afraid of a shell which you are convinced will not strike you that day? Moreover, these isolated ideas of bombs thrown, of possible death, added nothing tragic to the image I had formed of the passing German airships, until, one evening, I might see a bomb thrown towards us from one of them as it was tossed and segmented in the storm-clouds or from an aeroplane which, though I knew its murderous errand, I had till then regarded as celestial. For the ultimate reality of danger is only perceived through something new and irreducible to what one has previously known which we call an impression and which is often, as was the case now, summed up in a line, a line which would disclose a purpose, a line in which there was a latent power of action which modified it; thus upon the Pont de la Concorde around the menacing and pursued aeroplane, as though the fountains of the Champs Elysées, of the Place de la Concorde, of the Tuileries, were reflected in the clouds, searchlights like jets of luminous water pierced the sky like arrows, lines full of purpose, the foreseeing and protective purpose of powerful and wise men towards whom I felt that same gratitude as on the night in quarters at Doncières when their power deigned to watch over us with such splendid precision.
La nuit était aussi belle qu′en 1914, comme Paris était aussi menacé. Le clair de lune semblait comme un doux magnésium continu permettant de prendre une dernière fois des images nocturnes de ces beaux ensembles comme la place Vendôme, la place de la Concorde, auxquels l′effroi que j′avais des obus qui allaient peut-être les détruire donnait, par contraste, dans leur beauté encore intacte, une sorte de plénitude, comme si elles se tendaient en avant, offrant aux coups leurs architectures sans défense. «Â Vous n′avez pas peur, répéta M. de Charlus. Les Parisiens ne se rendent pas compte. On me dit que Mme Verdurin donne des réunions tous les jours. Je ne le sais que par les on-dit, moi je ne sais absolument rien d′eux, j′ai entièrement rompu », ajouta-t-il en baissant non seulement les yeux comme si avait passé un télégraphiste, mais aussi la tête, les épaules, et en levant le bras avec le geste qui signifie sinon «Â je m′en lave les mains », du moins «Â je ne peux rien vous dire » (bien que je ne lui demandasse rien). «Â Je sais que Morel y va toujours beaucoup », me dit-il (c′était la première fois qu′il m′en reparlait). «Â On prétend qu′il regrette beaucoup le passé, qu′il désire se rapprocher de moi », ajouta-t-il, faisant preuve à la fois de cette même crédulité d′homme du faubourg qui dit : «Â On dit beaucoup que la France cause plus que jamais avec l′Allemagne et que les pourparlers sont même engagés » et de l′amoureux que les pires rebuffades n′ont pas persuadé. «Â En tout cas, s′il le veut il n′a qu′à le dire, je suis plus vieux que lui, ce n′est pas à moi à faire les premiers pas. » Et sans doute il était bien inutile de le dire tant c′était évident. Mais, de plus, ce n′était même pas sincère, et c′est pour cela qu′on était si gêné pour M. de Charlus, car on sentait qu′en disant que ce n′était pas à lui de faire les premiers pas, il en faisait au contraire un et attendait que j′offrisse de me charger du rapprochement. Certes, je connaissais cette naîµ¥ ou feinte crédulité des gens qui aiment quelqu′un, ou simplement ne sont pas reçus chez quelqu′un, et imputent à ce quelqu′un un désir qu′il n′a pourtant pas manifesté, malgré des sollicitations fastidieuses.
The night was as beautiful as in 1914 when Paris was equally menaced. The moonbeams seemed like soft, continuous magnesium-light offering for the last time nocturnal visions of beautiful sites such as the Place Vendôme and the Place de la Concorde, to which my fear of shells which might destroy them lent a contrasting richness of as yet untouched beauty as though they were offering up their defenceless architecture to the coming blows. “You are not afraid?” repeated M. de Charlus. “Parisians do not seem to realise their danger. I am told that Mme Verdurin gives parties every day. I only know it by hearsay for I know absolutely nothing about them; I have entirely broken with them,” he added, lowering not only his eyes as if a telegraph boy had passed by, but also his head and his shoulders and lifting his arms with a gesture that signified: “I wash my hands of them!” “At least I can tell you nothing about them,” (although I had not asked him). “I know that Morel goes there a great deal” (it was the first, time he had spoken to me about him). “It is suggested that he much regrets the past, that he wants to make it up with me again,” he continued, showing simultaneously the credulity of a suburban who remarks: “It is commonly said that France is negotiating more than ever with Germany, even that pourparlers are taking place” and of the lover whom the worst rebuffs cannot discourage. “In any case, if he wants to, he has only to say so. I am older than he is and it is not for me to take the first step.” And indeed the uselessness of his saying so was abundantly evident. But, besides, he was not even sincere and for that reason one was embarrassed about M. de Charlus because, when he said it was not for him to take the first step, he was, on the contrary, making one and was hoping that I should offer to bring about a reconciliation. Certainly I knew the naîµ¥ or assumed credulity of those who care for someone or even who are simply not invited by him, and impute to that person a wish he has never expressed in spite of fulsome importunities.
Malheureusement, dès le lendemain, disons-le tout de suite, M. de Charlus se trouva dans la rue face à face avec Morel ; celui-ci, pour exciter sa jalousie, le prit par le bras, lui raconta des histoires plus ou moins vraies et quand M. de Charlus éperdu, ayant besoin que Morel restât cette soirée auprès de lui, le supplia de ne pas aller ailleurs, l′autre, apercevant un camarade, dit adieu à M. de Charlus qui, de colère, espérant que cette menace que, bien entendu, il semblait ne devoir exécuter jamais, ferait rester Morel, lui dit : «Â Prends garde, je me vengerai », et Morel, riant, partit en tapotant sur le cou et en enlaçant par la taille son camarade étonné. À l′accent soudain tremblant avec lequel M. de Charlus avait, en me parlant de Morel, scandé ses paroles, au regard trouble qui vacillait au fond de ses yeux, j′eus l′impression qu′il y avait autre chose qu′une banale insistance. Je ne me trompais pas et je dirai tout de suite les deux faits qui me le prouvèrent rétrospectivement (j′anticipe de beaucoup d′années pour le second de ces faits, postérieur à la mort de M. de Charlus. Or elle ne devait se produire que bien plus tard, et nous aurons l′occasion de le revoir plusieurs fois, bien différent de ce que nous l′avons connu, et en particulier la dernière fois, à une époque où il avait entièrement oublié Morel). Quant au premier de ces faits, il se produisit deux ans seulement après le soir où je descendais ainsi les boulevards avec M. de Charlus. Donc environ deux ans après cette soirée, je rencontrai Morel. Je pensai aussitôt à M. de Charlus, au plaisir qu′il aurait à revoir le violoniste, et j′insistai auprès de lui pour qu′il allât le voir, fût-ce une fois. «Â Il a été bon pour vous, dis-je à Morel. Il est déjà vieux, il peut mourir, il faut liquider les vieilles querelles et effacer les traces de la brouille. » Morel parut entièrement de mon avis quant à un apaisement désirable, mais il n′en refusa pas moins catégoriquement de faire même une seule visite à M. de Charlus. «Â Vous avez tort, lui dis-je. Est-ce par entêtement, par paresse, par méchanceté, par amour-propre mal placé, par vertu (soyez sûr qu′elle ne sera pas attaquée), par coquetterie ? » Alors le violoniste, tordant son visage pour un aveu qui lui coûtait sans doute extrêmement, me répondit en frissonnant : «Â Non, ce n′est pour rien de tout cela, la vertu je m′en fous ; la méchanceté, au contraire je commence à le plaindre ; ce n′est pas par coquetterie, elle serait inutile ; ce n′est pas par paresse, il y a des journées entières où je reste à me tourner les pouces, non, ce n′est à cause de rien de tout cela ; c′est, ne le dites jamais à personne et je suis fou de vous le dire, c′est, c′estÂ… c′estÂ… par peur ! » Il se mit à trembler de tous ses membres. Je lui avouai que je ne le comprenais pas. «Â Non, ne me demandez pas, n′en parlons plus, vous ne le connaissez pas comme moi, je peux dire que vous ne le connaissez pas du tout. — Mais quel tort peut-il vous faire ? il cherchera, d′ailleurs, d′autant moins à vous en faire qu′il n′y aura plus de rancune entre vous. Et puis, au fond, vous savez qu′il est très bon. — Parbleu si, je le sais qu′il est bon ! Et la délicatesse et la droiture. Mais laissez-moi, ne m′en parlez plus, je vous en supplie, c′est honteux à dire, j′ai peur ! » Le second fait date d′après la mort de M. de Charlus. On m′apporta quelques souvenirs qu′il m′avait laissés et une lettre à triple enveloppe, écrite au moins dix ans avant sa mort. Mais il avait été gravement malade, avait pris ses dispositions, puis s′était rétabli avant de tomber plus tard dans l′état où nous le verrons le jour d′une matinée chez la princesse de Guermantes — et la lettre, restée dans un coffre avec les objets qu′il léguait à quelques amis, était restée là sept ans, sept ans pendant lesquels il avait entièrement oublié Morel. La lettre, tracée d′une écriture fine et ferme, était ainsi conçue : «Â Mon cher ami, les voies de la Providence sont inconnues. Parfois c′est du défaut d′un être médiocre qu′elle use pour empêcher de faillir la suréminence d′un juste. Vous connaissez Morel, d′où il est sorti, à quel faîte j′ai voulu l′élever, autant dire à mon niveau. Vous savez qu′il a préféré retourner non pas à la poussière et à la cendre d′où tout homme, c′est-à-dire le véritable phœnix, peut renaître, mais à la boue où rampe la vipère. Il s′est laissé choir, ce qui m′a préservé de déchoir. Vous savez que mes armes contiennent la devise même de Notre-Seigneur : «Â Inculcabis super leonem et aspidem » avec un homme représenté comme ayant à la plante de ses pieds, comme support héraldique, un lion et un serpent. Or si j′ai pu fouler ainsi le propre lion que je suis, c′est grâce au serpent et à sa prudence, qu′on appelle trop légèrement parfois un défaut, car la profonde sagesse de l′Évangile en fait une vertu, au moins une vertu pour les autres. Notre serpent aux sifflements jadis harmonieusement modulés, quand il avait un charmeur — fort charmé, du reste — n′était pas seulement musical et reptile, il avait jusqu′à la lâcheté cette vertu que je tiens maintenant pour divine, la Prudence. C′est cette divine prudence qui l′a fait résister aux appels que je lui ai fait transmettre de revenir me voir, et je n′aurai de paix en ce monde et d′espoir de pardon dans l′autre que si je vous en fais l′aveu. C′est lui qui a été en cela l′instrument de la Sagesse divine, car, je l′avais résolu, il ne serait pas sorti de chez moi vivant. Il fallait que l′un de nous deux disparût. J′étais décidé à le tuer. Dieu lui a conseillé la prudence pour me préserver d′un crime. Je ne doute pas que l′intercession de l′Archange Michel, mon saint patron, n′ait joué là un grand rôle et je le prie de me pardonner de l′avoir tant négligé pendant plusieurs années et d′avoir si mal répondu aux innombrables bontés qu′il m′a témoignées, tout spécialement dans ma lutte contre le mal. Je dois à ce serviteur, je le dis dans la plénitude de ma foi et de mon intelligence, que le Père céleste ait inspiré à Morel de ne pas venir. Aussi, c′est moi maintenant qui me meurs. Votre fidèlement dévoué, Semper idem, P. G. Charlus. » Alors je compris la peur de Morel ; certes il y avait dans cette lettre bien de l′orgueil et de la littérature. Mais l′aveu était vrai. Et Morel savait mieux que moi que le «Â côté presque fou » que Mme de Guermantes trouvait chez son beau-frère ne se bornait pas, comme je l′avais cru jusque-là, à ces dehors momentanés de rage superficielle et inopérante.
It must here be noted, that, unhappily, the very next day, M. de Charlus suddenly found himself face to face with Morel in the street. The latter in order to excite his jealousy took him by the arm and told him some tales that were more or less true and when M. de Charlus, bewildered and urgently wanting Morel to stay with him that evening, entreated him not to go away, the other, catching sight of a friend, said good-bye. M. de Charlus, in a fury, hoping that the threat which, as may be imagined, he was never likely to execute, would make Morel remain with him, said to him: “Take care, I shall be revenged,” and Morel turned away with a laugh, smacking his astonished friend on the back and putting his arm round him. From the sudden tremulous intonation with which M. de Charlus, in talking of Morel, had emphasised his words, from the pained expression in the depth of his eyes, I had the impression that there was something more behind his words than ordinary insistence. I was not mistaken and I will relate at once the two incidents which later proved it. (I am anticipating by many years in regard to the second of these incidents, which was after the death of M. de Charlus and that only occurred at a much later period. We shall have occasion to see him again several times, very different from the man we have hitherto known and in particular, when we see him the last time, it will be at a period when he had completely forgotten Morel). The first of these events happened only two years after the evening when I was walking down the boulevards, as I say, with M. de Charlus. I met Morel. Immediately I thought of M. de Charlus, of the pleasure it would give him to see the violinist, and I begged the latter to go and see him, were it only once. “He has been good to you,” I told Morel. “He is now old, he might die, one must liquidate old quarrels and efface their memory.” Morel appeared entirely to share my view as to the desirability of a reconciliation. Nevertheless, he refused categorically to pay a single visit to M. de Charlus. “You are wrong,” I said to him. “Is it obstinacy or indolence or perversity or ill-placed pride or virtue (be sure that won′t be attacked), or is it coquetry?” Then the violinist, distorting his face into an avowal which no doubt cost him dear, answered with a shiver: “No, it is none of those reasons. As to virtue, I don′t care a damn, as to perversity, on the contrary, I′m beginning to pity him, nor is it from coquetry, that would be futile. It is not from idleness, there are days together when I do nothing but twiddle my thumbs. No, it has nothing to do with all that, it is — I beg you tell no one, and it is folly for me to tell you — it′s — it′s because I′m afraid.” He began trembling in all his limbs. I told him I did not understand what he meant. “Don′t ask me; don′t let us say any more about it. You don′t know him as I do. I could tell you things you′ve no idea of.” “But what harm could he do you? Less still if there were no resentment between you. And, besides, you know at bottom he is very kind.” “Yes, indeed, I know it. I know that he is kind and full of delicacy and right feeling. But leave me alone, don′t talk about it, I beg you, I′m ashamed that I′m afraid of him.” The second incident dates from after the death of M. de Charlus. There were brought to me several souvenirs which he had left me and a letter enclosed in three envelopes written at least ten years before his death. But he had at that time been so seriously ill that he had made his will, then he had partially recovered before falling into the condition in which we shall see him later on the day of an afternoon party at the Princesse de Guermantes′. The letter had remained in a casket with objects he had left to certain friends, for seven years; seven years during which he had completely forgotten Morel. The letter written in a very fine yet firm hand was as follows: “My dear friend, the ways of Providence are sometimes inscrutable. It makes use of the sin of an inferior individual to prevent a just man′s fall from virtue. You know Morel, you know where he came from, from what fate I wanted to raise him, so to speak, to my own level. You know that he preferred to return, not merely to the dust and ashes from which every man, for man is veritably a phoenix, can be reborn, but into the slime and mud where the viper has its being. He let himself sink and thus preserved me from falling into the pit. You know that my arms contain the device of Our Lord Himself: ‘Inculcabis super leonem et aspidem‘, with a man represented with a lion and a serpent at his feet as a heraldic support. Now if the lion in me has permitted itself to be trampled on, it is because of the serpent and its prudence which is sometimes too lightly called a defect, because the profound wisdom of the Gospel has made of it a virtue, at least a virtue for others. Our serpent whose hisses were formerly harmoniously modulated when he had a charmer — himself greatly charmed for that matter — was not only a musical reptile but possessed to the point of cowardice that virtue which I now hold for divine, prudence.. It was this divine prudence which made him resist the appeals which I sent him to come and see me. And I shall have neither peace in this world nor hope of forgiveness in the next if I do not make this avowal to you. It is he who in this matter was the instrument of divine wisdom, for I had resolved that he should not leave me alive. It was necessary that one or the other of us should disappear. I had decided to kill him. God himself inspired his prudence to preserve me from a crime. I do not doubt but that the intercession of the Archangel Michael, my patron saint, played a great part in this matter, and I implore him to forgive me for having so much neglected him during many years and for having requited him so ill for the innumerable bounties he has shown me, especially in my fight against evil. I owe to his service, I say it from the fulness of my faith and my intelligence, that the Celestial Father inspired Morel not to come and see me. And now it is I who am dying. Your faithful and devoted Semper idem, P. G. Charlus.” Then I understood Morel′s fear. Certainly there were both pride and literature in that letter, but the avowal was true. And Morel knew better than I did that “almost mad side” which Mme de Guer-mantes recognised in her brother-in-law and which was not limited, as I had supposed until then, to momentary outbursts of superficial and futile passion.
Mais il faut revenir en arrière. Je descends les boulevards à côté de M. de Charlus, lequel vient de me prendre comme vague intermédiaire pour des ouvertures de paix entre lui et Morel. Voyant que je ne lui répondais pas, il continua ainsi : «Â Je ne sais pas, du reste, pourquoi il ne joue pas, on ne fait plus de musique sous prétexte que c′est la guerre, mais on danse, on dîne en ville. Les fêtes remplissent ce qui sera peut-être, si les Allemands avancent encore, les derniers jours de notre Pompéi. Pour peu que la lave de quelque Vésuve allemand (leurs pièces de marine ne sont pas moins terribles qu′un volcan) vienne les surprendre à leur toilette et éternise leur geste en l′interrompant, les enfants s′instruiront plus tard en regardant dans les livres de classes illustrés Mme Molé qui allait mettre une dernière couche de fard avant d′aller dîner chez une belle-sœur, ou Sosthène de Guermantes finissant de peindre ses faux sourcils ; ce sera matière à cours pour les Brichot de l′avenir ; la frivolité d′une époque quand dix siècles ont passé sur elle est digne de la plus grave érudition, surtout si elle a été conservée intacte par une éruption volcanique ou des matières analogues à la lave projetées par bombardement. Quels documents pour l′histoire future, quand les gaz asphyxiants analogues à ceux qu′émettait le Vésuve et des écroulements comme ceux qui ensevelirent Pompéi garderont intactes toutes les dernières imprudentes qui n′ont pas fait encore filer pour Bayonne leurs tableaux et leurs statues. D′ailleurs, n′est-ce pas déjà, depuis un an, Pompéi par fragments, chaque soir, que ces gens se sauvant dans les caves, non pas pour en rapporter quelque vieille bouteille de Mouton Rothschild ou de Saint-Émilion, mais pour cacher avec eux ce qu′ils ont de plus précieux, comme les prêtres d′Herculanum surpris par la mort au moment où ils emportaient les vases sacrés. C′est toujours l′attachement à l′objet qui amène la mort du possesseur. Paris, lui, ne fut pas, comme Herculanum, fondé par Hercule. Mais que de ressemblances s′imposent ! et cette lucidité qui nous est donnée n′est pas que de notre époque, chacune l′a possédée. Si je pense que nous pouvons avoir demain le sort des villes du Vésuve, celles-ci sentaient qu′elles étaient menacées du sort des villes maudites de la Bible. On a retrouvé sur les murs d′une des maisons de Pompéi cette inscription révélatrice : «Â Sodoma, Gomora. » Je ne sais si ce fut ce nom de Sodome et les idées qu′il éveilla en lui, soit celle du bombardement, qui firent que M. de Charlus leva un instant les yeux au ciel, mais il les ramena bientôt sur la terre. «Â J′admire tous les héros de cette guerre, dit-il. Tenez, mon cher, les soldats anglais que j′ai un peu légèrement considérés au début de la guerre comme de simples joueurs de football assez présomptueux pour se mesurer avec des professionnels — et quels professionnels ! — hé bien, rien qu′esthétiquement ce sont des athlètes de la Grèce, vous entendez bien, de la Grèce, mon cher, ce sont les jeunes gens de Platon, ou plutôt des Spartiates. J′ai un ami qui est allé à Rouen où ils ont leur camp, il a vu des merveilles, de pures merveilles dont on n′a pas idée. Ce n′est plus Rouen, c′est une autre ville. Évidemment il y a aussi l′ancien Rouen, avec les Saints émaciés de la cathédrale. Bien entendu, c′est beau aussi, mais c′est autre chose. Et nos poilus ! je ne peux pas vous dire quelle saveur je trouve en nos poilus, aux petits Parigots, tenez, comme celui qui passe là, avec son air dessalé, sa mine éveillée et drôle. Il m′arrive souvent de les arrêter, de faire un brin de causette avec eux, quelle finesse, quel bon sens ! et les gars de province, comme ils sont amusants et gentils avec leur roulement d′r et leur jargon patoiseur !Â… Moi, j′ai toujours beaucoup vécu à la campagne, couché dans les fermes, je sais leur parler, mais notre admiration pour les Français ne doit pas nous faire déprécier nos ennemis, ce serait nous diminuer nous-mêmes. Et vous ne savez pas quel soldat est le soldat allemand, vous ne l′avez pas vu comme moi défiler au pas de parade, au pas de l′oie, «Â unter den Linden ». En revenant à l′idéal de virilité qu′il m′avait esquissé à Balbec et qui avec le temps avait pris chez lui une forme philosophique, usant, d′ailleurs, de raisonnements absurdes, qui par moments, même quand il venait d′être supérieur, laissaient voir la trame trop mince du simple homme du monde, bien qu′homme du monde intelligent : «Â Voyez-vous, me dit-il, le superbe gaillard qu′est le soldat boche est un être fort, sain, ne pensant qu′à la grandeur de son pays, «Â Deutschland über alles », ce qui n′est pas si bête, et tandis qu′ils se préparaient virilement, nous nous sommes abîmés dans le dilettantisme. » Ce mot signifiait probablement pour M. de Charlus quelque chose d′analogue à la littérature, car aussitôt se rappelant sans doute que j′aimais les lettres et avais eu un moment l′intention de m′y adonner, il me tapa sur l′épaule (profitant du geste pour s′y appuyer jusqu′à me faire aussi mal qu′autrefois, quand je faisais mon service militaire, le recul contre l′omoplate du «Â 76 » ), il me dit comme pour adoucir le reproche : «Â Oui, nous nous sommes abîmés dans le dilettantisme, nous tous, vous aussi, rappelez-vous, vous pouvez faire comme moi votre mea culpa, nous avons été trop dilettantes. » Par surprise du reproche, manque d′esprit de repartie, déférence envers mon interlocuteur et attendrissement pour son amicale bonté, je répondis comme si, ainsi qu′il m′y invitait, j′avais aussi à me frapper la poitrine, ce qui était parfaitement stupide car je n′avais pas l′ombre de dilettantisme à me reprocher. «Â Allons, me dit-il, je vous quitte (le groupe qui l′avait escorté de loin ayant fini par nous abandonner). Je m′en vais me coucher comme un très vieux Monsieur, d′autant plus qu′il paraît que la guerre a changé toutes nos habitudes, un de ces aphorismes qu′affectionne Norpois. » Je savais, du reste, qu′en rentrant chez lui M. de Charlus ne cessait pas pour cela d′être au milieu des soldats, car il avait transformé son hôtel en hôpital militaire, cédant du reste, je le crois, aux besoins bien moins de son imagination que de son bon cœur.
But we must retrace our steps. I am still walking down the boulevards beside M. de Charlus, who is using me as a vague intermediary for overtures of peace between him and Morel. Observing that I did not reply, he thus continued: “As to that, I do not know why he doesn′t play any more. Apparently there is no more music, under the pretext of the war, but they dance and dine out. These fêtes represent what will be perhaps, if the Germans advance further, the last days of our Pompeii. It only needs the lava of some German Vesuvius (their naval guns are not less terrible than a volcano) to surprise them at their toilet and eternalise their gesture by interrupting it; children will later on be educated by illustrations of Mme Molé about to put the last layer of paint on her face before going to dine with her sister-in-law, or Sosthène de Guermantes finishing painting her false eyebrows. It will be lecturing material for the Brichots of the future; the frivolity of a period after ten centuries is worthy of the most serious erudition, especially if it has been preserved intact by a volcanic irruption in which matter akin to lava was thrown by bombardment. What documents for future history! When asphyxiating gases analogous to those emitted by Vesuvius and earthquakes like those which buried Pompeii will preserve intact all the remaining imprudent women who have not fled to Bayonne with their pictures and their statues. Moreover, has it not been Pompeii, a bit at a time every evening, for more than a year? These people flying to their cellars, not to bring out an old bottle of Mouton-Rothschild or of St. Emilion, but to hide themselves and their most precious possessions like the priests of Herculaneum surprised by death at the moment when they were carrying off the sacred vessels. Attachment to an object always brings death to the possessor. Paris was not, like Herculaneum, founded by Hercules. But what similarities force themselves upon one and that lucidity which has come to us is not only of our period, every period possessed it. If we think that to-morrow we may share the fate of the cities of Vesuvius, the women of those days believed they were menaced with the fate of the Cities of the Plain. They have discovered on the walls of one of the houses of Pompeii the inscription: ‘Sodom and Gomorra.′” I do not know if it was this name of Sodom and the ideas which it aroused in him, or whether it was that of the bombardment which made M. de Charlus lift for an instant his eyes to Heaven, but he soon brought them down to earth again. “I admire all the heroes of this war,” he said. “My dear fellow, take all those English soldiers whom I thought of somewhat lightly at the beginning of the war as mere football-players presumptuous enough to measure themselves against professionals — and what professionals! Well, merely aesthetically they are athletes of Greece, yes, of Greece, my dear fellow, these are the youths of Plato or rather of the Spartans. A friend of mine went to their camp at Rouen and saw marvels of which one has no idea. It is no longer Rouen, it is another town. Of course there is still the old Rouen with the emaciated saints of the Cathedral. That is beautiful also, but it is another thing. And our poilus! I cannot tell you what a savour I find in our poilus, in our little ‘parigots.′ There, like that one who is passing so free and easy in that droll, wide-awake manner. I often stop and have a word with them. What quick intelligence, what good sense! And the boys from the Provinces, how nice they are with their rolling r′s and their country jargon. I have always lived a great deal in the country, I have slept in the farms, I know how to talk to these people. But our admiration for the French must not allow us to underestimate our enemies, that diminishes ourselves. And you don′t know what a German soldier is, you′ve never seen them as I have, on parade doing the goose-step in ‘Unter den Linden.′” In returning to the ideal of virility he had touched on at Balbec which in the course of time had taken a philosophic form, he made use of absurd arguments and at moments, even when he showed superiority, these forced one to perceive the limitations of a mere man of fashion, even though he was an intelligent man of fashion; “You see,” he said, “that superb fellow, the German soldier, is a strong, healthy being, who only thinks of the greatness of his country, ‘Deutschland uber Alles′ which isn′t as stupid as it sounds, and while they prepare themselves in virile fashion we are steeped in dilettantism.” That word probably signified to M. de Charlus something analogous to literature, for immediately, recalling without doubt that I loved literature and, for a time, had the intention of devoting myself to it, he tapped me on the shoulder (taking the opportunity of leaning on it until I felt as bad as I used to during my military service from the recoil of a “76”) and remarked, as though to soften the reproach: “Yes, we have ruined ourselves by dilettantism, all of us, you too, remember, you can repeat your mea culpa like me. We have all been too dilettante.” Through surprise at the reproach, lack of the spirit of repartee, deference towards my interlocutor and touched by his friendly kindness, I replied, as though, at his invitation, I ought also to strike my breast. And this was perfectly senseless, for I had not a shadow of dilettantism to reproach myself with. “Well,” he said, “I′ll leave you,” the knot of men which had escorted us some distance having at last disappeared, “I′m going home to bed like an old gentleman, the war seems to have changed all our habits — one of Norpois′ aphorisms.” As to that, I knew that M. de Charlus would not be less surrounded by soldiers because he was at home for he had transformed his mansion into a military hospital, yielding in that less to his obsession than to his good heart.
Il faisait une nuit transparente et sans un souffle. J′imaginais que la Seine coulant entre ses ponts circulaires, faits de leur plateau et de son reflet, devait ressembler au Bosphore. Et symbole soit de cette invasion que prédisait le défaitisme de M. de Charlus, soit de la coopération de nos frères musulmans avec les armées de la France, la lune étroite et recourbée comme un sequin semblait mettre le ciel parisien sous le signe oriental du croissant. Pour un instant encore il resta en arrêt devant un Sénégalais en me disant adieu et en me serrant la main à me la broyer, ce qui est une particularité allemande chez les gens qui sentent comme le baron, et en continuant pendant quelque temps à me la malaxer, eût dit jadis Cottard, comme si M. de Charlus avait voulu rendre à mes articulations une souplesse qu′elles n′avaient point perdue. Chez certains aveugles, le toucher supplée dans une certaine mesure à la vue. Je ne sais trop de quel sens il prenait la place ici. Il croyait peut-être seulement me serrer la main comme il crut sans doute ne faire que voir le Sénégalais qui passait dans l′ombre et ne daigna pas s′apercevoir qu′il était admiré. Mais, dans ces deux cas, le baron se trompait, il péchait par excès de contact et de regards. «Â Est-ce que tout l′Orient de Decamps, de Fromentin, d′Ingres, de Delacroix n′est pas là dedans ? me dit-il, encore immobilisé par le passage du Sénégalais. Vous savez, moi, je ne m′intéresse jamais aux choses et aux êtres qu′en peintre, en philosophe. D′ailleurs je suis trop vieux. Mais quel malheur, pour compléter le tableau, que l′un de nous deux ne soit pas une odalisque. »
It was a clear, still night and, in my imagination, the Seine, flowing between its circular bridges, circular through a combination of structure and reflection, resembled the Bosphorus, the moon symbolising, maybe, that invasion which the defeatism of M. de Charlus predicted or the cooperation of our Mussulman brothers with the armies of France, thin and curved like a sequin, seemed to be placing the Parisian sky under the oriental sign of the crescent. For an instant longer M. de Charlus stopped, facing a Senegalese and, in farewell took my hand and crushed it, a German habit, peculiar to people of the baron′s sort, continuing for some minutes to knead it, as Cottard would have said, as though the baron wanted to impart to my joints a suppleness they had not lost. In the case of blind people touch supplements the vision to a certain extent; I hardly know which sense this kneading took the place of. Perhaps he believed he was only pressing my hand, as, no doubt, he also believed he was only glancing at the Senegalese who passed into the shadows and did not deign to notice he was being admired. But in both cases M. de Charlus made a mistake; there was an excess of contact and of staring. “Is not the whole Orient of Decamps, of Fromentin, of Ingres, of Delacroix in all this?” he remarked, still immobilised by the departure of the Senegalese. “You know that I am never interested in things and people except as a painter or as a philosopher. Besides, I′m too old. But what a pity, to complete the picture, that one of us two is not an odalisque.”
Ce ne fut pas l′Orient de Decamps, ni même de Delacroix qui commença de hanter mon imagination quand le baron m′eut quitté, mais le vieil Orient de ces Mille et une Nuits que j′avais tant aimées, et, me perdant peu à peu dans le lacis de ces rues noires, je pensais au calife Haroun Al Raschid en quête d′aventures dans les quartiers perdus de Bagdad. D′autre part, la chaleur du temps et de la marche m′avait donné soif, mais depuis longtemps tous les bars étaient fermés, et à cause de la pénurie d′essence les rares taxis que je rencontrais, conduits par des Levantins ou des Nègres, ne prenaient même pas la peine de répondre à mes signes. Le seul endroit où j′aurais pu me faire servir à boire et reprendre des forces pour rentrer chez moi eût été un hôtel. Mais dans la rue assez éloignée du centre où j′étais parvenu, tous, depuis que sur Paris les gothas lançaient leurs bombes, avaient fermé. Il en était de même de presque toutes les boutiques de commerçants, lesquels, faute d′employés ou eux-mêmes pris de peur, avaient fui à la campagne et laissé sur la porte un avertissement habituel écrit à la main et annonçant leur réouverture pour une époque éloignée et, d′ailleurs, problématique. Les autres établissements qui avaient pu survivre encore annonçaient de la même manière qu′ils n′ouvraient que deux fois par semaine. On sentait que la misère, l′abandon, la peur habitaient tout ce quartier. Je n′en fus que plus surpris de voir qu′entre ces maisons délaissées il y en avait une où la vie au contraire semblait avoir vaincu l′effroi, la faillite, et entretenait l′activité et la richesse. Derrière les volets clos de chaque fenêtre la lumière, tamisée à cause des ordonnances de police, décelait pourtant un insouci complet de l′économie. Et à tout instant la porte s′ouvrait pour laisser entrer ou sortir quelque visiteur nouveau. C′était un hôtel par qui la jalousie de tous les commerçants voisins (à cause de l′argent que ses propriétaires devaient gagner) devait être excitée ; et ma curiosité le fut aussi quand je vis sortir rapidement, à une quinzaine de mètres de moi, c′est-à-dire trop loin pour que dans l′obscurité profonde je pusse le reconnaître, un officier.
It was not the Orient of Decamps or even of Delacroix which began haunting my imagination when the baron left me, but the old Orient of the Thousand and One Nights which I had so much loved. Losing myself more and more in the network of black streets, I was thinking of the Caliph Haroun Al Raschid in quest of adventures in the lost quarters of Bagdad. Moreover, heat, due to the weather and to my walking, had made me thirsty, but all the bars had been closed long since and on account of the shortage of petrol the few taxis I met, driven by Levantines or negroes, did not even trouble to respond to my signs. The only place where I could have obtained something to drink and have regained the strength to return home, would have been a hotel. But in the street, rather far from the centre, I had now reached, all the hotels had been closed since the Gothas began hurling their bombs on Paris. The same applied to nearly all the shops whose proprietors, owing to the dearth of employees or because they themselves had taken fright and had fled to the country, had left upon their doors the usual notice, written by hand, announcing their reopening at a distant and problematical date. Those establishments which survived, announced in the same fashion they they would only open twice a week, and one felt that misery, desolation and fear inhabited the whole quarter. I was the more surprised to observe, amongst these abandoned houses, one where, in contrast, life seemed to have conquered fear and failure and which seemed to be full of activity and opulence. Behind the closed shutters of every window, lights, shaded to conform to police regulations, revealed complete indifference to economy and every few moments the door opened to admit some new visitor. This hotel must have excited the jealousy of the neighbouring shopkeepers (on account of the money which its owners must be making) and my curiosity was aroused on noticing an officer emerge from it at a distance of some fifteen paces which was too far for me to be able to recognise him in the darkness.
Quelque chose pourtant me frappa qui n′était pas sa figure que je ne voyais pas, ni son uniforme dissimulé dans une grande houppelande, mais la disproportion extraordinaire entre le nombre de points différents par où passa son corps et le petit nombre de secondes pendant lesquelles cette sortie, qui avait l′air de la sortie tentée par un assiégé, s′exécuta. De sorte que je pensai, si je ne le reconnus pas formellement — je ne dirai pas même à la tournure ni à la sveltesse, ni à l′allure, ni à la vélocité de Saint-Loup — mais à l′espèce d′ubiquité qui lui était si spéciale. Le militaire capable d′occuper en si peu de temps tant de positions différentes dans l′espace avait disparu, sans m′avoir aperçu, dans une rue de traverse, et je restais à me demander si je devais ou non entrer dans cet hôtel dont l′apparence modeste me fit fortement douter que ce fût Saint-Loup qui en fût sorti. Je me rappelai involontairement que Saint-Loup avait été injustement mêlé à une affaire d′espionnage parce qu′on avait trouvé son nom dans les lettres saisies sur un officier allemand. Pleine justice lui avait d′ailleurs été rendue par l′autorité militaire. Mais malgré moi je rapprochai ce fait de ce que je voyais. Cet hôtel servait-il de lieu de rendez-vous à des espions ? L′officier avait depuis un moment disparu quand je vis entrer de simples soldats de plusieurs armes, ce qui ajouta encore à la force de ma supposition. J′avais, d′autre part, extrêmement soif. «Â Il est probable que je pourrai trouver à boire ici », me dis-je, et j′en profitai pour tâcher d′assouvir, malgré l′inquiétude qui s′y mêlait, ma curiosité. Je ne pense donc pas que ce fut la curiosité de cette rencontre qui me décida à monter le petit escalier de quelques marches au bout duquel la porte d′une espèce de vestibule était ouverte, sans doute à cause de la chaleur. Je crus d′abord que, cette curiosité, je ne pourrais la satisfaire, car je vis plusieurs personnes venir demander une chambre, à qui on répondit qu′il n′y en avait plus une seule. Mais je compris ensuite qu′elles n′avaient évidemment contre elles que de ne pas faire partie du nid d′espionnage, car un simple marin s′étant présenté un moment après on se hâta de lui donner le n° 28. Je pus apercevoir sans être vu, grâce à l′obscurité, quelques militaires et deux ouvriers qui causaient tranquillement dans une petite pièce étouffée, prétentieusement ornée de portraits en couleurs de femmes découpés dans des magazines et des revues illustrées. Ces gens causaient tranquillement, en train d′exposer des idées patriotiques : «Â Qu′est-ce que tu veux, on fera comme les camarades », disait l′un. «Â Ah ! pour sûr que je pense bien ne pas être tué », répondait à un vœu que je n′avais pas entendu, un autre qui, à ce que je compris, repartait le lendemain pour un poste dangereux. «Â Par exemple, à vingt-deux ans, en n′ayant encore fait que six mois, ce serait fort », criait-il avec un ton où perçait encore plus que le désir de vivre longtemps la conscience de raisonner juste, et comme si le fait de n′avoir que vingt-deux ans devait lui donner plus de chances de ne pas être tué, et que ce dût être une chose impossible qu′il le fût. «Â À Paris c′est épatant, disait un autre ; on ne dirait pas qu′il y a la guerre. Et toi, Julot, tu t′engages toujours ? — Pour sûr que je m′engage, j′ai envie d′aller y taper un peu dans le tas à tous ces sales Boches. — Mais Joffre, c′est un homme qui couche avec les femmes des Ministres, c′est pas un homme qui a fait quelque chose. — C′est malheureux d′entendre des choses pareilles, dit un aviateur un peu plus âgé en se tournant vers l′ouvrier qui venait de faire entendre cette proposition ; je vous conseillerais pas de causer comme ça en première ligne, les poilus vous auraient vite expédié. » La banalité de ces conversations ne me donnait pas grande envie d′en entendre davantage, et j′allais entrer ou redescendre quand je fus tiré de mon indifférence en entendant ces phrases qui me firent frémir : «Â C′est épatant, le patron qui ne revient pas, dame, à cette heure-ci je ne sais pas trop où il trouvera des chaînes. — Mais puisque l′autre est déjà attaché. — Il est attaché bien sûr, il est attaché et il ne l′est pas, moi je serais attaché comme ça que je pourrais me détacher. — Mais le cadenas est fermé. — C′est entendu qu′il est fermé, mais ça peut s′ouvrir à la rigueur. Ce qu′il y a, c′est que les chaînes ne sont pas assez longues. Tu vas pas m′expliquer à moi ce que c′est, j′y ai tapé dessus hier pendant toute la nuit que le sang m′en coulait sur les mains. — C′est toi qui taperas ce soir. — Non, c′est pas moi, c′est Maurice. Mais ça sera moi dimanche, le patron me l′a promis. » Je compris maintenant pourquoi on avait eu besoin des bras solides du marin. Si on avait éloigné de paisibles bourgeois, ce n′était donc pas qu′un nid d′espions que cet hôtel. Un crime atroce allait y être consommé, si on n′arrivait pas à temps pour le découvrir et faire arrêter les coupables. Tout cela pourtant, dans cette nuit paisible et menacée, gardait une apparence de rêve, de conte, et c′est à la fois avec une fierté de justicier et une volupté de poète que j′entrai délibérément dans l′hôtel. Je touchai légèrement mon chapeau et les personnes présentes, sans se déranger, répondirent plus ou moins poliment à mon salut. «Â Est-ce que vous pourriez me dire à qui il faut m′adresser ? Je voudrais avoir une chambre et qu′on m′y monte à boire. — Attendez une minute, le patron est sorti. — Mais il y a le chef là-haut, insinua un des causeurs. — Mais tu sais bien qu′on ne peut pas le déranger. — Croyez-vous qu′on me donnera une chambre ? — J′crois. — Le 43 doit être libre », dit le jeune homme qui était sûr de ne pas être tué parce qu′il avait vingt-deux ans. Et il se poussa légèrement sur le sofa pour me faire place. «Â Si on ouvrait un peu la fenêtre, il y a une fumée ici », dit l′aviateur ; et en effet chacun avait sa pipe ou sa cigarette. «Â Oui, mais alors, fermez d′abord les volets, vous savez bien qu′il est défendu d′avoir de la lumière à cause des Zeppelins. — Il n′en viendra plus de Zeppelins. Les journaux ont même fait allusion sur ce qu′ils avaient été tous descendus. — Il n′en viendra plus, il n′en viendra plus, qu′est-ce que tu en sais ? Quand tu auras comme moi quinze mois de front et que tu auras abattu ton cinquième avion boche, tu pourras en causer. Faut pas croire les journaux. Ils sont allés hier sur Compiègne, ils ont tué une mère de famille avec ses deux enfants. — Une mère de famille avec ses deux enfants », dit avec des yeux ardents et un air de profonde pitié le jeune homme qui espérait bien ne pas être tué et qui avait, du reste, une figure énergique, ouverte et des plus sympathiques. «Â On n′a pas de nouvelles du grand Julot. Sa marraine n′a pas reçu de lettre de lui depuis huit jours et c′est la première fois qu′il reste si longtemps sans lui en donner. — Qui est sa marraine ? — C′est la dame qui tient le chalet de nécessité un peu plus bas que l′Olympia. — Ils couchent ensemble ? — Qu′est-ce que tu dis là ; c′est une femme mariée, tout ce qu′il y a de sérieuse. Elle lui envoie de l′argent toutes les semaines parce qu′elle a bon cœur. Ah ! c′est une chic femme. — Alors tu le connais, le grand Julot ? — Si je le connais ! reprit avec chaleur le jeune homme de vingt-deux ans. C′est un de mes meilleurs amis intimes. Il n′y en a pas beaucoup que j′estime comme lui, et bon camarade, toujours prêt à rendre service, ah ! tu parles que ce serait un rude malheur s′il lui était arrivé quelque chose. » Quelqu′un proposa une partie de dés et à la hâte fébrile avec laquelle le jeune homme de vingt-deux ans retournait les dés et criait les résultats, les yeux hors de la tête, il était aisé de voir qu′il avait un tempérament de joueur. Je ne saisis pas bien ce que quelqu′un lui dit ensuite, mais il s′écria d′un ton de profonde pitié : «Â Julot, un maquereau ! C′est-à-dire qu′il dit qu′il est un maquereau. Mais il n′est pas foutu de l′être. Moi je l′ai vu payer sa femme, oui, la payer. C′est-à-dire que je ne dis pas que Jeanne l′Algérienne ne lui donnait pas quelque chose, mais elle ne lui donnait pas plus de cinq francs, une femme qui était en maison, qui gagnait plus de cinquante francs par jour. Se faire donner que cinq francs ! il faut qu′un homme soit trop bête. Et maintenant qu′elle est sur le front, elle a une vie dure, je veux bien, mais elle gagne ce qu′elle veut ; eh bien, elle ne lui envoie rien. Ah ! un maquereau, Julot ? Il y en a beaucoup qui pourraient se dire maquereaux à ce compte-là. Non seulement ce n′est pas un maquereau, mais à mon avis c′est même un imbécile. » Le plus vieux de la bande, et que le patron avait sans doute, à cause de son âge, chargé de lui faire garder une certaine tenue, n′entendit, étant allé un moment jusqu′aux cabinets, que la fin de la conversation. Mais il ne put s′empêcher de me regarder et parut visiblement contrarié de l′effet qu′elle avait dû produire sur moi. Sans s′adresser spécialement au jeune homme de vingt-deux ans qui venait pourtant d′exposer cette théorie de l′amour vénal, il dit, d′une façon générale : «Â Vous causez trop et trop fort, la fenêtre est ouverte, il y a des gens qui dorment à cette heure-ci. Vous savez que si le patron rentrait et vous entendait causer comme ça, il ne serait pas content. » Précisément en ce moment on entendit la porte s′ouvrir et tout le monde se tut croyant que c′était le patron, mais ce n′était qu′un chauffeur d′auto étranger auquel tout le monde fit grand accueil. Mais en voyant une chaîne de montre superbe qui s′étalait sur la veste du chauffeur, le jeune homme de vingt-deux ans lui lança un coup d′œil interrogatif et rieur, suivi d′un froncement de sourcil et d′un clignement d′œil sévère dirigé de mon côté. Et je compris que le premier regard voulait dire : «Â Qu′est-ce que ça ? tu l′as volée ? Toutes mes félicitations. » Et le second : «Â Ne dis rien à cause de ce type que nous ne connaissons pas. » Tout à coup le patron entra, chargé de plusieurs mètres de grosses chaînes capables d′attacher plusieurs forçats, suant, et dit : «Â J′en ai une charge, si vous tous vous n′étiez pas si fainéants, je ne devrais pas être obligé d′y aller moi-même. » Je lui dis que je demandais une chambre. «Â Pour quelques heures seulement, je n′ai pas trouvé de voiture et je suis un peu malade. Mais je voudrais qu′on me monte à boire. — Pierrot, va à la cave chercher du cassis et dis qu′on mette en état le numéro 43. Voilà le 7 qui sonne. Ils disent qu′ils sont malades. Malades, je t′en fiche, c′est des gens à prendre de la coco, ils ont l′air à moitié piqués, il faut les foutre dehors. A-t-on mis une paire de draps au 22 ? Bon ! voilà le 7 qui sonne encore, cours-y voir. Allons, Maurice, qu′est-ce que tu fais là, tu sais bien qu′on t′attend, monte au 14 bis. Et plus vite que ça. » Et Maurice sortit rapidement, suivant le patron qui, un peu ennuyé que j′eusse vu ses chaînes, disparut en les emportant. «Â Comment que tu viens si tard ? » demanda le jeune homme de vingt-deux ans au chauffeur. «Â Comment, si tard, je suis d′une heure en avance. Mais il fait trop chaud marcher. J′ai rendez-vous qu′à minuit. — Pour qui donc est-ce que tu viens ? — Pour Pamela la charmeuse », dit le chauffeur oriental dont le rire découvrit les belles dents blanches. «Â Ah ! » dit le jeune homme de vingt-deux ans. Bientôt on me fit monter dans la chambre 43, mais l′atmosphère était si désagréable et ma curiosité si grande que, mon «Â cassis » bu, je redescendis l′escalier, puis, pris d′une autre idée, je remontai et dépassai l′étage de la chambre 43, allai jusqu′en haut. Tout à coup, d′une chambre qui était isolée au bout d′un couloir me semblèrent venir des plaintes étouffées. Je marchai vivement dans cette direction et appliquai mon oreille à la porte. «Â Je vous en supplie, grâce, grâce, pitié, détachez-moi, ne me frappez pas si fort, disait une voix. Je vous baise les pieds, je m′humilie, je ne recommencerai pas. Ayez pitié. — Non, crapule, répondit une autre voix, et puisque tu gueules et que tu te traînes à genoux, on va t′attacher sur le lit, pas de pitié », et j′entendis le bruit du claquement d′un martinet, probablement aiguisé de clous car il fut suivi de cris de douleur. Alors je m′aperçus qu′il y avait dans cette chambre un œil-de-bœuf latéral dont on avait oublié de tirer le rideau ; cheminant à pas de loup dans l′ombre, je me glissai jusqu′à cet œil-de-bœuf, et là, enchaîné sur un lit comme Prométhée sur son rocher, recevant les coups d′un martinet en effet planté de clous que lui infligeait Maurice, je vis, déjà tout en sang, et couvert d′ecchymoses qui prouvaient que le supplice n′avait pas lieu pour la première fois, je vis devant moi M. de Charlus. Tout à coup la porte s′ouvrit et quelqu′un entra qui heureusement ne me vit pas, c′était Jupien. Il s′approcha du baron avec un air de respect et un sourire d′intelligence : «Â Hé bien, vous n′avez pas besoin de moi ? » Le baron pria Jupien de faire sortir un moment Maurice. Jupien le mit dehors avec la plus grande désinvolture. «Â On ne peut pas nous entendre ? » dit le baron à Jupien, qui lui affirma que non. Le baron savait que Jupien, intelligent comme un homme de lettres, n′avait nullement l′esprit pratique, parlait toujours, devant les intéressés, avec des sous-entendus qui ne trompaient personne et des surnoms que tout le monde connaissait. «Â Une seconde », interrompit Jupien qui avait entendu une sonnette retentir à la chambre n° 3. C′était un député de l′Action Libérale qui sortait. Jupien n′avait pas besoin de voir le tableau car il connaissait son coup de sonnette, le député venant, en effet, tous les jours après déjeuner. Il avait été obligé ce jour-là de changer ses heures, car il avait marié sa fille à midi à Saint-Pierre de Chaillot. Il était donc venu le soir, mais tenait à partir de bonne heure à cause de sa femme, vite inquiète quand il rentrait tard, surtout par ces temps de bombardement. Jupien tenait à accompagner sa sortie pour témoigner de la déférence qu′il portait à la qualité d′honorable, sans aucun intérêt personnel d′ailleurs. Car bien que ce député, répudiant les exagérations de l′Action Française (il eût, d′ailleurs, été incapable de comprendre une ligne de Charles Maurras ou de Léon Daudet), fût bien avec les ministres, flattés d′être invités à ses chasses, Jupien n′aurait pas osé lui demander le moindre appui dans ses démêlés avec la police. Il savait que, s′il s′était risqué à parler de cela au législateur fortuné et froussard, il n′aurait pas évité la plus inoffensive des «Â descentes » mais eût instantanément perdu le plus généreux de ses clients. Après avoir reconduit jusqu′à la porte le député, qui avait rabattu son chapeau sur ses yeux, relevé son col et, glissant rapidement comme il faisait dans ses programmes électoraux, croyait cacher son visage, Jupien remonta près de M. de Charlus à qui il dit : «Â C′était Monsieur Eugène. » Chez Jupien, comme dans les maisons de santé, on n′appelait les gens que par leur prénom tout en ayant soin d′ajouter à l′oreille, pour satisfaire la curiosité des habitués ou augmenter le prestige de la maison, leur nom véritable. Quelquefois cependant Jupien ignorait la personnalité vraie de ses clients, s′imaginait et disait que c′était tel boursier, tel noble, tel artiste, erreurs passagères et charmantes pour ceux qu′on nommait à tort, et finissait par se résigner à ignorer toujours qui était Monsieur Victor. Jupien avait aussi l′habitude, pour plaire au baron, de faire l′inverse de ce qui est de mise dans certaines réunions. «Â Je vais vous présenter Monsieur Lebrun » (à l′oreille : «Â Il se fait appeler M. Lebrun mais en réalité c′est le grand-duc de Russie » ). Inversement, Jupien sentait que ce n′était pas encore assez de présenter à M. de Charlus un garçon laitier. Il lui murmurait en clignant de l′œil : «Â Il est garçon laitier, mais, au fond, c′est surtout un des plus dangereux apaches de Belleville » (il fallait voir le ton grivois dont Jupien disait «Â apache » ). Et comme si ces références ne suffisaient pas, il tâchait d′ajouter quelques «Â citations ». «Â Il a été condamné plusieurs fois pour vol et cambriolage de villas, il a été à Fresnes pour s′être battu (même air grivois) avec des passants qu′il a à moitié estropiés et il a été au bat′ d′Af. Il a tué son sergent. »
Yet something about him struck me. It was not his face for I could not see it nor was it his uniform which was disguised in an ample cloak, it was the extraordinary disproportion between the number of different points past which his body flitted and the minute number of seconds employed in an exit, which resembled an attempted sortie by someone besieged. This made me believe, though I could not formally recognise him — whether by his outline, his slimness or his gait, or — even by his velocity but by a sort of ubiquity peculiar to him — that it was Saint-Loup. Who-ever he was, the officer with this gift of occupying so many different points in space in so short a time, had disappeared, without noticing me, in a cross street, and I stood asking myself whether or not I should enter this hotel the modest appearance of which made me doubt if it was really Saint-Loup who had emerged from it. I now remembered that Saint-Loup had got himself unhappily mixed up in an espionage affair owing to the appearance of his name in some letters seized upon a German officer. Full justice had been rendered him by the military authority but in spite of myself I related that fact to what I now saw. Was that hotel used as a meeting-place by spies? The officer had been gone some moments when I saw several privates of various arms enter and this added to my suspicions; and I was extremely thirsty. “It is probable I can get something to drink here,” I said to myself and I took advantage of that to try and satisfy my curiosity in spite of my apprehensions. I do not think, however, that it was curiosity which decided me to climb up the several steps of the little staircase at the end of which the door of a sort of vestibule was open, no doubt on account of the heat. I believed at first that I should not be able to satisfy it for I saw several people come and ask for rooms, to whom the reply was given that there was not a single one vacant. Soon I grasped that all the people of the place had against them was that they did not belong to that nest of spies, for an ordinary sailor presented himself and they immediately gave him No. 28. I was able, thanks to the darkness, without being seen myself, to observe several soldiers and two men of the working class who were talking quietly in a small, stuffy room showily decorated with coloured portraits of women out of magazines and illustrated reviews. The men were expressing patriotic opinions: “There′s no help for it, one must do like the rest,” said one. “Certainly, I don′t think I′m going to be killed,” another said in answer to a wish I had not heard, and who, I gathered, was leaving the following day for a dangerous post. “Just think of it, at twenty-two! It would be pretty stiff after only doing six months!” he cried in a tone revealing, more even than a desire to live, the justice of his reasoning as though being only twenty-two ought to give him a better chance of not being killed, in fact, that it was impossible he should be. “In Paris it′s wonderful,” said another, “one wouldn′t think there was a war on. Are you joining up, Julot?” “Of course I′m joining up. I want to go and have a smack at those dirty Boches.” “That Joffre! He′s a chap who slept with Minister′s wives, he′s not done anything.” “It′s rotten to hear that sort of stuff,” interrupted an aviator who was somewhat older, turning towards the last speaker, a workman. “I advise you not to talk like that when you get to the front or the poilus will very soon have you out of it.” The banality of this conversation gave me no great desire to hear more and I was about to go up or down when my attention was roused by hearing the following words which made me tremble. “It is extraordinary that the patron has not come back yet, at this time of night. I don′t know where he′ll find those chains.” “But the other is already chained up.” “Yes, of course he′s chained — in a way. If I were chained like that I′d pretty soon free myself.” “But the padlock is locked.” “Oh! It′s locked all right but if one tried, one could force it open. The trouble is the chains aren′t long enough. You aren′t going to explain that sort of thing to me, considering I was beating him the whole night till my hands bled.” “Well, you′ll have to take a turn at it to-night.” “No, it′s not my turn, it′s Maurice′s. It will be my turn on Sunday. The patron promised me.” Now I knew why the sailor′s strong arms were needed. If peaceful citizens had been refused admittance, it was not because the hotel was a nest of spies. An atrocious crime was going to be consummated if someone did not arrive in time to discover it and have the guilty arrested. On this threatened yet peaceful night all this seemed like a dream story and I deliberately entered the hotel with the determination of one who wants to see justice done with the enthusiasm of a poet. I lightly touched my hat and those present, without disturbing themselves, answered my salute more or less politely. “Will you please tell me whom I can ask for a room and for something to drink?” “Wait a minute, the patron has gone out.” “But the chief is upstairs,” suggested one of them. “You know perfectly well you can′t disturb him.” “Do you think they′ll give me a room?” “Yes, I believe so, 43 must be free,” said the young man who was sure of not being killed because he was only twenty-two, making room for me on the sofa beside him. “It would be a good thing to open the window, there′s an awful lot of smoke here,” said the aviator, and indeed each of them had a pipe or a cigarette. “Yes, that′s all right, but shut the shutters first; you know lights are forbidden on account of zeppelins.” “There won′t be any more zeppelins, the papers said that they′d all been shot down.” “They won′t come! They won′t come! What do you know about it? When you′ve been fifteen months at the front as I have, when you′ve shot down your five German aeroplanes, then you′ll be able to talk. It′s absurd to believe the papers. They were over Compiègne yesterday and killed a mother with her two children.” The young man who hoped not to be killed and who had an energetic, open and sympathetic face spoke with ardent eyes and with profound pity. “There′s no news of big Julot. His godmother hasn′t had a letter from him for eight days and it′s the first time he has been so long without giving her any news.” “Who′s his godmother?” “The lady who keeps the place of convenience below Olympia.” “Do they sleep together?” “What are you talking about, she′s a perfectly respectable married woman. She sends him money every week because she′s got a good heart. She′s a jolly good sort.” “So you know big Julot?” “Do I know him?” The young man of twenty-two answered hotly. “He′s one of my most intimate friends. There aren′t many I think as much of as I do of him, he′s a good pal, always ready to do one a turn. It would be a bad look out if anything happened to him.” Someone proposed a game of dice and from the fevered fashion in which the young man cast them and called out the results with his eyes starting out of his head, it was easy to see that he had the temperament of a gambler. I could not quite grasp what someone else said to him just then but he suddenly cried in a tone of deep resentment. “Julot a pimp! He may say he is but he bloody well isn′t. I′ve seen him pay his women. Yes I have. I don′t say that Algerian Jeanne hasn′t ever given him a bit. But never more than five francs, a woman in a house, earning more than fifty francs a day. To think of a man letting a woman give him only five francs. And now she′s at the front, she′s having a pretty hard life, I admit, but she earns what she likes and she never sends him anything. Julot a pimp, indeed there′d be plenty of pimps at that rate. Not only he isn′t a pimp, but I think he′s a fool into the bargain.” The oldest of the party, whom no doubt the patron had entrusted with keeping a certain amount of order, having gone out for a moment, only heard the end of the conversation but he stared at me and seemed visibly annoyed at the effect which it might have produced upon me. Without specially addressing the young man of twenty-two who had been exposing and developing his theory of venal love, he remarked in a general way: “You′re talking too much and too loud The window is open. People are asleep at this hour. You know, if the patron heard you, there would be trouble.” Just at that moment there was a sound of a door, opening, and everybody kept quiet, thinking it was the patron. But it was only a foreign chauffeur, whom everybody welcomed. When the young man of twenty-two, seeing the superb watch-chain extending across the new-comer′s waistcoat, bestowed on him a questioning and laughing glance followed by a frown of his eyebrows at the same time giving me a severe wink, I understood that the first glance meant “Hullo! Where did you steal that? All my congratulations!” and the second “Don′t say anything. We don′t know this chap, so look out.” Suddenly the patron came in sweating, carrying several yards of heavy chains, strong enough to chain up several prisoners and said: “I′ve got a nice load here. If all of you were not so lazy, I shouldn′t be obliged to go myself.” I told him I wanted a room for some hours only, “I could not find a carriage and I am not very well, but I should like to have something taken up to my room to drink.” “Pierrot, go to the cellar and fetch some cassis and tell them to prepare No. 43. There′s No. 7 ringing. They say they′re ill! Nice sort of illness! They′re after cocaine, they look half-doped. They ought to be chucked out. Have a pair of sheets been put in No. 22? There you are, there′s No. 7 ringing again. Run and see. What are you doing there, Maurice? You know very well you′re expected, go up to 14 his, and look sharp!” Maurice went out rapidly, following the patron who was evidently annoyed that I had seen his chains. “How is it you′re so late?” inquired the young man of twenty-two of the chauffeur. “What do you mean, so late, I′m an hour too early. But it′s too hot to walk about, my appointment′s only at midnight.” “But who are you here for?” “For Pamela la Charmeuse,” answered the oriental chauffeur, whose laugh disclosed beautiful white teeth. “Ah!” exclaimed the young man of twenty-two. Soon I was shown up to No. 43 but the atmosphere was so unpleasant and my curiosity so great that, having drunk my cassis, I descended the stairs, then, seized with another idea, I went up again and, without stopping at the floor where my room was, I went right up to the top. All of a sudden, from a room which was isolated at the end of the corridor, I seemed to hear stifled groans. I went rapidly towards them and applied my ear to the door. “I implore you, pity, pity, unloose me, unchain me, do not strike me so hard,” said a voice. “I kiss your feet, I humiliate myself, I won′t do it again, have pity.” “I won′t, you blackguard,” replied another voice, “and as you′re screaming and dragging yourself about on your knees like that, I′ll tie you to the bed. No mercy!” And I heard the crack of a cat-o′-nine-tails, probably loaded with nails for it was followed by cries of pain. Then I perceived that there was a lateral peep-hole in the room, the curtain of which they had forgotten to draw. Creeping softly in that direction, I glided up to the peep-hole and there on the bed, like Prometheus bound to his rock, squirming under the strokes of a cat-o′-nine-tails, which was, as a fact, loaded with nails, wielded by Maurice, already bleeding and covered with bruises which proved he was not submitting to the torture for the first time, I saw before me M. de Charlus. All of a sudden the door opened and someone entered who, happily, did not see me. It was Jupien. He approached the Baron with an air of respect and an intelligent smile. “Well! Do you need me?” The Baron requested Jupien to send Maurice out for a moment. Jupien put him out with the greatest heartiness. “We can′t be heard, I suppose?” asked the Baron. Jupien assured him that they could not. The Baron knew that Jupien, though he was as intelligent as a man of letters, had no sort of practical sense, and talked in front of designing people with hidden meanings that deceived no one, mentioning surnames everyone knew. “One second,” interrupted Jupien who had heard a bell ring in room No. 3. It was a Liberal Deputy who was going away. Jupien did not need to look at the number of the bell, he knew the sound of it, as the deputy came after luncheon every day. That particular day he had been obliged to change his hour because he had to attend his daughter′s marriage at mid-day at St. Pierre de Chaillot So he had come in the evening, but wanted to get away in good time because of his wife who got anxious if he came home late, especially in these times of bombardment. Jupien made a point of accompanying him to the door so as to show deference towards the honourable gentleman without any eye to his own advantage. For while the deputy repudiating the exaggerations of the Action Française (he would for that matter have been incapable of understanding a line of Charles Maurras or of Léon Daudet), was on good terms with Ministers who were flattered at being invited to his shooting parties, Jupien would never have dared to solicit the slightest help from him in his occasional difficulties with the police. He fully understood, if he had risked talking about such matters to the wealthy and timid legislator, he would not have been spared the most harmless raid but would instantly have lost the most generous of his customers. Having accompanied the deputy to the door, the latter pulled his hat over his eyes, raised his collar and gliding rapidly away as he did in his electoral campaigns, believed he was hiding his face. Jupien — going up again to M. de Charlus, said: “It was M. Eugène.” At Jupien′s, as in lunatic asylums, people were only called by their first names, but, to satisfy the curiosity of the habitués and increase the prestige of his house, he took care to add the surnames in a whisper. Sometimes, however, Jupien did not know the identity of his clients, so he invented them and said that this one was a stockbroker, another a man of title or an artist; trifling and amusing mistakes so far as those whom he wrongly named were concerned. He finally quite resigned himself to ignorance as to the identity of M. Victor. Jupien further had the habit of pleasing the Baron by doing the contrary of what is considered the right thing at certain parties: “I am going to introduce M. Lebrun to you” (in his ear: “he calls himself M. Lebrun but in reality he′s a Russian Grand-Duke.)” In another sense, Jupien did not think it interesting enough to introduce a milkman to M. de Charlus, but, with a wink: “He′s a sort of milkman, but over and above that he′s one of the most dangerous apaches in Belleville.” (The rollicking way in which Jupien said “apache“ was worth seeing). And as though this observation were not enough, he added others such as: “He has been sentenced several times for stealing and burgling houses. He was sent to Fresnes for fighting (the same jolly air) with people in the street whom he half crippled and he has been in an African battalion where he killed his sergeant.”
Le baron en voulait même légèrement à Jupien, car il savait que dans cette maison, qu′il avait chargé son factotum d′acheter pour lui et de faire gérer par un sous-ordre, tout le monde, par les maladresses de l′oncle de Mlle d′Oloron, feu Mme de Cambremer, connaissait plus ou moins sa personnalité et son nom (beaucoup seulement croyaient que c′était un surnom et, le prononçant mal, l′avaient déformé, de sorte que la sauvegarde du baron avait été leur propre bêtise et non la discrétion de Jupien). Mais il trouvait plus simple de se laisser rassurer par ses assurances, et tranquillisé de savoir qu′on ne pouvait les entendre, le baron lui dit : «Â Je ne voulais pas parler devant ce petit, qui est très gentil et fait de son mieux. Mais je ne le trouve pas assez brutal. Sa figure me plaît, mais il m′appelle «Â crapule » comme si c′était une leçon apprise. — Oh ! non, personne ne lui a rien dit, répondit Jupien sans s′apercevoir de l′invraisemblance de cette assertion. Il a, du reste, été compromis dans le meurtre d′une concierge de la Villette. — Ah ! cela c′est assez intéressant, dit le baron avec un sourire. — Mais j′ai justement là le tueur de bœufs, l′homme des abattoirs qui lui ressemble ; il a passé par hasard. Voulez-vous en essayer ? — Ah ! oui, volontiers. » Je vis entrer l′homme des abattoirs, il ressemblait, en effet, un peu à «Â Maurice », mais, chose plus curieuse, tous deux avaient quelque chose d′un type que personnellement je n′avais jamais dégagé, mais qu′à ce moment je me rendis très bien compte exister dans la figure de Morel, sinon dans la figure de Morel telle que je l′avais toujours vue, du moins dans un certain visage que des yeux aimants voyant Morel autrement que moi auraient pu composer avec ses traits. Dès que je me fus fait intérieurement, avec des traits empruntés à mes souvenirs de Morel, cette maquette de ce qu′il pouvait représenter à un autre, je me rendis compte que ces deux jeunes gens, dont l′un était un garçon bijoutier et l′autre un employé d′hôtel, étaient de vagues succédanés de Morel. Fallait-il en conclure que M. de Charlus, au moins en une certaine forme de ses amours, était toujours fidèle à un même type et que le désir qui lui avait fait choisir l′un après l′autre ces deux jeunes gens était le même que celui qui lui avait fait arrêter Morel sur le quai de la gare de Doncières ; que tous trois ressemblaient un peu à l′éphèbe dont la forme, intaillée dans le saphir qu′étaient les yeux de M. de Charlus, donnait à son regard ce quelque chose de si particulier qui m′avait effrayé le premier jour à Balbec ? Ou que son amour pour Morel ayant modifié le type qu′il cherchait, pour se consoler de son absence il cherchait des hommes qui lui ressemblassent ? Une supposition que je fis aussi fut que peut-être il n′avait jamais existé entre Morel et lui, malgré les apparences, que des relations d′amitié, et que M. de Charlus faisait venir chez Jupien des jeunes gens qui ressemblassent assez à Morel pour qu′il pût avoir auprès d′eux l′illusion de prendre du plaisir avec lui. Il est vrai qu′en songeant à tout ce que M. de Charlus a fait pour Morel, cette supposition eût semblé peu probable si l′on ne savait que l′amour nous pousse non seulement aux plus grands sacrifices pour l′être que nous aimons, mais parfois jusqu′au sacrifice de notre désir lui-même qui, d′ailleurs, est d′autant moins facilement exaucé que l′être que nous aimons sent que nous aimons davantage. Ce qui enlève aussi à une telle supposition l′invraisemblance qu′elle semble avoir au premier abord (bien qu′elle ne corresponde sans doute pas à la réalité) est dans le tempérament nerveux, dans le caractère profondément passionné de M. de Charlus, pareil en cela à celui de Saint-Loup, et qui avait pu jouer au début de ses relations avec Morel le même rôle, et plus décent, et négatif, qu′au début des relations de son neveu avec Rachel. Les relations avec une femme qu′on aime (et cela peut s′étendre à l′amour pour un jeune homme) peuvent rester platoniques pour une autre raison que la vertu de la femme ou que la nature peu sensuelle de l′amour qu′elle inspire. Cette raison peut être que l′amoureux, trop impatient par l′excès même de son amour, ne sait pas attendre avec une feinte suffisante d′indifférence le moment où il obtiendra ce qu′il désire. Tout le temps il revient à la charge, il ne cesse d′écrire à celle qu′il aime, il cherche tout le temps à la voir, elle le lui refuse, il est désespéré. Dès lors elle a compris que si elle lui accorde sa compagnie, son amitié, ces biens paraîtront déjà tellement considérables à celui qui a cru en être privé qu′elle peut se dispenser de donner davantage et profiter d′un moment où il ne peut plus supporter de ne pas la voir, où il veut à tout prix terminer la guerre, en lui imposant une paix qui aura pour première condition le platonisme des relations. D′ailleurs, pendant tout le temps qui a précédé ce traité, l′amoureux tout le temps anxieux, sans cesse à l′affût d′une lettre, d′un regard, a cessé de penser à la possession physique dont le désir l′avait tourmenté d′abord mais qui s′est usé dans l′attente et a fait place à des besoins d′un autre ordre, plus douloureux d′ailleurs s′ils ne sont pas satisfaits. Alors le plaisir qu′on avait le premier jour espéré des caresses, on le reçoit plus tard tout dénaturé sous la forme de paroles amicales, de promesses de présence qui, après les effets de l′incertitude, quelquefois simplement après un regard embrumé de tous les brouillards de la froideur et qui recule si loin la personne qu′on croit qu′on ne la reverra jamais, amènent de délicieuses détentes. Les femmes devinent tout cela et savent qu′elles peuvent s′offrir le luxe de ne se donner jamais à ceux dont elles sentent, s′ils ont été trop nerveux pour le leur cacher les premiers jours, l′inguérissable désir qu′ils ont d′elles. La femme est trop heureuse que, sans rien donner, elle reçoive beaucoup plus qu′elle n′a d′habitude quand elle se donne. Les grands nerveux croient ainsi à la vertu de leur idole. Et l′auréole qu′ils mettent autour d′elle est aussi un produit, mais, comme on voit, fort indirect, de leur excessif amour. Il existe alors chez la femme ce qui existe à l′état inconscient chez les médicaments à leur insu rusés, comme sont les soporifiques, la morphine. Ce n′est pas à ceux à qui ils donnent le plaisir du sommeil ou un véritable bien-être qu′ils sont absolument nécessaires. Ce n′est pas par ceux-là qu′ils seraient achetés à prix d′or, échangés contre tout ce que le malade possède, c′est par ces autres malades (d′ailleurs peut-être les mêmes, mais, à quelques années de distance, devenus autres) que le médicament ne fait pas dormir, à qui il ne cause aucune volupté, mais qui, tant qu′ils ne l′ont pas, sont en proie à une agitation qu′ils veulent faire cesser à tout prix, fût-ce en se donnant la mort. Pour M. de Charlus, dont le cas, en somme, avec cette légère différenciation due à la similitude du sexe, rentre dans les lois générales de l′amour, il avait beau appartenir à une famille plus ancienne que les Capétiens, être riche, être vainement recherché par une société élégante, et Morel n′être rien, il aurait eu beau dire à Morel, comme il m′avait dit à moi-même : «Â Je suis prince, je veux votre bien », encore était-ce Morel qui avait le dessus s′il ne voulait pas se rendre. Et pour qu′il ne le voulût pas, il suffisait peut-être qu′il se sentît aimé. L′horreur que les grands ont pour les snobs qui veulent à toute force se lier avec eux, l′homme viril l′a pour l′inverti, la femme pour tout homme trop amoureux. M. de Charlus non seulement avait tous les avantages, mais en eût proposé d′immenses à Morel. Mais il est possible que tout cela se fût brisé contre une volonté. Il en eût été dans ce cas de M. de Charlus comme de ces Allemands, auxquels il appartenait, du reste, par ses origines, et qui, dans la guerre qui se déroulait à ce moment, étaient bien, comme le baron le répétait un peu trop volontiers, vainqueurs sur tous les fronts. Mais à quoi leur servait leur victoire, puisque après chacune ils trouvaient les Alliés plus résolus à leur refuser la seule chose qu′eux, les Allemands, eussent souhaité d′obtenir, la paix et la réconciliation ? Ainsi Napoléon entrait en Russie et demandait magnanimement aux autorités de venir vers lui. Mais personne ne se présentait.
The Baron was slightly annoyed with Jupien because he knew that everybody more or less in that house he had charged his factotum to buy and have run by an underling, owing to the indiscretions of the uncle of Mlle d′Oloran late Mme de Cambremer, was aware of his personality and his name, (fortunately many believed it was a pseudonym and so deformed it that the Baron was protected by their stupidity, not by Jupien′s discretion). Eased by the knowledge that they could not be overheard, the Baron said to him: “I did not want to speak before that little fellow. He′s very nice and does his best but he′s not brutal enough. His face pleases me but he calls me a low debauchee as though he had learnt it by heart.” “Oh dear no! No one has said a word to him,” Jupien answered without realising the unlikelihood of the assertion. “As a matter of fact he was mixed up in the murder of a concierge in La Villette.” “Indeed? That is rather interesting,” said the Baron with a smile. “But I′ve just secured a butcher, a slaughterer, who looks rather like him; by a bit of luck he happened to look in. Would you like to try him?” “Yes, with pleasure.” I watched the man of the slaughter-house enter. He did look a little like “Maurice” but, what was more curious, both of them were of a type that I had never been able to define but which I then realised was also exemplified in Morel; if not in his face as I knew it, at least in a cast of features that the eyes of love, seeing Morel differently from me, might have fitted into his countenance. From the moment that I had made within myself a model with features borrowed from my recollections of what Morel might represent to someone else, I realised that those two young men, of whom one was a jeweller′s boy and the other a hotel-employee, were vaguely his successors. Must one conclude that M. de Charlus, at all events on one side of his love-affairs, was always faithful to the same type and that the lust which caused him to select these two young men was the same which had caused him to stop Morel on the platform of the station of Doncières, that all three resembled a little that youth whose form, engraved in the sapphire eyes of M. de Charlus, gave to his gaze the peculiar something which had frightened me on that first day at Balbec. Or, was it that his love for Morel had modified the type he favoured and he was now seeking men who resembled Morel to console himself for the latter′s desertion? Another supposition was that perhaps in spite of appearances there had never been between Morel and himself any relations but those of friendship and that M. de Charlus had made Jupien procure these young men because they sufficiently resembled Morel for him to have the illusion that Morel was taking pleasure with him. It is true, bearing in mind all that M. de Charlus had done for Morel, that this supposition seems improbable, if one did not know that love forces great sacrifices from us for the being we love and sometimes the sacrifice of our very desire which, moreover, is the less easily exorcised because the being we love feels that we love him the more. What takes away the likelihood of such a supposition was the highly strung and profoundly passionate temperament of M. de Charlus, similar in that respect to Saint-Loup, which might at first have played the same part in his relations with Morel, though a more decent and negative part, as his nephew′s early relations with Rachel. The relations one has with a woman one loves (and that can apply also to love for a youth) can remain platonic for other reasons than the chastity of the woman or the unsensual nature of the love she inspires. The reason may be that the lover is too impatient and by the very excess of his love is unable to await the moment when he will obtain his desires by sufficient pretence of indifference. Continually, he returns to the charge, he never ceases writing to her whom he loves, he is always trying to see her, she refuses herself, he becomes desperate. From that time she knows, if she grants him her company, her friendship, that these benefits will seem so considerable to one who believed he was going to be deprived of them, that she need grant nothing more and that she can take advantage of the moment when he can no longer bear being unable to see her and when, at all costs, he must put an end to the struggle by accepting a truce which will impose upon him a platonic relationship as its preliminary condition. Moreover, during all the time that preceded this truce, the lover, in a constant state of anxiety, ceaselessly hoping for a letter, a glance, has long ceased thinking of the physical desire which at first tormented him but which has been exhausted by waiting and has been replaced by another order of longings more painful still if left unsatisfied. The pleasure formerly anticipated from caresses will later be accorded but transmuted into friendly words and promises of intercourse which brings delicious moments after the strain of uncertainty or after a look impregnated with such coldness that it seemed to remove the loved one beyond hope of his ever seeing her again. Women divine all this and know they can afford the luxury of never yielding to those who, from the first, have betrayed their inextinguishable desire. A woman is enchanted if, without giving anything, she can receive more than she generally gets when she does give herself. On that account highly-strung men believe in the chastity of their idol. And the halo with which they surround her is also a product, but, as we see, an indirect one, of their excessive love. There is in woman something of the unconscious function of drugs which are cunning without knowing it, like morphine. They are not indispensable in the case of those to whom they give the blessings of sleep and real well-being. By such they will not be bought at their weight in gold, taken in exchange for everything the sick man possesses, it is by those other unfortunates (they may, indeed, be the same but altered in the course of years) to whom the drug brings no sleep, gives them no pleasure but who, without it, are a prey to an agitation to which they must at all costs put an end, even though to do so means death. And M. de Charlus, whose case, with the slight difference due to the similarity of sex, can be included in the general laws of love, though he belonged to a family more ancient than the Capets themselves, rich and sought after by the most exclusive society, while Morel was nobody, might say to him as he had said to me: “I am a prince and I desire your welfare,” nevertheless Morel was his master if he did not yield to him. And perhaps, to know he was loved was sufficient to make him determine not to. The disgust of distinguished people for snobs who want to force themselves upon them, the virile man has for the invert, the woman for every man who is too much in love with her. M. de Charlus not only had every advantage, he might perhaps have offered immense bribes to Morel, yet it is likely that they would have been unavailing in opposition to the latter′s will. M. de Charlus had something in common with the Germans to whom he belonged by his origin and who, in the war now proceeding, were, as the Baron too often repeated, conquerors on every front. But what use were their victories since each one left the Allies more resolved than ever to refuse them the peace and reconciliation they wanted. Thus Napoleon invaded Russia and magnanimously invited the authorities to present themselves to him. But no one came.
Je descendis et rentrai dans la petite antichambre où Maurice, incertain si on le rappellerait et à qui Jupien avait à tout hasard dit d′attendre, était en train de faire une partie de cartes avec un de ses camarades. On était très agité d′une croix de guerre qui avait été trouvée par terre, et on ne savait pas qui l′avait perdue, à qui la renvoyer pour éviter au titulaire un ennui. Puis on parla de la bonté d′un officier qui s′était fait tuer pour tâcher de sauver son ordonnance. «Â Il y a tout de même du bon monde chez les riches. Moi je me ferais tuer avec plaisir pour un type comme ça », dit Maurice, qui, évidemment, n′accomplissait ses terribles fustigations sur le baron que par une habitude mécanique, les effets d′une éducation négligée, le besoin d′argent et un certain penchant à le gagner d′une façon qui était censée donner moins de mal que le travail et en donnait peut-être davantage. Mais, ainsi que l′avait craint M. de Charlus, c′était peut-être un très bon cœur et c′était, paraît-il, un garçon d′une admirable bravoure. Il avait presque les larmes aux yeux en parlant de la mort de cet officier et le jeune homme de vingt-deux ans n′était pas moins ému. «Â Ah ! oui, ce sont de chic types. Des malheureux comme nous encore, ça n′a pas grand′chose à perdre, mais un Monsieur qui a des tas de larbins, qui peut aller prendre son apéro tous les jours à 6 heures, c′est vraiment chouette. On peut charrier tant qu′on veut, mais quand on voit des types comme ça mourir, ça fait vraiment quelque chose. Le bon Dieu ne devrait pas permettre que des riches comme ça meurent ; d′abord ils sont trop utiles à l′ouvrier. Rien qu′à cause d′une mort comme ça faudra tuer tous les Boches jusqu′au dernier ; et ce qu′ils ont fait à Louvain, et couper des poignets de petits enfants ; non, je ne sais pas, moi je ne suis pas meilleur qu′un autre, mais je me laisserais envoyer des pruneaux dans la gueule plutôt que d′obéir à des barbares comme ça ; car c′est pas des hommes, c′est des vrais barbares, tu ne diras pas le contraire. » Tous ces garçons étaient, en somme, patriotes. Un seul, légèrement blessé au bras, ne fut pas à la hauteur des autres car il dit, comme il devait bientôt repartir : «Â Dame, ça n′a pas été la bonne blessure » (celle qui fait réformer), comme Mme Swann disait jadis : «Â J′ai trouvé le moyen d′attraper la fâcheuse influenza. » La porte se rouvrit sur le chauffeur qui était allé un instant prendre l′air. «Â Comment, c′est déjà fini ? ça n′a pas été long », dit-il en apercevant Maurice qu′il croyait en train de frapper celui qu′on avait surnommé, par allusion à un journal qui paraissait à cette époque : «Â l′Homme enchaîné ». «Â Ce n′est pas long pour toi qui es allé prendre l′air, répondit Maurice, froissé qu′on vît qu′il avait déplu là-haut. Mais si tu étais obligé de taper à tour de bras comme moi, par cette chaleur ! Si c′était pas les cinquante francs qu′il donneÂ… — Et puis, c′est un homme qui cause bien ; on sent qu′il a de l′instruction. Dit-il que ce sera bientôt fini ? — Il dit qu′on ne pourra pas les avoir, que ça finira sans que personne ait le dessus. — Bon sang de bon sang, mais c′est donc un BocheÂ… — Je vous ai dit que vous causiez trop haut, dit le plus vieux aux autres en m′apercevant. Vous avez fini avec la chambre ? — Ah ! ta gueule, tu n′es pas le maître ici. — Oui, j′ai fini, et je venais pour payer. — Il vaut mieux que vous payiez au patron. Maurice, va donc le chercher. — Mais je ne veux pas vous déranger. —
Ça ne me dérange pas. » Maurice monta et revint en me disant : «Â Le patron descend. » Je lui donnai deux francs pour son dérangement. Il rougit de plaisir. «Â Ah ! merci bien. Je les enverrai à mon frère qui est prisonnier. Non, il n′est pas malheureux, ça dépend beaucoup des camps. » Pendant ce temps, deux clients très élégants, en habit et cravate blanche sous leur pardessus — deux Russes, me sembla-t-il à leur très léger accent — se tenaient sur le seuil et délibéraient s′ils devaient entrer. C′était visiblement la première fois qu′ils venaient là, on avait dû leur indiquer l′endroit et ils semblaient partagés entre le désir, la tentation et une extrême frousse. L′un des deux — un beau jeune homme — répétait toutes les deux minutes à l′autre, avec un sourire mi-interrogateur, mi-destiné à persuader : «Â Quoi ! Après tout on s′en fiche. » Mais il avait beau vouloir dire par là qu′après tout on se fichait des conséquences, il est probable qu′il ne s′en fichait pas tant que cela, car cette parole n′était suivie d′aucun mouvement pour entrer, mais d′un nouveau regard vers l′autre, suivi du même sourire et du même «Â après tout, on s′en fiche ». C′était, ce «Â après tout on s′en fiche ! », un exemplaire entre mille de ce magnifique langage, si différent de celui que nous parlons d′habitude, et où l′émotion fait dévier ce que nous voulions dire et épanouir à la place une phrase tout autre, émergée d′un lac inconnu où vivent des expressions sans rapport avec la pensée, et qui par cela même la révèlent. Je me souviens qu′une fois Albertine, comme Françoise, que nous n′avions pas entendue, entrait au moment où mon amie était toute nue contre moi, dit malgré elle, voulant me prévenir : «Â Tiens, voilà la belle Françoise. » Françoise, qui n′y voyait pas très clair et ne faisait que traverser la pièce assez loin de nous, ne se fût sans doute aperçue de rien. Mais les mots si anormaux de «Â belle Françoise », qu′Albertine n′avait jamais prononcés de sa vie, montrèrent d′eux-mêmes leur origine ; elle les sentit cueillis au hasard par l′émotion, n′eut pas besoin de regarder rien pour comprendre tout et s′en alla en murmurant dans son patois le mot de «Â poutana ». Une autre fois, bien plus tard, quand Bloch devenu père de famille eut marié une de ses filles à un catholique, un monsieur mal élevé dit à celle-ci qu′il croyait avoir entendu dire qu′elle était fille d′un juif et lui en demanda le nom. La jeune femme, qui avait été Mlle Bloch depuis sa naissance, répondit en prononçant Bloch à l′allemande, comme eût fait le duc de Guermantes, c′est-à-dire en prononçant le ch non pas comme un c ou un k mais avec le rh germanique.
I went downstairs and entered the little ante-room where Maurice, uncertain whether they would call him back or not and whom Jupien had told to wait, was about to join in a game of cards with one of his friends. They were much excited about a croix-de-guerre which had been found on the floor and did not know who had lost it or to whom to send it back so that the rightful owner should not be worried about it. They then started talking about the bravery of an officer who had been killed trying to save his orderly. “All the same there are good people amongst the rich. I would have got killed with pleasure for such a man as that!” exclaimed Maurice who evidently only managed to inflict his ghastly flagellations on the Baron from mechanical habit, ignorance, need of money and preference for making it without working although, perhaps, it gave him more trouble. And as M. de Charlus had feared, he was possibly a good-hearted fellow, and certainly he seemed plucky. Tears almost came into his eyes when he spoke of the death of the officer and the young man of twenty-two was equally moved. “Ah! They′re fine fellows! Poor devils like us have nothing to lose. But a gentleman who′s got lots of stuff, who can go and take his aperitif every day at six o′clock, it′s really a bit thick. One can jaw as much as one likes, but when one sees chaps like that die, really it′s pretty stiff. God oughtn′t to let rich people like that die, besides, they′re useful to working people. The damned Boches ought to be killed to the last man of them for doing in a man like that. And look what they′ve done at Louvain, cutting off the heads of little children! I don′t know, I am not any better than anyone else but I′d rather have my throat cut than obey savages like that; they aren′t men, they are out and out savages, you can′t deny it.” In fact all these boys were patriots. One, only slightly wounded in the arm, was not on such a high level as the others as he said, having shortly to return to the front: “Damn it, I wish it had been a proper wound” (one which procures exemption) just as Mme Swann formerly used to say, “I′ve succeeded in catching a tiresome influenza.” The door opened again for the chauffeur who had gone to take the air for a moment. “Hullo!” he said, “is it over already? It wasn′t long!” noticing Maurice who, he supposed, was engaged in whipping the man they nick-named after a newspaper of that period, “The man in chains.” “It may not seem long to you who′ve been out for a walk,” answered Maurice, annoyed for it to be known that he had not pleased the customer upstairs, “but if you′d been obliged to keep on whipping like me in this heat! If it weren′t for the fifty francs he gives —!” “Besides, he′s a man who talks well, one feels he′s had an education. Did he say it would soon be over?” “He said we shan′t get them, that it will end without either side winning.” “Bon sang de bon sang! He must be a Boche.” “I told you you were talking too loud,” said a man older than the others, noticing me. “Have you done with your room?” “Shut up, you′re not master here.” “Yes, I′ve finished and I′ve come to pay.” “You′d better pay the patron. Maurice, go and fetch him.” “I don′t want to disturb you.” “It doesn′t disturb me.” Maurice went upstairs and came back. “The patron is coming down,” he said. I gave him two francs for his trouble. He blushed with pleasure: “Thank you very much. I shall send them to my brother who′s a prisoner. No, he′s all right, it depends on the camp.” Meanwhile, two extremely elegant customers in dress coats and white ties under their overcoats, they seemed Russians from their slight accent, were standing in the doorway deliberating if they should enter. It was visibly the first time they had come there. They must have been told where the place was and seemed divided between desire, temptation and extreme fright. One of the two, a handsome young man, kept repeating every minute to the other, with a half-questioning, half-persuasive smile, “After all, we don′t care a damn.” He might say he did not mind the consequences, but he was not so indifferent as his words suggested for his remark did not result in his entering but on the contrary, in another glance at his friend, followed by the same smile and the same, “After all we don′t care a damn.” It was this “we don′t care a damn,” an example among thousands of that expressive language so different from what we generally speak, in which emotion makes us vary what we meant to say and in its place make use of phrases emerging from an unknown lake where live expressions without relation to one′s thought and for that very reason reveal it. I remember that Albertine once, when Françoise noiselessly entered the room just at the moment when my friend was lying beside me nude, exclaimed in spite of herself, to warn me: “Ah! here′s that beauty Françoise.” Françoise, whose sight was not good, and who was crossing the room some distance from us, apparently saw nothing. But the abnormal words “that beauty Françoise” which Albertine had never used in her life, spontaneously revealed their origin; Françoise knew they had escaped Albertine through emotion and understanding without seeing, went off muttering in her patois, the word “poutana“. Much later on, when Bloch having become the father of a family, married one of his daughters to a Catholic, an ill-bred person informed her that he had heard she was the daughter of a Jew and asked her what her name had been. The young woman who had been Miss Bloch since her birth, answered, pronouncing Bloch in the German fashion as the Duc de Guermantes might have done, that is, pronouncing the Ch not like “K” but with the Germanic “ch”.
Le patron, pour en revenir à la scène de l′hôtel (dans lequel les deux Russes s′étaient décidés à pénétrer : «Â après tout on s′en fiche »), n′était pas encore revenu que Jupien entra se plaindre qu′on parlait trop fort et que les voisins se plaindraient. Mais il s′arrêta stupéfait en m′apercevant. «Â Allez-vous-en tous sur le carré. » Déjà tous se levaient quand je lui dis : «Â Il serait plus simple que ces jeunes gens restent là et que j′aille avec vous un instant dehors. » Il me suivit fort troublé. Je lui expliquai pourquoi j′étais venu. On entendait des clients qui demandaient au patron s′il ne pouvait pas leur faire connaître un valet de pied, un enfant de chœur, un chauffeur nègre. Toutes les professions intéressaient ces vieux fous ; dans la troupe, toutes les armes et les alliés de toutes nations. Quelques-uns réclamaient surtout des Canadiens, subissant peut-être à leur insu le charme d′un accent si léger qu′on ne sait pas si c′est celui de la vieille France ou de l′Angleterre. À cause de leur jupon et parce que certains rêves lacustres s′associent souvent à de tels désirs, les Écossais faisaient prime. Et comme toute folie reçoit des circonstances des traits particuliers, sinon même une aggravation, un vieillard dont toutes les curiosités avaient été assouvies demandait avec insistance si on ne pourrait pas lui faire faire la connaissance d′un mutilé. On entendait des pas lents dans l′escalier. Par une indiscrétion qui était dans sa nature Jupien ne put se retenir de me dire que c′était le baron qui descendait, qu′il ne fallait à aucun prix qu′il me vît, mais que, si je voulais entrer dans la petite chambre contiguë au vestibule où étaient les jeunes gens, il allait ouvrir les vasistas, truc qu′il avait inventé pour que le baron pût voir et entendre sans être vu, et qu′il allait, me disait-il, retourner en ma faveur contre lui. «Â Seulement, ne bougez pas. » Et après m′avoir poussé dans le noir, il me quitta. D′ailleurs, il n′avait pas d′autre chambre à me donner, son hôtel, malgré la guerre, étant plein. Celle que je venais de quitter avait été prise par le vicomte de Courvoisier qui, ayant pu quitter la Croix-Rouge de XÂ… pour deux jours, était venu se délasser une heure à Paris avant d′aller retrouver au château de Courvoisier la vicomtesse, à qui il dirait n′avoir pas pu prendre le bon train. Il ne se doutait guère que M. de Charlus était à quelques mètres de lui, et celui-ci ne s′en doutait pas davantage, n′ayant jamais rencontré son cousin chez Jupien, lequel ignorait la personnalité du vicomte soigneusement dissimulée. Bientôt, en effet, le baron entra, marchant assez difficilement à cause des blessures, dont il devait sans doute pourtant avoir l′habitude. Bien que son plaisir fût fini et qu′il n′entrât, d′ailleurs, que pour donner à Maurice l′argent qu′il lui devait, il dirigeait en cercle sur tous ces jeunes gens réunis un regard tendre et curieux et comptait bien avoir avec chacun le plaisir d′un bonjour tout platonique mais amoureusement prolongé. Je lui retrouvai de nouveau, dans toute la sémillante frivolité dont il fit preuve devant ce harem qui semblait presque l′intimider, ces hochements de taille et de tête, ces affinements du regard qui m′avaient frappé le soir de sa première entrée à la Raspelière, grâces héritées de quelque grand′mère que je n′avais pas connue, et que dissimulaient dans l′ordinaire de la vie sur sa figure des expressions plus viriles, mais qui y épanouissaient coquettement, dans certaines circonstances où il tenait à plaire à un milieu inférieur, le désir de paraître grande dame. Jupien les avait recommandés à la bienveillance du baron en lui disant que c′étaient tous des «Â barbeaux » de Belleville et qu′ils marcheraient avec leur propre sœur pour un louis. Au reste, Jupien mentait et disait vrai à la fois. Meilleurs, plus sensibles qu′il ne disait au baron, ils n′appartenaient pas à une race sauvage. Mais ceux qui les croyaient tels leur parlaient néanmoins avec la plus entière bonne foi, comme si ces terribles eussent dû avoir la même. Un sadique a beau se croire avec un assassin, son âme pure, à lui sadique, n′est pas changée pour cela et il reste stupéfait devant le mensonge de ces gens, pas assassins du tout, mais qui désirent gagner facilement une «Â thune » et dont le père, ou la mère, ou la sœur ressuscitent et remeurent tour à tour en paroles, parce qu′ils se coupent dans la conversation qu′ils ont avec le client à qui ils cherchent à plaire. Le client est stupéfié dans sa naîµ¥té, car dans son arbitraire conception du gigolo, ravi des nombreux assassinats dont il le croit coupable, il s′effare d′une contradiction et d′un mensonge qu′il surprend dans ses paroles. Tous semblaient le connaître et M. de Charlus s′arrêtait longuement à chacun, leur parlant ce qu′il croyait leur langage, à la fois par une affectation prétentieuse de couleur locale et aussi par un plaisir sadique de se mêler à une vie crapuleuse. «Â Toi, c′est dégoûtant, je t′ai aperçu devant l′Olympia avec deux cartons. C′est pour te faire donner du pèze. Voilà comme tu me trompes. » Heureusement pour celui à qui s′adressait cette phrase il n′eut pas le temps de déclarer qu′il n′eût jamais accepté de «Â pèze » d′une femme, ce qui eût diminué l′excitation de M. de Charlus, et réserva sa protestation pour la fin de la phrase en disant : «Â Oh non ! je ne vous trompe pas. » Cette parole causa à M. de Charlus un vif plaisir et comme, malgré lui, le genre d′intelligence qui était naturellement le sien ressortait d′à travers celui qu′il affectait, il se retourna vers Jupien : «Â Il est gentil de me dire ça. Et comme il le dit bien. On dirait que c′est la vérité. Après tout, qu′est-ce que ça fait que ce soit la vérité ou non puisqu′il arrive à me le faire croire. Quels jolis petits yeux il a. Tiens, je vais te donner deux gros baisers pour la peine, mon petit gars. Tu penseras à moi dans les tranchées. C′est pas trop dur ? — Ah ! dame, il y a des jours, quand une grenade passe à côté de vous. » Et le jeune homme se mit à faire des imitations du bruit de la grenade, des avions, etc. «Â Mais il faut bien faire comme les autres, et vous pouvez être sûr et certain qu′on ira jusqu′au bout. — Jusqu′au bout ! Si on savait seulement jusqu′à quel bout, dit mélancoliquement le baron qui était «Â pessimiste ». — Vous n′avez pas vu que Sarah Bernhardt l′a dit sur les journaux : La France, elle ira jusqu′au bout. Les Français, ils se feront tuer plutôt jusqu′au dernier. — Je ne doute pas un seul instant que les Français ne se fassent bravement tuer jusqu′au dernier », dit M. de Charlus comme si c′était la chose la plus simple du monde et bien qu′il n′eût lui-même l′intention de faire quoi que ce soit, mais pensant par là corriger l′impression de pacifisme qu′il donnait quand il s′oubliait. «Â Je n′en doute pas, mais je me demande jusqu′à quel point Madame Sarah Bernhardt est qualifiée pour parler au nom de la France. Mais, ajouta-t-il, il me semble que je ne connais pas ce charmant, ce délicieux jeune homme », en avisant un autre qu′il ne reconnaissait pas ou qu′il n′avait peut-être jamais vu. Il le salua comme il eût salué un prince à Versailles, et pour profiter de l′occasion d′avoir en supplément un plaisir gratis — comme quand j′étais petit et que ma mère venait de faire une commande chez Boissier ou chez Gouache, je prenais, sur l′offre d′une des dames du comptoir, un bonbon extrait d′un des vases de verre entre lesquels elle trônait — prenant la main du charmant jeune homme et la lui serrant longuement, à la prussienne, le fixant des yeux en souriant pendant le temps interminable que mettaient autrefois à nous faire poser les photographes quand la lumière était mauvaise : «Â Monsieur, je suis charmé, je suis enchanté de faire votre connaissance. » «Â Il a de jolis cheveux », dit-il en se tournant vers Jupien. Il s′approcha ensuite de Maurice pour lui remettre ses cinquante francs, mais le prenant d′abord par la taille : «Â Tu ne m′avais jamais dit que tu avais suriné une pipelette de Belleville. » Et M. de Charlus râlait d′extase et approchait sa figure de celle de Maurice. «Â Oh ! Monsieur le Baron, dit en protestant le gigolo, qu′on avait oublié de prévenir, pouvez-vous croire une chose pareille ? » Soit qu′en effet le fait fût faux, ou que, vrai, son auteur le trouvât pourtant abominable et de ceux qu′il convient de nier : «Â Moi toucher à mon semblable ? à un Boche, oui, parce que c′est la guerre, mais à une femme, et à une vieille femme encore ! » Cette déclaration de principes vertueux fit l′effet d′une douche d′eau froide sur le baron qui s′éloigna sèchement de Maurice, en lui remettant toutefois son argent mais de l′air dépité de quelqu′un qu′on a floué, qui ne veut pas faire d′histoires, qui paye, mais n′est pas content.
To go back to the scene of the hotel, (into which the two Russians had finally decided to penetrate —“after all we don′t care a damn”) the patron had not yet come back when Jupien entered and rated them for talking too loud, saying that the neighbours would complain. But he stood dumbfounded on seeing me. “Get out all of you this instant!” he cried. Immediately all of them jumped up, whereupon I said: “It would be better if these young men stayed here and I went outside with you a moment.” He followed me, much troubled, and I explained to him why I had come. One could hear customers asking the patron if he could not introduce them to a footman, a choir boy, a negro chauffeur. All professions interested these old madmen; soldiers of all arms and the allies of all nations. Some especially favoured Canadians, feeling the charm of their accent which was so slight that they did not know whether it was of old France or of England. On account of their kilts and because of the lacustrine dreams associated with such lusts, Scotchmen were at a premium, and as every mania owes its peculiar character, if not its aggravation, to circumstances, an old man, whose prurient cravings had all been sated, demanded with insistence to be made acquainted with a mutilated soldier. Steps were heard on the stairs. With the indiscretion which was natural to him, Jupien could not resist telling me it was the Baron who was coming down, that he must not on any account see me but if I would enter the little room contiguous to the passage where the young men were, he would open the shutter, a trick he had invented for the Baron to see and hear without being seen and which would now operate in my favour against him. “Only don′t make a noise,” he said. And half pushing me into the darkness, he left me. Moreover, he had no other room to offer me, his hotel, in spite of the war, being full. The room I had just left had been taken by the Vicomte de Courvoisier who, having been able to leave the Red Cross at X—— for two days, had come to amuse himself for an hour in Paris before returning to the Chateau de Courvoisier where he would tell the Vicomtesse he had been unable to catch the last train. He had no notion that M. de Charlus was only a few yards away from him and the former had as little, never having encountered his cousin at Jupien′s house, the latter being ignorant of the carefully disguised identity of the Vicomte. The Baron soon came in, walking with some difficulty on account of his bruises which he must, nevertheless, have got used to. Although his debauch was finished and he was only going in to give Maurice the money he owed him, he directed a circular glance upon the young men gathered there which was at once tender and inquisitive and evidently expected to have the pleasure of a quite platonic but amorously prolonged chat with each of them. I noticed in all the lively frivolity he displayed towards the harem by which he seemed almost intimidated, those twistings of the body and tossings of the head, those sensitive glances I had noticed on the evening of his first arrival at La Raspelière, graces inherited from one of his grandmothers whom I had not known and which, masked in ordinary life by more virile expressions, were coquettishly displayed when he wanted to please an inferior audience by appearing a grande dame. Jupien had recommended them to the goodwill of the Baron by telling him they were hooligans of Belleville and that they would go to bed with their own sisters for a louis. In actual fact, Jupien was both lying and telling the truth. Better and more sensitive than he told the Baron they were, they did not belong to a class of miscreants. But those who believed them so talked to them with entire good faith as if these terrible fellows were doing the same. However, much a sadist may believe he is with an assassin, his own pure sadist soul is not on that account changed and he is hypnotised by the lies of these fellows who aren′t in the least assassins but who, wanting to turn an easy penny, wordily bring their father, their mother or their sister to life and kill them again, turn and turn about, because they get interrupted in their conversation with the customer they are trying to please. The customer is bewildered in his simplicity and, in his absurd conception of the guilty gigolo revelling in mass-murders, is astounded at the culprit′s lies and contradictions. All of them seemed to know M. de Charlus who stayed some time talking to each of them in what he thought was his vernacular, from pretentious affectation of local colour and also from the sadistic pleasure of mixing himself up in a crapulous life. “It′s disgusting,” he said, “I saw you in front of Olympia with two street-women, just to get some coppers out of them. That′s a nice way of deceiving me.” Happily for the young man who was thus addressed, he had no time to declare that he had never accepted coppers from a woman which would have diminished the excitement of M. de Charlus and he reserved his protest for the end of the latter′s sentence, replying, “Oh, no! I do not deceive you.” These words caused M. de Charlus a lively pleasure and as, in his own despite, his natural intelligence prevailed over his affectation, he turned to Jupien: “It′s nice of him to say that and he says it so charmingly, one would think it was true. And, after all, what does it matter whether it′s true or not if he makes one believe it. What sweet little eyes he′s got. Come here, boy, I′m going to give you two big kisses for your trouble. You′ll think of me in the trenches, won′t you? Is it very hard?” “Oh, my God. There are days when a shell passes close to you!” and the young man began imitating the noise of a shell, of aeroplanes and so on. “But one must do like the rest and. you can be sure we shall go on to the end.” “Till the end,” replied the pessimistic Baron in a melancholy tone. “Haven′t you read in the papers that Sarah Bernhardt said France would go on till the end. The French will let themselves be killed to the last man.” “I don′t doubt for a single instant that the French will bravely be killed to the last man,” M. de Charlus answered as though it were the most natural thing in the world, in spite of his having no intention of doing anything whatever, but with the intention of correcting any impression of pacifism he might give in moments of forgetfulness, “I don′t doubt it, but I am asking myself to what extent Mme Sarah Bernhardt is qualified to speak in the name of France — Ah, I seem to know this charming young man,” pointing at another whom he had probably never seen. He saluted him as he would have saluted a prince at Versailles and, so as to profit by the opportunity and have a supplementary pleasure gratis, like when I was small and went with my mother to give an order to Boissier or Gouache and one of the ladies offered me a bonbon from one of the glass vases in the midst of which she presided, he took the hand of the charming young man and pressed it for a long time in his Prussian fashion, fixing his eyes upon him and smiling for the interminable time photographers used to take in posing us when the light was bad. “Monsieur, I am charmed, I am enchanted to make your acquaintance. He has such lovely hair,” he said, turning to Jupien. Then he moved over to Maurice to give him his fifty francs and put his arm round his waist. “You never told me you had lined an old Belleville bitch,” M. de Charlus guffawed with ecstasy, sticking his face close to that of Maurice. “Oh, monsieur le Baron,” protested the gigolo whom they had forgotten to warn, “how can you believe such a thing?” Whether it was false or whether the alleged culprit really thought it was an abominable thing he had to deny, the boy went on: “To touch my own kind, even a German as it is war is one thing, but a woman and an old woman at that!” This declaration of virtuous principles had the effect of a cold water douche upon the Baron, who moved coldly away from Maurice, none the less giving him his money, but with the air of one who is “put off”, someone who has been “done” but who doesn′t want to make a fuss, one who pays but is dissatisfied.
La mauvaise impression du baron fut d′ailleurs accrue par la façon dont le bénéficiaire le remercia, car il dit : «Â Je vais envoyer ça à mes vieux et j′en garderai aussi un peu pour mon frangin qui est sur le front. » Ces sentiments touchants désappointèrent presque autant M. de Charlus que l′agaçait l′expression d′une paysannerie un peu conventionnelle. Jupien parfois les prévenait qu′«Â il fallait être plus pervers ». Alors l′un d′eux, de l′air de confesser quelque chose de satanique, aventurait : «Â Dites donc, baron, vous n′allez pas me croire, mais quand j′étais gosse, je regardais par le trou de la serrure mes parents s′embrasser. C′est vicieux, pas ? Vous avez l′air de croire que c′est un bourrage de crâne, mais non, je vous jure, tel que je vous le dis. » Et M. de Charlus était à la fois désespéré et exaspéré par cet effort factice vers la perversité qui n′aboutissait qu′à révéler tant de sottise et tant d′innocence. Et même le voleur, l′assassin le plus déterminés ne l′eussent pas contenté, car ils ne parlent pas de leur crime ; et il y a, d′ailleurs, chez le sadique — si bon qu′il puisse être, bien plus, d′autant meilleur qu′il est — une soif de mal que les méchants agissant dans d′autres buts ne peuvent contenter.
The bad impression produced upon the Baron was, moreover, increased by the way in which the beneficiary thanked him: “I am going to send this to my old people and I shall keep a little for my pal at the front.” These touching sentiments disappointed M. de Charlus almost as much as did his rather conventional peasant-like expression. Jupien sometimes warned them that they had to be “more vicious”. Then one of them with the air of confessing something satanic would adventure: “I′ll tell you something, Baron, but you won′t believe me. When I was a boy I looked through the key-hole and saw my parents embracing each other. Isn′t that vicious? You seem to believe that I′m drawing the long bow but I swear I′m not. It′s the exact truth.” This fictitious attempt at perversity which only revealed stupidity and innocence, exasperated M. de Charlus. The most determined burglar, robber or assassin would not have satisfied him for they do not talk about their crimes, and, moreover, there is in the sadist — good as he may be, indeed the better he is — a thirst for evil that malefactors cannot satisfy.
Le jeune homme eut beau, comprenant trop tard son erreur, dire qu′il ne blairait pas les flics et pousser l′audace jusqu′à dire au baron : «Â Fous-moi un rancart » (un rendez-vous), le charme était dissipé. On sentait le chiqué, comme dans les livres des auteurs qui s′efforcent pour parler argot. C′est en vain que le jeune homme détailla toutes les «Â saloperies » qu′il faisait avec sa femme. M. de Charlus fut seulement frappé combien ces saloperies se bornaient à peu de choseÂ… Au reste, ce n′était pas seulement par insincérité. Rien n′est plus limité que le plaisir et le vice. On peut vraiment, dans ce sens-là et en changeant le sens de l′expression, dire qu′on tourne toujours dans le même cercle vicieux.
The handsome young man, realising his mistake, might say, “he′d let him have it hot and heavy,” and push audacity to the point of telling the Baron to “bloody well make a date” with him, the charm was dissipated. The humbug was as transparent as in books whose authors insist on writing slang. In vain the young man gave him details of all his obscenities with his women, M. de Charlus was only struck by how little they amounted to. For that matter that was not only the result of insincerity, for nothing is more limited than vice. In that sense one can really use a common expression and say that one is always turning in the same vicious circle.
«Â Comme il est simple ! jamais on ne dirait un prince », dirent quelques habitués quand M. de Charlus fut sorti, reconduit jusqu′en bas par Jupien auquel le baron ne laissa pas de se plaindre de la vertu du jeune homme. À l′air mécontent de Jupien, qui avait dû styler le jeune homme d′avance, on sentit que le faux assassin recevrait tout à l′heure un fameux savon. «Â C′est tout le contraire de ce que tu m′as dit », ajouta le baron pour que Jupien profitât de la leçon pour une autre fois. «Â Il a l′air d′une bonne nature, il exprime des sentiments de respect pour sa famille. — Il n′est pourtant pas bien avec son père, objecta Jupien, pris au dépourvu, ils habitent ensemble, mais ils servent chacun dans un bar différent. » C′était évidemment faible comme crime auprès de l′assassinat, mais Jupien se trouvait pris au dépourvu. Le baron n′ajouta rien car, s′il voulait qu′on préparât ses plaisirs, il voulait se donner à lui-même l′illusion que ceux-ci n′étaient pas «Â préparés ». «Â C′est un vrai bandit, il vous a dit cela pour vous tromper, vous êtes trop naî¦ », ajouta Jupien pour se disculper et ne faisant que froisser l′amour-propre de M. de Charlus.
“How simple he is, one would never say he was a Prince,” the habitués commented when M. de Charlus had gone escorted downstairs by Jupien to whom the Baron did not cease complaining about the decency of the young man. From the dissatisfied manner of Jupien, he had been trying to train the young man in advance and one felt that the false assassin would presently get a good dressing down. “He′s quite contrary to what you told me,” added the Baron so that Jupien should profit by the lesson for another time. “He seems to have a nice nature, he expresses sentiments of respect for his family.” “All the same, he doesn′t get on with his father at all,” objected Jupien, “they live together but each goes to a different bar.” Obviously that was rather a feeble crime in comparison with assassination but Jupien found himself taken aback. The Baron said nothing more because, though he wanted his pleasures prepared for him, he also needed the illusion that they were not prepared. “He′s an out-and-out ruffian, he told you all that to take you in, you′re too simple,” Jupien added, to exculpate himself but in so doing only wounded the pride of M. de Charlus the more.
En même temps qu′on croyait M. de Charlus prince, en revanche on regrettait beaucoup, dans l′établissement, la mort de quelqu′un dont les gigolos disaient : «Â Je ne sais pas son nom, il paraît que c′est un baron » et qui n′était autre que le prince de Foix (le père de l′ami de Saint-Loup). Passant, chez sa femme, pour vivre beaucoup au cercle, en réalité il passait des heures chez Jupien à bavarder, à raconter des histoires du monde devant des voyous. C′était un grand bel homme, comme son fils. Il est extraordinaire que M. de Charlus, sans doute parce qu′il l′avait toujours connu dans le monde, ignorât qu′il partageait ses goûts. On allait même jusqu′à dire qu′il les avait autrefois portés jusque sur son fils encore collégien (l′ami de Saint-Loup), ce qui était probablement faux. Au contraire, très renseigné sur des mœurs que beaucoup ignorent, il veillait beaucoup aux fréquentations de son fils. Un jour qu′un homme, d′ailleurs de basse extraction, avait suivi le jeune prince de Foix jusqu′à l′hôtel de son père, où il avait jeté un billet par la fenêtre, le père l′avait ramassé. Mais le suiveur, bien qu′il ne fût pas aristocratiquement du même monde que M. de Foix le père, l′était à un autre point de vue. Il n′eut pas de peine à trouver dans de communs complices un intermédiaire qui fit taire M. de Foix en lui prouvant que c′était le jeune homme qui avait provoqué cette audace d′un homme âgé. Et c′était possible. Car le prince de Foix avait pu réussir à préserver son fils des mauvaises fréquentations au dehors mais non de l′hérédité. Au reste, le jeune prince de Foix resta, comme son père, ignoré à ce point de vue des gens du monde bien qu′il allât plus loin que personne avec ceux d′un autre.
While talking of M. de Charlus being a prince the young men in the establishment were deploring the death of someone about whom the gigolos said, “I don′t know his name but it appears he is a baron,” and who was no other than the Prince de Foux (the father of Saint-Loup′s friend). While the Prince′s wife believed he was spending most of his time at the Club, in reality he was spending hours with Jupien chattering and telling stories about society in the presence of blackguards. He was a fine, handsome man like his son. It is extraordinary that M. de Charlus did not know that he shared his tastes; doubtless this was because the, Baron had only seen him in society. People went so far as to say that he had actually gone to the length of practising these tastes upon his son when he was still at College, which was probably false. On the other hand, very well-informed about habits many are ignorant of, he kept a careful watch upon the people his son frequented. One day a man of low extraction followed the young Prince de Foux as far as his father′s mansion and threw a missive through a window which the father had picked up. But though this follower was not, aristocratically speaking, of the same society as M. de Foux, he was from another point of view, and he had no difficulty in finding among their common associates an intermediary who made M. de Foux hold his tongue by proving that it was the young man who had provoked the advance from a man much older than himself. And that was quite credible, the Prince de Foux having succeeded in protecting his son from bad company outside, but not from his heredity. It may be added that young Prince de Foux, like his father, unsuspected in this respect by people in society, went to extreme lengths with another class.
«Â Il paraît qu′il a un million à manger par jour », dit le jeune homme de vingt-deux ans auquel l′assertion qu′il émettait ne semblait pas invraisemblable. On entendit bientôt le roulement de la voiture qui était venue chercher M. de Charlus. À ce moment j′aperçus, avec une démarche lente, à côté d′un militaire qui évidemment sortait avec elle d′une chambre voisine, une personne qui me parut une dame assez âgée, en jupe noire. Je reconnus bientôt mon erreur, c′était un prêtre. C′était cette chose si rare, et en France absolument exceptionnelle, qu′est un mauvais prêtre. Évidemment le militaire était en train de railler son compagnon au sujet du peu de conformité que sa conduite offrait avec son habit, car celui-ci, d′un air grave et levant vers son visage hideux un doigt de docteur en théologie, dit sentencieusement : «Â Que voulez-vous, je ne suis pas (j′attendais «Â un saint » ) un ange. » D′ailleurs il n′avait plus qu′à s′en aller et prit congé de Jupien qui, ayant accompagné le baron, venait de remonter, mais par étourderie le mauvais prêtre oublia de payer sa chambre. Jupien, que son esprit n′abandonnait jamais, agita le tronc dans lequel il mettait la contribution de chaque client, et le fit sonner en disant : «Â Pour les frais du culte, Monsieur l′Abbé ! » Le vilain personnage s′excusa, donna sa pièce et disparut. Jupien vint me chercher dans l′antre obscur où je n′osais faire un mouvement. «Â Entrez un moment dans le vestibule où mes jeunes gens font banquette, pendant que je monte fermer la chambre ; puisque vous êtes locataire, c′est tout naturel. » Le patron y était, je le payai. À ce moment un jeune homme en smoking entra et demanda d′un air d′autorité au patron : «Â Pourrai-je avoir Léon demain matin à onze heures moins le quart au lieu de onze heures parce que je déjeune en ville ? — Cela dépend, répondit le patron, du temps que le gardera l′abbé. » Cette réponse ne parut pas satisfaire le jeune homme en smoking qui semblait déjà prêt à invectiver contre l′abbé, mais sa colère prit un autre cours quand il m′aperçut ; marchant droit au patron : «Â Qui est-ce ? Qu′est-ce que ça signifie ? », murmura-t-il d′une voix basse mais courroucée. Le patron, très ennuyé, expliqua que ma présence n′avait aucune importance, que j′étais un locataire. Le jeune homme en smoking ne parut nullement apaisé par cette explication. Il ne cessait de répéter : «Â C′est excessivement désagréable, ce sont des choses qui ne devraient pas arriver, vous savez que je déteste ça et vous ferez si bien que je ne remettrai plus les pieds ici. » L′exécution de cette menace ne parut pas cependant imminente, car il partit furieux mais en recommandant que Léon tâchât d′être libre à 11 h. moins œ, 10 h. ½ si possible. Jupien revint me chercher et descendit avec moi. «Â Je ne voudrais pas que vous me jugiez mal, me dit-il, cette maison ne me rapporte pas autant d′argent que vous croyez, je suis forcé d′avoir des locataires honnêtes, il est vrai qu′avec eux seuls on ne ferait que manger de l′argent. Ici c′est le contraire des Carmels, c′est grâce au vice que vit la vertu. Non, si j′ai pris cette maison, ou plutôt si je l′ai fait prendre au gérant que vous avez vu, c′est uniquement pour rendre service au baron et distraire ses vieux jours. » Jupien ne voulait pas parler que de scènes de sadisme comme celles auxquelles j′avais assisté et de l′exercice même du vice du baron. Celui-ci, même pour la conversation, pour lui tenir compagnie, pour jouer aux cartes, ne se plaisait plus qu′avec des gens du peuple qui l′exploitaient. Sans doute le snobisme de la canaille peut aussi bien se comprendre que l′autre. Ils avaient, d′ailleurs, été longtemps unis, alternant l′un avec l′autre, chez M. de Charlus qui ne trouvait personne d′assez élégant pour ses relations mondaines, ni de frisant assez l′apache pour les autres. «Â Je déteste le genre moyen, disait-il, la comédie bourgeoise est guindée, il me faut ou les princesses de la tragédie classique ou la grosse farce. Pas de milieu, Phèdre ou Les Saltimbanques. » Mais enfin l′équilibre entre ces deux snobismes avait été rompu. Peut-être fatigue de vieillard, ou extension de la sensualité aux relations les plus banales, le baron ne vivait plus qu′avec des «Â inférieurs », prenant ainsi sans le savoir la succession de tel de ses grands ancêtres, le duc de La Rochefoucauld, le prince d′Harcourt, le duc de Berry, que Saint-Simon nous montre passant leur vie avec leurs laquais, qui tiraient d′eux des sommes énormes, partageant leurs jeux, au point qu′on était gêné pour ces grands seigneurs, quand il fallait les aller voir, de les trouver installés familièrement à jouer aux cartes ou à boire avec leur domesticité. «Â C′est surtout, ajouta Jupien, pour lui éviter des ennuis, parce que, voyez-vous, le baron, c′est un grand enfant. Même maintenant qu′il a ici tout ce qu′il peut désirer il va encore à l′aventure faire le vilain. Et généreux comme il est, ça pourrait souvent, par le temps qui court, avoir des conséquences. N′y a-t-il pas l′autre jour un chasseur d′hôtel qui mourait de peur à cause de tout l′argent que le baron lui offrait pour venir chez lui. Chez lui, quelle imprudence ! Ce garçon, qui pourtant aime seulement les femmes, a été rassuré quand il a compris ce qu′on voulait de lui. En entendant toutes ces promesses d′argent, il avait pris le baron pour un espion. Et il s′est senti bien à l′aise quand il a vu qu′on ne lui demandait pas de livrer sa patrie mais son corps, ce qui n′est peut-être pas plus moral, mais ce qui est moins dangereux, et surtout plus facile. » Et en écoutant Jupien, je me disais : «Â Quel malheur que M. de Charlus ne soit pas romancier ou poète, non pas pour décrire ce qu′il verrait, mais le point où se trouve un Charlus par rapport au désir fait naître autour de lui les scandales, le force à prendre la vie sérieusement, à mettre des émotions dans le plaisir, l′empêche de s′arrêter, de s′immobiliser dans une vue ironique et extérieure des choses, rouvre sans cesse en lui un courant douloureux. Presque chaque fois qu′il adresse une déclaration il essuie une avanie, s′il ne risque pas même la prison. » Ce n′est pas que l′éducation des enfants, c′est celle des poètes qui se fait à coups de gifles. Si M. de Charlus avait été romancier, la maison que lui avait aménagée Jupien, en réduisant dans de telles proportions les risques, du moins (car une descente de police était toujours à craindre) les risques à l′égard d′un individu des dispositions duquel, dans la rue, le baron n′eût pas été assuré, eût été pour lui un malheur. Mais M. de Charlus n′était en art qu′un dilettante, qui ne songeait pas à écrire et n′était pas doué pour cela. «Â D′ailleurs, vous avouerais-je, reprit Jupien, que je n′ai pas un grand scrupule à avoir ce genre de gains ? La chose elle-même qu′on fait ici, je ne peux plus vous cacher que je l′aime, qu′elle est le goût de ma vie. Or, est-il défendu de recevoir un salaire pour des choses qu′on ne juge pas coupables ? Vous êtes plus instruit que moi et vous me direz sans doute que Socrate ne croyait pas pouvoir recevoir d′argent pour ses leçons. Mais de notre temps les professeurs de philosophie ne pensent pas ainsi, ni les médecins, ni les peintres, ni les dramaturges, ni les directeurs de théâtre. Ne croyez pas que ce métier ne fasse fréquenter que des canailles. Sans doute le Directeur d′un établissement de ce genre, comme une grande cocotte, ne reçoit que des hommes, mais il reçoit des hommes marquants dans tous les genres et qui sont généralement, à situation égale, parmi les plus fins, les plus sensibles, les plus aimables de leur profession. Cette maison se transformerait vite, je vous l′assure, en un bureau d′esprit et une agence de nouvelles. » Mais j′étais encore sous l′impression des coups que j′avais vu recevoir à M. de Charlus. Et à vrai dire, quand on connaissait bien M. de Charlus, son orgueil, sa satiété des plaisirs mondains, ses caprices changés facilement en passions pour des hommes de dernier ordre et de la pire espèce, on peut très bien comprendre que la même grosse fortune qui, échue à un parvenu, l′eût charmé en lui permettant de marier sa fille à un duc et d′inviter des Altesses à ses chasses, M. de Charlus était content de la posséder parce qu′elle lui permettait d′avoir ainsi la haute main sur un, peut-être sur plusieurs établissements où étaient en permanence des jeunes gens avec lesquels il se plaisait. Peut-être n′y eut-il même pas besoin de son vice pour cela. Il était l′héritier de tant de grands seigneurs, princes du sang ou ducs, dont Saint-Simon nous raconte qu′ils ne fréquentaient personne «Â qui se pût nommer ». «Â En attendant, dis-je à Jupien, cette maison est tout autre chose, plus qu′une maison de fous, puisque la folie des aliénés qui y habitent est mise en scène, reconstituée, visible, c′est un vrai pandémonium. J′avais cru, comme le calife des Mille et une Nuits, arriver à point au secours d′un homme qu′on frappait, et c′est un autre conte des Mille et une Nuits que j′ai vu réaliser devant moi, celui où une femme, transformée en chienne, se fait frapper volontairement pour retrouver sa forme première. » Jupien paraissait fort troublé par mes paroles, car il comprenait que j′avais vu frapper le baron. Il resta un moment silencieux, puis tout d′un coup, avec le joli esprit qui m′avait si souvent frappé chez cet homme qui s′était fait lui-même, quand il avait pour m′accueillir, Françoise ou moi, dans la cour de notre maison, de si gracieuses paroles : «Â Vous parlez de bien des contes des Mille et une Nuits, me dit-il. Mais j′en connais un qui n′est pas sans rapport avec le titre d′un livre que je crois avoir aperçu chez le baron (il faisait allusion à une traduction de Sésame et les Lys, de Ruskin, que j′avais envoyée à M. de Charlus). Si jamais vous étiez curieux, un soir, de voir, je ne dis pas quarante, mais une dizaine de voleurs, vous n′avez qu′à venir ici ; pour savoir si je suis là vous n′avez qu′à regarder là-haut, je laisse ma petite fenêtre ouverte et éclairée, cela veut dire que je suis venu, qu′on peut entrer ; c′est mon Sésame à moi. Je dis seulement Sésame. Car pour les Lys, si c′est eux que vous voulez, je vous conseille d′aller les chercher ailleurs. » Et me saluant assez cavalièrement, car une clientèle aristocratique et une clique de jeunes gens, qu′il menait comme un pirate, lui avaient donné une certaine familiarité, il prit congé de moi. Il m′avait à peine quitté que la sirène retentit, immédiatement suivie de violents tirs de barrage. On sentait que c′était tout auprès, juste au-dessus de nous, que l′avion allemand se tenait, et soudain le bruit d′une forte détonation montra qu′il venait de lancer une de ses bombes.
“He′s said to have a million a year to spend,” said the young man of twenty-two to whom this statement did not seem incredible. Soon the sound of M. de Charlus′ carriage was heard. At that moment I perceived someone accompanied by a soldier leaving a neighbouring room with a slow step, a person who looked to me like an old lady in a black dress. I soon saw my mistake, it was a priest; that rare and in France extremely exceptional thing, a bad priest. Apparently the soldier was chaffing his companion about the incompatability of his conduct with his cloth for the priest, holding his finger in front of his hideous face with the grave gesture of a doctor of theology, answered sententiously: “Well, what do you expect of me, I am not” (I was expecting him to say a saint) “an angel.” There was nothing for him to do but go and he took leave of Jupien, who, having returned from escorting the Baron, was going upstairs, but, owing to his bewilderment, the bad priest had forgotten to pay for his room. Jupien, whose presence of mind never abandoned him, rattling the box in which the customers′ contributions were put remarked: “For the expenses of the service, Monsieur l′Abbé.” The repulsive personage apologised, handed over his money and departed. Jupien came and fetched me from the obscure cavern whence I had not dared move. “Go into the vestibule for a moment where the young men are sitting — it′s quite all right as you′re a lodger — while I go and shut up your room.” The patron was there and I paid him. At that moment, a young man in a dinner-jacket entered and with an air of authority demanded of the patron: “Can I have Léon to-morrow morning at a quarter to eleven instead of eleven because I′m lunching out?” “That depends on how long the Abbé keeps him,” the patron answered. This appeared to dissatisfy the young man in the dinner-jacket who seemed about to curse the Abbé but his anger took another form when he perceived me. Going straight up to the patron, he asked in an angry voice: “Who′s that? What does this mean?” The patron, much embarrassed, explained that my presence was of no importance, I was merely a lodger. The young man in the dinner-jacket was by no means appeased by this explanation and kept on repeating: “This is extremely unpleasant; it′s the sort of thing that ought not to happen. You know I hate it and I shan′t put my foot inside this place again.” The execution of the threat did not seem, however, to be imminent for though he went away in a rage, he again expressed the wish that Léon should be free at a quarter to eleven if not at half-past ten. Jupien returned and took me downstairs. “I don′t want you to have a bad opinion of me,” he said, “this house doesn′t bring in as much money as you might think. I′m obliged to have respectable lodgers, though, if I depended only on them, I should lose money. Here to the contrary of the Mount Carmels, it is thanks to vice that virtue can exist. If I′ve taken this house, or rather, if I have had it taken by the patron whom you′ve seen, it′s only to render service to the Baron and to distract his old age.” Jupien did not want to talk only about sadistic performances like those I had seen or about the Baron′s vices. The latter even for conversation, for company or to play cards with, now only liked common people who exploited him. Doubtless, snobbishness about low company is just as comprehensible as the opposite. In the case of M. de Charlus, the two kinds had long been interchangeable; no one in society was smart enough to associate with and in the underworld, no one was base enough. “I hate anything middling,” he said, “the bourgeois comedy is irksome. Give me either princesses of classical tragedy or broad farce, no half-and-half, Phèdre or Les Saltimbanques. But, talk as he might, the equilibrium between these two forms of snobbery had been upset. Whether owing to an old man′s fatigue or the extension of sensuality to the most banal intercourse, the Baron only lived now with inferiors. Thus unconsciously he was accepting succession from such of his great ancestors as the Duc de La Rochefoucauld, the Prince d′Harcourt, the Duc de Berry whom Saint-Simon exhibits as spending their lives with their lackeys who got enormous sums out of them, to such a point that when people went to see these great gentlemen they were shocked to find them familiarly playing cards and drinking with their servants. “It′s chiefly,” added Jupien, “to save him being bored, because, you see, the Baron is a great baby. Even now, when he has got everything here he wants, he must run after adventures and play the villain. And, generous though he is, some time or other this behaviour may lead to trouble. Only the other day the chasseur of a hotel nearly died of fright because of the money the Baron offered him. Fancy! To come to his house, what imprudence! This lad, who only liked women, was very relieved when he understood what the Baron wanted. The Baron′s promises of money made the lad believe he was a spy and he was consoled when he knew that he was not being asked to betray his country but only to surrender his body which is perhaps not any more moral but less dangerous and certainly easier.” Listening to Jupien I said to myself: “What a pity M. de Charlus is not a novelist or a poet, not in order to describe what he sees, but the stage reached by M. de Charlus in relation to desire causes scandals to arise round him, forces him to take life seriously, to emotionalise pleasure, prevents him from becoming static through taking a purely ironical and exterior view of things, reopens in him a constant source of pain. Almost every time he makes overtures, he risks outrage if not prison. Not the education of children but that of poets is accomplished by blows. Had M. de Charlus been a novelist, the protection the house controlled by Jupien afforded him (though a police raid was always on the cards) by reducing the risks he ran from casual street encounters, would have been a misfortune for him. But M. de Charlus was only a dilettante in Art who did not dream of writing and had no gift for it. “Moreover, I′ll admit to you,” continued Jupien, “that I haven′t much scruple about making money out of this sort of job. I can′t disguise from you that I like it, that it′s to my taste. And is it a crime to get a salary for things one doesn′t consider wrong? You are better educated than I am and doubtless you will tell me that Socrates did not consider he was justified in receiving money for his lessons. But in our day professors of philosophy are not like that nor are doctors nor painters nor playwrights nor theatrical managers. Don′t imagine that this business forces one to associate only with low people. It is true that the manager of an establishment of this kind, like a great courtesan, only receives men but he receives men who are important in all sorts of ways and who are generally on equal terms with the most refined, the most sensitive and the most amiable of their kind. This house might easily be transformed, I assure you, into an intellectual bureau and a news agency.” But I was still occupied with thinking of the blows I had seen M. de Charlus receive. And, to tell the truth when one knew M. de Charlus, his pride, his satiation with social amusements, his caprices which changed so readily into passion for men of the worst class and of the lowest kind, one could easily understand that he was glad to possess the large fortune which, when enjoyed by a parvenu, enables him to marry his daughter to a duke and to invite Highnesses to his shooting parties, and permitted him to exercise authority in one, perhaps in several, establishments where there were permanently young men with whom he took his pleasure. Perhaps, indeed, he did not need to be vicious for that. He was the successor of so many great gentlemen and princes of the blood or dukes who, Saint-Simon tells us, never associated with anyone fit to speak to. “Meanwhile,” I said to Jupien: “this house is something very different, it is rather a pandemonium than a mad house, since the madness of the lunatics who are there is placed upon the stage and visually reconstituted. I believed, like the Caliph in the Thousand and One Nights, that I had, at the critical moment, come to the rescue of a man who was being ill-treated and another story of the Thousand and One Nights was realised before my eyes, in which a woman is changed into a dog and allows herself to be beaten in order to regain her former shape.” Jupien, realising that I had seen the Baron being whipped, was much concerned. He remained silent a moment, then, suddenly, with that pretty wit of his own that had so often struck me when he greeted Françoise or myself in the court-yard of our house with such graceful phrases: “You talk of stories in the Thousand and One Nights“ he said. “I know one which is not without relevance to the title of a book which I caught sight of at the Baron′s house” (he was alluding to a translation of Ruskin′s Sesame and Lilies which I had sent to M. de Charlus). “If you ever wanted one evening to see, I won′t say forty but ten thieves, you have only to come here; to be sure I′m there, you have only to look up and if my little window is left open and the light is on, it will mean that I am there and that you can come in; that is my Sesame. I only refer to Sesame; as to the Lilies, if you′re seeking for them I advise you to look elsewhere,” and saluting me somewhat cavalierly, for an aristocratic connection and a band of young men whom he controlled like a pirate-chief had given him a certain familiarity, he took leave of me. He had hardly left me when blasts of a siren were immediately followed by violent barrage firing. It was evident that a German aviator was hovering close over our heads and suddenly a violent explosion proved that he had hurled one of his bombs.
Dans une même salle de la maison de Jupien beaucoup d′hommes, qui n′avaient pas voulu fuir, s′étaient réunis. Ils ne se connaissaient pas entre eux, mais étaient pourtant à peu près du même monde, riche et aristocratique. L′aspect de chacun avait quelque chose de répugnant qui devait être la non-résistance à des plaisirs dégradants. L′un, énorme, avait la figure couverte de taches rouges, comme un ivrogne. J′avais appris qu′au début il ne l′était pas et prenait seulement son plaisir à faire boire des jeunes gens. Mais, effrayé par l′idée d′être mobilisé (bien qu′il semblât avoir dépassé la cinquantaine), comme il était très gros il s′était mis à boire sans arrêter pour tâcher de dépasser le poids de cent kilos, au-dessus duquel on était réformé. Et maintenant, ce calcul s′étant changé en passion, où qu′on le quittât, tant qu′on le surveillait, on le retrouvait chez un marchand de vin. Mais dès qu′il parlait on voyait que, médiocre d′ailleurs d′intelligence, c′était un homme de beaucoup de savoir, d′éducation et de culture. Un autre homme du grand monde, celui-là fort jeune et d′une extrême distinction physique, était entré. Chez lui, à vrai dire, il n′y avait encore aucun stigmate extérieur d′un vice, mais, ce qui était plus troublant, d′intérieurs. Très grand, d′un visage charmant, son élocution décelait une tout autre intelligence que celle de son voisin l′alcoolique, et, sans exagérer, vraiment remarquable. Mais à tout ce qu′il disait était ajoutée une expression qui eût convenu à une phrase différente. Comme si, tout en possédant le trésor complet des expressions du visage humain, il eût vécu dans un autre monde, il mettait à jour ces expressions dans l′ordre qu′il ne fallait pas, il semblait effeuiller au hasard des sourires et des regards sans rapport avec le propos qu′il entendait. J′espère pour lui, si, comme il est certain, il vit encore, qu′il était non la proie d′une maladie durable mais d′une intoxication passagère. Il est probable que si l′on avait demandé leur carte de visite à tous ces hommes on eût été surpris de voir qu′ils appartenaient à une haute classe sociale. Mais quelque vice, et le plus grand de tous, le manque de volonté qui empêche de résister à aucun, les réunissait là, dans des chambres isolées il est vrai, mais chaque soir, me dit-on, de sorte que si leur nom était connu des femmes du monde, celles-ci avaient peu à peu perdu de vue leur visage et n′avaient plus jamais l′occasion de recevoir leur visite. Ils recevaient encore des invitations, mais l′habitude les ramenait au mauvais lieu composite. Ils s′en cachaient peu, du reste, au contraire des petits chasseurs, ouvriers, etc. qui servaient à leur plaisir. Et en dehors de beaucoup de raisons que l′on devine, cela se comprend par celle-ci. Pour un employé d′industrie, pour un domestique, aller là c′était, comme pour une femme qu′on croyait honnête, aller dans une maison de passe. Certains qui avouaient y être allés se défendaient d′y être plus jamais retournés, et Jupien lui-même, mentant pour protéger leur réputation ou éviter des concurrences, affirmait : «Â Oh ! non, il ne vient pas chez moi, il ne voudrait pas y venir. » Pour des hommes du monde, c′est moins grave, d′autant plus que les autres gens du monde qui n′y vont pas ne savent pas ce que c′est et ne s′occupent pas de votre vie.
Many who had not wanted to run away had collected in the same room at Jupien′s. Though they did not know each other they belonged more or less to the same wealthy and aristocratic society. The aspect of each inspired a repugnance due, doubtless, to their indulging in degrading vices. The face of one of them, an enormous fellow, was covered with red blotches like a drunkard′s. I afterward learnt that, at first, he was not one but enjoyed making youths drink and that, later on, in fear of being mobilised, (though he seemed to be over fifty) as he was very fat, he started to drink without stopping until he exceeded the weight of a hundred kilos, beyond which men were exempted. And now the trick had turned into a passion, and however much people tried to prevent him, he always went back to the liquor-merchant. But the moment he spoke one could see, in spite of his mediocre intelligence, that he was a man of considerable education and culture. Another young society man of remarkably distinguished appearance, came in. In his case, there were as yet no exterior stigmata of vice but, what was worse, there were internal ones. Tall, with an attractive face, his manner of speech indicated a different order of intelligence to that of his alcoholic neighbour, indeed, without exaggeration, a very remarkable one. But whatever he said was accompanied by a facial expression suited to a different remark. Though he owned a complete storehouse of human expressions, he might have lived in another world, for he used them in the wrong order and seemed to scatter smiles and glances haphazard without relation to the remarks he was making or hearing. I hope for his sake if, as seems likely, he is still alive, that he was not the victim of an organic disease but of a passing disorder. Probably, if those men had been ordered to produce their visiting cards one would have been surprised to observe that they all belonged to the upper class of society. But every sort of vice and the greatest vice of all, lack of will which prevents a man from resisting it, brought them together there, in separate rooms, it is true, but every evening, I was told, so that if ladies in society still knew their names, they were gradually forgetting their faces. They still received invitations but habit always brought them back to that composite resort of evil repute. They concealed it but little from themselves, being in this respect different from the little chasseurs, workmen, et cetera, who ministered to their pleasure. And besides many obvious reasons this can be explained by the following one. For a commercial employee or a servant to go there was like a respectable woman going to a place of assignation. Some of them who had been there refused ever again to do so and Jupien himself telling lies to save their reputation or to prevent competition, declared: “Oh, no, he doesn′t come to my place and he wouldn′t want to.” For men in society it is of less importance, in that other people in society do not go to such places and neither know anything about them nor concern themselves with other people′s business.
Dès le début de l′alerte, j′avais quitté la maison de Jupien. Les rues étaient devenues entièrement noires. Parfois seulement, un avion ennemi qui volait assez bas éclairait le point où il voulait jeter une bombe. Je ne retrouvais plus mon chemin, je pensais à ce jour où, allant à la Raspelière, j′avais rencontré, comme un Dieu qui avait fait se cabrer mon cheval, un avion. Je pensais que maintenant la rencontre serait différente et que le Dieu du mal me tuerait. Je pressais le pas pour le fuir comme un voyageur poursuivi par le mascaret, je tournais en cercle autour des places noires d′où je ne pouvais plus sortir. Enfin les flammes d′un incendie m′éclairèrent et je pus retrouver mon chemin cependant que crépitaient sans arrêt les coups de canons. Mais ma pensée s′était détournée vers un autre objet. Je pensais à la maison de Jupien, peut-être réduite en cendres maintenant, car une bombe était tombée tout près de moi comme je venais seulement d′en sortir, cette maison sur laquelle M. de Charlus eût pu prophétiquement écrire «Â Sodoma » comme avait fait, avec non moins de prescience ou peut-être au début de l′éruption volcanique et de la catastrophe déjà commencée, l′habitant inconnu de Pompéi. Mais qu′importaient sirène et gothas à ceux qui étaient venus chercher leur plaisir. Le cadre social, le cadre de la nature, qui entoure nos amours, nous n′y pensons presque pas. La tempête fait rage sur mer, le bateau tangue de tous côtés, du ciel se précipitent des avalanches tordues par le vent, et tout au plus accordons-nous une seconde d′attention pour parer à la gêne qu′elle nous cause, à ce décor immense où nous sommes si peu de chose, et nous et le corps que nous essayons d′approcher. La sirène annonciatrice des bombes ne troublait pas plus les habitués de Jupien que n′eût fait un iceberg. Bien plus, le danger physique menaçant les délivrait de la crainte dont ils étaient maladivement persécutés depuis longtemps. Or, il est faux de croire que l′échelle des craintes correspond à celle des dangers qui les inspirent. On peut avoir peur de ne pas dormir, et nullement d′un duel sérieux, d′un rat et pas d′un lion. Pendant quelques heures les agents de police ne s′occuperaient que de la vie des habitants, chose si peu importante, et ne risqueraient pas de les déshonorer.
At the beginning of the alarm I had left Jupien′s house. The streets had become entirely dark. Only now and then an enemy aeroplane which was flying low enough cast a light on the spot where he was going to throw a bomb. I could no longer find my way and thought of that day when going to La Raspelière I had met an aviator like a god reining back his horse. I was thinking that this time the encounter would have a different end, that the God of Evil would kill me. I hurried my steps to escape like a traveller pursued by a water-spout, yet I turned in a circle round dark places from which I could not escape. At last the flames of a fire lighted me and I was able to rediscover my road whilst the cannon boomed unceasingly. But my thought turned elsewhere. I thought of Jupien′s house now reduced perhaps to cinders for a bomb had fallen quite close to me just as I was coming out of that house upon which M. de Charlus might prophetically have written “Sodom” as an unknown inhabitant of Pompeii had done with no less prescience when, possibly, as a prelude to the catastrophe, the volcanic eruption began. But what did sirens or Gothas matter to those who had come there bent on gratifying their lusts? We never think of the framework of nature which surrounds our passion. The tempest rages on the sea, the ship heaves and pitches on every side, avalanches fall from the windswept sky and, at most, we allow ourselves to pause a moment, to ward off an inconvenience caused us by that immense scene, in which both we and the human body we desire, are the tiniest atoms. The premonitory siren of the bombs troubled the inhabitants of Jupien′s house as little as would an iceberg. More than that, the menace of a physical danger freed them from the fear by which they had been so long unhealthily obsessed. It is false to believe that the scale of fears corresponds to that of the dangers which inspire them. One might be frightened of sleeplessness and yet not of a duel, of a rat and not of a lion. For some hours the police would be concerned only for the lives of the population, a matter of small consequence, for it did not threaten to dishonour them.
Certains des habitués plus que de retrouver leur liberté morale furent tentés par l′obscurité qui s′était soudain faite dans les rues. Quelques-uns de ces pompéiens, sur qui pleuvait déjà le feu du ciel, descendirent dans les couloirs du métro, noirs comme des catacombes. Ils savaient, en effet, n′y être pas seuls. Or l′obscurité qui baigne toute chose comme un élément nouveau a pour effet, irrésistiblement tentateur pour certaines personnes, de supprimer le premier stade du plaisir et de nous faire entrer de plain pied dans un domaine de caresses où l′on n′accède d′habitude qu′après quelque temps. Que l′objet convoité soit, en effet, une femme ou un homme, même à supposer que l′abord soit simple, et inutiles les marivaudages qui s′éterniseraient dans un salon, du moins en plein jour, le soir même, dans une rue, si faiblement éclairée qu′elle soit, il y a du moins un préambule où les yeux seuls mangent le blé en herbe, où la crainte des passants, de l′être recherché lui-même, empêchent de faire plus que de regarder, de parler. Dans l′obscurité tout ce vieux jeu se trouve aboli, les mains, les lèvres, les corps peuvent entrer en jeu les premiers. Il reste l′excuse de l′obscurité même et des erreurs qu′elle engendre si l′on est mal reçu. Si on l′est bien, cette réponse immédiate du corps qui ne se retire pas, qui se rapproche, nous donne de celle ou celui à qui nous nous adressons silencieusement une idée qu′elle est sans préjugés, pleine de vice, idée qui ajoute un surcroît au bonheur d′avoir pu mordre à même le fruit sans le convoiter des yeux et sans demander de permission. Et cependant l′obscurité persiste. Plongés dans cet élément nouveau, les habitués de Jupien croyaient avoir voyagé, être venus assister à un phénomène naturel, comme un mascaret ou comme une éclipse, et goûtant au lieu d′un plaisir tout préparé et sédentaire celui d′une rencontre fortuite dans l′inconnu, célébraient, aux grondements volcaniques des bombes, comme dans un mauvais lieu pompéien, des rites secrets dans les ténèbres des catacombes. Les peintures pompéiennes de la maison de Jupien convenaient d′ailleurs bien, en ce qu′elles rappelaient la fin de la Révolution française, à l′époque assez semblable au Directoire qui allait commencer. Déjà, anticipant sur la paix, se cachant dans l′obscurité pour ne pas enfreindre trop ouvertement les ordonnances de la police, partout des danses nouvelles s′organisaient, se déchaînaient dans la nuit. À côté de cela, certaines opinions artistiques, moins anti-germaniques que pendant les premières années de la guerre, se donnaient cours pour rendre la respiration aux esprits étouffés, mais il fallait pour qu′on les osât présenter un brevet de civisme. Un professeur écrivait un livre remarquable sur Schiller et on en rendait compte dans les journaux. Mais avant de parler de l′auteur du livre on inscrivait comme un permis d′imprimer qu′il avait été à la Marne, à Verdun, qu′il avait eu cinq citations, deux fils tués. Alors on louait la clarté, la profondeur de son ouvrage sur Schiller, qu′on pouvait qualifier de grand pourvu qu′on dît, au lieu de «Â ce grand Allemand », «Â ce grand Boche ». C′était le même mot d′ordre pour l′article, et aussitôt on le laissait passer.
Some of the habitués, recovering their moral liberty were the more tempted by the sudden darkness in the streets. Some of these Pompeians upon whom the fire of Heaven was already pouring, descended into the Métro passages which were as dark as catacombs. They knew, of course, that they would not be alone there. And the darkness which bathes everything as in a new element had the effect, an irresistibly tempting one for certain people, of eliminating the first phase of lust and enabling them to enter, without further ado the domain of caresses which as a rule, demands preliminaries. Whether the libidinous aim is directed towards a woman or a man, assuming that approach is easy and that the sentimentalities that go on eternally in a drawing-room in the day time can be dispensed with, even in the evening however ill-lit the street, there must, at least, be a preamble when only the eyes can devour the corn within the ear, when the fear of passers-by or even of the one pursued prevents the follower getting further than vision and speech. But in darkness the whole bag of tricks goes by the board, hands, lips, bodies, come into immediate play. Then there is the excuse of the darkness itself and of the mistakes it engenders if a bad reception is met with, but if on the contrary, there is the immediate response of a body which, instead of withdrawing, comes closer, the inference that the woman or the man approached is equally licentious and vicious, adds the additional thrill of being able to bite into the fruit without lusting after it with the eyes and without asking permission. And still the darkness continued. Plunged in this new element Jupien′s habitués imagined themselves travellers witnessing a phenomenon of nature such as a tidal-wave or an eclipse and instead of indulgence in a pre-arranged debauch, were seeking fortuitous adventures in the unknown, and celebrating, to the accompaniment of the volcanic thunder of bombs — as though in a Pompeian brothel — secret rites in the tenebrous shadows of the catacombs. To such events the Pompeian paintings at Jupien′s were appropriate for they recalled the end of the French Revolution at the somewhat similar period of the Directoire which was now beginning. Already in the anticipation of peace, new dances organised in darkness so as not too openly to infringe police regulations, were rioting in the night. And as an accompaniment certain artistic opinions, less anti-German than during the first years of the war, enabled stifled minds to expand though a brevet of civic virtue was needed by him who ventured to express them. A professor wrote a remarkable book on Schiller of which the papers took notice. But before mentioning the author, the publishers inscribed the volume with a statement like a printing licence, to the effect that he had been at the Marne and at Verdun, that he had had five mentions, and two sons killed. Upon that, there was loud praise of the lucidity and depth of the author′s work upon Schiller, who could be qualified as great as long as he was alluded to as a great Boche and not as a great German, and thus the articles were passed by the Censor.
Tout en me rapprochant de ma demeure, je songeais combien la conscience cesse vite de collaborer à nos habitudes, qu′elle laisse à leur développement sans plus s′occuper d′elles, et combien dès lors nous pouvons être étonnés si nous constatons simplement du dehors, et en supposant qu′elles engagent tout l′individu, les actions d′hommes dont la valeur morale ou intellectuelle peut se développer indépendamment dans un sens tout différent. C′était évidemment un vice d′éducation, ou l′absence de toute éducation, joints à un penchant à gagner de l′argent de la façon sinon la moins pénible (car beaucoup de travaux devaient, en fin de compte, être plus doux, mais le malade, par exemple, ne se tisse-t-il pas, avec des privations et des remèdes, une existence beaucoup plus pénible que ne la ferait la maladie souvent légère contre laquelle il croit ainsi lutter), du moins la moins laborieuse possible qui avait amené ces «Â jeunes gens » à faire, pour ainsi dire en toute innocence et pour un salaire médiocre, des choses qui ne leur causaient aucun plaisir et avaient dû leur inspirer au début une vive répugnance. On aurait pu les croire d′après cela foncièrement mauvais, mais ce ne furent pas seulement à la guerre des soldats merveilleux, d′incomparables «Â braves », ç′avaient été aussi souvent, dans la vie civile, de bons cœurs sinon tout à fait de braves gens. Ils ne se rendaient plus compte depuis longtemps de ce que pouvait avoir de moral ou d′immoral la vie qu′ils menaient, parce que c′était celle de leur entourage. Ainsi, quand nous étudions certaines périodes de l′histoire ancienne, nous sommes étonnés de voir des êtres individuellement bons participer sans scrupule à des assassinats en masse, à des sacrifices humains, qui leur semblaient probablement des choses naturelles. Notre époque sans doute, pour celui qui en lira l′histoire dans deux mille ans, ne semblera pas moins laisser baigner certaines consciences tendres et pures dans un milieu vital qui apparaîtra alors comme monstrueusement pernicieux et dont elles s′accommodaient. D′autre part, je ne connaissais pas d′homme qui, sous le rapport de l′intelligence et de la sensibilité, fût aussi doué que Jupien ; car cet «Â acquis » délicieux qui faisait la trame spirituelle de ses propos ne lui venait d′aucune de ces instructions de collège, d′aucune de ces cultures d′université qui auraient pu faire de lui un homme si remarquable quand tant de jeune gens du monde ne tirent d′elles aucun profit. C′était son simple sens inné, son goût naturel, qui de rares lectures faites au hasard, sans guide, à des moments perdus, lui avaient fait composer ce parler si juste où toutes les symétries du langage se laissaient découvrir et montraient leur beauté. Or, le métier qu′il faisait pouvait à bon droit passer, certes, pour un des plus lucratifs, mais pour le dernier de tous. Quant à M. de Charlus, quelque dédain que son orgueil aristocratique eût pu lui donner pour le «Â qu′en dira-t-on », comment un certain sentiment de dignité personnelle et de respect de soi-même ne l′avait-il pas forcé à refuser à sa sensualité certaines satisfactions dans lesquelles il semble qu′on ne pourrait avoir comme excuse que la démence complète ? Mais, chez lui comme chez Jupien, l′habitude de séparer la moralité de tout un ordre d′actions (ce qui, du reste, doit arriver aussi dans beaucoup de fonctions, quelquefois celle de juge, quelquefois celle d′homme d′État et bien d′autres encore) devait être prise depuis si longtemps qu′elle était allée, sans plus jamais demander son opinion au sentiment moral, en s′aggravant de jour en jour, jusqu′à celui où ce Prométhée consentant s′était fait clouer par la Force au Rocher de la pure matière. Sans doute je sentais bien que c′était là un nouveau stade de la maladie de M. de Charlus, laquelle depuis que je m′en étais aperçu, et à en juger par les diverses étapes que j′avais eues sous les yeux, avait poursuivi son évolution avec une vitesse croissante. Le pauvre baron ne devait pas être maintenant fort éloigné du terme, de la mort, si même celle-ci n′était pas précédée, selon les prédictions et les vœux de Mme Verdurin, par un empoisonnement qui à son âge ne pourrait d′ailleurs que hâter la mort. Pourtant j′ai peut-être inexactement dit : Rocher de la pure matière. Dans cette pure matière il est possible qu′un peu d′esprit surnageât encore. Ce fou savait bien, malgré tout, qu′il était fou, qu′il était la proie d′une folie dans ces moments-là, puisqu′il savait bien que celui qui le battait n′était pas plus méchant que le petit garçon qui dans les jeux de bataille est désigné au sort pour faire le «Â Prussien », et sur lequel tout le monde se rue dans une ardeur de patriotisme vrai et de haine feinte. La proie d′une folie où entrait tout de même un peu de la personnalité de M. de Charlus. Même dans ses aberrations, la nature humaine (comme elle fait dans nos amours, dans nos voyages) trahit encore le besoin de croyance par des exigences de vérité. Françoise, quand je lui parlais d′une église de Milan — ville où elle n′irait probablement jamais — ou de la cathédrale de Reims — fût-ce même de celle d′Arras ! — qu′elle ne pourrait voir puisqu′elles étaient plus ou moins détruites, enviait les riches qui peuvent s′offrir le spectacle de pareils trésors, et s′écriait avec un regret nostalgique : «Â Ah ! comme cela devait être beau ! », elle qui, habitant Paris depuis tant d′années, n′avait jamais eu la curiosité d′aller voir Notre-Dame. C′est que Notre-Dame faisait précisément partie de Paris, de la ville où se déroulait la vie quotidienne de Françoise et où, en conséquence, il était difficile à notre vieille servante — comme il l′eût été à moi si l′étude de l′architecture n′avait pas corrigé en moi sur certains points les instincts de Combray — de situer les objets de ses songes. Dans les personnes que nous aimons, il y a, immanent à elles, un certain rêve que nous ne savons pas toujours discerner mais que nous poursuivons. C′était ma croyance en Bergotte, en Swann qui m′avait fait aimer Gilberte, ma croyance en Gilbert le Mauvais qui m′avait fait aimer Mme de Guermantes. Et quelle large étendue de mer avait été réservée dans mon amour, même le plus douloureux, le plus jaloux, le plus individuel semblait-il, pour Albertine. Du reste, à cause justement de cet individuel auquel on s′acharne, les amours pour les personnes sont déjà un peu des aberrations. Et les maladies du corps elles-mêmes, du moins celles qui tiennent d′un peu près au système nerveux, ne sont-elles pas des espèces de goûts particuliers ou d′effrois particuliers contractés par nos organes, nos articulations, qui se trouvent ainsi avoir pris pour certains climats une horreur aussi inexplicable et aussi têtue que le penchant que certains hommes trahissent pour les femmes, par exemple, qui portent un lorgnon, ou pour les écuyères. Ce désir, que réveille chaque fois la vue d′une écuyère, qui dira jamais à quel rêve durable et inconscient il est lié, inconscient et aussi mystérieux que l′est, par exemple, pour quelqu′un qui avait souffert toute sa vie de crises d′asthme, l′influence d′une certaine ville, en apparence pareille aux autres, et où pour la première fois il respire librement.
As I approached my home I was meditating on how quickly the consciousness ceases to collaborate with our habits, leaving them to develop on their own account without further concerning itself with them and how astonished we are, when we base our judgment of an individual merely on externals as though they comprehended the whole of him, at the actions of a man whose moral or intellectual value may develop independently in a completely different direction. Obviously it was a fault of upbringing or the entire lack of upbringing combined with a preference for earning money in the easiest way (many different kinds of work might be easier as it happens, but does not a sick man fabricate a far more painful existence out of manifold privations and remedies than the often comparatively mild illness against which he thinks he is thus defending himself?) or at all events, in the least laborious way, which had caused these youths, so to speak, in complete innocence and for small pay to do things which gave them no pleasure and must at first have inspired them with the strongest repugnance. Accordingly one might consider them fundamentally rotten but they were not only wonderful soldiers in the war, brave to a degree, but often good-hearted fellows if not decent people in civil life. They no longer realised what was moral or immoral in the life they led because it was that of their surroundings. Thus, in studying certain periods of ancient history we are sometimes amazed to observe that people who were individually good, participated without scruple in mass assassinations and human sacrifices, which probably seemed to them perfectly natural things. For him who reads the history of our period two thousand years hence, it will in the same way seem to have allowed gentle and pure consciences to be plunged in a vital environment to which they adapted themselves though it will then appear just as monstrously pernicious. And what is more, I knew no man more gifted with intelligence and sensibility than Jupien for those charming acquisitions which constituted the intellectual fabric of his discourse, did not come to him from school instruction or from university culture which might have made him remarkable, while so many young men in society got no profit from them whatever. It was his spontaneous, innate sense, his natural taste which enabled him from occasional haphazard and unguided readings in his spare moments to compose his way of speaking so rightly that all the symmetries of language were set off and showed their beauty in it. Yet the business in which he was engaged could with good reason be considered, if one of the most lucrative, one of the lowest imaginable. As to M. de Charlus, disdain as he might “what people say”, how was it that a feeling of personal dignity and self-respect had not forced him to resist sensual indulgences for which the only excuse was complete insanity? It could only be that in his case, as in that of Jupien, the habit of isolating morality from a whole order of actions (which, for that matter, must occur in a function such as that of a judge, sometimes in that of a statesman and others) had been acquired so long ago that, no longer demanding his judgment or moral sentiment, it had become aggravated from day to day until it had reached a point where this consenting Prometheus had allowed himself to be nailed by force to the rock of pure matter. Certainly I realised that therein a new phase declared itself in the disease of M. de Charlus which, ever since I first perceived and judged it as stage by stage it revealed itself to my eyes, had continued to evolve with ever-increasing speed. The poor Baron could not now be far distant from the final term, from death, if indeed that was not preceded, according to the predictions and hopes of Mme Verdurin, by a poisoning which at his age could only hasten his death. Nevertheless, perhaps I used an inaccurate expression in saying rock of pure matter. It is possible that a little mind still survived in that pure matter. This madman knew, in spite of everything, that he was mad, that he was the prey at such moments of insanity .since he knew perfectly well that the man who was beating him was no wickeder than the little boys in battle-games who draw lots to decide which of them is to play the Prussian and upon whom all the others fall in true patriotic ardour and pretended hatred. A prey to insanity into which, nevertheless, some of M. de Charlus′ personality entered; for even in its aberrations, human nature (as in our loves and in our journeys) still betrays the need of faith through the exactions of truth. When I told Françoise about a church in Milan — a city she would probably never see — or about the Cathedral of Rheims — even about that of Arras! — which she would never be able to see since they had been more or less destroyed, she envied the rich people who were able to afford the sight of such treasures and cried with nostalgic regret: “Ah, how wonderful it must be!” Yet she, who had lived in Paris so many years, had never had the curiosity to go and see Notre Dame! It was just because Notre Dame belonged to Paris, to the city where her daily life was spent and where in consequence it was difficult for our old servant (as it would have been for me if the study of architecture had not modified in certain respects Combray instincts) to situate the objects of her dreams. There is imminent in those we love a certain dream which we cannot always discern but which we pursue. It was my belief in Bergotte and in Swann which made me love Gilberte, my belief in Gilbert the Bad which had made me fall in love with Mme de Guermantes. And what a great sweep of ocean had been included in my love, the saddest, the most jealous the most personal ever, for Albertine. In that love of one creature towards whom one′s whole being is urged, there is already something of aberration. Arid are not the very diseases of the body, at least those closely associated with the nervous system, in some measure peculiar tastes or peculiar fears contracted by our organs, by our articulation, which thus discover for themselves a horror of certain climates as inexplicable and as obstinate as the fancy certain men display for a woman who wears an eyeglass, or for circus-riders? Who shall ever say with what lasting and curious dream that desire aroused time after time at the sight of a circus rider, is associated; as unconscious and as mysterious as is, for example, the influence of a certain town, in appearance similar to others but in which a lifelong sufferer from asthma is able, for the first time, to breathe freely.
Or, les aberrations sont comme des amours où la tare maladive a tout recouvert, tout gagné. Même dans la plus folle, l′amour se reconnaît encore. L′insistance de M. de Charlus à demander qu′on lui passât aux pieds et aux mains des anneaux d′une solidité éprouvée, à réclamer la barre de justice, et, à ce que me dit Jupien, des accessoires féroces qu′on avait la plus grande peine à se procurer, même en s′adressant à des matelots — car ils servaient à infliger des supplices dont l′usage est aboli même là où la discipline est la plus rigoureuse, à bord des navires — au fond de tout cela il y avait chez M. de Charlus tout son rêve de virilité, attestée au besoin par des actes brutaux, et toute l′enluminure intérieure, invisible pour nous, mais dont il projetait ainsi quelques reflets, de croix de justice, de tortures féodales, que décorait son imagination moyenâgeuse. C′est dans le même sentiment que, chaque fois qu′il arrivait, il disait à Jupien : «Â Il n′y aura pas d′alerte ce soir au moins, car je me vois d′ici calciné par ce feu du ciel comme un habitant de Sodome. » Et il affectait de redouter les gothas, non qu′il en éprouvât l′ombre de peur, mais pour avoir le prétexte, dès que les sirènes retentissaient, de se précipiter dans les abris du métropolitain où il espérait quelque plaisir des frôlements dans la nuit, avec de vagues rêves de souterrains moyenâgeux et d′in pace. En somme, son désir d′être enchaîné, d′être frappé, trahissait dans sa laideur un rêve aussi poétique que chez d′autres le désir d′aller à Venise ou d′entretenir des danseuses. Et M. de Charlus tenait tellement à ce que ce rêve lui donnât l′illusion de la réalité, que Jupien dut vendre le lit de bois qui était dans la chambre 43 et le remplacer par un lit de fer qui allait mieux avec les chaînes.
Aberrations are like passions which a morbid strain has overlaid, yet, in the craziest of them love can still be recognised. M. de Charlus′ insistence that the chains which bound his feet and hands should be of attested strength, his demand to be tried at the bar of justice and, from what Jupien told me, for ferocious accessories there was great difficulty in obtaining even from sailors (the punishment they used to inflict having been abolished even where the discipline is strictest, on ship-board), at the base of all this there was M. de Charlus′ constant dream of virility proved, if need be, by brutal acts and all the illumination the reflections of which within himself though to us invisible, he projected on judicial and feudal tortures which embellished an imagination coloured by the Middle Ages. This sentiment was in his mind each time he said to Jupien: “There won′t be any alarm this evening anyhow, for I can already see myself reduced to ashes by the fire of Heaven like an inhabitant of Sodom,” and he affected to be frightened of the Gothas not because he really had the smallest fear of them but to have a pretext the moment the sirens sounded of dashing into the shelter of the Métropolitain, where he hoped to get a thrill from midnight frictions associated in his mind with vague dreams of prostrations and subterranean dungeons in the Middle Ages. Finally his desire to be chained and beaten revealed, with all its ugliness, a dream as poetic as the desire of others to go to Venice or to keep dancing girls. And M. de Charlus held so much to the illusion of reality which this dream gave him that Jupien was compelled to sell the wooden bed which was in room No. 43, and replace it by one of iron which went better with the chains.
Enfin la berloque sonna comme j′arrivais à la maison. Le bruit des pompiers était commenté par un gamin. Je rencontrai Françoise remontant de la cave avec le maître d′hôtel. Elle me croyait mort. Elle me dit que Saint-Loup était passé en s′excusant pour voir s′il n′avait pas, dans la visite qu′il m′avait faite le matin, laissé tomber sa croix de guerre. Car il venait de s′apercevoir qu′il l′avait perdue et, devant rejoindre son corps le lendemain matin, avait voulu à tout hasard voir si ce n′était pas chez moi. Il avait cherché partout avec Françoise et n′avait rien trouvé. Françoise croyait qu′il avait dû la perdre avant de venir me voir, car, disait-elle, il lui semblait bien, elle aurait pu jurer qu′il ne l′avait pas quand elle l′avait vu. En quoi elle se trompait. Et voilà la valeur des témoignages et des souvenirs. D′ailleurs, je sentis tout de suite, à la façon peu enthousiaste dont ils parlèrent de lui, que Saint-Loup avait produit une médiocre impression sur Françoise et sur le maître d′hôtel. Sans doute tous les efforts que le fils du maître d′hôtel et le neveu de Françoise avaient faits pour s′embusquer, Saint-Loup les avait faits en sens inverse, et avec succès, pour être en plein danger. Mais cela, jugeant d′après eux-mêmes, Françoise et le maître d′hôtel ne pouvaient pas le croire. Ils étaient convaincus que les riches sont toujours mis à l′abri. Du reste, eussent-ils su la vérité relativement au courage héroî°µe de Robert, qu′elle ne les eût pas touchés. Il ne disait pas «Â Boches », il leur avait fait l′éloge de la bravoure des Allemands, il n′attribuait pas à la trahison que nous n′eussions pas été vainqueurs dès le premier jour. Or, c′est cela qu′ils eussent voulu entendre, c′est cela qui leur eût semblé le signe du courage. Aussi, bien qu′ils continuassent à chercher la croix de guerre, les trouvai-je froids au sujet de Robert, moi qui me doutais de l′endroit où cette croix avait été oubliée. Cependant Saint-Loup, s′il s′était distrait ce soir-là de cette manière, ce n′était qu′en attendant, car, repris du désir de revoir Morel, il avait usé de toutes ses relations pour savoir dans quel corps Morel se trouvait, croyant qu′il s′était engagé, afin de l′aller voir et n′avait reçu jusqu′ici que des centaines de réponses contradictoires. Je conseillai à Françoise et au maître d′hôtel d′aller se coucher. Mais celui-ci n′était jamais pressé de quitter Françoise depuis que, grâce à la guerre, il avait trouvé un moyen, plus efficace encore que l′expulsion des sœurs et l′affaire Dreyfus, de la torturer. Ce soir-là, et chaque fois que j′allais auprès d′eux pendant les quelques jours que je passai encore à Paris, j′entendis le maître d′hôtel dire à Françoise épouvantée : «Â Ils ne se pressent pas, c′est entendu, ils attendent que la poire soit mûre, mais ce jour-là ils prendront Paris et ce jour-là pas de pitié ! — Seigneur, Vierge Marie, s′écriait Françoise, ça ne leur suffit pas d′avoir conquéri la pauvre Belgique. Elle a assez souffert celle-là, au moment de son envahition. — La Belgique, Françoise, mais ce qu′ils ont fait en Belgique ne sera rien à côté ! » Et même, la guerre ayant jeté sur le marché de la conversation des gens du peuple une quantité de termes dont ils n′avaient fait la connaissance que par les yeux, par la lecture des journaux et dont, en conséquence, ils ignoraient la prononciation, le maître d′hôtel ajoutait : «Â Vous verrez ça, Françoise, ils préparent une nouvelle attaque d′une plus grande enverjure que toutes les autres. » M′étant insurgé, sinon au nom de la pitié pour Françoise et du bon sens stratégique, au moins de la grammaire, et ayant déclaré qu′il fallait prononcer «Â envergure », je n′y gagnai qu′à faire redire à Françoise la terrible phrase chaque fois que j′entrais à la cuisine, car le maître d′hôtel presque autant que d′effrayer sa camarade était heureux de montrer à son maître que, bien qu′ancien jardinier de Combray et simple maître d′hôtel, tout de même bon Français selon la règle de Saint-André-des-Champs, il tenait de la déclaration des droits de l′homme le droit de prononcer «Â enverjure » en toute indépendance, et de ne pas se laisser commander sur un point qui ne faisait pas partie de son service et où, par conséquent, depuis la Révolution, personne n′avait rien à lui dire puisqu′il était mon égal. J′eus donc le chagrin de l′entendre parler à Françoise d′une opération de grande «Â enverjure » avec une insistance qui était destinée à me prouver que cette prononciation était l′effet non de l′ignorance, mais d′une volonté mûrement réfléchie. Il confondait le gouvernement, les journaux, dans un même : «Â on » plein de méfiance, disant : «Â On nous parle des pertes des Boches, on ne nous parle pas des nôtres, il paraît qu′elles sont dix fois plus grandes. On nous dit qu′ils sont à bout de souffle, qu′ils n′ont plus rien à manger, moi je crois qu′ils en ont cent fois comme nous, à manger. Faut pas tout de même nous bourrer le crâne. S′ils n′avaient rien à manger ils ne se battraient pas comme l′autre jour où ils nous ont tué cent mille jeunes gens de moins de vingt ans. » Il exagérait ainsi à tout instant les triomphes des Allemands, comme il avait fait jadis pour ceux des radicaux ; il narrait en même temps leurs atrocités afin que ces triomphes fussent plus pénibles encore à Françoise, laquelle ne cessait plus de dire : «Â Ah ! Sainte Mère des Anges ! », «Â Ah ! Marie Mère de Dieu ! » Et parfois, pour lui être désagréable d′une autre manière, il disait : «Â Du reste, nous ne valons pas plus cher qu′eux, ce que nous faisons en Grèce n′est pas plus beau que ce qu′ils ont fait en Belgique. Vous allez voir que nous allons mettre tout le monde contre nous et que nous serons obligés de nous battre avec toutes les nations », alors que c′était exactement le contraire. Les jours où les nouvelles étaient bonnes, il prenait sa revanche en assurant à Françoise que la guerre durerait trente-cinq ans, et, en prévision d′une paix possible, assurait que celle-ci ne durerait pas plus de quelques mois et serait suivie de batailles auprès desquelles celles-ci ne seraient qu′un jeu d′enfant, et après lesquelles il ne resterait rien de la France. La victoire des alliés semblait, sinon rapprochée, du moins à peu près certaine, et il faut malheureusement avouer que le maître d′hôtel en était désolé. Car ayant réduit la guerre «Â mondiale », comme tout le reste, à celle qu′il menait sourdement contre Françoise (qu′il aimait, du reste, malgré cela comme on peut aimer la personne qu′on est content de faire rager tous les jours en la battant aux dominos), la Victoire se réalisait à ses yeux sous les espèces de la première conversation où il aurait la souffrance d′entendre Françoise lui dire : «Â Enfin c′est fini et il va falloir qu′ils nous donnent plus que nous ne leur avons donné en 70. » Il croyait, du reste, toujours que cette échéance fatale arrivait, car un patriotisme inconscient lui faisait croire, comme tous les Français victimes du même mirage que moi depuis que j′étais malade, que la victoire — comme ma guérison — était pour le lendemain. Il prenait les devants en annonçant à Françoise que cette victoire arriverait peut-être, mais que son cœur en saignerait, car la Révolution la suivrait aussitôt, puis l′invasion. «Â Oh ! cette bon sang de guerre, les Boches seront les seuls à s′en relever vite, Françoise, ils y ont déjà gagné des centaines de milliards. Mais qu′ils nous crachent un sou à nous, quelle farce ! On le mettra peut-être sur les journaux, ajoutait-il par prudence et pour parer à tout événement, pour calmer le peuple, comme on dit depuis trois ans que la guerre sera finie le lendemain. Je ne peux pas comprendre comment que le monde est assez fou pour le croire. » Françoise était d′autant plus troublée de ces paroles qu′en effet, après avoir cru les optimistes plutôt que le maître d′hôtel, elle voyait que la guerre, qu′elle avait cru devoir finir en quinze jours malgré «Â l′envahition de la pauvre Belgique », durait toujours, qu′on n′avançait pas, phénomène de fixation des fronts dont elle comprenait mal le sens, et qu′enfin un des innombrables «Â filleuls » à qui elle donnait tout ce qu′elle gagnait chez nous lui racontait qu′on avait caché telle chose, telle autre. «Â Tout cela retombera sur l′ouvrier, concluait le maître d′hôtel. On vous prendra votre champ, Françoise. — Ah ! Seigneur Dieu ! » Mais à ces malheurs lointains, il en préférait de plus proches et dévorait les journaux dans l′espoir d′annoncer une défaite à Françoise. Il attendait les mauvaises nouvelles comme des œufs de Pâques, espérant que cela irait assez mal pour épouvanter Françoise, pas assez pour qu′il pût matériellement en souffrir. C′est ainsi qu′un raid de zeppelins l′eût enchanté pour voir Françoise se cacher dans les caves, et parce qu′il était persuadé que dans une ville aussi grande que Paris les bombes ne viendraient pas juste tomber sur notre maison. Du reste, Françoise commençait à être reprise par moment de son pacifisme de Combray. Elle avait presque des doutes sur les «Â atrocités allemandes ». «Â Au commencement de la guerre on nous disait que ces Allemands c′était des assassins, des brigands, de vrais bandits, des BbbochesÂ…Â » (si elle mettait plusieurs b à Boches, c′est que l′accusation que les Allemands fussent des assassins lui semblait après tout plausible, mais celle qu′ils fussent des Boches, presque invraisemblable à cause de son énormité). Seulement il était assez difficile de comprendre quel sens mystérieusement effroyable Françoise donnait au mot de Boche puisqu′il s′agissait du début de la guerre, et aussi à cause de l′air de doute avec lequel elle prononçait ce mot. Car le doute que les Allemands fussent des criminels pouvait être mal fondé en fait, mais ne renfermait pas en soi, au point de vue logique, de contradiction. Mais comment douter qu′ils fussent des Boches, puisque ce mot, dans la langue populaire, veut dire précisément Allemand. Peut-être ne faisait-elle que répéter en style indirect les propos violents qu′elle avait entendus alors et dans lesquels une particulière énergie accentuait le mot «Â Boche ». «Â J′ai cru tout cela, disait-elle, mais je me demande tout à l′heure si nous ne sommes pas aussi fripons comme eux. » Cette pensée blasphématoire avait été sournoisement préparée chez Françoise par le maître d′hôtel, lequel, voyant que sa camarade avait un certain penchant pour le roi Constantin de Grèce, n′avait cessé de le lui représenter comme privé par nous de nourriture jusqu′au jour où il céderait. Aussi l′abdication du souverain avait-elle ému Françoise, qui allait jusqu′à déclarer : «Â Nous ne valons pas mieux qu′eux. Si nous étions en Allemagne, nous en ferions autant. » Je la vis peu, du reste, pendant ces quelques jours, car elle allait beaucoup chez ces cousins dont maman m′avait dit un jour : «Â Mais tu sais qu′ils sont plus riches que toi. » Or, on avait vu cette chose si belle, qui fut si fréquente à cette époque-là dans tout le pays et qui témoignerait, s′il y avait un historien pour en perpétuer le souvenir, de la grandeur de la France, de sa grandeur d′âme, de sa grandeur selon Saint-André-des-Champs, et que ne révélèrent pas moins tant de civils survivant à l′arrière que les soldats tombés à la Marne. Un neveu de Françoise avait été tué à Berry-au-Bac qui était aussi le neveu de ces cousins millionnaires de Françoise, anciens cafetiers retirés depuis longtemps après fortune faite. Il avait été tué, lui, tout petit cafetier sans fortune qui, à la mobilisation, âgé de vingt-cinq ans, avait laissé sa jeune femme seule pour tenir le petit bar qu′il croyait regagner quelques mois après. Il avait été tué. Et alors on avait vu ceci. Les cousins millionnaires de Françoise, et qui n′étaient rien à la jeune femme, veuve de leur neveu, avaient quitté la campagne où ils étaient retirés depuis dix ans et s′étaient remis cafetiers, sans vouloir toucher un sou ; tous les matins à six heures, la femme millionnaire, une vraie dame, était habillée ainsi que «Â sa demoiselle », prêtes à aider leur nièce et cousine par alliance. Et depuis plus de trois ans, elles rinçaient ainsi des verres et servaient des consommations depuis le matin jusqu′à neuf heures et demie du soir, sans un jour de repos. Dans ce livre, où il n′y a pas un seul fait qui ne soit fictif, où il n′y a pas un seul personnage «Â à clefs », où tout a été inventé par moi selon les besoins de ma démonstration, je dois dire, à la louange de mon pays, que seuls les parents millionnaires de Françoise ayant quitté leur retraite pour aider leur nièce sans appui, que seuls ceux-là sont des gens réels, qui existent. Et persuadé que leur modestie ne s′en offensera pas, pour la raison qu′ils ne liront jamais ce livre, c′est avec un enfantin plaisir et une profonde émotion que, ne pouvant citer les noms de tant d′autres qui durent agir de même et par qui la France a survécu, je transcris ici leur nom véritable : ils s′appellent, d′un nom si français, d′ailleurs, Larivière. S′il y a eu quelques vilains embusqués, comme l′impérieux jeune homme en smoking que j′avais vu chez Jupien et dont la seule préoccupation était de savoir s′il pourrait avoir Léon à 10 h. ½ «Â parce qu′il déjeunait en ville », ils sont rachetés par la foule innombrable de tous les Français de Saint-André-des-Champs, par tous les soldats sublimes auxquels j′égale les Larivière. Le maître d′hôtel, pour attiser les inquiétudes de Françoise, lui montrait de vieilles «Â Lectures pour tous » qu′il avait retrouvées et sur la couverture desquelles (ces numéros dataient d′avant la guerre) figurait la «Â famille impériale d′Allemagne ». «Â Voilà notre maître de demain », disait le maître d′hôtel à Françoise, en lui montrant «Â Guillaume ». Elle écarquillait les yeux, puis passait au personnage féminin placé à côté de lui et disait : «Â Voilà la Guillaumesse ! »
At last the maroon sounded as I arrived home. The noise of approaching firemen was announced by a small boy and I met Françoise coming up from the cellar with the butler. She had thought me dead. She told me that Saint-Loup had excused himself for coming in to see if he had not let his croix de guerre fall when calling that morning. He had only just noticed he had lost it and having to rejoin his regiment the next day had wanted at all costs to see if it was not at my house. He and Françoise had searched everywhere without success. Françoise believed he must have lost it before coming to see me, for, she said, she could almost have sworn he did not have it on when she saw him; in this she was mistaken, which shows the value of witnesses and of recollections. I felt immediately by the unenthusiastic way they spoke of him that Saint-Loup had not produced a good impression on Françoise and the butler. Saint-Loup′s efforts to court danger were the exact opposite of those made by the butler′s son and Françoise′s nephew to get themselves exempted, but judging from their own standpoint, Françoise and the butler could not believe that. They were convinced that rich people are always protected. For that matter had they even known the truth about Robert′s heroic bravery, they would not have been moved by it. He never talked of “Boches”, he praised the bravery of the Germans, he had not attributed our failure to secure victory from the first day, to treason. That was what they wanted to hear and that was what they would have considered a mark of courage. So, while they continued searching for the croix de guerre, I, who had not much doubt as to where that cross had been lost, found them cold on the subject of Robert. Though Saint-Loup had been amusing himself in equivocal fashion that evening, it was only while awaiting news of Morel; he had been seized with longing to see him again, and had made use of all his connections to discover the corps Morel was in, supposing him to have joined up, but, so far, he had received only contradictory answers. I advised Françoise and the butler to go to bed but the latter was never in any hurry to leave Françoise since, thanks to the war, he had found a still more efficacious way of tormenting her than telling her about the expulsion of the nuns and the Dreyfus affair. That evening and whenever I was near them during the time I spent in Paris, I heard the butler say to poor, frightened Françoise: “They′re not in a hurry, of course; they′re waiting for the ripe pear, the day that they take Paris they′ll have no mercy.” “My God! Blessed Virgin Mary!” cried Françoise, “isn′t it enough for them to have conquered poor Belgium. She suffered enough at the time of her ‘invahition′.” “Belgium, Françoise. Why! What they did to Belgium is nothing to what they′ll do here.” The war having thrown upon the people′s conversation-market a number of new expressions which they only knew visually through reading the papers without being able to pronounce them, the butler added, “You′ll see, Françoise they are preparing a new attack of a greater enverjure than ever before.” In protest, if not out of pity for Françoise or from strategic common-sense, at least for grammar′s sake, I told them that the right way to pronounce the word was envergure, but I only succeeded in making Françoise repeat the terrible word every time I entered the kitchen. The butler, much as he enjoyed frightening his fellow-servant, was equally pleased to show his master, though he was only a former gardener of Combray and now a butler, that he was a good Frenchman of the order of St. André dès-Champs and possessed the privilege, since the declaration of the rights of man, to pronounce enverjure, with complete independence and not to accept orders on a matter which had nothing to do with his service and, in regard to which, in consequence of the Revolution, no one had any right to correct him, since he was my equal. I had, therefore, the irritation of hearing Françoise talk about an operation of great enverjure with an insistence which was intended to prove to me that that pronunciation was, in fact, not that of ignorance but of maturely-considered determination. The butler indiscriminately applied a suspicious “they” to the Government and the papers: “They talk of the losses of the Boches, they don′t talk of ours which, it appears, are ten times greater. They tell us that they′re at the last gasp, that they′ve got nothing to eat. I believe they′ve got a hundred times more to eat than we have. It′s all very well but they′ve no right to humbug us like that. If they had nothing to eat they wouldn′t be able to fight like the other day when they killed a hundred thousand youngsters less than twenty years old.” He thus continually exaggerated the triumphs of the Germans as he did formerly those of the Radicals, and told tales of their atrocities so as to make the victories of the enemy still more painful to Françoise who kept on exclaiming: “Sainted Mother of Angels! Sainted Mother of God!” Sometimes he tried being unpleasant to her in another way by saying: “For that matter, we′re no better than they are. What we′re doing in Greece is no nicer than what they did in Belgium. You′ll see, we shall have the whole world against us and we shall have to fight the lot,” while, actually, the exact contrary was the truth. On days when news was good he revenged himself on Françoise by assuring her the war would last thirty-five years and that if, by chance, a possible peace came, it would not last more than a few months and would be succeeded by battles in comparison with which those of to-day were child′s play and that after them nothing would be left of France. The victory of the Allies if not close at hand, seemed at any rate assured, and unfortunately it must be admitted that this displeased the butler. For, having identified the world-war and the rest of it with his campaign against Françoise (whom he liked, all the same, just as one likes a person whom one daily enrages by defeating him at dominoes) victory was represented to him in terms of the first conversation he would have with her thereafter when he would be irritated by hearing her say: “Well, it′s finished at last, and they′ll have to give us a great deal more than we gave them in ‘71.” Really, he always believed this must happen in the end for an unconscious patriotism made him think, like all Frenchmen, who were victims of an illusion similar to my own ever since I had been ill, that victory like my recovery was coming to-morrow. He took the upper hand of Françoise by announcing that though victory might come about, her heart would bleed from it, because a revolution would swiftly follow and then invasion. “Ah! That bloody old war, the Boches will be the ones to recover quick from it! Why, Françoise! They′ve already made hundreds of millions out of it. But don′t you imagine they′re going to give us a penny of it. They may put that in the papers,” he added for prudence sake and to be on the safe side, “to keep people quiet just as they′ve been saying for three years that the war would be finished the next day. I can′t understand how people can be such fools as to believe it.” Françoise was the more worried by his comments because, as a matter of fact, she had believed the optimists in preference to the butler and had seen that the war, which was to end in a fortnight in spite of the “invahition of poor Belgium,” lasted for ever, that there was no advance, a phenomenon of fixation of the fronts the sense of which she could not understand, and that one of her innumerable godsons to whom she gave everything she received from us, had told her that this, that and the other things were concealed from the public. “All that will fall upon the working-class,” the butler remarked in conclusion, “and they′ll take your field from you, Françoise.” “Oh, my God!” But he preferred miseries that were close at hand and devoured the papers, hoping to announce a defeat to Françoise, and awaited news like Easter eggs, which should be bad enough to terrify Françoise without his suffering material disadvantages therefrom. Thus a Zeppelin-raid enchanted him because he could watch Françoise hiding in the cellar while he felt convinced that in so large a city as Paris, bombs would not just fall upon our house. Then Françoise began to get back her Combray pacifism. She even began doubting the “German atrocities”. “At the beginning of the war they told us the Germans were assassins, brigands, regular bandits — bbboches.” (If she put several b′s to Boches it was because it seemed plausible enough to accuse the Germans of being assassins but to call them Boches seemed almost impossible in its enormity). Still, it was rather difficult to grasp what mysteriously horrible sense Françoise gave to the word Boche since she was talking about the beginning of the war and uttered the word so doubtfully. For the doubt that the Germans were criminals might be ill-founded in fact but did not in itself contain a contradiction from a logical point of view but how could anyone doubt that they were Boches since that word in the popular tongue means German and nothing else. Perhaps she was merely repeating violent comments she had heard at the time when a particular emphasis was given to the word Boche. “I used to believe all that,” she said, “but I′m now wondering if we aren′t really just as big rogues as they are.” This blasphemous thought had been cunningly fostered in Françoise by the butler who, observing that his fellow-servant had a certain weakness for King Constantine of Greece, continually represented that we did not allow him to have any food until he surrendered. The abdication of the sovereign had further moved Françoise to declare: “We′re no better than they are. If we were in Germany we should do the same.” I did not see much of her at that time as she often went to stay with cousins of hers about whom my mother one day said to me: “You know, they′re richer than you are.” In that connection a very beautiful thing happened, frequent enough at that period throughout the country, which, had there been historians to perpetuate its memory, would have borne witness to the grandeur of France, to the grandeur of her soul, that grandeur of St. André-des-Champs which was displayed no less by civilians at the rear than by the soldiers who fell at the Marne. A nephew of Françoise had been killed at Berry-au-Bac who was also a nephew of those millionaire cousins of Françoise, former café proprietors long since retired with a fortune. This young man of twenty-five, himself the proprietor of a little café, without other means, was called up and left his young wife to keep the little bar alone, hoping to return in a few months. He was killed and the following happened. These millionaire cousins of Françoise upon whom this young woman, widow of their nephew, had no claim whatever, left their home in the country to which they had retired ten years previously and again took over the café but without taking a penny. Every morning at six o′clock the millionaire wife, a true gentlewoman, dressed herself as did her young lady daughter to assist their niece and cousin by marriage, and for three years they washed glasses and served meals from early morning till half-past-nine at night without a day of rest. In this book in which there is not a single event which is not fictitious, in which there is not a single personage “a clef“, where I have invented everything to suit the requirements of my presentation, I must, in homage to my country, mention as personages who did exist in real life, these millionaire relations of Françoise who left their retirement to help their bereaved niece. And, persuaded that their modesty will not be offended for the excellent reason that they will never read this book, it is with childlike pleasure and deeply moved, that, unable to give the names of so many others who acted similarly and, thanks to whom France has survived, I here transcribe their name, a very French one, Larivière. If there were certain contemptible embusqués like the imperious young man in the dinner-jacket whom I saw at Jupien′s and whose sole preoccupation was to know whether he could have Léon at half-past-ten because he was lunching out, they are more than made up for by the innumerable mass of Frenchmen of St. André-des-Champs, by all those superb soldiers beside whom I place the Larivières. The butler, to quicken the anxieties of Françoise showed her some old Readings for All he had discovered somewhere, on the cover of which (the copies dated from before the war) figured “The Imperial Family of Germany”. “Here is our master of to-morrow,” said the butler to Françoise, showing her “Guillaume”. She opened her eyes wide, then pointing at the feminine personage beside him in the picture, she added, “And there is the Guillaumesse.”
Mon départ de Paris se trouva retardé par une nouvelle qui, par le chagrin qu′elle me causa, me rendit pour quelque temps incapable de me mettre en route. J′appris, en effet, la mort de Robert de Saint-Loup, tué le surlendemain de son retour au front, en protégeant la retraite de ses hommes. Jamais homme n′avait eu moins que lui la haine d′un peuple (et quant à l′empereur, pour des raisons particulières, et peut-être fausses, il pensait que Guillaume II avait plutôt cherché à empêcher la guerre qu′à la déchaîner). Pas de haine du Germanisme non plus ; les derniers mots que j′avais entendus sortir de sa bouche, il y avait six jours, c′étaient ceux qui commencent un lied de Schumann et que sur mon escalier il me fredonnait, en allemand, si bien qu′à cause des voisins je l′avais fait taire. Habitué par une bonne éducation suprême à émonder sa conduite de toute apologie, de toute invective, de toute phrase, il avait évité devant l′ennemi, comme au moment de la mobilisation, ce qui aurait pu assurer sa vie, par cet effacement de soi devant les actes que symbolisaient toutes ses manières, jusqu′à sa manière de fermer la portière de mon fiacre quand il me reconduisait, tête nue, chaque fois que je sortais de chez lui. Pendant plusieurs jours je restai enfermé dans ma chambre, pensant à lui. Je me rappelais son arrivée, la première fois, à Balbec, quand en lainages blanchâtres, avec ses yeux verdâtres et bougeants comme la mer, il avait traversé le hall attenant à la grande salle à manger dont les vitrages donnaient sur la mer. Je me rappelais l′être si spécial qu′il m′avait paru être alors, l′être dont ç′avait été un si grand souhait de ma part d′être l′ami. Ce souhait s′était réalisé au delà de ce que j′aurais jamais pu croire, sans me donner pourtant presque aucun plaisir alors, et ensuite je m′étais rendu compte de tous les grands mérites et d′autres choses encore que cachait cette apparence élégante. Tout cela, le bon comme le mauvais, il l′avait donné sans compter, tous les jours, et le dernier, en allant attaquer une tranchée par générosité, par mise au service des autres de tout ce qu′il possédait, comme il avait un soir couru sur les canapés du restaurant pour ne pas me déranger. Et l′avoir vu si peu, en somme, en des sites si variés, dans des circonstances si diverses et séparées par tant d′intervalles, dans ce hall de Balbec, au café de Rivebelle, au quartier de cavalerie et aux dîners militaires de Doncières, au théâtre où il avait giflé un journaliste, chez la princesse de Guermantes, ne faisait que me donner de sa vie des tableaux plus frappants, plus nets, de sa mort un chagrin plus lucide, que l′on en a souvent pour les personnes aimées davantage, mais fréquentées si continuellement que l′image que nous gardons d′elles n′est plus qu′une espèce de vague moyenne entre une infinité d′images insensiblement différentes, et aussi que notre affection, rassasiée, n′a pas, comme pour ceux que nous n′avons vus que pendant des moments limités, au cours de rencontres inachevées malgré eux et malgré nous, l′illusion de la possibilité d′une affection plus grande dont les circonstances seules nous auraient frustrés. Peu de jours après celui où je l′avais aperçu, courant après son monocle, et l′imaginant alors si hautain, dans ce hall de Balbec, il y avait une autre forme vivante que j′avais vue pour la première fois sur la plage de Balbec et qui maintenant n′existait non plus qu′à l′état de souvenir, c′était Albertine, foulant le sable, ce premier soir, indifférente à tous, et marine comme une mouette. Elle, je l′avais si vite aimée que pour pouvoir sortir avec elle tous les jours je n′étais jamais allé voir Saint-Loup, de Balbec. Et pourtant l′histoire de mes relations avec lui portait aussi le témoignage qu′un temps j′avais cessé d′aimer Albertine, puisque, si j′étais allé m′installer quelque temps auprès de Robert, à Doncières, c′était dans le chagrin de voir que ne m′était pas rendu le sentiment que j′avais pour Mme de Guermantes. Sa vie et celle d′Albertine, si tard connues de moi, toutes deux à Balbec, et si vite terminées, s′étaient croisées à peine ; c′était lui, me redisais-je en voyant que les navettes agiles des années tissent des fils entre ceux de nos souvenirs qui semblaient d′abord les plus indépendants, c′était lui que j′avais envoyé chez Mme Bontemps quand Albertine m′avait quitté. Et puis il se trouvait que leurs deux vies avaient chacune un secret parallèle et que je n′avais pas soupçonné. Celui de Saint-Loup me causait peut-être maintenant plus de tristesse que celui d′Albertine, dont la vie m′était devenue si étrangère. Mais je ne pouvais me consoler que la sienne comme celle de Saint-Loup eussent été si courtes. Elle et lui me disaient souvent, en prenant soin de moi : «Â Vous qui êtes malade ». Et c′était eux qui étaient morts, eux dont je pouvais, séparées par un intervalle en somme si bref, mettre en regard l′image ultime, devant la tranchée, après la chute, de l′image première qui, même pour Albertine, ne valait plus pour moi que par son association avec celle du soleil couchant sur la mer. Sa mort fut accueillie par Françoise avec plus de pitié que celle d′Albertine. Elle prit immédiatement son rôle de pleureuse et commenta la mémoire du mort de lamentations, de thrènes désespérés. Elle exhibait son chagrin et ne prenait un visage sec, en détournant la tête, que lorsque moi je laissais voir le mien, qu′elle voulait avoir l′air de ne pas avoir vu. Car comme beaucoup de personnes nerveuses, la nervosité des autres, trop semblable sans doute à la sienne, l′horripilait. Elle aimait maintenant à faire remarquer ses moindres torticolis, un étourdissement, qu′elle s′était cognée. Mais si je parlais d′un de mes maux, redevenue stoî°µe et grave, elle faisait semblant de ne pas avoir entendu. «Â Pauvre Marquis », disait-elle, bien qu′elle ne pût s′empêcher de penser qu′il eût fait l′impossible pour ne pas partir et, une fois mobilisé, pour fuir devant le danger. «Â Pauvre dame, disait-elle en pensant à Mme de Marsantes, qu′est-ce qu′elle a dû pleurer quand elle a appris la mort de son garçon ! Si encore elle avait pu le revoir, mais il vaut peut-être mieux qu′elle n′ait pas pu, parce qu′il avait le nez coupé en deux, il était tout dévisagé. » Et les yeux de Françoise se remplissaient de larmes mais à travers lesquelles perçait la curiosité cruelle de la paysanne. Sans doute Françoise plaignait la douleur de Mme de Marsantes de tout son cœur, mais elle regrettait de ne pas connaître la forme que cette douleur avait prise et de ne pouvoir s′en donner le spectacle de l′affliction. Et comme elle aurait bien aimé pleurer et que je la visse pleurer, elle dit pour s′entraîner : «Â
Ça me fait quelque chose ! » Sur moi aussi elle épiait les traces du chagrin avec une avidité qui me fit simuler une certaine sécheresse en parlant de Robert. Et plutôt, sans doute, par esprit d′imitation et parce qu′elle avait entendu dire cela, car il y a des clichés dans les offices aussi bien que dans les cénacles, elle répétait, non sans y mettre pourtant la satisfaction d′un pauvre : «Â Toutes ses richesses ne l′ont pas empêché de mourir comme un autre, et elles ne lui servent plus à rien. » Le maître d′hôtel profita de l′occasion pour dire à Françoise que sans doute c′était triste, mais que cela ne comptait guère auprès des millions d′hommes qui tombaient tous les jours malgré tous les efforts que faisait le gouvernement pour le cacher. Mais, cette fois, le maître d′hôtel ne réussit pas à augmenter la douleur de Françoise comme il avait cru. Car celle-ci lui répondit : «Â C′est vrai qu′ils meurent aussi pour la France, mais c′est des inconnus ; c′est toujours plus intéressant quand c′est des gens qu′on connaît. » Et Françoise, qui trouvait du plaisir à pleurer, ajouta encore : «Â Il faudra bien prendre garde de m′avertir si on cause de la mort du Marquis sur le journal. »
My departure from Paris was retarded by news which, owing to the pain it caused me, rendered me incapable of moving for some time. I had learnt, in fact, of the death of Robert Saint-Loup, killed, protecting the retreat of his men, on the day following his return to the front. No man less than he, felt hatred towards a people (and as to the Emperor, for special reasons which may have been mistaken, he believed that William II had rather sought to prevent war than to unleash it). Nor did he hate Germanism; the last words I heard him utter six days before, were those at the beginning of a Schumann song which he hummed to me in German on my staircase; indeed on account of neighbours I had to ask him to keep quiet. Accustomed by supreme good breeding to refrain from apologies, invective and phrase, in the face of the enemy he had avoided, as he did at the moment of mobilisation, whatever might have preserved his life by a self-effacement in action which his manners symbolised, even to his way of closing my cab-door when he saw me out, standing bare-headed every time I left his house. For several days I remained shut up in my room thinking about him. I recalled his arrival at Balbec that first time when in his white flannels and his greenish eyes moving like water he strolled through the hall adjoining the large dining-room with its windows open to the sea. I recalled the uniqueness of a being whose friendship I had then so greatly desired. That desire had been realised beyond my expectation, yet it had given me hardly a moment′s pleasure, and afterwards I had realised all the qualities as well as other things which were hidden under that elegant appearance. He had bestowed all, good and bad, without stint, day by day, and on the last he stormed a trench with utter generosity, putting all he possessed at the service of others, just as one evening he had run along the sofas of the restaurant so as not to inconvenience me. That I had, after all, seen him so little in so many different places, under so many different circumstances separated by such long intervals, in the hall of Balbec, at the café of Rivebelle, in the Doncières Cavalry barracks and military dinners, at the theatre where he had boxed a journalist′s ears, at the Princesse de Guermantes′, resulted in my retaining more striking and sharper pictures of his life, feeling a keener sorrow at his death than one often does in the case of those one has loved more but of whom one has seen so much that the image we retain of them is but a sort of vague average of an infinite number of pictures hardly different from each other and also that our sated affection has not preserved, as in the case of those we have seen for limited moments in the course of meetings unfulfilled in spite of them and of ourselves, the illusion of greater potential affection of which circumstances alone had deprived us. A few days after the one on which I had seen Saint-Loup tripping along behind his eye-glass and had imagined him so haughty in the hall of Balbec there was another figure I had seen for the first time upon the Balbec beach and who now also existed only as a memory — Albertine — walking along the sand that first evening indifferent to everybody and as akin to the sea as a seagull. I had so soon fallen in love with her that, not to miss being with her every day I never left Balbec to go and see Saint-Loup. And yet the history of my friendship with him bore witness also to my having ceased at one time to love Albertine, since, if I had gone away to stay with Robert at Doncières, it was out of grief that Mme de Guermantes did not return the sentiment I felt for her. His life and that of Albertine so late known to me, both at Bal-bee and both so soon ended, had hardly crossed each other; it was he, I repeated to myself, visualising that the flying shuttle of the years weaves threads between memories which seemed at first to be completely independent of each other, it was he whom I sent to Mme Bontemps when Albertine left me. And then it happened that each of their two lives contained a parallel secret I had not suspected. Saint-Loup′s now caused me more sadness than Albertine′s for her life had become to me that of a stranger. But I could not console myself that hers like that of Saint-Loup had been so short. She and he both often said when they were seeing to my comfort: “You are so ill,” and yet it was they who were dead, they whose last presentment I can visualise, the one facing the trench, the other after her accident, separated by so short an interval from the first, that even Albertine′s was worth no more to me than its association with a sunset on the sea. Françoise received the news of Saint-Loup′s death with more pity than Albertine′s. She immediately adopted her rôle of mourner and bewailed the memory of the dead with lamentations and despairing comments. She manifested her sorrow and turned her face away to dry her eyes only when I let her see my own tears which she pretended not to notice. Like many highly-strung people the agitation of others horrified her, doubtless because it was too like her own. She wanted to draw attention to the slightest stiff-neck or giddiness she had managed to get afflicted with. But if I spoke of one of my own pains she became stoical and grave and made a pretence of not hearing me. “Poor marquis!” she would say, although she could not help thinking he had done everything in his power not to go to the front and once there to escape danger. “Poor lady!” she would say, alluding to Mme de Marsantes, “how she must have wept when she heard of the death of her son! If only she had been able to see him again! But perhaps it was better she was not able to because his nose was cut in two. He was completely disfigured.” And the eyes of Françoise filled with tears through which nevertheless the cruel curiosity of the peasant peered. Without doubt Françoise condoled with Mme de Marsantes with all her heart but she was sorry not to witness the form her grief had taken and that she could not luxuriate in the spectacle of her affliction. And as she liked crying and liked me to see her cry, she worked herself up by saying: “I feel it dreadfully.” And she observed the traces of sorrow in my face with an eagerness which made me pretend to a kind of hardness when I spoke of Robert. In a spirit of imitation and because she had heard others say so, for there are clichés in the servants′ quarters just as in coteries, she repeated, not without the complaisance of the poor: “All his wealth did not prevent his dying like anyone else and it′s no good to him now.” The butler profited by the opportunity to remark to Françoise that it was certainly sad but that it scarcely counted compared with the millions of men who fell every day in spite of all the efforts of the Government to hide it. But this time the butler did not succeed in causing Françoise more pain as he had hoped, for she answered: “It′s true they died for France too, but all of them are unknown and it′s always more interesting when one has known people.” And Françoise who revelled in her tears, added: “Be sure and let me know if the death of the marquis is mentioned in the paper.”
Robert m′avait souvent dit avec tristesse, bien avant la guerre : «Â Oh ! ma vie, n′en parlons pas, je suis un homme condamné d′avance. » Faisait-il allusion au vice qu′il avait réussi jusqu′alors à cacher à tout le monde, mais qu′il connaissait et dont il s′exagérait peut-être la gravité, comme les enfants qui font la première fois l′amour, ou même, avant cela, cherchent seuls le plaisir, s′imaginent pareils à la plante qui ne peut disséminer son pollen sans mourir tout de suite après. Peut-être cette exagération tenait-elle, pour Saint-Loup comme pour les enfants, ainsi qu′à l′idée du péché avec laquelle on ne s′est pas encore familiarisé, à ce qu′une sensation toute nouvelle a une force presque terrible qui ira ensuite en s′atténuant. Ou bien avait-il, le justifiant au besoin par la mort de son père enlevé assez jeune, le pressentiment de sa fin prématurée. Sans doute un tel pressentiment semble impossible. Pourtant la mort paraît assujettie à certaines lois. On dirait souvent, par exemple, que les êtres nés de parents qui sont morts très vieux ou très jeunes sont presque forcés de disparaître au même âge, les premiers traînant jusqu′à la centième année des chagrins et des maladies incurables, les autres, malgré une existence heureuse et hygiénique, emportés à la date inévitable et prématurée par un mal si opportun et si accidentel (quelques racines profondes qu′il puisse avoir dans le tempérament) qu′il semble la formalité nécessaire à la réalisation de la mort. Et ne serait-il pas possible que la mort accidentelle elle-même — comme celle de Saint-Loup, liée d′ailleurs à son caractère de plus de façons peut-être que je n′ai cru devoir le dire — fût, elle aussi, inscrite d′avance, connue seulement des dieux, invisible aux hommes, mais révélée par une tristesse particulière, à demi inconsciente, à demi consciente (et même, dans cette dernière mesure, exprimée aux autres avec cette sincérité complète qu′on met à annoncer des malheurs auxquels on croit dans son for intérieur échapper et qui pourtant arriveront), à celui qui la porte et l′aperçoit sans cesse en lui-même, comme une devise, une date fatale.
Robert had often said to me with sadness long before the war: “Oh, don′t let us talk about my life, I am doomed in advance.” Was he then alluding to the vice which he had until then succeeded in hiding from the world, the gravity of which he perhaps exaggerated as young people do who make love for the first time or who even earlier seek solitary gratification and imagine themselves like plants which cannot disseminate their pollen without dying? Perhaps in Saint-Loup′s case this exaggeration arose as in that of children from the idea of an unfamiliar sin, a new sensation possessing an almost terrifying power which later on is attenuated. Or had he, owing to his father′s early death, the presentiment of his premature end. Such a presentiment seems irrational and yet death seems subject to certain laws. One would think, for instance, that people born of parents who died very old or very young are almost forced to die at the same age, the former sustaining sorrows and incurable diseases till they are a hundred, the latter carried off, in spite of a happy, healthy existence at the inevitable and premature date by a disease so timely and accidental (however deep its roots in the organism) that it seems to be a formality necessary to the actuality of death. And is it not possible that accidental death itself — like that of Saint-Loup, linked as it was with his character in more ways than I have been able to say — is also determined beforehand, known only to gods invisible to man, but revealed by a special and semi-conscious sadness (and even expressed to others as sincerely as we announce misfortunes which, in our inmost hearts, we believe we shall escape and which nevertheless happen) in him who bears the fatal date and perceives it continuously within himself, like a device.
Il avait dû être bien beau en ces dernières heures ; lui qui toujours dans cette vie avait semblé, même assis, même marchant dans un salon, contenir l′élan d′une charge, en dissimulant d′un sourire la volonté indomptable qu′il y avait dans sa tête triangulaire, enfin il avait chargé. Débarrassée de ses livres, la tourelle féodale était redevenue militaire. Et ce Guermantes était mort plus lui-même, ou plutôt plus de sa race, en laquelle il n′était plus qu′un Guermantes, comme ce fut symboliquement visible à son enterrement dans l′église Saint-Hilaire de Combray, toute tendue de tentures noires où se détachait en rouge, sous la couronne fermée, sans initiales de prénoms ni titres, le G du Guermantes que par la mort il était redevenu. Avant d′aller à cet enterrement, qui n′eut pas lieu tout de suite, j′écrivis à Gilberte. J′aurais peut-être dû écrire à la duchesse de Guermantes, je me disais qu′elle accueillerait la mort de Robert avec la même indifférence que je lui avais vu manifester pour celle de tant d′autres qui avaient semblé tenir si étroitement à sa vie, et que peut-être même, avec son tour d′esprit Guermantes, elle chercherait à montrer qu′elle n′avait pas la superstition des liens du sang. J′étais trop souffrant pour écrire à tout le monde. J′avais cru autrefois qu′elle et Robert s′aimaient bien dans le sens où l′on dit cela dans le monde, c′est-à-dire que l′un auprès de l′autre ils se disaient des choses tendres qu′ils ressentaient à ce moment-là. Mais loin d′elle il n′hésitait pas à la déclarer idiote, et si elle éprouvait parfois à le voir un plaisir égoî²´e, je l′avais vue incapable de se donner la plus petite peine, d′user si légèrement que ce fût de son crédit pour lui rendre un service, même pour lui éviter un malheur. La méchanceté dont elle avait fait preuve à son égard en refusant de le recommander au général de Saint-Joseph, quand Robert allait repartir pour le Maroc, prouvait que le dévouement qu′elle lui avait montré à l′occasion de son mariage n′était qu′une sorte de compensation qui ne lui coûtait guère. Aussi fus-je bien étonné d′apprendre, comme elle était souffrante au moment où Robert fut tué, qu′on s′était cru obligé de lui cacher pendant plusieurs jours (sous les plus fallacieux prétextes) les journaux qui lui eussent appris cette mort, afin de lui éviter le choc qu′elle en ressentirait. Mais ma surprise augmenta quand j′appris qu′après qu′on eût été obligé enfin de lui dire la vérité, la duchesse pleura toute une journée, tomba malade, et mit longtemps — plus d′une semaine, c′était longtemps pour elle — à se consoler. Quand j′appris ce chagrin j′en fus touché. Il fait que tout le monde peut dire, et que je peux assurer qu′il existait entre eux une grande amitié. Mais en me rappelant combien de petites médisances, de mauvaise volonté à se rendre service celle-là avait enfermées, je pense au peu de chose que c′est qu′une grande amitié dans le monde. D′ailleurs, un peu plus tard, dans une circonstance plus importante historiquement si elle touchait moins mon cœur, Mme de Guermantes se montra, à mon avis, sous un jour encore plus favorable. Elle qui, jeune fille, avait fait preuve de tant d′impertinente audace, si l′on s′en souvient, à l′égard de la famille impériale de Russie et qui, mariée, leur avait toujours parlé avec une liberté qui la faisait parfois accuser de manque de tact, fut peut-être seule, après la Révolution russe, à faire preuve à l′égard des grandes-duchesses et des grands-ducs d′un dévouement sans bornes. Elle avait, l′année même qui avait précédé la guerre, considérablement agacé la grande-duchesse Wladimir en appelant toujours la comtesse de Hohenfelsen, femme morganatique du grand-duc Paul, «Â la Grande-Duchesse Paul ». Il n′empêche que la Révolution russe n′eut pas plutôt éclaté que notre ambassadeur à Pétersbourg, M. Paléologue ( «Â Paléo » pour le monde diplomatique, qui a ses abréviations prétendues spirituelles comme l′autre), fut harcelé des dépêches de la duchesse de Guermantes qui voulait avoir des nouvelles de la grande-duchesse Marie Pavlovna. Et pendant longtemps les seules marques de sympathie et de respect que reçut sans cesse cette princesse lui vinrent exclusivement de Mme de Guermantes.
He must have been very beautiful in those last hours, he who in this life had seemed always, even when he sat or walked about in a drawing-room, to contain within himself the dash of a charge and to disguise smilingly the indomitable will-power centred in his triangle-shaped head when he charged for the last time. Disencumbered of its books, the feudal turret had become warlike again and that Guer-mantes was more himself in death — he was more of his breed, a Guermantes and nothing more and this was symbolised at his funeral in the church of Saint-Hilaire-de-Combray hung with black draperies where the “G” under the closed coronet divested of initials and titles betokened the race of Guermantes which he personified in death. Before going to the funeral which did not take place at once I wrote to Gilberte. Perhaps I ought to have written to the Duchesse de Guermantes but I imagined that she would have accepted the death of Robert with the indifference I had seen her display about so many others who had seemed so closely associated with her life, and perhaps even that, with her Guermantes spirit, she would want to show that j superstition about blood ties meant nothing to her. I was too ill to write to everybody. I had formerly believed that she and Robert liked each other in the society sense, which is the same as saying that they exchanged affectionate expressions when they felt so disposed. But when he was away from her, he did not hesitate to say that she was a fool and if she sometimes found a selfish pleasure in his society, I had noticed that she was incapable of giving herself the smallest trouble, of using her power in the slightest degree to render him a service or even to prevent some misfortune happening to him. The spitefulness she had shown in refusing to recommend him to General Saint-Joseph when Robert was going back to Morocco proved that her goodwill towards him when he married was only a sort of compromise that cost her nothing. So that I was much surprised when I heard that, owing to her being ill when Robert was killed, her people considered it necessary to hide the papers from her for several days (under fallacious pretexts) for fear of the shock that would have been caused her by their announcement of his death. But my surprise was greater when I learnt that after she had been told the truth, the Duchesse de Guermantes wept the whole day, fell ill and took a long time — more than a week, which was long for her — to console herself. When I heard about her grief, I was touched and it enabled everyone to say, as I do, that there was a great friendship between them. But when I remember how many petty slanders, how much ill-will entered into that friendship, I realise how small a value society attaches to it. Moreover somewhat later, under circumstances which were historically more important though they touched my heart less, Mme de Guermantes appeared, in my opinion, in a still more favourable light. It will be remembered that as a girl she had displayed audacious impertinence towards the Imperial family of Russia and after her marriage, spoke about them with a freedom amounting to social tactlessness, yet she was perhaps the only person, after the Russian Revolution, who gave proof of extreme devotion to the Grand-Dukes and Duchesses. The very year which preceded the war she had annoyed the Grande-Duchesse Vladimir by calling the Comtesse of Hohenfelsen, the morganatic wife of the Grand-Duc Paul, the “Grande-Duchesse Paul”. But, no sooner had the Russian Revolution broken out, than our Ambassador at St. Petersburg, M. Paléologue (“Paléo” for diplomatic society which, like the other, has its pseudo-witty abbreviations), was harassed by telegrams from the Duchesse de Guermantes who wanted news of the Grande-Duchesse Maria Pavlovna and for a long time the only marks of sympathy and respect which that Princess received came to her exclusively from Mme de Guermantes.
Saint-Loup causa, sinon par sa mort, du moins par ce qu′il avait fait dans les semaines qui l′avaient précédée, des chagrins plus grands que celui de la duchesse. En effet, le lendemain même du soir où j′avais vu M. de Charlus, le jour même où le baron avait dit à Morel : «Â Je me vengerai », les démarches de Saint-Loup pour retrouver Morel avaient abouti — c′est-à-dire qu′elles avaient abouti à ce que le général sous les ordres de qui aurait dû être Morel, s′étant rendu compte qu′il était déserteur, l′avait fait rechercher et arrêter et, pour s′excuser auprès de Saint-Loup du châtiment qu′allait subir quelqu′un à qui il s′intéressait, avait écrit à Saint-Loup pour l′en avertir. Morel ne douta pas que son arrestation n′eût été provoquée par la rancune de M. de Charlus. Il se rappela les paroles : «Â Je me vengerai », pensa que c′était là cette vengeance, et demanda à faire des révélations. «Â Sans doute, déclara-t-il, j′ai déserté. Mais si j′ai été conduit sur le mauvais chemin est-ce tout à fait ma faute ? » Il raconta sur M. de Charlus et sur M. d′Argencourt, avec lequel il s′était brouillé aussi, des histoires ne le touchant pas à vrai dire directement, mais que ceux-ci, avec la double expansion des amants et des invertis, lui avaient racontées, ce qui fit arrêter à la fois M. de Charlus et M. d′Argencourt. Cette arrestation causa peut-être moins de douleur à tous deux que d′apprendre à chacun, qui l′ignorait, que l′autre était son rival, et l′instruction révéla qu′ils en avaient énormément d′obscurs, de quotidiens, ramassés dans la rue. Ils furent bientôt relâchés, d′ailleurs. Morel le fut aussi parce que la lettre écrite à Saint-Loup par le général lui fut renvoyée avec cette mention : «Â Décédé, mort au champ d′honneur. » Le général voulut faire pour le défunt que Morel fût simplement envoyé sur le front ; il s′y conduisit bravement, échappa à tous les dangers et revint, la guerre finie, avec la croix que M. de Charlus avait jadis vainement sollicitée pour lui et que lui valut indirectement la mort de Saint-Loup. J′ai souvent pensé depuis, en me rappelant cette croix de guerre égarée chez Jupien, que si Saint-Loup avait survécu il eût pu facilement se faire élire député dans les élections qui suivirent la guerre, grâce à l′écume de niaiserie et au rayonnement de gloire qu′elle laissa après elle, et où, si un doigt de moins, abolissant des siècles de préjugés, permettait d′entrer par un brillant mariage dans une famille aristocratique, la croix de guerre, eût-elle été gagnée dans les bureaux, tenait lieu de profession de foi pour entrer, dans une élection triomphale, à la Chambre des Députés, presque à l′Académie française. L′élection de Saint-Loup, à cause de sa «Â sainte » famille, eût fait verser à M. Arthur Meyer des flots de larmes et d′encre. Mais peut-être aimait-il trop sincèrement le peuple pour arriver à conquérir les suffrages du peuple, lequel pourtant lui aurait sans doute, en faveur de ses quartiers de noblesse, pardonné ses idées démocratiques. Saint-Loup les eût exposées sans doute avec succès devant une chambre d′aviateurs. Certes, ces héros l′auraient compris, ainsi que quelques très rares hauts esprits. Mais, grâce à l′apaisement du Bloc national, on avait aussi repêché les vieilles canailles de la politique, qui sont toujours réélues. Celles qui ne purent entrer dans une chambre d′aviateurs quémandèrent, au moins pour entrer à l′Académie française, les suffrages des maréchaux, d′un président de la République, d′un président de la Chambre, etc. Elles n′eussent pas été favorables à Saint-Loup, mais l′étaient à un autre habitué de Jupien, ce député de l′Action Libérale qui fut réélu sans concurrent. Il ne quittait pas l′uniforme d′officier de territoriale bien que la guerre fût finie depuis longtemps. Son élection fut saluée avec joie par tous les journaux qui avaient fait l′«Â union » sur son nom, par les dames nobles et riches, qui ne portaient plus que des guenilles par un sentiment de convenances et la peur des impôts, tandis que les hommes de la Bourse achetaient sans arrêter des diamants, non pour leurs femmes mais parce que, ayant perdu toute confiance dans le crédit d′aucun peuple, ils se réfugiaient vers cette richesse palpable, et faisaient ainsi monter la de Beers de mille francs. Tant de niaiserie agaçait un peu, mais on en voulut moins au Bloc national quand on vit tout d′un coup les victimes du bolchevisme, des grandes-duchesses en haillons, dont on avait assassiné les maris dans des brouettes, et les fils en jetant des pierres dessus après les avoir laissés sans manger, fait travailler au milieu des huées, et enfin jetés dans des puits où on les lapidait parce qu′on croyait qu′ils avaient la peste et pouvaient la communiquer. Ceux qui étaient arrivés à s′enfuir reparurent tout à coup, ajoutant encore à ce tableau d′horreur de nouveaux détails terrifiants.
Saint-Loup caused, if not by his death, at least by what he had done in the weeks that preceded it, troubles greater than those of the Duchesse. What happened was that the day following the evening when I had seen M. de Charlus, the day on which he had said to Morel: “I shall be revenged,” Saint-Loup′s hunt for Morel had ended, by the general, under whose orders Morel ought to have been, discovering that he was a deserter and having him sought out and arrested. To excuse himself to Saint-Loup for the punishment which was going to be inflicted on a person he had been interested in, the general had written to inform Saint-Loup of it. Morel was convinced that his arrest was due to the rancour of M. de Charlus. He remembered the words “I shall be revenged” and, thinking this was the revenge, he demanded to be heard. “It is true,” he declared, “that I deserted but, if I have been influenced to evil courses, is it altogether my fault?” Without compromising himself, he gave accounts of M. de Charlus and of M. d′Argencourt with whom he had also quarrelled, concerning matters which these two, with the twofold exuberance of lovers and of inverts, had told him, which caused the simultaneous arrest of M. de Charlus and M. d′Argencourt. This arrest caused, perhaps, less distress to these two than the knowledge that each had been the unwilling rival of the other and the proceedings disclosed an enormous number of other and more obscure rivals picked up daily in the street. They were, moreover, quickly released as was Morel because the letter written to Saint-Loup by the general was returned to him with the mention: “Dead on the field of honour.” The general, in honour of the dead, decided that Morel should simply be sent to the front; he there behaved bravely, escaped all dangers and, when the war was over, returned with the cross which, earlier, M. de Charlus had vainly solicited for him and which he thus got indirectly through the death of Saint-Loup. I have since often thought, when recalling the croix-de-guerre lost at Jupien′s, that if Saint-Loup had survived he would have been easily able to get elected deputy in the election which followed the war, thanks to the frothy idiocy and to the halo of glory which it left behind it, thanks also to centuries of prejudice being, on that account, abolished and if the loss of a finger procured a brilliant marriage and entrance into an aristocratic family, the croix-de-guerre, though it were won in an office, took the place of a profession of faith and ensured a triumphant election to the Chamber of Deputies, almost to the French Academy. The election of Saint-Loup would, on account of his “sainted” family, have made M. Arthur Meyer pour out floods of tears and ink. But perhaps Saint-Loup loved the people too sincerely to gain their suffrages although they would, doubtless, have forgiven him his democratic ideas for the sake of his noble birth. Saint-Loup would perhaps have exposed the former with success before a chamber composed of aviators and those heroes would have understood him as would have done a few other elevated minds. But owing to the pacifying effect of the Bloc National, a lot of old political rascals had been fished up and were always elected. Those who were unable to enter a Chamber of aviators went about soliciting the votes of Marshals, of a President of the Republic, of a President of the Chamber, etc. in the hope of at least becoming members of the French Academy. They would not have favoured Saint-Loup but they did another of Jupien′s customers, that deputy of Liberal Action, and he was re-elected unopposed. He did not stop wearing his territorial officer′s uniform although the war had been over a long time. His election was joyfully welcomed by all the newspapers who had formed the Coalition on the strength of his name, with the help of rich and noble ladies who wore rags out of conventional sentimentality and fear of taxes, while men on the Stock Exchange ceaselessly bought diamonds, not for their wives but because, having no confidence in the credit of any country, they sought safety in tangible wealth, and incidentally made de Beers go up a thousand francs. Such imbecility was somewhat irritating but one was less indignant with the Bloc National when, suddenly, the Victims of Bolshevism appeared on the scene; Grand-Duchesses in tatters whose husbands and sons had been in turn assassinated. Husbands in wheelbarrows, sons stoned and deprived of food, forced to labour amidst jeers and finally thrown into pits and buried alive because they were said to be sickening of the plague and might infect the community. The few who succeeded in escaping suddenly reappeared and added new and terrifying details to this picture of horror.
CHAPITRE III MATINEE CHEZ LA PRINCESSE DE GUERMANTES
Chapter III An afternoon party at the house of the Princesse de Guermantes
La nouvelle maison de santé dans laquelle je me retirai alors ne me guérit pas plus que la première ; et un long temps s′écoula avant que je la quittasse. Durant le trajet en chemin de fer que je fis pour rentrer à Paris, la pensée de mon absence de dons littéraires, que j′avais cru découvrir jadis du côté de Guermantes, que j′avais reconnue avec plus de tristesse encore dans mes promenades quotidiennes avec Gilberte, avant de rentrer dîner, fort avant dans la nuit, à Tansonville, et qu′à la veille de quitter cette propriété j′avais à peu près identifiée, en lisant quelques pages du journal des Goncourt, à la vanité, au mensonge de la littérature, cette pensée, moins douloureuse peut-être, plus morne encore, si je lui donnais comme objet non ma propre infirmité à moi particulière, mais l′inexistence de l′idéal auquel j′avais cru, cette pensée qui ne m′était pas depuis bien longtemps revenue à l′esprit me frappa de nouveau et avec une force plus lamentable que jamais. C′était, je me le rappelle, à un arrêt du train en pleine campagne. Le soleil éclairait jusqu′à la moitié de leur tronc une ligne d′arbres qui suivait la voie du chemin de fer. «Â Arbres, pensai-je, vous n′avez plus rien à me dire, mon cœur refroidi ne vous entend plus. Je suis pourtant ici en pleine nature, eh bien, c′est avec froideur, avec ennui que mes yeux constatent la ligne qui sépare votre front lumineux de votre tronc d′ombre. Si jamais j′ai pu me croire poète, je sais maintenant que je ne le suis pas. Peut-être dans la nouvelle partie de ma vie desséchée qui s′ouvre, les hommes pourraient-ils m′inspirer ce que ne me dit plus la nature. Mais les années où j′aurais peut-être été capable de la chanter ne reviendront jamais. » Mais en me donnant cette consolation d′une observation humaine possible venant prendre la place d′une inspiration impossible, je savais que je cherchais seulement à me donner une consolation, et que je savais moi-même sans valeur. Si j′avais vraiment une âme d′artiste, quel plaisir n′éprouverais-je pas devant ce rideau d′arbres éclairé par le soleil couchant, devant ces petites fleurs du talus qui se haussaient presque jusqu′au marchepied du wagon, dont je pouvais compter les pétales et dont je me garderais bien de décrire la couleur comme feraient tant de bons lettrés, car peut-on espérer transmettre au lecteur un plaisir qu′on n′a pas ressenti ? Un peu plus tard, j′avais vu avec la même indifférence les lentilles d′or et d′orange dont le même soleil couchant criblait les fenêtres d′une maison ; et enfin, comme l′heure avait avancé, j′avais vu une autre maison qui semblait construite en une substance d′un rose assez étrange. Mais j′avais fait ces diverses constatations avec la même absolue indifférence que si, me promenant dans un jardin avec une dame, j′avais vu une feuille de verre et un peu plus loin un objet d′une matière analogue à l′albâtre dont la couleur inaccoutumée ne m′aurait pas tiré du plus languissant ennui et que si, par politesse pour la dame, pour dire quelque chose et pour montrer que j′avais remarqué cette couleur, j′avais désigné en passant le verre coloré et le morceau de stuc. De la même manière, par acquit de conscience, je me signalais à moi-même, comme à quelqu′un qui m′eût accompagné et qui eût été capable d′en tirer plus de plaisir que moi, les reflets du feu dans les vitres et la transparence rose de la maison. Mais le compagnon à qui j′avais fait constater ces effets curieux était d′une nature sans doute moins enthousiaste que beaucoup de gens bien disposés, qu′une telle vue ravit, car il avait pris connaissance de ces couleurs sans aucune espèce d′allégresse.
The new sanatorium to which I then retired did not cure me any more than the first one and a long time passed before I left it. During my railway-journey back to Paris the conviction of my lack of literary gifts again assailed me. This conviction which I believed I had discovered formerly on the Guermantes side, that I had recognised still more sorrowfully in my daily walks at Tansonville with Gilberte before going back to dinner or far into the night, and which on the eve of departure I had almost identified, after reading some pages of the Mémoires of the Goncourts, as being synonymous with the vanity and lie of literature, a thought less sad perhaps but still more dismal if its reason was not my personal incompetence but the non-existence of an ideal in which I had believed, that conviction which had not for long re-entered my mind, struck me anew and with more lamentable force than ever. It was, I remember, when the train stopped in open country and the sun lit half-way down their stems the line of trees which ran alongside the railway. “Trees,” I thought, “you have nothing more to tell me, my cold heart hears you no more. I am in the midst of Nature, yet it is with boredom that my eyes observe the line which separates your luminous countenance from your shaded trunks. If ever I believed myself a poet I now know that I am not one. Perhaps in this new and barren stage of my life, men may inspire me as Nature no longer can and the years when I might perhaps have been able to sing her beauty will never return.” But in offering myself the consolation that possible observation of humanity might take the place of impossible inspiration, I was conscious that I was but seeking a consolation which I knew was valueless. If really I had the soul of an artist, what pleasure should I not be now experiencing at the sight of that curtain of trees lighted by the setting sun, of those little field-flowers lifting themselves almost to the foot-board of the railway carriage, whose petals I could count and whose colours I should not dare describe as do so many excellent writers, for can one hope to communicate to the reader a pleasure one has not felt? A little later I had observed with the same indifference, the lenses of gold and of orange into which the setting sun had transformed the windows of a house; and then, as the hour advanced, I had seen another house which seemed made of a strange pink substance. But I had made these various observations with the indifference I might have felt if, when walking in a garden with a lady, I had remarked a leaf of glass and further on an object like alabaster the unusual colour of which would not have distracted me from agonising boredom but which I had pointed at out of politeness to the lady and to show her that I had noticed them though they were coloured glass and stucco. In the same way as a matter of conscience I registered within myself as though to a person who was accompanying me and who would have been capable of getting more pleasure than I from them, the fiery reflections in the window-panes and the pink transparence of the house. But that companion whose notice I had drawn to these curious effects was doubtless of a less enthusiastic nature than many well disposed people whom such a sight would have delighted, for he had observed the colours without any sort of joy.
Ma longue absence de Paris n′avait pas empêché d′anciens amis à continuer, comme mon nom restait sur leurs listes, à m′envoyer fidèlement des invitations, et quand j′en trouvai, en rentrant — avec une pour un goûter donné par la Berma en l′honneur de sa fille et de son gendre — une autre pour une matinée qui devait avoir lieu le lendemain chez le prince de Guermantes, les tristes réflexions que j′avais faites dans le train ne furent pas un des moindres motifs qui me conseillèrent de m′y rendre. Ce n′était vraiment pas la peine de me priver de mener la vie de l′homme du monde, m′étais-je dit, puisque le fameux «Â travail » auquel depuis si longtemps j′espère chaque jour me mettre le lendemain, je ne suis pas ou plus fait pour lui, et que peut-être même il ne correspond à aucune réalité. À vrai dire, cette raison était toute négative et ôtait simplement leur valeur à celles qui auraient pu me détourner de ce concert mondain. Mais celle qui m′y fit aller fut ce nom de Guermantes, depuis assez longtemps sorti de mon esprit pour que, lu sur la carte d′invitation, il réveillât un rayon de mon attention, allât prélever au fond de ma mémoire une coupe de leur passé, accompagné de toutes les images de forêt domaniale ou de hautes fleurs qui l′escortaient alors, et pour qu′il reprît pour moi le charme et la signification que je lui trouvais à Combray quand passant, avant de rentrer, dans la rue de l′Oiseau, je voyais du dehors, comme une laque obscure, le vitrail de Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes. Pour un moment les Guermantes m′avaient semblé de nouveau entièrement différents des gens du monde, incomparables avec eux, avec tout être vivant, fût-il souverain ; ils me réapparaissaient comme des êtres issus de la fécondation de cet air aigre et vertueux de cette sombre ville de Combray où s′était passée mon enfance et du passé qu′on y apercevait dans la petite rue, à la hauteur du vitrail. J′avais eu envie d′aller chez les Guermantes comme si cela avait dû me rapprocher de mon enfance et des profondeurs de ma mémoire où je l′apercevais. Et j′avais continué à relire l′invitation jusqu′au moment où, révoltées, les lettres qui composaient ce nom si familier et si mystérieux, comme celui même de Combray, eussent repris leur indépendance et eussent dessiné devant mes yeux fatigués comme un nom que je ne connaissais pas.
Since my name was on their visiting-lists, my long absence from Paris had not prevented old friends from sending me invitations and when, on getting home, I found together with an invitation for the following day to a supper given by La Berma in honour of her daughter and her son-in-law, another for an afternoon reception at the Prince de Guermantes′, my sad reflections in the train were not the least of the motives which counselled me to go there. I told myself it really was not worth while to deprive myself of society since I was either not equipped for or not up to the precious “work” to which I had for so long been hoping to devote myself “to-morrow” and which, may be, corresponded to no reality. In truth, this reasoning was negative and merely eliminated the value of those which might have kept me away from this society function. But what made me go was that name of Guermantes which had so far gone out of my head that, when I saw it on the invitation card, it awakened a beam of attention and laid hold of a fraction of the past buried in the depths of my memory, a past associated with visions of the forest domain, its rich luxuriance once again assuming the charm and significance of the old Combray days when, before going home, I passed into the Rue de l′Oiseau and saw from outside, like dark lacquer, the painted window of Gilbert le Mauvais, Sire of Guermantes. For a moment the Guermantes seemed once more utterly different from society people, incomparable with them or with any living beings, even with a king, beings issuing from gestation in the austere and virtuous atmosphere of that sombre town of Combray where my childhood was spent, and from the whole past represented by the little street whence I gazed up at the painted window. I longed to go to the Guermantes′ as though it would bring me back my childhood from the deeps of memory where I glimpsed it. And I continued to re-read the invitation until the letters which composed the name, familiar and mysterious as that of Combray itself, rebelliously recaptured their independence and spelled to my tired eyes a name I did not know.
Maman allant justement à un petit thé chez Mme Sazerat, je n′eus aucun scrupule à me rendre à la matinée de la princesse de Guermantes. Je pris une voiture pour y aller, car le prince de Guermantes n′habitait plus son ancien hôtel mais un magnifique qu′il s′était fait construire avenue du Bois. C′est un des torts des gens du monde de ne pas comprendre que s′ils veulent que nous croyions en eux il faudrait d′abord qu′ils y crussent eux-mêmes, ou au moins qu′ils respectassent les éléments essentiels de notre croyance. Au temps où je croyais, même si je savais le contraire, que les Guermantes habitaient tel palais en vertu d′un droit héréditaire, pénétrer dans le palais du sorcier ou de la fée, faire s′ouvrir devant moi les portes qui ne cèdent pas tant qu′on n′a pas prononcé la formule magique, me semblait aussi malaisé que d′obtenir un entretien du sorcier ou de la fée eux-mêmes. Rien ne m′était plus facile que de me faire croire à moi-même que le vieux domestique engagé de la veille ou fourni par Potel et Chabot était fils, petit-fils, descendant de ceux qui servaient la famille bien avant la Révolution, et j′avais une bonne volonté infinie à appeler portrait d′ancêtre le portrait qui avait été acheté le mois précédent chez Bernheim jeune. Mais un charme ne se transvase pas, les souvenirs ne peuvent se diviser, et du prince de Guermantes, maintenant qu′il avait percé lui-même à jour les illusions de ma croyance en étant allé habiter avenue du Bois, il ne restait plus grand′chose. Les plafonds que j′avais craint de voir s′écrouler quand on avait annoncé mon nom et sous lesquels eût flotté encore pour moi beaucoup du charme et des craintes de jadis couvraient les soirées d′une Américaine sans intérêt pour moi. Naturellement, les choses n′ont pas en elles-mêmes de pouvoir, et puisque c′est nous qui le leur confions, quelque jeune collégien bourgeois devait en ce moment avoir devant l′hôtel de l′avenue du Bois les mêmes sentiments que moi jadis devant l′ancien hôtel du prince de Guermantes. C′était qu′il était encore à l′âge des croyances, mais je l′avais dépassé, et j′avais perdu ce privilège, comme après la première jeunesse on perd le pouvoir qu′ont les enfants de dissocier en fractions digérables le lait qu′ils ingèrent, ce qui force les adultes à prendre, pour plus de prudence, le lait par petites quantités, tandis que les enfants peuvent le téter indéfiniment sans reprendre haleine. Du moins, le changement de résidence du prince de Guermantes eut cela de bon pour moi que la voiture qui était venue me chercher pour me conduire et dans laquelle je faisais ces réflexions dut traverser les rues qui vont vers les Champs-Élysées. Elles étaient fort mal pavées à cette époque, mais, dès le moment où j′y entrai, je n′en fus pas moins détaché de mes pensées par une sensation d′une extrême douceur ; on eût dit que tout d′un coup la voiture roulait plus facilement, plus doucement, sans bruit, comme quand les grilles d′un parc s′étant ouvertes on glisse sur les allées couvertes d′un sable fin ou de feuilles mortes ; matériellement il n′en était rien, mais je sentais tout à coup la suppression des obstacles extérieurs comme s′il n′y avait plus eu pour moi d′effort d′adaptation ou d′attention, tels que nous en faisons, même sans nous en rendre compte, devant les choses nouvelles ; les rues par lesquelles je passais en ce moment étaient celles, oubliées depuis si longtemps, que je prenais jadis avec Françoise pour aller aux Champs-Élysées. Le sol de lui-même savait où il devait aller ; sa résistance était vaincue. Et comme un aviateur qui a jusque-là péniblement roulé à terre, «Â décolle » brusquement, je m′élevais lentement vers les hauteurs silencieuses du souvenir. Dans Paris, ces rues-là se détacheront toujours pour moi en une autre matière que les autres. Quand j′arrivai au coin de la rue Royale, où était jadis le marchand en plein vent des photographies aimées de Françoise, il me sembla que la voiture, entraînée par des centaines de tours anciens, ne pourrait pas faire autrement que de tourner d′elle-même. Je ne traversais pas les mêmes rues que les promeneurs qui étaient dehors ce jour-là, mais un passé glissant, triste et doux. Il était, d′ailleurs, fait de tant de passés différents qu′il m′était difficile de reconnaître la cause de ma mélancolie, si elle était due à ces marches au-devant de Gilberte et dans la crainte qu′elle ne vînt pas, à la proximité d′une certaine maison où on m′avait dit qu′Albertine était allée avec Andrée, à la signification philosophique que semble prendre un chemin qu′on a suivi mille fois avec une passion qui ne dure plus et qui n′a pas porté de fruit, comme celui où, après le déjeuner, je faisais des courses si hâtives, si fiévreuses, pour regarder, toutes fraîches encore de colle, l′affiche de Phèdre et celle du Domino noir. Arrivé aux Champs-Élysées, comme je n′étais pas très désireux d′entendre tout le concert qui était donné chez les Guermantes, je fis arrêter la voiture et j′allais m′apprêter à descendre pour faire quelques pas à pied quand je fus frappé par le spectacle d′une voiture qui était en train de s′arrêter aussi. Un homme, les yeux fixes, la taille voûtée, était plutôt posé qu′assis dans le fond, et faisait pour se tenir droit les efforts qu′aurait faits un enfant à qui on aurait recommandé d′être sage. Mais son chapeau de paille laissait voir une forêt indomptée de cheveux entièrement blancs, et une barbe blanche, comme celle que la neige fait aux statues des fleuves dans les jardins publics, coulait de son menton. C′était, à côté de Jupien qui se multipliait pour lui, M. de Charlus convalescent d′une attaque d′apoplexie que j′avais ignorée (on m′avait seulement dit qu′il avait perdu la vue ; or il ne s′était agi que de troubles passagers, car il voyait de nouveau très clair) et qui, à moins que jusque-là il se fût teint et qu′on lui eût interdit de continuer à en prendre la fatigue, avait plutôt, comme en une sorte de précipité chimique, rendu visible et brillant tout le métal dont étaient saturées et que lançaient comme autant de geysers les mèches maintenant de pur argent de sa chevelure et de sa barbe, cependant qu′elle avait imposé au vieux prince déchu la majesté shakespearienne d′un roi Lear. Les yeux n′étaient pas restés en dehors de cette convulsion totale, de cette altération métallurgique de la tête. Mais, par un phénomène inverse, ils avaient perdu tout leur éclat. Mais le plus émouvant est qu′on sentait que cet éclat perdu était la fierté morale, et que par là la vie physique et même intellectuelle de M. de Charlus survivait à l′orgueil aristocratique, qu′on avait pu croire un moment faire corps avec elles. Ainsi à ce moment, se rendant sans doute aussi chez le prince de Guermantes, passa en Victoria Mme de Sainte-Euverte, que le baron jadis ne trouvait pas assez chic pour lui. Jupien, qui prenait soin de lui comme d′un enfant, lui souffla à l′oreille que c′était une personne de connaissance, Mme de Sainte-Euverte. Et aussitôt, avec une peine infinie et toute l′application d′un malade qui veut se montrer capable de tous les mouvements qui lui sont encore difficiles, M. de Charlus se découvrit, s′inclina, et salua Mme de Sainte-Euverte avec le même respect que si elle avait été la reine de France. Peut-être y avait-il dans la difficulté même que M. de Charlus avait à faire un tel salut une raison pour lui de le faire, sachant qu′il toucherait davantage par un acte qui, douloureux pour un malade, devenait doublement méritoire de la part de celui qui le faisait et flatteur pour celle à qui il s′adressait, les malades exagérant la politesse, comme les rois. Peut-être aussi y avait-il encore dans les mouvements du baron cette incoordination consécutive aux troubles de la moelle et du cerveau, et ses gestes dépassaient-ils l′intention qu′il avait. Pour moi, j′y vis plutôt une sorte de douceur quasi physique, de détachement des réalités de la vie, si frappants chez ceux que la mort a déjà fait entrer dans son ombre. La mise à nu des gisements argentés de la chevelure décelait un changement moins profond que cette inconsciente humilité mondaine qui intervertissait tous les rapports sociaux, humiliait devant Mme de Sainte-Euverte, eût humilié — en montrant ce qu′il a de fragile — devant la dernière des Américaines (qui eût pu enfin s′offrir la politesse jusque-là inaccessible pour elle du baron) le snobisme qui semblait le plus fier. Car le baron vivait toujours, pensait toujours ; son intelligence n′était pas atteinte. Et plus que n′eût fait tel chœur de Sophocle sur l′orgueil abaissé d′œdipe, plus que la mort même, et toute oraison funèbre sur la mort, le salut empressé et humble du baron à Mme de Sainte-Euverte proclamait ce qu′a de périssable l′amour des grandeurs de la terre et tout l′orgueil humain. M. de Charlus, qui jusque-là n′eût pas consenti à dîner avec Mme de Sainte-Euverte, la saluait maintenant jusqu′à terre. Il saluait peut-être par ignorance du rang de la personne qu′il saluait (les articles du code social pouvant être emportés par une attaque comme toute autre partie de la mémoire), peut-être par une incoordination qui transposait dans le plan de l′humilité apparente l′incertitude — sans cela hautaine qu′il aurait eue — de l′identité de la dame qui passait. Il la salua enfin avec cette politesse des enfants venant timidement dire bonjour aux grandes personnes, sur l′appel de leur mère. Et un enfant, c′est, sans la fierté qu′ils ont, ce qu′il était devenu. Recevoir l′hommage de M. de Charlus, pour Mme de Sainte-Euverte c′était tout le snobisme, comme ç′avait été tout le snobisme du baron de le lui refuser. Or cette nature inaccessible et précieuse qu′il avait réussi à faire croire à Mme de Sainte-Euverte être essentielle à lui-même, M. de Charlus l′anéantit d′un seul coup par la timidité appliquée, le zèle peureux avec lequel il ôta son chapeau, d′où les torrents de sa chevelure d′argent ruisselèrent tout le temps qu′il laissa sa tête découverte par déférence, avec l′éloquence d′un Bossuet. Quand Jupien eut aidé le baron à descendre et que j′eus salué celui-ci, il me parla très vite, d′une voix si imperceptible que je ne pus distinguer ce qu′il me disait, ce qui lui arracha, quand pour la troisième fois je le fis répéter, un geste d′impatience qui m′étonna par l′impassibilité qu′avait d′abord montrée le visage et qui était due sans doute à un reste de paralysie. Mais quand je fus arrivé à comprendre ces paroles sussurrées, je m′aperçus que le malade gardait absolument intacte son intelligence. Il y avait, d′ailleurs, deux M. de Charlus, sans compter les autres. Des deux, l′intellectuel passait son temps à se plaindre qu′il allait à l′aphasie, qu′il prononçait constamment un mot, une lettre pour une autre. Mais dès qu′en effet il lui arrivait de le faire, l′autre M. de Charlus, le subconscient, lequel voulait autant faire envie que l′autre pitié, arrêtait immédiatement, comme un chef d′orchestre dont les musiciens pataugent, la phrase commencée, et avec une ingéniosité infinie attachait ce qui venait ensuite au mot dit en réalité pour un autre, mais qu′il semblait avoir choisi. Même sa mémoire était intacte ; il mettait, du reste, une coquetterie, qui n′allait pas sans la fatigue d′une application des plus ardues, à faire sortir tel souvenir ancien, peu important, se rapportant à moi et qui me montrerait qu′il avait gardé ou recouvré toute sa netteté d′esprit. Sans bouger la tête ni les yeux, ni varier d′une seule inflexion son débit, il me dit, par exemple : «Â Voici un poteau où il y a une affiche pareille à celle devant laquelle j′étais la première fois que je vous vis à Avranches, non, je me trompe, à Balbec. » Et c′était, en effet, une réclame pour le même produit. J′avais à peine, au début, distingué ce qu′il disait, de même qu′on commence par ne voir goutte dans une chambre dont tous les rideaux sont clos. Mais, comme des yeux dans la pénombre, mes oreilles s′habituèrent bientôt à ce pianissimo. Je crois aussi qu′il s′était graduellement renforcé pendant que le baron parlait, soit que la faiblesse de sa voix provînt en partie d′une appréhension nerveuse qui se dissipait quand, distrait par un tiers, il ne pensait plus à elle ; soit qu′au contraire cette faiblesse correspondît à son état véritable et que la force momentanée avec laquelle il parlait dans la conversation fût provoquée par une excitation factice, passagère et plutôt funeste, qui faisait dire aux étrangers : «Â Il est déjà mieux, il ne faut pas qu′il pense à son mal », mais augmentait au contraire celui-ci qui ne tardait pas à reprendre. Quoi qu′il en soit, le baron à ce moment (et même en tenant compte de mon adaptation) jetait ses paroles plus fort, comme la marée, les jours de mauvais temps, ses petites vagues tordues. Et ce qui lui restait de sa récente attaque faisait entendre au fond de ses paroles comme un bruit de cailloux roulés. D′ailleurs, continuant à me parler du passé, sans doute pour bien me montrer qu′il n′avait pas perdu la mémoire, il l′évoquait d′une façon funèbre, mais sans tristesse. Il ne cessait d′énumérer tous les gens de sa famille ou de son monde qui n′étaient plus, moins, semblait-il, avec la tristesse qu′ils ne fussent plus en vie qu′avec la satisfaction de leur survivre. Il semblait en rappelant leur trépas prendre mieux conscience de son retour vers la santé. C′est avec une dureté presque triomphale qu′il répétait sur un ton uniforme, légèrement bégayant et aux sourdes résonances sépulcrales : «Â Hannibal de Bréauté, mort ! Antoine de Mouchy, mort ! Charles Swann, mort ! Adalbert de Montmorency, mort ! Baron de Talleyrand, mort ! Sosthène de Doudeauville, mort ! » Et chaque fois, ce mot «Â mort » semblait tomber sur ces défunts comme une pelletée de terre plus lourde, lancée par un fossoyeur qui tenait à les river plus profondément à la tombe.
My mother was going to a small tea-party with Mme Sazerat so I had no scruple about attending the Princesse de Guermantes′ reception. I ordered a carriage to take me there for the Prince de Guermantes no longer lived in his former mansion but in a magnificent new one which he had had built in the Avenue du Bois. One of the mistakes of people in society is that they do not realise, if they want us to believe in them, that they must first believe in themselves or at least that they must have some respect for the elements essential to our belief. At a time when I made myself believe even though I knew the contrary, that the Guermantes lived in their palace by virtue of hereditary privilege, to penetrate into the palace of a magician or a fairy, to have those doors open before me which are closed until the magical formula has been uttered seemed to me as difficult as to obtain an interview with the sorcerer and the fairy themselves. Nothing was easier than to convince myself that the old servant engaged the previous day at Potel and Chabot′s was the son or grandson or descendant of those who served the family long before the revolution and I had infinite good will in calling the picture which had been bought the preceding month at Bernheim junior′s the portrait of an ancestor. But the charm must not be decanted, memories cannot be isolated and now that the prince de Guermantes had himself destroyed my illusion by going to live in the Avenue du Bois, there was little of it left. Those ceilings which I had feared would fall at the sound of my name and under which so much of my former awe and fantasy might still have lingered, now sheltered the evening parties of an American woman of no interest to me. Of course things have no power in themselves and since it is we who impart it to them, some middle-class school-boy might at this moment be standing in front of the mansion in the Avenue du Bois and feeling as I did formerly about the earlier one. And this because he would still be at the age of faith which I had left far behind; I had lost that privilege as one loses the child′s power to digest milk which we can only consume in small quantities whilst babies can suck it down indefinitely without taking breath. At least the Guermantes′ change of domicile had the advantage for me that the carriage which had come to take me there and in which I was making these reflections had to pass through the streets which go towards the Champs Elysées. Those streets were at the time very badly paved, yet the moment the carriage entered them I was detached from my thoughts by a sensation of extreme sweetness; it was as though, all at once, the carriage was rolling along easily and noiselessly, like, when the gates of a park are opened, one seems to glide along a drive covered with fine gravel or dead leaves. There was nothing material about it but suddenly I felt emancipated from exterior obstacles as though I need no longer make an effort to adapt my attention as we do almost unconsciously when faced with something new; the streets through which I was then passing were those long forgotten ones which Françoise and I used to take when we were going to the Champs Elysées. The road itself knew where it was going, its resistance was overcome. And like an aviator who rolls painfully along the ground until, abruptly, he breaks away from it, I felt myself being slowly lifted towards the silent peaks of memory. Those particular streets of Paris, will, for me, always be composed of a different substance from others. When I reached the corner of the rue Royale where formerly an open-air street-seller used to display the photographs beloved of Françoise, it seemed to me that the carriage accustomed in the course of years to turning there hundreds of times was compelled to turn of itself. I was not traversing the same streets as those who were passing by, I was gliding through a sweet and melancholy past composed of so many different pasts that it was difficult for me to identify the cause of my melancholy. Was it due to those pacings to and fro awaiting Gilberte and fearing she would not come? Was it that I was close to a house where I had been told that Albertine had gone with Andrée or was it the philosophic significance a street seems to assume when one has used it a thousand times while one was obsessed with a passion which has come to an end and borne no fruit like when after luncheon I made fevered expeditions to gaze at the play-bills of Phèdre and of the Black Domino while they were still moist with the bill-sticker′s paste? Reaching the Champs Elysées and not much wanting to hear the whole of the concert at the Guermantes′, I stopped the carriage and was able to get out of it to walk a few steps, when I noticed a carriage likewise about to stop. A man with glazed eyes and bent body was deposited rather than sitting in the back of it, and was making efforts to hold himself straight such as a child makes when told to behave nicely. An untouched forest of snow-white hair escaped from under his straw hat while a white beard like those snow attaches to statues in public gardens depended from his chin. It was M. de Charlus sitting beside Jupien (prodigal of attentions), convalescing from an attack of apoplexy (of which I was ignorant; all I had heard being that he had lost his eyesight, a passing matter, for he now saw clearly). He seemed, unless until then he had been in the habit of dyeing his hair and that he had been forbidden to do so because of the fatigue it involved, to have been subjected to some sort of chemical precipitation which had the effect of making his hair shine with such a brilliant and metallic lustre that the locks of his hair and beard spouted like so many geysers of pure silver and clad the aged and fallen prince with the Shakespearean majesty of a King Lear. The eyes had not remained unaffected by this total convulsion, this metallurgical alteration of the head; but by an inverse phenomenon they had lost all their lustre. What was most moving was the feeling that the lustre had been lent to them by moral pride and that owing to this having been lost, the physical and even the intellectual life of M. de Charlus survived his aristocratic hauteur which one had supposed to be embodied in it. At that very moment there passed in a victoria, doubtless also going to the Prince de Guermantes′, Mme de Sainte-Euverte whom formerly the Baron did not consider smart enough to be worth knowing. Jupien, who was taking care of him like a child, whispered in his ear that it was a personage he knew, Mme de Sainte-Euverte. Immediately, with infinite trouble and with the concentration of an invalid who wants to appear capable of movements still painful to him, M. de Charlus uncovered, bowed and wished Mme de Sainte-Euverte good-day with the respect he might have shown if she had been the Queen of France. The very difficulty of thus saluting her may have been the reason of it, through realising the poignancy of doing something painful and therefore doubly meritorious on the part of an invalid and doubly flattering to the lady to whom it was addressed. Like kings, invalids exaggerate politeness. Perhaps also there was a lack of co-ordination in the Baron′s movements caused by disease of the marrow and brain and his gestures exceeded his intention. For myself I rather perceived therein a sort of quasi-physical gentleness, a detachment from the realities of life which strikes one in those about to enter the shadows of death. The profuse exposure of his silver-flaked head revealed a change less profound than this unconscious worldly humility which, reversing all social relationships, brought low in the presence of Mme de Sainte-Euverte, would have brought low — showing thereby its debility — in the presence of the least important American woman (who might at last have secured from the Baron a consideration until then withheld) a snobbishness which had seemed the most arrogant. For the Baron still lived, could still think; his intelligence survived. And, more than a chorus of Sophocles on the humbled pride of Oedipus, more even than death itself or any funeral speech, the Baron′s humble and obsequious greeting of Mme de Sainte-Euverte proclaimed the perishable nature of earthly grandeurs and of all human pride. M. de Charlus who, till then, would not have consented to dine with Mme de Sainte-Euverte now bowed down to the ground before her. It may, of course, be that he thus bowed to her through ignorance of her rank (for the rules of the social code can be obliterated by a stroke like any other part of the memory) perhaps by an incoordination which transposed to the plane of apparent humility his uncertainty — which might otherwise have been haughty — regarding the identity of the passing lady. He saluted her, in fact, with the timid politeness of a child told by its mother to say good-morning to grown-up people. And a child he had become, without a child′s pride. For Mme de Sainte-Euverte to receive the homage of M. de
Çharlus was a world of gratified snobbery as, formerly, it was a world of snobbery for the Baron to refuse it her. And M. de Charlus had, at one blow, destroyed that precious and inaccessible character which he had succeeded in making Mme de Sainte-Euverte believe was an essential part of himself by the concentrated timidity, the frightened eagerness with which he raised his hat and let loose the foaming torrents of his silver hair as he stood uncovered before her with the eloquent deference of a Bossuet. After Jupien had assisted the Baron to descend, I saluted him and he began speaking to me very fast and so indistinctly that I could not understand him and when, for the third time, I asked him to repeat what he said, it provoked a gesture of impatience which surprised me because of the previous impassiveness of his face which was doubtless due to the effects of paralysis. But when I succeeded in grasping his whispered words I realised that the invalid′s intelligence was completely intact. There were moreover two M. de Charluses without counting others. Of the two the intellectual one spent the whole time complaining that he was approaching amnesia, that he was constantly pronouncing one word or one letter instead of another. But coincidentally, the other M. de Charlus, the subconscious one which wanted to be envied as much as the other to be pitied, stopped, like the leader of an orchestra at the beginning of a passage in which his musicians are floundering, and with infinite ingeniousness attached what followed to the word he had wrongly used but which he wanted one to believe he had deliberately chosen. Even his memory was uninjured; indeed he indulged in the exceedingly fatiguing coquetry of resuscitating some ancient and insignificant recollection in connexion with myself to prove to me that he had preserved or recovered all his mental acuteness. For instance, without moving his head or his eyes and without varying his inflection, he said to me: “Look! There′s a post on which there′s a notice exactly like the one where I was standing the first time I saw you at Avranches — no at Balbec, I mean.” And it was actually an advertisement of the same product. At first I had difficulty in understanding what he said, as at first, one is unable to see in a darkened room, but like eyes which become accustomed to the dusk, my ears soon became accustomed to his pianissimo. I believe too that it got stronger as he went on speaking, whether because the weakness came partly from nervous apprehension which diminished while he was being distracted by someone or whether, on the contrary, the weakness was real and the strength of his voice was temporarily stimulated by excitement which was injurious to him and made strangers say: “He′s getting better, he mustn′t think about his illness,” whereas, on the contrary, it made him worse. Be this as it may, the Baron, at this particular moment, cast up his words with greater vigour like the tide does its waves in bad weather. An effect of his recent stroke was to make his voice sound like stones rolling under his words. And as he went on talking to me of the past, no doubt to show he had not lost his memory, he evoked it funereally, yet without sadness. He kept on enumerating the various members of his family or of his set who were dead, apparently less because he was sorry they had departed than because of his satisfaction at having survived them; in reminding himself of their death, he seemed to become more conscious of his own recovery. He enumerated almost triumphantly but in a monotonous tone accompanied by a slight stammer and with a sort of sepulchral resonance: “Hannibal de Bréauté, dead! Antoine de Mouchy, dead! Charles Swann, dead! Adalbert de Montmorency, dead! Baron de Talleyrand, dead! Sosthène de Doudeauville, dead!” And each time the word “dead” seemed to fall upon the defunct like a shovelful of earth, the heavier for the gravedigger wanting to press them ever deeper into the tomb.
La duchesse de Létourville, qui n′allait pas à la matinée de la princesse de Guermantes, parce qu′elle venait d′être longtemps malade, passa à ce moment à pied à côté de nous, et apercevant le baron, dont elle ignorait la récente attaque, s′arrêta pour lui dire bonjour. Mais la maladie qu′elle venait d′avoir faisait qu′elle ne comprenait pas mieux, mais supportait plus impatiemment, avec une mauvaise humeur nerveuse où il y avait peut-être beaucoup de pitié, la maladie des autres. Entendant le baron prononcer difficilement et à faux certains mots, lui voyant bouger difficilement le bras, elle jeta les yeux tour à tour sur Jupien et sur moi comme pour nous demander l′explication d′un phénomène aussi choquant. Comme nous ne lui dîmes rien, ce fut à M. de Charlus lui-même qu′elle adressa un long regard plein de tristesse mais aussi de reproches. Elle avait l′air de lui faire grief d′être avec elle, dehors, dans une attitude aussi peu usuelle que s′il fût sorti sans cravate ou sans souliers. À une nouvelle faute de prononciation que commit le baron, la douleur et l′indignation de la duchesse augmentant ensemble, elle dit au baron : «Â Palamède ! » sur le ton interrogatif et exaspéré des gens trop nerveux qui ne peuvent supporter d′attendre une minute et, si on les fait entrer tout de suite en s′excusant d′achever sa toilette, vous disent amèrement, non pour s′excuser mais pour s′accuser : «Â Mais alors, je vous dérange ! », comme si c′était un crime de la part de celui qu′on dérange. Finalement, elle nous quitta d′un air de plus en plus navré en disant au baron : «Â Vous feriez mieux de rentrer. »
The Duchesse de Létourville, who was not going to the reception of the Princesse de Guermantes because she had been ill for a long time, at that moment passed by us on foot and noticing the Baron whose attack she had not heard about, stopped to say good-day to him. But the illness from which she had been suffering did not make her better understand the illness of others which she bore with an impatience and nervous irritation in which there was perhaps a good deal of pity. Hearing the Baron′s defective pronunciation and the mistakes in some of his words and observing the difficulty with which he moved his arm, she glanced in turn at Jupien and at me as though she were asking the explanation of such a shocking phenomenon. As we did not answer she directed a long, sad, reproachful stare at M. de Charlus himself, apparently vexed at his being seen out with her in a condition as unusual as if he were wearing neither tie nor shoes. When the Baron made another mistake in his pronunciation, the distress and indignation of the Duchesse increased, and she cried at the Baron: “Palamède?” in the interrogatory and exasperated tone of neurasthenic people who cannot bear waiting a moment and who, if one asks them in immediately and apologises for not being completely dressed, remark bitterly, not to excuse themselves but to accuse you: “Oh, I see I′m disturbing you!” as though the person they are disturbing had done something wrong. Finally, she left us with a still more concerned air, saying to the Baron: “You′d better go home.”
M. de Charlus demanda à s′asseoir sur un fauteuil pour se reposer pendant que Jupien et moi ferions quelques pas et tira péniblement de sa poche un livre qui me sembla être un livre de prières. Je n′étais pas fâché de pouvoir apprendre par Jupien bien des détails sur l′état de santé du baron. «Â Je suis content de causer avec vous, Monsieur, me dit Jupien, mais nous n′irons pas plus loin que le rond-point. Dieu merci, le baron va bien maintenant, mais je n′ose pas le laisser longtemps seul, il est toujours le même, il a trop bon cœur, il donnerait tout ce qu′il a aux autres, et puis ce n′est pas tout, il est resté coureur comme un jeune homme et je suis obligé d′ouvrir les yeux. — D′autant plus qu′il a retrouvé les siens, répondis-je ; on m′avait beaucoup attristé en me disant qu′il avait perdu la vue. — Sa paralysie s′était, en effet, portée là, il ne voyait absolument plus. Pensez que, pendant la cure qui lui a fait, du reste, tant de bien, il est resté plusieurs mois sans voir plus qu′un aveugle de naissance. — Cela devait au moins rendre inutile toute une partie de votre surveillance ? — Pas le moins du monde, à peine arrivé dans un hôtel, il me demandait comment était telle personne de service. Je l′assurais qu′il n′y avait que des horreurs. Mais il sentait bien que cela ne pouvait pas être universel, que je devais quelquefois mentir. Voyez-vous, ce petit polisson ! Et puis il avait une espèce de flair, d′après la voix peut-être, je ne sais pas. Alors il s′arrangeait pour m′envoyer faire d′urgence des courses. Un jour — vous m′excuserez de vous dire cela, mais vous êtes venu une fois par hasard dans le Temple de l′Impudeur, je n′ai rien à vous cacher (d′ailleurs, il avait toujours une satisfaction assez peu sympathique à faire étalage des secrets qu′il détenait) — je rentrais d′une de ces courses soi-disant pressées, d′autant plus vite que je me figurais bien qu′elle avait été arrangée à dessein, quand, au moment où j′approchais de la chambre du baron, j′entendis une voix qui disait : «Â Quoi ? — Comment, répondit le baron, c′était donc la première fois ? » J′entrai sans frapper, et quelle ne fut pas ma frayeur. Le baron, trompé par la voix qui était, en effet, plus forte qu′elle n′est d′habitude à cet âge-là (et à cette époque-là le baron était complètement aveugle), était, lui qui aimait plutôt autrefois les personnes mûres, avec un enfant qui n′avait pas dix ans. »
M. de Charlus wanted to sit down and rest in a chair while Jupien and I took a few steps together, and painfully extracted a book from his pocket which seemed to me to be a prayer-book. I was not sorry to learn some details about the Baron′s health from Jupien. “I am glad to talk to you, monsieur,” said Jupien, “but we won′t go further than the Rond-Point. Thank God, the Baron is better now, but I don′t dare leave him long alone. He′s always the same, he′s too good-hearted, he′d give everything he has to others and that isn′t all, he remains as much of a coureur as if he were a young man and I′m obliged to keep my eye on him.” “The more so,” I replied, “as he has recovered his own. I was greatly distressed when I was told that he had lost his eye-sight.” “His paralysis did, indeed, have that effect, at first he couldn′t see at all. Just think that during the cure which, as a matter of fact, did him a lot of good, for several months he couldn′t see any more than if he′d been blind from birth.” “At least, that must have made part of your supervision unnecessary.” “Not the least in the world! We had hardly arrived at a hotel than he asked me what such and such a person on the staff was like. I assured him they were all awful, but he knew it couldn′t be as universal as I said and that I must be lying about some of them. There′s that petit polisson again! And then he got a sort of intuition, perhaps from a voice, I don′t know, and managed to send me away on some urgent commission. One day — excuse me for telling you all this, but as you once by chance entered the temple of impurity, I have nothing to hide from you” (for that matter he always got a rather unpleasant satisfaction out of revealing secrets) “I came back from one of those pretended urgent commissions quickly because I thought it had been arranged on purpose, when just as I approached the Baron′s room I heard a voice ask: ‘What?′ and the Baron′s answer: ‘Do you mean to say it′s the first time?′ I entered without knocking and what was my horror! The Baron, misled by the voice which was indeed more mature than is habitual at that age (and at that time he was completely blind) he, who formerly only liked grown men, was with a child not ten years old.”
On m′a raconté qu′à cette époque-là il était en proie presque chaque jour à des crises de dépression mentale, caractérisée non pas précisément par de la divagation, mais par la confession à haute voix — devant des tiers dont il oubliait la présence ou la sévérité — d′opinions qu′il avait l′habitude de cacher, sa germanophilie par exemple. Ainsi, longtemps après la fin de la guerre, il gémissait de la défaite des Allemands, parmi lesquels il se comptait, et disait orgueilleusement : «Â Et pourtant il ne se peut pas que nous ne prenions pas notre revanche, car nous avons prouvé que c′est nous qui étions capables de la plus grande résistance, et qui avions la meilleure organisation. » Ou bien ses confidences prenaient un autre ton, et il s′écriait rageusement : «Â Que Lord X ou le prince de X ne viennent pas redire ce qu′ils disaient hier, car je me suis tenu à quatre pour ne pas leur répondre : «Â Vous savez bien que vous en êtes au moins autant que moi. » Inutile d′ajouter que, quand M. de Charlus faisait ainsi, dans les moments où, comme on dit, il n′était pas très «Â présent », des aveux germanophiles ou autres, les personnes de l′entourage qui se trouvaient là, que ce fût Jupien ou la duchesse de Guermantes, avaient l′habitude d′interrompre les paroles imprudentes et d′en donner, pour les tiers moins intimes et plus indiscrets, une interprétation forcée mais honorable. «Â Mais mon Dieu ! s′écria Jupien, j′avais bien raison de vouloir que nous ne nous éloignions pas, le voilà qui a trouvé déjà le moyen d′entrer en conversation avec un garçon jardinier. Adieu, Monsieur, il vaut mieux que je vous quitte et que je ne laisse pas un instant seul mon malade qui n′est plus qu′un grand enfant. »
I was told that at that period he was nearly every day a prey to attacks of mental depression characterised not exactly by divagation but by confessing at the top of his voice — in front of third parties whose presence and censoriousness he had forgotten — opinions he usually hid, such as his Germanophilism. So, long after the end of the war he was bewailing the defeat of the Germans, amongst whom he included himself and said bitterly: “We shall have to be revenged. We have proved the power of our resistance and we were the best organised,” or else his confidences took another form and he exclaimed in a rage: “Don′t let Lord X—— or the Prince of X—— come and tell me again what they said the other day for it was all I could do to prevent myself replying, ‘You know, because you′re one of them, at least, as much as I am.′” Needless to add that when M. de Charlus thus gave vent at times when he was, as they say, not all there, to these Germanophile and other avowals, people in his company such as Jupien or the Duchesse de Guermantes were in the habit of interrupting his imprudent words and giving to the third party who was less intimate and more indiscreet a forced but honourable interpretation of his words. “Oh, my God,” called Jupien, “I had good reason not to want to go far away. There he is starting a conversation with a gardener boy. Good-day, sir, it′s better I should go, I can′t leave my invalid alone a moment; he′s nothing but a great baby.”
Je descendis de nouveau de voiture un peu avant d′arriver chez la princesse de Guermantes et je recommençai à penser à cette lassitude et à cet ennui avec lesquels j′avais essayé, la veille, de noter la ligne qui, dans une des campagnes réputées les plus belles de France, séparait sur les arbres l′ombre de la lumière. Certes, les conclusions intellectuelles que j′en avais tirées n′affectaient pas aujourd′hui aussi cruellement ma sensibilité. Elles restaient les mêmes. Mais comme chaque fois que je me trouvais arraché à mes habitudes, sorti à une autre heure, dans un lieu nouveau, j′éprouvais un vif plaisir.
I got out of the carriage again a little before reaching the Princesse de Guermantes′ and began thinking again of that lassitude, that weariness with which I had tried the evening before to note the railway line which separated the shadow from the light upon the trees in one of the most beautiful countrysides in France. Certainly such intellectual conclusions as I had drawn from these thoughts did not affect my sensibility so cruelly to-day, but they remained the same, for, as always happened when I succeeded in breaking away from my habits, going out at an unaccustomed hour to some new place, I derived a lively pleasure from it.
Ce plaisir me semblait aujourd′hui un plaisir purement frivole, celui d′aller à une matinée chez Mme de Guermantes. Mais puisque je savais maintenant que je ne pouvais rien atteindre de plus que des plaisirs frivoles, à quoi bon me les refuser ? Je me redisais que je n′avais éprouvé en essayant cette description rien de cet enthousiasme qui n′est pas le seul mais qui est un premier critérium du talent. J′essayais maintenant de tirer de ma mémoire d′autres «Â instantanés », notamment des instantanés qu′elle avait pris à Venise, mais rien que ce mot me la rendait ennuyeuse comme une exposition de photographies, et je ne me sentais pas plus de goût, plus de talent, pour décrire maintenant ce que j′avais vu autrefois qu′hier ce que j′observais d′un œil minutieux et morne, au moment même. Dans un instant tant d′amis que je n′avais pas vus depuis si longtemps allaient sans doute me demander de ne plus m′isoler ainsi, de leur consacrer mes journées. Je n′aurais aucune raison de le leur refuser, puisque j′avais maintenant la preuve que je n′étais plus bon à rien, que la littérature ne pouvait plus me causer aucune joie, soit par ma faute, étant trop peu doué, soit par la sienne, si elle était, en effet, moins chargée de réalité que je n′avais cru.
To-day, the pleasure of going to a reception at Mme de Guermantes′, seemed to me purely frivolous, but since I now knew that I could expect to have no other than frivolous pleasures, what was the use of my not accepting them? I repeated to myself that in attempting this description I had experienced none of that enthusiasm which I is not the only but the first criterion of talent. I began now to draw on my memory for “snapshots”, notably snapshots it had taken at Venice but the mere mention of the word made Venice as boring to me as a photographic exhibition and I was conscious of no more taste or talent in visualising what I had formerly seen than yesterday in describing what I had observed with a meticulous and mournful eye. In a few minutes so many charming friends I had not seen for so long would doubtless be asking me not to cut myself off and to spend some time with them. I had no reason to refuse them since I now had the proof that I was good for nothing, that literature could no longer give me any joy whether because of my lack of talent or because it was a less real thing than I had believed.
Quand je pensais à ce que Bergotte m′avait dit : «Â Vous êtes malade, mais on ne peut vous plaindre car vous avez les joies de l′esprit », je voyais combien il s′était trompé sur moi. Comme il y avait peu de joie dans cette lucidité stérile ! J′ajoute même que si quelquefois j′avais peut-être des plaisirs — non de l′intelligence — je les dépensais toujours pour une femme différente ; de sorte que le Destin, m′eût-il accordé cent ans de vie de plus, et sans infirmités, n′eût fait qu′ajouter des rallonges successives à une existence toute en longueur, dont on ne voyait même pas l′intérêt qu′elle se prolongeât davantage, à plus forte raison longtemps encore. Quant aux «Â joies de l′intelligence », pouvais-je ainsi appeler ces froides constatations que mon œil clairvoyant ou mon raisonnement juste relevaient sans aucun plaisir et qui restaient infécondes. Mais c′est quelquefois au moment où tout nous semble perdu que l′avertissement arrive qui peut nous sauver : on a frappé à toutes les portes qui ne donnent sur rien, et la seule par où on peut entrer et qu′on aurait cherchée en vain pendant cent ans, on y heurte sans le savoir et elle s′ouvre.
When I remembered what Bergotte had said to me: “You are ill but one cannot be sorry for you because you possess the delights of the mind,” I saw how much he had been mistaken. How little delight I got out of this sterile lucidity. I might have added that if sometimes I had tasted pleasures — not those of the mind — I had always exhausted them with a different woman so that even if destiny were to grant me a hundred years of healthy life it would only be adding successive lengths to an existence already in a straight line which there was no object in lengthening further. As to the “delights of the mind”, could I thus name those cold and sterile reflections which my clear-sighted eye or my logical reasoning joylessly summarised? But sometimes illumination comes to our rescue at the very moment when all seems lost; we have knocked at every door and they open on nothing until, at last, we stumble unconsciously against the only one through which we can enter the kingdom we have sought in vain a hundred years — and it opens.
Â…
In the French text of Le Temps Retrouvé, vol. I ends here.
EN roulant les tristes pensées que je disais il y a un instant j′étais entré dans la cour de l′hôtel de Guermantes, et dans ma distraction je n′avais pas vu une voiture qui s′avançait ; au cri du wattman je n′eus que le temps de me ranger vivement de côté, et je reculai assez pour buter malgré moi contre des pavés assez mal équarris derrière lesquels était une remise. Mais au moment où, me remettant d′aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s′évanouit devant la même félicité qu′à diverses époques de ma vie m′avaient donnée la vue d′arbres que j′avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d′une madeleine trempée dans une infusion, tant d′autres sensations dont j′ai parlé et que les dernières œuvres de Vinteuil m′avaient paru synthétiser. Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l′avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés. Ceux qui m′assaillaient tout à l′heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires, et même de la réalité de la littérature, se trouvaient levés comme par enchantement. Cette fois je me promettais bien de ne pas me résigner à ignorer pourquoi, sans que j′eusse fait aucun raisonnement nouveau, trouvé aucun argument décisif, les difficultés, insolubles tout à l′heure, avaient perdu toute importance, comme je l′avais fait le jour où j′avais goûté d′une madeleine trempée dans une infusion. La félicité que je venais d′éprouver était bien, en effet, la même que celle que j′avais éprouvée en mangeant la madeleine et dont j′avais alors ajourné de rechercher les causes profondes. La différence, purement matérielle, était dans les images évoquées. Un azur profond enivrait mes yeux, des impressions de fraîcheur, d′éblouissante lumière tournoyaient près de moi et, dans mon désir de les saisir, sans oser plus bouger que quand je goûtais la saveur de la madeleine en tâchant de faire parvenir jusqu′à moi ce qu′elle me rappelait, je restais, quitte à faire rire la foule innombrable des wattmen, à tituber comme j′avais fait tout à l′heure, un pied sur le pavé plus élevé, l′autre pied sur le pavé le plus bas. Chaque fois que je refaisais, rien que matériellement, ce même pas, il me restait inutile ; mais si je réussissais, oubliant la matinée Guermantes, à retrouver ce que j′avais senti en posant ainsi mes pieds, de nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait comme si elle m′avait dit : «Â Saisis-moi au passage si tu en as la force et tâche à résoudre l′énigme du bonheur que je te propose. » Et presque tout de suite, je le reconnus, c′était Venise, dont mes efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne m′avaient jamais rien dit et que la sensation que j′avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc m′avait rendue avec toutes les autres sensations jointes ce jour-là à cette sensation-là, et qui étaient restées dans l′attente, à leur rang, d′où un brusque hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la série des jours oubliés. De même le goût de la petite madeleine m′avait rappelé Combray. Mais pourquoi les images de Combray et de Venise m′avaient-elles, à l′un et à l′autre moment, donné une joie pareille à une certitude et suffisante sans autres preuves à me rendre la mort indifférente ? Tout en me le demandant et en étant résolu aujourd′hui à trouver la réponse, j′entrai dans l′hôtel de Guermantes, parce que nous faisons toujours passer avant la besogne intérieure que nous avons à faire le rôle apparent que nous jouons et qui, ce jour-là, était celui d′un invité. Mais arrivé au premier étage, un maître d′hôtel me demanda d′entrer un instant dans un petit salon-bibliothèque attenant au buffet, jusqu′à ce que le morceau qu′on jouait fût achevé, la princesse ayant défendu qu′on ouvrît les portes pendant son exécution. Or, à ce moment même, un second avertissement vint renforcer celui que m′avaient donné les pavés inégaux et m′exhorter à persévérer dans ma tâche. Un domestique, en effet, venait, dans ses efforts infructueux pour ne pas faire de bruit, de cogner une cuiller contre une assiette. Le même genre de félicité que m′avaient donné les dalles inégales m′envahit ; les sensations étaient de grande chaleur encore, mais toutes différentes, mêlées d′une odeur de fumée apaisée par la fraîche odeur d′un cadre forestier ; et je reconnus que ce qui me paraissait si agréable était la même rangée d′arbres que j′avais trouvée ennuyeuse à observer et à décrire, et devant laquelle, débouchant la canette de bière que j′avais dans le wagon, je venais de croire un instant, dans une sorte d′étourdissement, que je me trouvais, tant le bruit identique de la cuiller contre l′assiette m′avait donné, avant que j′eusse eu le temps de me ressaisir, l′illusion du bruit du marteau d′un employé qui avait arrangé quelque chose à une roue de train pendant que nous étions arrêtés devant ce petit bois. Alors on eût dit que les signes qui devaient, ce jour-là, me tirer de mon découragement et me rendre la foi dans les lettres avaient à cœur de se multiplier, car un maître d′hôtel depuis longtemps au service du prince de Guermantes m′ayant reconnu, et m′ayant apporté dans la bibliothèque où j′étais, pour m′éviter d′aller au buffet, un choix de petits fours, un verre d′orangeade, je m′essuyai la bouche avec la serviette qu′il m′avait donnée ; mais aussitôt, comme le personnage des Mille et une Nuits qui, sans le savoir, accomplit précisément le rite qui fait apparaître, visible pour lui seul, un docile génie prêt à le transporter au loin, une nouvelle vision d′azur passa devant mes yeux ; mais il était pur et salin, il se gonfla en mamelles bleuâtres ; l′impression fut si forte que le moment que je vivais me sembla être le moment actuel, plus hébété que le jour où je me demandais si j′allais vraiment être accueilli par la princesse de Guermantes ou si tout n′allait pas s′effondrer, je croyais que le domestique venait d′ouvrir la fenêtre sur la plage et que tout m′invitait à descendre me promener le long de la digue à marée haute ; la serviette que j′avais prise pour m′essuyer la bouche avait précisément le genre de raideur et d′empesé de celle avec laquelle j′avais eu tant de peine à me sécher devant la fenêtre, le premier jour de mon arrivée à Balbec, et maintenant, devant cette bibliothèque de l′hôtel de Guermantes, elle déployait, réparti dans ses plis et dans ses cassures, le plumage d′un océan vert et bleu comme la queue d′un paon. Et je ne jouissais pas que de ces couleurs, mais de tout un instant de ma vie qui les soulevait, qui avait été sans doute aspiration vers elles, dont quelque sentiment de fatigue ou de tristesse m′avait peut-être empêché de jouir à Balbec, et qui maintenant, débarrassé de ce qu′il y a d′imparfait dans la perception extérieure, pur et désincarné, me gonflait d′allégresse. Le morceau qu′on jouait pouvait finir d′un moment à l′autre et je pouvais être obligé d′entrer au salon. Aussi je m′efforçais de tâcher de voir clair le plus vite possible dans la nature des plaisirs identiques que je venais, par trois fois en quelques minutes, de ressentir, et ensuite de dégager l′enseignement que je devais en tirer. Sur l′extrême différence qu′il y a entre l′impression vraie que nous avons eue d′une chose et l′impression factice que nous nous en donnons quand volontairement nous essayons de nous la représenter, je ne m′arrêtais pas ; me rappelant trop avec quelle indifférence relative Swann avait pu parler autrefois des jours où il était aimé, parce que sous cette phrase il voyait autre chose qu′eux, et de la douleur subite que lui avait causée la petite phrase de Vinteuil en lui rendant ces jours eux-mêmes tels qu′il les avait jadis sentis, je comprenais trop que ce que la sensation des dalles inégales, la raideur de la serviette, le goût de la madeleine avaient réveillé en moi, n′avait aucun rapport avec ce que je cherchais souvent à me rappeler de Venise, de Balbec, de Combray, à l′aide d′une mémoire uniforme ; et je comprenais que la vie pût être jugée médiocre, bien qu′à certains moments elle parût si belle, parce que dans le premier cas c′est sur tout autre chose qu′elle-même, sur des images qui ne gardent rien d′elle qu′on la juge et qu′on la déprécie. Tout au plus notais-je accessoirement que la différence qu′il y a entre chacune des impressions réelles — différences qui expliquent qu′une peinture uniforme de la vie ne puisse être ressemblante — tenait probablement à cette cause : que la moindre parole que nous avons dite à une époque de notre vie, le geste le plus insignifiant que nous avons fait était entouré, portait sur lui le reflet des choses qui logiquement ne tenaient pas à lui, en ont été séparées par l′intelligence, qui n′avait rien à faire d′elles pour les besoins du raisonnement, mais au milieu desquelles — ici reflet rose du soir sur le mur fleuri d′un restaurant champêtre, sensation de faim, désir des femmes, plaisir du luxe ; là volutes bleues de la mer matinale enveloppant des phrases musicales qui en émergent partiellement comme les épaules des ondines — le geste, l′acte le plus simple reste enfermé comme dans mille vases clos dont chacun serait rempli de choses d′une couleur, d′une odeur, d′une température absolument différentes ; sans compter que ces vases, disposés sur toute la hauteur de nos années pendant lesquelles nous n′avons cessé de changer, fût-ce seulement de rêve et de pensée, sont situés à des altitudes bien diverses, et nous donnent la sensation d′atmosphères singulièrement variées. Il est vrai que, ces changements, nous les avons accomplis insensiblement ; mais entre le souvenir qui nous revient brusquement et notre état actuel, de même qu′entre deux souvenirs d′années, de lieux, d′heures différentes, la distance est telle que cela suffirait, en dehors même d′une originalité spécifique, à les rendre incomparables les uns aux autres. Oui, si le souvenir, grâce à l′oubli, n′a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s′il est resté à sa place, à sa date, s′il a gardé ses distances, son isolement dans le creux d′une vallée ou à la pointe d′un sommet ; il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c′est un air qu′on a respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner dans le Paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s′il avait été respiré déjà, car les vrais paradis sont les paradis qu′on a perdus. Et, au passage, je remarquais qu′il y aurait dans l′œuvre d′art que je me sentais prêt déjà, sans m′y être consciemment résolu, à entreprendre, de grandes difficultés. Car j′en devrais exécuter les parties successives dans une matière en quelque sorte différente. Elle serait bien différente, celle qui conviendrait aux souvenirs de matins au bord de la mer, de celle d′après-midi à Venise, une matière distincte, nouvelle, d′une transparence, d′une sonorité spéciale, compacte, fraîchissante et rose, et différente encore si je voulais décrire les soirs de Rivebelle où, dans la salle à manger ouverte sur le jardin, la chaleur commençait à se décomposer, à retomber, à se déposer, où une dernière lueur éclairait encore les roses sur les murs du restaurant tandis que les dernières aquarelles du jour étaient encore visibles au ciel. Je glissais rapidement sur tout cela, plus impérieusement sollicité que j′étais de chercher la cause de cette félicité, du caractère de certitude avec lequel elle s′imposait, recherche ajournée autrefois. Or, cette cause, je la devinais en comparant entre elles ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné où le bruit de la cuiller sur l′assiette, l′inégalité des dalles, le goût de la madeleine allaient jusqu′à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais ; au vrai, l′être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu′elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu′elle avait d′extra-temporel, un être qui n′apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l′essence des choses, c′est-à-dire en dehors du temps. Cela expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j′avais reconnu, inconsciemment, le goût de la petite madeleine, puisqu′à ce moment-là l′être que j′avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l′avenir. Cet être-là n′était jamais venu à moi, ne s′était jamais manifesté qu′en dehors de l′action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d′une analogie m′avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours.
Reviewing the painful reflections of which I have just been speaking, I had entered the courtyard of the Guermantes′ mansion and in my distraction I had not noticed an approaching carriage; at the call of the link-man I had barely time to draw quickly to one side, and in stepping backwards I stumbled against some unevenly placed paving stones behind which there was a coach-house. As I recovered myself, one of my feet stepped on a flagstone lower than the one next it. In that instant all my discouragement disappeared and I was possessed by the same felicity which at different moments of my life had given me the view of trees which seemed familiar to me during the drive round Balbec, the view of the belfries of Martinville, the savour of the madeleine dipped in my tea and so many other sensations of which I have spoken and which Vinteuil′s last works had seemed to synthesise. As at the moment when I tasted the madeleine, all my apprehensions about the future, all my intellectual doubts, were dissipated. Those doubts which had assailed me just before, regarding the reality of my literary gifts and even regarding the reality of literature itself were dispersed as though by magic. This time I vowed that I should not resign myself to ignoring why, without any fresh reasoning, without any definite hypothesis, the insoluble difficulties of the previous instant had lost all importance as was the case when I tasted the madeleine. The felicity which I now experienced was undoubtedly the same as that I felt when I ate the madeleine, the cause of which I had then postponed seeking. There was a purely material difference in the images evoked. A deep azure intoxicated my eyes, a feeling of freshness, of dazzling light enveloped me and in my desire to capture the sensation, just as I had not dared to move when I tasted the madeleine because of trying to conjure back that of which it reminded me, I stood, doubtless an object of ridicule to the link-men, repeating the movement of a moment since, one foot upon the higher flagstone, the other on the lower one. Merely repeating the movement was useless; but if, oblivious of the Guermantes′ reception, I succeeded in recapturing the sensation which accompanied the movement, again the intoxicating and elusive vision softly pervaded me as though it said “Grasp me as I float by you, if you can, and try to solve the enigma of happiness I offer you.” And then, all at once, I recognised that Venice which my descriptive efforts and pretended snapshots of memory had failed to recall; the sensation I had once felt on two uneven slabs in the Baptistry of St. Mark had been given back to me and was linked with all the other sensations of that and other days which had lingered expectant in their place among the series of forgotten years from which a sudden chance had imperiously called them forth. So too the taste of the little madeleine had recalled Combray. But how was it that these visions of Combray and of Venice at one and at another moment had caused me a joyous certainty sufficient without other proofs to make death indifferent to me? Asking myself this and resolved to find the answer this very day, I entered the Guermantes′ mansion, because we always allow our inner needs to give way to the part we are apparently called upon to play and that day mine was to be a guest. On reaching the first floor a footman requested me to enter a small boudoir-library adjoining a buffet until the piece then being played had come to an end, the Princesse having given orders that the doors should not be opened during the performance. At that very instant a second premonition occurred to reinforce the one which the uneven paving-stones had given me and to exhort me to persevere in my task. The servant in his ineffectual efforts not to make a noise had knocked a spoon against a plate. The same sort of felicity which the uneven paving-stones had given me invaded my being; this time my sensation was quite different, being that of great heat accompanied by the smell of smoke tempered by the fresh air of a surrounding forest and I realised that what appeared so pleasant was the identical group of trees I had found so tiresome to observe and describe when I was uncorking a bottle of beer in the railway carriage and, in a sort of bewilderment, I believed for the moment, until I had collected myself, so similar was the sound of the spoon against the plate to that of the hammer of a railway employee who was doing something to the wheel of the carriage while the train was at a standstill facing the group of trees, that I was now actually there. One might have said that the portents which that day were to rescue me from my discouragement and give me back faith in literature, were determined to multiply themselves, for a servant, a long time in the service of the Prince de Guermantes, recognised me and, to save me going to the buffet, brought me some cakes and a glass of orangeade into the library. I wiped my mouth with the napkin he had given me and immediately, like the personage in the Thousand and One Nights who unknowingly accomplished the rite which caused the appearance before him of a docile genius, invisible to others, ready to transport him far away, a new azure vision passed before my eyes; but this time it was pure and saline and swelled into shapes like bluish udders. The impression was so strong that the moment I was living seemed to be one with the past and (more bewildered still than I was on the day when I wondered whether I was going to be welcomed by the Princesse de Guermantes or whether everything was going to melt away), I believed that the servant had just opened the window upon the shore and that everything invited me to go downstairs and walk along the sea-wall at high tide; the napkin upon which I was wiping my mouth had exactly the same kind of starchiness as that with which I had attempted with so much difficulty to dry myself before the window the first day of my arrival at Balbec and within the folds of which, now, in that library of the Guermantes mansion, a green-blue ocean spread its plumage like the tail of a peacock. And I did not merely rejoice in those colours, but in that whole instant which produced them, an instant towards which my whole life had doubtless aspired, which a feeling of fatigue or sadness had prevented my ever experiencing at Balbec but which now, pure, disincarnated and freed from the imperfections of exterior perceptions, filled me with joy. The piece they were playing might finish at any moment, and I should be obliged to enter the drawing room. So I forced myself to try to penetrate as quickly as possible into the nature of those identical sensations I had felt three times within a few minutes so as to extract the lesson I might learn from them. I did not stop to consider the extreme difference which there is between the true impression which we have had of a thing and the artificial meaning we give to it when we employ our will to represent it to ourselves, for I remembered with what relative indifference Swann had been able to speak formerly of the i days when he was loved, because beneath the words, he felt something else than them, and the immediate pain Vinteuil′s little phrase had caused him by giving him back those very days themsleves as he had formerly felt them, and I understood but too well that the sensation the uneven paving-stones, the taste of the madeleine, had aroused in me, bore no relation to that which I had so often attempted to reconstruct of Venice, of Balbec and of Combray with the aid of a uniform memory. Moreover, I realised that life can be considered commonplace in spite of its appearing so beautiful at particular moments because in the former case one judges and underrates it on quite other grounds than itself, upon images which have no life in them. At most I noted additionally that the difference there is between each real impression — differences which explain why a uniform pattern of life cannot resemble it — can probably be ascribed to this: that the slightest word we have spoken at a particular period of our life, the most insignificant gesture to which we have given vent, were surrounded, bore upon them the reflection of things which logically were unconnected with them, were indeed isolated from them by the intelligence which did not need them for reasoning purposes but in the midst of which — here, the pink evening-glow upon the floral wall-decoration of a rustic restaurant, a feeling of hunger, sexual desire, enjoyment of luxury — there, curling waves beneath the blue of a morning sky enveloping musical phrases which partly emerge like mermaids′ shoulders — the most simple act or gesture remains enclosed as though in a thousand jars of which each would be filled with things of different colours, odours and temperature; not to mention that those vases placed at intervals during the growing years throughout which we ceaselessly change, if only in dream or in thought, are situated at completely different, levels and produce the impression of strangely varying climates. It is true that these changes have occurred to us without our being aware of them; but the distance between the memory which suddenly returns and our present personality as similarly between two memories of different years and places, is so great that it would suffice, apart from their specific uniqueness, to make comparison between; them impossible. Yes, if a memory, thanks to forgetfulness, has been unable to contract any tie, to forge any link between itself and the present, if it has remained in its own place, of its own date, if it has kept its distance, its isolation in the hollow of a valley or on the peak of a mountain, it makes us suddenly breathe an air new to us just because it is an air we have formerly breathed, an air purer than that the poets have vainly called Paradisiacal, which offers that deep sense of renewal only because it has been breathed before, inasmuch as the true paradises are paradises we have lost. And on the way to it, I noted that there would be great difficulties in creating the work of art I now felt ready to undertake without its being consciously in my mind, for I should have to construct each of its successive parts out of a different sort of material. The material which would be suitable for memories at the side of the sea would be quite different from those of afternoons at Venice which would demand a material of its own, a new one, of a special transparency and sonority, compact, fresh and pink, different again if I wanted to describe evenings at Rivebelle where, in the dining-room open upon the garden, the heat was beginning to disintegrate, to descend and come to rest on the earth, while the rose-covered walls of the restaurant were lighted up by the last ray of the setting sun and the last water-colours of daylight lingered in the sky. I passed rapidly over all these things, being summoned more urgently to seek the cause of that happiness with its peculiar character of insistent certainty, the search for which I had formerly adjourned. And I began to discover the cause by comparing those varying happy impressions which had the common quality of being felt simultaneously at the actual moment and at a distance in time, because of which common quality the noise of the spoon upon the plate, the unevenness of the paving-stones, the taste of the madeleine, imposed the past upon the present and made me hesitate as to which time I was existing in. Of a truth, the being within me which sensed this impression, sensed what it had in common in former days and now, sensed its extra-temporal character, a being which only appeared when through the medium of the identity of present and past, it found itself in the only setting in which it could exist and enjoy the essence of things, that is, outside Time. That explained why my apprehensions on the subject of my death had ceased from the moment when I had unconsciously recognised the taste of the little madeleine because at that moment the being that I then had been was an extra-temporal being and in consequence indifferent to the vicissitudes of the future. That being had never come to me, had never manifested itself except when I was inactive and in a sphere beyond the enjoyment of the moment, that was my prevailing condition every time that analogical miracle had enabled me to escape from the present. Only that being had the power of enabling me to recapture former days, Time Lost, in the face of which all the efforts of my memory and of my intelligence came to nought.
Et peut-être, si tout à l′heure je trouvais que Bergotte avait jadis dit faux en parlant des joies de la vie spirituelle, c′était parce que j′appelais vie spirituelle, à ce moment-là, des raisonnements logiques qui étaient sans rapport avec elle, avec ce qui existait en moi à ce moment — exactement comme j′avais pu trouver le monde et la vie ennuyeux parce que je les jugeais d′après des souvenirs sans vérité, alors que j′avais un tel appétit de vivre, maintenant que venait de renaître en moi, à trois reprises, un véritable moment du passé.
And perhaps, if just now I thought that Bergotte had spoken falsely when he referred to the joys of spiritual life it was because I then gave the name of spiritual life to logical reasonings which had no relation with it, which, had no relation with what now existed in me — just as I found society and life wearisome because I was judging them from memories without Truth while now that a veritable moment of the past had been born again in me three separate times, I had such a desire to live.
Rien qu′un moment du passé ? Beaucoup plus, peut-être ; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu′eux deux.
Nothing but a moment of the past? Much more perhaps; something which being common to the past and the present, is more essential than both.
Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m′avait déçu parce que, au moment où je la percevais, mon imagination, qui était mon seul organe pour jouir de la beauté, ne pouvait s′appliquer à elle, en vertu de la loi inévitable qui veut qu′on ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici que soudain l′effet de cette dure loi s′était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation — bruit de la fourchette et du marteau, même inégalité de pavés — à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l′ébranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact avait ajouté aux rêves de l′imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l′idée d′existence et, grâce à ce subterfuge, avait permis à mon être d′obtenir, d′isoler, d′immobiliser — la durée d′un éclair — ce qu′il n′appréhende jamais : un peu de temps à l′état pur. L′être qui était rené en moi quand, avec un tel frémissement de bonheur, j′avais entendu le bruit commun à la fois à la cuiller qui touche l′assiette et au marteau qui frappe sur la roue, à l′inégalité pour les pas des pavés de la cour Guermantes et du baptistère de Saint-Marc, cet être-là ne se nourrit que de l′essence des choses, en elles seulement il trouve sa subsistance, ses délices. Il languit dans l′observation du présent où les sens ne peuvent la lui apporter, dans la considération d′un passé que l′intelligence lui dessèche, dans l′attente d′un avenir que la volonté construit avec des fragments du présent et du passé auxquels elle retire encore de leur réalité, ne conservant d′eux que ce qui convient à la fin utilitaire, étroitement humaine, qu′elle leur assigne. Mais qu′un bruit déjà entendu, qu′une odeur respirée jadis, le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l′essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l′était pas autrement, s′éveille, s′anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l′ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l′homme affranchi de l′ordre du temps. Et celui-là on comprend qu′il soit confiant dans sa joie, même si le simple goût d′une madeleine ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de «Â mort » n′ait pas de sens pour lui ; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l′avenir ? Mais ce trompe-l′œil qui mettait près de moi un moment du passé, incompatible avec le présent, ce trompe-l′œil ne durait pas. Certes, on peut prolonger les spectacles de la mémoire volontaire, qui n′engage pas plus de forces de nous-même que feuilleter un livre d′images. Ainsi jadis, par exemple, le jour où je devais aller pour la première fois chez la princesse de Guermantes, de la cour ensoleillée de notre maison de Paris j′avais paresseusement regardé, à mon choix, tantôt la place de l′Église à Combray, ou la plage de Balbec, comme j′aurais illustré le jour qu′il faisait en feuilletant un cahier d′aquarelles prises dans les divers lieux où j′avais été et où, avec un plaisir égoî²´e de collectionneur, je m′étais dit, en cataloguant ainsi les illustrations de ma mémoire : «Â J′ai tout de même vu de belles choses dans ma vie. » Alors ma mémoire affirmait sans doute la différence des sensations, mais elle ne faisait que combiner entre eux des éléments homogènes. Il n′en avait plus été de même dans les trois souvenirs que je venais d′avoir et où, au lieu de me faire une idée plus flatteuse de mon moi, j′avais, au contraire, presque douté de la réalité actuelle de ce moi. De même que le jour où j′avais trempé la madeleine dans l′infusion chaude, au sein de l′endroit où je me trouvais (que cet endroit fût, comme ce jour-là, ma chambre de Paris, ou, comme aujourd′hui en ce moment, la bibliothèque du prince de Guermantes, un peu avant la cour de son hôtel), il y avait eu en moi, irradiant d′une petite zone autour de moi, une sensation (goût de la madeleine trempée, bruit métallique, sensation de pas inégaux) qui était commune à cet endroit (où je me trouvais) et aussi à un autre endroit (chambre de ma tante Léonie, wagon de chemin de fer, baptistère de Saint-Marc). Au moment où je raisonnais ainsi, le bruit strident d′une conduite d′eau, tout à fait pareil à ces longs cris que parfois l′été les navires de plaisance faisaient entendre le soir au large de Balbec, me fit éprouver (comme me l′avait déjà fait une fois à Paris, dans un grand restaurant, la vue d′une luxueuse salle à manger à demi vide, estivale et chaude) bien plus qu′une sensation simplement analogue à celle que j′avais à la fin de l′après-midi, à Balbec, quand, toutes les tables étant déjà couvertes de leur nappe et de leur argenterie, les vastes baies vitrées restant ouvertes tout en grand sur la digue, sans un seul intervalle, un seul «Â plein » de verre ou de pierre, tandis que le soleil descendait lentement sur la mer où commençaient à errer les navires, je n′avais, pour rejoindre Albertine et ses amies qui se promenaient sur la digue, qu′à enjamber le cadre de bois à peine plus haut que ma cheville, dans la charnière duquel on avait fait pour l′aération de l′hôtel glisser toutes ensemble les vitres qui se continuaient. Ce n′était d′ailleurs pas seulement un écho, un double d′une sensation passée que venait de me faire éprouver le bruit de la conduite d′eau, mais cette sensation elle-même. Dans ce cas-là comme dans tous les précédents, la sensation commune avait cherché à recréer autour d′elle le lieu ancien, cependant que le lieu actuel qui en tenait la place s′opposait de toute la résistance de sa masse à cette immigration dans un hôtel de Paris d′une plage normande ou d′un talus d′une voie de chemin de fer. La salle à manger marine de Balbec, avec son linge damassé préparé comme des nappes d′autel pour recevoir le coucher du soleil, avait cherché à ébranler la solidité de l′hôtel de Guermantes, d′en forcer les portes et avait fait vaciller un instant les canapés autour de moi, comme elle avait fait un autre jour pour les tables d′un restaurant de Paris. Toujours, dans ces résurrections-là, le lieu lointain engendré autour de la sensation commune s′était accouplé un instant comme un lutteur au lieu actuel. Toujours le lieu actuel avait été vainqueur ; toujours c′était le vaincu qui m′avait paru le plus beau, si bien que j′étais resté en extase sur le pavé inégal comme devant la tasse de thé, cherchant à maintenir aux moments où ils apparaissaient, à faire réapparaître dès qu′ils m′avaient échappé, ce Combray, cette Venise, ce Balbec envahissants et refoulés qui s′élevaient pour m′abandonner ensuite au sein de ces lieux nouveaux, mais perméables pour le passé. Et si le lieu actuel n′avait pas été aussitôt vainqueur, je crois que j′aurais perdu connaissance ; car ces résurrections du passé, dans la seconde qu′elles durent, sont si totales qu′elles n′obligent pas seulement nos yeux à cesser de voir la chambre qui est près d′eux pour regarder la voie bordée d′arbres ou la marée montante. Elles forcent nos narines à respirer l′air de lieux pourtant si lointains, notre volonté à choisir entre les divers projets qu′ils nous proposent, notre personne tout entière à se croire entourée par eux, ou du moins à trébucher entre eux et les lieux présents, dans l′étourdissement d′une incertitude pareille à celle qu′on éprouve parfois devant une vision ineffable, au moment de s′endormir.
How many times in the course of my life reality had disappointed me because at the moment when I perceived it, my imagination, which was my only means of enjoying beauty, could not be applied to it by virtue of the inevitable law which only allows us to imagine that which is absent. And now suddenly the effect of this hard law had become neutralised, held in suspense by a marvellous expedient of nature which had caused a sensation to flash to me — sound of a spoon and of a hammer, uneven paving-stones — simultaneously in the past which permitted my imagination to grasp it and in the present in which the shock to my senses caused by the noise had effected a contact between the dreams of the imagination and that of which they are habitually deprived, namely, the idea of existence — and thanks to that stratagem had permitted that being within me to secure, to isolate and to render static for the duration of a lightning flash that which it can never wholly grasp, a fraction of Time in its pure essence. When, with such a shudder of happiness, I heard the sound common, at once, to the spoon touching the plate, to the hammer striking the wheel, to the unevenness of the paving-stones in the courtyard of the Guermantes′ mansion and the Baptistry of St. Mark′s, it was because that being within me can only be nourished on the essence of things and finds in them alone its subsistence and its delight. It languishes in the observation by the senses of the present sterilised by the intelligence awaiting a future constructed by the will out of fragments of the past and the present from which it removes still more reality, keeping that only which serves the narrow human aim of utilitarian purposes. But let a sound, a scent already heard and breathed in the past be heard and breathed anew, simultaneously in the present and in the past, real without being actual, ideal without being abstract, then instantly the permanent and characteristic essence hidden in things is freed and our true being which has for long seemed dead but was not so in other ways awakes and revives, thanks to this celestial nourishment. An instant liberated from the order of time has recreated in us man liberated from the same order, so that he should be conscious of it. And indeed we understand his faith in his happiness even if the mere taste of a madeleine does not logically seem to justify it; we understand that the name of death is meaningless to him for, placed beyond Time, how can he fear the future? But that illusion which brought near me a moment of the past incongruous to the present, would not last. Certainly we can prolong the visions of memory by willing it which is no more than turning over an illustrated book. Thus formerly, when I was going for the first time to the Princesse de Guermantes′ from the sun-lit court of our house in Paris, I had lazily focused my mind at one moment on the square where the church of Combray stood, at another on the sea shore of Balbec, as I might have amused myself by turning over a folio of water-colours of different places I had visited and cataloguing these mnemonic illustrations with the egotistical pleasure of a collector, I might have said: “After all, I have seen some beautiful things in my life.” Doubtless, in that event, my memory would have been asserting different sensations but it would only have been combining their homogeneous elements. That was a different thing from the three memories I had just experienced which, so far from giving me a more flattering notion of my personality, had, on the contrary, almost made me doubt its very existence. Thus, on the day when I dipped the madeleine in the hot infusion, in the heart of that place where I happened to be (whether that place was, as then, my room in Paris or, as to-day, the Prince de Guermantes′ library) there had been the irradiation of a small zone within and around myself, a sensation (taste of the dipped madeleine, metallic sound, feeling of the uneven steps) common to the place where I then was and also to the other place (my Aunt Léonie′s room, the railway carriage, the Baptistry of St. Mark′s). And, at the very moment when I was thus reasoning, the strident sound of a water-pipe, exactly like those long screeches which one heard on board excursion steamers at Balbec, made me experience (as had happened to me once in a large restaurant in Paris at the sight of a luxurious dining-room half empty, summerlike and hot) something more than a mere sensation like one I had, one late afternoon at Balbec, when, all the tables symmetrically laid with linen and silver, the large bow-windows wide open to the sun slowly setting on the sea with its wandering ships, I had only to step across the window-frame hardly higher than my ankle, to be with Albertine and her friends who were walking on the sea-wall. It was not only the echo, the duplication of a past sensation that the water-conduit had caused me to experience, it was the sensation itself. In that case as in all the preceding ones, the common sensation had sought to recreate the former place around itself whilst the material place in which the sensation occurred, opposed all the resistance of its mass to this immigration into a Paris mansion of a Norman seashore and a railway-embankment. The marine dining-room of Balbec with its damask linen prepared like altar cloths to receive the setting sun had sought to disturb the solidity of the Guermantes′ mansion, to force its doors, and had made the sofas round me quiver an instant as on another occasion the tables of the restaurant in Paris had done. In all those resurrections, the distant place engendered by the sensation common to them all, came to grips for a second with the material place, like a wrestler. The material place was always the conqueror and always the conquered seemed to me the more beautiful, so much so that I remained in a state of ecstasy upon the uneven pavement as I did with my cup of tea, trying to retain with the moment of their appearance, to make reappear as they escaped, that Combray, that Venice, that Balbec, invading, yet repelled, which came before my eyes only immediately to abandon me in the midst of a newer scene which yet was penetrable by the past. And if the material place had not been at once the conqueror I think I should have lost consciousness; for these resurrections of the past, for the second that they last, are so complete that they not only force our eyes to cease seeing the room which is before them in order to see the railway bordered by trees or the rising tide, they force our nostrils to breathe the air of those places which are, nevertheless, so far away, our will to choose between the diverse alternatives it offers us, our whole personality to believe itself surrounded by them, or at least to stumble between them and the material world, in the bewildering uncertainty we experience from an ineffable vision on the threshold of sleep.
De sorte que ce que l′être par trois et quatre fois ressuscité en moi venait de goûter, c′était peut-être bien des fragments d′existence soustraits au temps, mais cette contemplation, quoique d′éternité, était fugitive. Et pourtant je sentais que le plaisir qu′elle m′avait donné à de rares intervalles dans ma vie était le seul qui fût fécond et véritable. Le signe de l′irréalité des autres ne se montre-t-il pas assez, soit dans leur impossibilité à nous satisfaire, comme, par exemple, les plaisirs mondains qui causent tout au plus le malaise provoqué par l′ingestion d′une nourriture abjecte, ou celui de l′amitié qui est une simulation puisque, pour quelques raisons morales qu′il le fasse, l′artiste qui renonce à une heure de travail pour une heure de causerie avec un ami sait qu′il sacrifie une réalité pour quelque chose qui n′existe pas (les amis n′étant des amis que dans cette douce folie que nous avons au cours de la vie, à laquelle nous nous prêtons, mais que du fond de notre intelligence nous savons l′erreur d′un fou qui croirait que les meubles vivent et causerait avec eux), soit dans la tristesse qui suit leur satisfaction, comme celle que j′avais eue, le jour où j′avais été présenté à Albertine, de m′être donné un mal pourtant bien petit afin d′obtenir une chose — connaître cette jeune fille — qui ne me semblait petite que parce que je l′avais obtenue. Même un plaisir plus profond, comme celui que j′aurais pu éprouver quand j′aimais Albertine, n′était en réalité perçu qu′inversement par l′angoisse que j′avais quand elle n′était pas là, car quand j′étais sûr qu′elle allait arriver, comme le jour où elle était revenue du Trocadéro, je n′avais pas cru éprouver plus qu′un vague ennui, tandis que je m′exaltais de plus en plus au fur et à mesure que j′approfondissais le bruit du couteau ou le goût de l′infusion, avec une joie croissante pour moi qui avais fait entrer dans ma chambre la chambre de ma tante Léonie et, à sa suite, tout Combray et ses deux côtés. Aussi, cette contemplation de l′essence des choses, j′étais maintenant décidé à m′attacher à elle, à la fixer, mais comment ? par quel moyen ? Sans doute, au moment où la raideur de la serviette m′avait rendu Balbec et pendant un instant avait caressé mon imagination, non pas seulement de la vue de la mer telle qu′elle était ce matin-là, mais de l′odeur de la chambre, de la vitesse du vent, du désir de déjeuner, de l′incertitude entre les diverses promenades, tout cela attaché à la sensation du large, comme les ailes des roues à aubes dans leur course vertigineuse ; sans doute, au moment où l′inégalité des deux pavés avait prolongé les images desséchées et nues que j′avais de Venise et de Saint-Marc dans tous les sens et toutes les dimensions, de toutes les sensations que j′y avais éprouvées, raccordant la place à l′église, l′embarcadère à la place, le canal à l′embarcadère, et à tout ce que les yeux voient du monde de désirs qui n′est réellement vu que de l′esprit, j′avais été tenté, sinon, à cause de la saison, d′aller me promener sur les eaux pour moi surtout printanières de Venise, du moins de retourner à Balbec. Mais je ne m′arrêtai pas un instant à cette pensée ; non seulement je savais que les pays n′étaient pas tels que leur nom me les peignait, et qui avait été le leur quand je me les représentais. Il n′y avait plus guère que dans mes rêves, en dormant, qu′un lieu s′étendait devant moi, fait de la pure matière entièrement distincte des choses communes qu′on voit, qu′on touche. Mais même en ce qui concernait ces images d′un autre genre encore, celles du souvenir, je savais que la beauté de Balbec, je ne l′avais pas trouvée quand j′y étais allé, et celle même qu′il m′avait laissée, celle du souvenir, ce n′était plus celle que j′avais retrouvée à mon second séjour. J′avais trop expérimenté l′impossibilité d′atteindre dans la réalité ce qui était au fond de moi-même. Ce n′était pas plus sur la place Saint-Marc que ce n′avait été à mon second voyage à Balbec, ou à mon retour à Tansonville, pour voir Gilberte, que je retrouverais le Temps Perdu, et le voyage que ne faisait que me proposer une fois de plus l′illusion que ces impressions anciennes existaient hors de moi-même, au coin d′une certaine place, ne pouvait être le moyen que je cherchais. Je ne voulais pas me laisser leurrer une fois de plus, car il s′agissait pour moi de savoir enfin s′il était vraiment possible d′atteindre ce que, toujours déçu comme je l′avais été en présence des lieux et des êtres, j′avais (bien qu′une fois la pièce pour concert de Vinteuil eût semblé me dire le contraire) cru irréalisable. Je n′allais donc pas tenter une expérience de plus dans la voie que je savais depuis longtemps ne mener à rien. Des impressions telles que celles que je cherchais à fixer ne pouvaient que s′évanouir au contact d′une jouissance directe qui a été impuissante à les faire naître. La seule manière de les goûter davantage c′était de tâcher de les connaître plus complètement là où elles se trouvaient, c′est-à-dire en moi-même, de les rendre claires jusque dans leurs profondeurs. Je n′avais pu connaître le plaisir à Balbec, pas plus que celui de vivre avec Albertine, lequel ne m′avait été perceptible qu′après coup. Et si je faisais la récapitulation des déceptions de ma vie, en tant que vécue, qui me faisaient croire que sa réalité devait résider ailleurs qu′en l′action et ne rapprochait pas d′une manière purement fortuite, et en suivant les vicissitudes de mon existence, des désappointements différents, je sentais bien que la déception du voyage, la déception de l′amour n′étaient pas des déceptions différentes, mais l′aspect varié que prend, selon le fait auquel il s′applique, l′impuissance que nous avons à nous réaliser dans la jouissance matérielle, dans l′action effective. Et repensant à cette joie extra-temporelle causée, soit par le bruit de la cuiller, soit par le goût de la madeleine, je me disais : «Â Était-ce cela ce bonheur proposé par la petite phrase de la sonate à Swann qui s′était trompé en l′assimilant au plaisir de l′amour et n′avait pas su le trouver dans la création artistique ; ce bonheur que m′avait fait pressentir comme plus supra-terrestre encore que n′avait fait la petite phrase de la sonate l′appel rouge et mystérieux de ce septuor que Swann n′avait pu connaître, étant mort, comme tant d′autres, avant que la vérité faite pour eux eût été révélée. D′ailleurs, elle n′eût pu lui servir, car cette phrase pouvait bien symboliser un appel, mais non créer des forces et faire de Swann l′écrivain qu′il n′était pas. Cependant, je m′avisai au bout d′un moment et après avoir pensé à ces résurrections de la mémoire que, d′une autre façon, des impressions obscures avaient quelquefois, et déjà à Combray, du côté de Guermantes, sollicité ma pensée, à la façon de ces réminiscences, mais qui cachaient non une sensation d′autrefois, mais une vérité nouvelle, une image précieuse que je cherchais à découvrir par des efforts du même genre que ceux qu′on fait pour se rappeler quelque chose, comme si nos plus belles idées étaient comme des airs de musique qui nous reviendraient sans que nous les eussions jamais entendus, et que nous nous efforcerions d′écouter, de transcrire. Je me souvins avec plaisir, parce que cela me montrait que j′étais déjà le même alors et que cela recouvrait un trait fondamental de ma nature, avec tristesse aussi en pensant que depuis lors je n′avais jamais progressé, que déjà à Combray je fixais avec attention devant mon esprit quelque image qui m′avait forcé à la regarder, un nuage, un triangle, un clocher, une fleur, un caillou, en sentant qu′il y avait peut-être sous ces signes quelque chose de tout autre que je devais tâcher de découvrir, une pensée qu′ils traduisaient à la façon de ces caractères hiéroglyphes qu′on croirait représenter seulement des objets matériels. Sans doute, ce déchiffrage était difficile, mais seul il donnait quelque vérité à lire. Car les vérités que l′intelligence saisit directement à claire-voie dans le monde de la pleine lumière ont quelque chose de moins profond, de moins nécessaire que celles que la vie nous a malgré nous communiquées en une impression, matérielle parce qu′elle est entrée par nos sens, mais dont nous pouvons dégager l′esprit. En somme, dans ce cas comme dans l′autre, qu′il s′agisse d′impressions comme celles que m′avait données la vue des clochers de Martinville, ou de réminiscences comme celle de l′inégalité des deux marches ou le goût de la madeleine, il fallait tâcher d′interpréter les sensations comme les signes d′autant de lois et d′idées, en essayant de penser, c′est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce que j′avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel. Or, ce moyen qui me paraissait le seul, qu′était-ce autre chose que faire une œuvre d′art ? Et déjà les conséquences se pressaient dans mon esprit ; car qu′il s′agît de réminiscences dans le genre du bruit de la fourchette ou du goût de la madeleine, ou de ces vérités écrites à l′aide de figures dont j′essayais de chercher le sens dans ma tête, où, clochers, herbes folles, elles composaient un grimoire compliqué et fleuri, leur premier caractère était que je n′étais pas libre de les choisir, qu′elles m′étaient données telles quelles. Et je sentais que ce devait être la griffe de leur authenticité. Je n′avais pas été chercher les deux pavés de la cour où j′avais buté. Mais justement la façon fortuite, inévitable, dont la sensation avait été rencontrée contrôlait la vérité d′un passé qu′elle ressuscitait, des images qu′elle déclenchait, puisque nous sentons son effort pour remonter vers la lumière, que nous sentons la joie du réel retrouvé. Elle est le contrôle de la vérité de tout le tableau fait d′impressions contemporaines, qu′elle ramène à sa suite avec cette infaillible proportion de lumière et d′ombre, de relief et d′omission, de souvenir et d′oubli, que la mémoire ou l′observation conscientes ignoreront toujours.
So, that which the being within me, three or four times resurrected, had experienced, were perhaps fragments of lives snatched from time which, though viewed from eternity, were fugitive. And yet I felt that the happiness given me at those rare intervals in my life was the only fruitful and authentic one. Does not the sign of unreality in others consist in their inability to satisfy us, as, for instance, in the case of social pleasures which, at best, cause that discomfort which is provoked by unwholesome food, when friendship is almost a pretence, since, for whatever moral reasons he may seek it, the artist who gives up an hour of work to converse for that time with a friend knows that he is sacrificing a reality to an illusion (friends being friends only in the sense of a sweet madness which overcomes us in life and to which we yield, though at the back of our minds we know it to be the error of a lunatic who imagines the furniture to be alive and talks to it) owing to the sadness which follows its satisfaction — like that I felt the day I was first introduced to Albertine when I gave myself the trouble, after all not great, to obtain something — to make the acquaintance of the girl — which only seemed to me unimportant because I had obtained it. Even a deeper pleasure such as that which I might have felt when I loved Albertine was in reality only perceived by contrast with my anguish when she was no longer there, for when I was sure she would return as on the day when she came back from the Trocadéro, I only experienced a vague boredom whereas the deeper I penetrated into the sound of the spoon on the plate or the taste of tea, the more exalted became my delight that my Aunt Léonie′s chamber and later the whole of Combray and both its sides had entered my room. And now I was determined to concentrate my mind on that contemplation of the essence of things, to define it to myself, but how and by what means? Doubtless at the moment when the stiffness of the table-napkin had brought back Balbec to me and, for an instant, caressed my imagination not only with a view of the sea as it was that morning but with the scent of the room, with the swiftness of the wind, with an appetite for breakfast, with wavering between various walks, all those things attached to a sensation of space like winged wheels in their delirious race, doubtless at the moment when the unevenness of the two pavements had prolonged in all directions and dimensions my arid and crude visions of Venice and St. Mark′s, and all the emotions I had then experienced, relating the square to the church, the landing-stage to the square, the canal to the landing-stage, to everything the eye saw, to that whole world of longings which is in reality only perceived by the spirit, I had been tempted to set forth if not to Venice because of the inclement season, at least, to Balbec. But I did not stop an instant at that thought; not only did I realise that countries were not that which their name pictured to me and my imagination represented them but that it was only in my dreams, and hardly then, that a place consisting of pure matter, was spread out before me clear and distinct from those common things one can see and touch. But even in regard to those images of another kind, of the memory, I knew that I had not found any beauty in Balbec when I went there and that the beauty memory had left in me was no longer the same at my second visit. I had too clearly proved the impossibility of expecting from reality that which was within myself. It was not in the Square of St. Mark any more than during my second visit to Balbec or on my return to Tansonville to see Gilberte that I should find Lost Time and the journey which once more tempted me with the illusion that these old impressions existed outside myself and were situated in a certain spot could not be the means I was seeking. I would not allow myself to be lured again; it was necessary for me to know at last, if indeed it were possible to attain that which, disappointed as I had always been by places and people, I had (in spite of a concert-piece by Vinteuil which had seemed to say the contrary) believed unrealisable. I was not, therefore, going to attempt another experience on the road which I had long known to lead nowhere. Impressions such as those which I was attempting to render permanent could only vanish at the contact of a direct enjoyment which was powerless to give birth to them. The only way was to attempt to know them more completely where they existed, that is, within myself and by so doing to illuminate them in their depths. I had never known any pleasure at Balbec any more than I had in living with Albertine except what was perceptible afterwards. And if in recapitulating the disappointments of my life as I had so far lived it, they led me to believe that its reality must reside elsewhere than in action and, if, in following the vicissitudes of my life, I did not summarise them as a matter of pure hazard, I well knew that the disappointment of a journey and the disappointment of love were not different disappointments but varying aspects which, according to the conditions to which they apply, are inflicted upon us by the impotence, difficult for us to realise, of material pleasure and effective action. Again reflecting on that extra-temporal delight caused whether by the sound of the spoon or by the taste of the madeleine, I said to myself: “Was this the happiness suggested by the little phrase of the Sonata, which Swann was deceived into identifying with the pleasure of love and was not endowed to find in artistic creation; that happiness which had made me respond as to a presentiment of something more supraterrestrial still than the little phrase of the Sonata, to the red and mysterious appeal of that septet which Swann did not know, having died like so many others, before the truth, meant for them, had been revealed?” Moreover, it would have done him no good, for that phrase might symbolise an appeal but it could not create the force which would have made of Swann the writer he was not. And yet I reminded myself after a moment and after having thought over those resurrections of memory, that in another way, obscure impressions had sometimes, as far back as Combray and on the Guer-mantes′ side, demanded my thought, in the same way as those mnemonic resurrections, yet they did not contain an earlier experience but a new truth, a precious image which I was trying to discover by efforts of the kind one makes to remember something as though our loveliest ideas were like musical airs which might come to us without our having ever heard them and which we force ourselves to listen to and write down. I reminded myself with satisfaction, (because it proved that I was the same then and that it represented a fundamental quality of my nature) and also with sadness in the thought that since then I had made no progress, that, as far back as at Combray, I was attempting to concentrate my mind on a compelling image, a cloud, a triangle, a belfry, a flower, a pebble, believing that there was perhaps something else under those symbols I ought to try to discover, a thought which these objects were expressing in the manner of hieroglyphic characters which one might imagine only represented material objects. Doubtless such deciphering was difficult, but it alone could yield some part of the truth. For the truths which the intelligence apprehends through direct and clear vision in the daylight world are less profound and less necessary than those which life has communicated to us unconsciously through an intuition which is material only in so far as it reaches us through our senses and the spirit of which we can elicit. In fact, in this case as in the other, whether it was a question of impressions given me by a view of the Martinville belfry or memories like those of the two uneven paving-stones or the taste of the madeleine, it was necessary to attempt to interpret them as symbols of so many laws and ideas, by trying to think, that is, by trying to educe my sensation from its obscurity and convert it into an intellectual equivalent. And what other means were open to me than the creation of a work of art? Already the consequences pressed upon my spirit; for whether it was a question of memories like the sound of the spoon and the taste of the madeleine or of those verities expressed in forms the meaning of which I sought in my brain, where, belfries, wild herbs, what not, they composed a complex illuminated scroll, their first characteristic was that I was not free to choose them, that they had been given to me as they were. And I felt that that must be the seal of their authenticity. I had not gone to seek the two paving-stones in the courtyard against which I had struck. But it was precisely the fortuitousness, the inevitablity of the sensation which safeguarded the truth of the past it revived, of the images it set free, since we feel its effort to rise upwards to the light and the joy of the real recaptured. That fortuitousness is the guardian of the truth of the whole series of contemporary impressions which it brings in its train, with that infallible proportion of light and shade, of emphasis and omission, of memory and forgetfulness, of which the conscious memory or observation are ignorant.
Le livre intérieur de ces signes inconnus (de signes en relief, semblait-il, que mon attention explorant mon inconscient allait chercher, heurtait, contournait, comme un plongeur qui sonde), pour sa lecture personne ne pouvait m′aider d′aucune règle, cette lecture consistant en un acte de création où nul ne peut nous suppléer, ni même collaborer avec nous. Aussi combien se détournent de l′écrire, que de tâches n′assume-t-on pas pour éviter celle-là. Chaque événement, que ce fût l′affaire Dreyfus, que ce fût la guerre, avait fourni d′autres excuses aux écrivains pour ne pas déchiffrer ce livre-là ; ils voulaient assurer le triomphe du droit, refaire l′unité morale de la nation, n′avaient pas le temps de penser à la littérature. Mais ce n′étaient que des excuses parce qu′ils n′avaient pas ou plus de génie, c′est-à-dire d′instinct. Car l′instinct dicte le devoir et l′intelligence fournit les prétextes pour l′éluder. Seulement les excuses ne figurent point dans l′art, les intentions n′y sont pas comptées, à tout moment l′artiste doit écouter son instinct, ce qui fait que l′art est ce qu′il y a de plus réel, la plus austère école de la vie, et le vrai Jugement dernier. Ce livre, le plus pénible de tous à déchiffrer, est aussi le seul que nous ait dicté la réalité, le seul dont «Â l′impression » ait été faite en nous par la réalité même. De quelque idée laissée en nous par la vie qu′il s′agisse, sa figure matérielle, trace de l′impression qu′elle nous a faite, est encore le gage de sa vérité nécessaire. Les idées formées par l′intelligence pure n′ont qu′une vérité logique, une vérité possible, leur élection est arbitraire. Le livre aux caractères figurés, non tracés par nous, est notre seul livre. Non que les idées que nous formons ne puissent être justes logiquement, mais nous ne savons pas si elles sont vraies. Seule l′impression, si chétive qu′en semble la matière, si invraisemblable la trace, est un critérium de vérité et à cause de cela mérite seule d′être appréhendée par l′esprit, car elle est seule capable, s′il sait en dégager cette vérité, de l′amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie. L′impression est pour l′écrivain ce qu′est l′expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l′intelligence précède et chez l′écrivain vient après. Ce que nous n′avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n′est pas à nous. Ne vient de nous-même que ce que nous tirons de l′obscurité qui est en nous et que ne connaissent pas les autres. Et comme l′art recompose exactement la vie, autour de ces vérités qu′on a atteintes en soi-même flotte une atmosphère de poésie, la douceur d′un mystère qui n′est que la pénombre que nous avons traversée. Un rayon oblique du couchant me rappelle instantanément un temps auquel je n′avais jamais repensé et où dans ma petite enfance, comme ma tante Léonie avait une fièvre que le Dr Percepied avait craint typho, on m′avait fait habiter une semaine la petite chambre qu′Eulalie avait sur la place de l′Église, et où il n′y avait qu′une sparterie par terre et à la fenêtre un rideau de percale, bourdonnant toujours d′un soleil auquel je n′étais pas habitué. Et en voyant comme le souvenir de cette petite chambre d′ancienne domestique ajoutait tout d′un coup à ma vie passée une longue étendue si différente du reste et si délicieuse, je pensai par contraste au néant d′impressions qu′avaient apporté dans ma vie les fêtes les plus somptueuses dans les hôtels les plus princiers. La seule chose un peu triste dans cette chambre d′Eulalie était qu′on y entendait le soir, à cause de la proximité du viaduc, les hululements des trains. Mais comme je savais que ces beuglements émanaient de machines réglées, ils ne m′épouvantaient pas comme auraient pu faire, à une époque de la préhistoire, les cris poussés par un mammouth voisin dans sa promenade libre et désordonnée.
That book of unknown signs within me (signs in relief it seemed, for my concentrated attention, as it explored my unconscious in its search, struck against them, circled round them like a diver sounding) no one could help me read by any rule, for its reading consists in an act of creation in which no one can take our place and in which no one can collaborate. And how many turn away from writing it, how many tasks will one not assume to avoid that one! Every event, whether it was the Dreyfus affair or the war, furnished excuses to writers for not deciphering that book; they wanted to assert the triumph of Justice, to recreate the moral unity of the nation and they had no time to think of literature. But those were only excuses because either they did not possess or had ceased to possess genius, that is, instinct. For it is instinct which dictates duty and intelligence which offers pretexts for avoiding it. But excuses do not exist in art, intentions do not count there, the artist must at all times follow his instinct, which makes art the most real thing, the most austere school in life and the true last judgment. That book which is the most arduous of all to decipher is the only one which reality has dictated, the only one printed within us by reality itself. Whatever idea life has left in us, its material shape, mark of the impression it has made on us, is still the necessary pledge of its truth. The ideas formulated by the intellect have only a logical truth, a possible truth, their selection is arbitrary. Our only book is that one not made by ourselves whose characters are already imaged. It is not that the ideas we formulate may not be logically right but that we do not know if they are true. Intuition alone, however tenuous its consistency, however improbable its shape, is a criterion of truth and, for that reason, deserves to be accepted by the mind because it alone is capable, if the mind can extract that truth, of bringing it to greater perfection and of giving it pleasure without alloy. Intuition for the writer is what experiment is for the learned, with the difference that in the case of the learned the work of the intelligence precedes and in the case of the writer it follows. That which we have not been forced to decipher, to clarify by our own personal effort, that which was made clear before, is not ours. Only that issues from ourselves which we ourselves extract from the darkness within ourselves and which is unknown to others. And as art exactly recomposes life, an atmosphere of poetry surrounds those truths within ourselves to which we attain, the sweetness of a mystery which is but the twilight through which we have passed. An oblique ray from the setting sun brings instantly back to me a time of which I had never thought again, when, in my childhood, my Aunt Léonie had a fever which Dr. Percepied had feared was typhoid and they had made me stop for a week in the little room Eulalie had in the church square, where there was only a matting on the floor and a dimity curtain at the window humming in the sunlight to which I was unaccustomed. And when I think how the memory of that little room of an old servant suddenly added to my past life an extension so different from its other side and so delightful, I remember, as a contrast, the nullity of impressions left on my mind by the most sumptuous parties in the most princely mansions. The only thing that was distressing in Eulalie′s room was that owing to the proximity of the viaduct, one heard the noise of passing trains at night. But as I knew that this roaring proceeded from regulated machines, it did not terrify me as much as the roars of a mammoth, prowling near by in savage freedom, would have done in prehistoric days.
Ainsi j′étais déjà arrivé à cette conclusion que nous ne sommes nullement libres devant l′œuvre d′art, que nous ne la faisons pas à notre gré, mais que, préexistant à nous, nous devons, à la fois parce qu′elle est nécessaire et cachée, et comme nous ferions pour une loi de la nature, la découvrir. Mais cette découverte que l′art pouvait nous faire faire n′était-elle pas, au fond, celle de ce qui devrait nous être le plus précieux, et de ce qui nous reste d′habitude à jamais inconnu, notre vraie vie, la réalité telle que nous l′avons sentie et qui diffère tellement de ce que nous croyons, que nous sommes emplis d′un tel bonheur quand le hasard nous en apporte le souvenir véritable. Je m′en assurais par la fausseté même de l′art prétendu réaliste et qui ne serait pas si mensonger si nous n′avions pris dans la vie l′habitude de donner à ce que nous sentons une expression qui en diffère tellement, et que nous prenons, au bout de peu de temps, pour la réalité même. Je sentais que je n′aurais pas à m′embarrasser des diverses théories littéraires qui m′avaient un moment troublé — notamment celles que la critique avait développées au moment de l′affaire Dreyfus et avait reprises pendant la guerre, et qui tendaient à «Â faire sortir l′artiste de sa tour d′ivoire », à traiter de sujets non frivoles ni sentimentaux, à peindre de grands mouvements ouvriers, et à défaut de foules, à tout le moins non plus d′insignifiants oisifs — «Â J′avoue que la peinture de ces inutiles m′indiffère assez », disait Bloch — mais de nobles intellectuels ou des héros. D′ailleurs, même avant de discuter leur contenu logique, ces théories me paraissaient dénoter chez ceux qui les soutenaient une preuve d′infériorité, comme un enfant vraiment bien élevé, qui entend des gens chez qui on l′a envoyé déjeuner dire : «Â Nous avouons tout, nous sommes francs », sent que cela dénote une qualité morale inférieure à la bonne action pure et simple, qui ne dit rien. L′art véritable n′a que faire de tant de proclamations et s′accomplit dans le silence. D′ailleurs, ceux qui théorisaient ainsi employaient des expressions toutes faites qui ressemblaient singulièrement à celles d′imbéciles qu′ils flétrissaient. Et peut-être est-ce plutôt à la qualité du langage qu′au genre d′esthétique qu′on peut juger du degré auquel a été porté le travail intellectuel et moral. Mais, inversement, cette qualité du langage (et même, pour étudier les lois du caractère, on le peut aussi bien en prenant un sujet sérieux ou frivole, comme un prosecteur peut aussi bien étudier celles de l′anatomie sur le corps d′un imbécile que sur celui d′un homme de talent : les grandes lois morales, aussi bien que celles de la circulation du sang ou de l′élimination rénale, diffèrent peu selon la valeur intellectuelle des individus) dont croient pouvoir se passer les théoriciens, ceux qui admirent les théoriciens croient facilement qu′elle ne prouve pas une grande valeur intellectuelle, valeur qu′ils ont besoin, pour la discerner, de voir exprimer directement et qu′ils n′induisent pas de la beauté d′une image. D′où la grossière tentation pour l′écrivain d′écrire des œuvres intellectuelles. Grande indélicatesse. Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix. Encore cette dernière ne fait-elle qu′exprimer une valeur qu′au contraire en littérature le raisonnement logique diminue. On raisonne, c′est-à-dire on vagabonde, chaque fois qu′on n′a pas la force de s′astreindre à faire passer une impression par tous les états successifs qui aboutiront à sa fixation, à l′expression de sa réalité. La réalité à exprimer résidait, je le comprenais maintenant, non dans l′apparence du sujet, mais dans le degré de pénétration de cette impression à une profondeur où cette apparence importait peu, comme le symbolisaient ce bruit de cuiller sur une assiette, cette raideur empesée de la serviette, qui m′avaient été plus précieux pour mon renouvellement spirituel que tant de conversations humanitaires, patriotiques, internationalistes. Plus de style, avais-je entendu dire alors, plus de littérature, de la vie. On peut penser combien même les simples théories de M. de Norpois «Â contre les joueurs de flûtes » avaient refleuri depuis la guerre. Car tous ceux qui, n′ayant pas le sens artistique, c′est-à-dire la soumission à la réalité intérieure, peuvent être pourvus de la faculté de raisonner à perte de vue sur l′art, pour peu qu′ils soient par surcroît diplomates ou financiers, mêlés aux «Â réalités » du temps présent, croient volontiers que la littérature est un jeu de l′esprit destiné à être éliminé de plus en plus dans l′avenir. Quelques-uns voulaient que le roman fût une sorte de défilé cinématographique des choses. Cette conception était absurde. Rien ne s′éloigne plus de ce que nous avons perçu en réalité qu′une telle vue cinématographique. Justement, comme, en entrant dans cette bibliothèque, je m′étais souvenu de ce que les Goncourt disent des belles éditions originales qu′elle contient, je m′étais promis de les regarder tant que j′étais enfermé ici. Et tout en poursuivant mon raisonnement, je tirais un à un, sans trop y faire attention du reste, les précieux volumes, quand, au moment où j′ouvrais distraitement l′un d′eux : François le Champi de George Sand, je me sentis désagréablement frappé comme par quelque impression trop en désaccord avec mes pensées actuelles, jusqu′au moment où, avec une émotion qui alla jusqu′à me faire pleurer, je reconnus combien cette impression était d′accord avec elles. Tel, à l′instant que dans la chambre mortuaire les employés des pompes funèbres se préparent à descendre la bière, le fils d′un homme qui a rendu des services à la patrie serrant la main aux derniers amis qui défilent, si tout à coup retentit sous les fenêtres une fanfare, se révolte, croyant à quelque moquerie dont on insulte son chagrin, puis lui, qui est resté maître de soi jusque-là, ne peut plus retenir ses larmes, lorsqu′il vient à comprendre que ce qu′il entend c′est la musique d′un régiment qui s′associe à son deuil et rend honneur à la dépouille de son père. Tel, je venais de reconnaître la douloureuse impression que j′avais éprouvée, en lisant le titre d′un livre dans la bibliothèque du prince de Guermantes, titre qui m′avait donné l′idée que la littérature nous offrait vraiment ce monde du mystère que je ne trouvais plus en elle. Et pourtant ce n′était pas un livre bien extraordinaire, c′était François le Champi, mais ce nom-là, comme le nom des Guermantes, n′était pas pour moi comme ceux que j′avais connus depuis. Le souvenir de ce qui m′avait semblé inexplicable dans le sujet de François le Champi, tandis que maman me lisait le livre de George Sand, était réveillé par ce titre, aussi bien que le nom de Guermantes (quand je n′avais pas vu les Guermantes depuis longtemps) contenait pour moi tant de féodalité — comme François le Champi l′essence du roman — et se substituait pour un instant à l′idée fort commune de ce que sont les romans berrichons de George Sand. Dans un dîner, quand la pensée reste toujours à la surface, j′aurais pu sans doute parler de François le Champi et des Guermantes sans que ni l′un ni l′autre fussent ceux de Combray. Mais quand j′étais seul, comme en ce moment, c′est à une profondeur plus grande que j′avais plongé. À ce moment-là l′idée que telle personne dont j′avais fait la connaissance dans le monde était la cousine de Mme de Guermantes, c′est-à-dire d′un personnage de lanterne magique, me semblait incompréhensible, et tout autant que les plus beaux livres que j′avais lus fussent — je ne dis pas même supérieurs, ce qu′ils étaient pourtant — mais égaux à cet extraordinaire François le Champi. C′était une impression d′enfance bien ancienne, où mes souvenirs d′enfance et de famille étaient tendrement mêlés et que je n′avais pas reconnue tout de suite. Je m′étais au premier instant demandé avec colère quel était l′étranger qui venait me faire mal, et l′étranger c′était moi-même, c′était l′enfant que j′étais alors, que le livre venait de susciter en moi, car de moi ne connaissant que cet enfant, c′est cet enfant que le livre avait appelé tout de suite, ne voulant être regardé que par ses yeux, aimé que par son cœur et ne parler qu′à lui. Aussi ce livre que ma mère m′avait lu haut à Combray, presque jusqu′au matin, avait-il gardé pour moi tout le charme de cette nuit-là. Certes, la «Â plume » de George Sand, pour prendre une expression de Brichot qui aimait tant dire qu′un livre était écrit d′une plume alerte, ne me semblait pas du tout, comme elle avait paru si longtemps à ma mère avant qu′elle modelât lentement ses goûts littéraires sur les miens, une plume magique. Mais c′était une plume que, sans le vouloir, j′avais électrisée comme s′amusent souvent à faire les collégiens, et voici que mille riens de Combray, et que je n′apercevais plus depuis longtemps, sautaient légèrement d′eux-mêmes et venaient à la queue leu leu se suspendre au bec aimanté, en une chaîne interminable et tremblante de souvenirs. Certains esprits qui aiment le mystère veulent croire que les objets conservent quelque chose des yeux qui les regardèrent, que les monuments et les tableaux ne nous apparaissent que sous le voile sensible que leur ont tissé l′amour et la contemplation de tant d′adorateurs pendant des siècles. Cette chimère deviendrait vraie s′ils la transposaient dans le domaine de la seule réalité pour chacun, dans le domaine de sa propre sensibilité.
Thus I had already reached the conclusion that we are in no wise free in the presence of a work of art, that we do not create it as we please but that it pre-exists in us and we are compelled as though it were a law of nature to discover it because it is at once hidden from us and necessary. But is not that discovery, which art may enable us to make, most precious to us, a discovery of that which for most of us remains for ever unknown, our true life, reality as we have ourselves felt it and which differs so much from that which we had believed that we are filled with delight when chance brings us an authentic revelation of it? I was sure of this from the very falsity of so-called realistic art which would not be so deceptive if we had not in the course of life, contracted the habit of giving what we feel an expression so different that, after a time, we believe it to be reality itself. I felt that it was not necessary for me to incommode myself with the diverse literary theories which had for a time troubled me — notably those that criticism had developed at the time of the Dreyfus affair and which had again resumed their sway during the war, which tended to “make the artist come out of his ivory tower” and, instead of using frivolous or sentimental subjects as his material, to picture great working-class movements or if not the crowd, at all events rather than insignificant idlers —(“I avow,” said Bloch, “that the portraits of these futile people are indifferent to me”)— noble intellectuals or heroes. Before even considering their logical content, these theories seemed to me to denote amongst those who entertained them, a proof of inferiority like a well brought-up child, who, being sent out to lunch at a friend′s house, hearing someone say: “We speak out, we are frank,” realises that the words signify a moral quality inferior to a pure and simple good act about which nothing is said. Authentic art does not proclaim itself for it is achieved in silence. Moreover, those who thus theorise, use ready-made expressions which singularly resemble those of the imbeciles they castigate. And perhaps it is rather by the quality of the language than by the particular aesthetic that we can judge the level which intellectual and moral work has reached. But inversely this quality of language (and we can study the laws of character equally well in a serious as in a frivolous subject as an anatomist can study the laws of anatomy on the body of an imbecile just as well as on that of a man of talent; the great moral laws as well as those which govern the circulation of the blood or renal elimination making small difference between the intellectual value of individuals) with which theorists think they can dispense, those who admire theorists believe to be of no great intellectual value and in order to discern it, require it to be expressed in direct terms because they are unable to infer it from the beauty of imagery. Hence that vulgar temptation of an author to write intellectual works. A great indelicacy. A work in which there are theories is like an object upon which the price is marked. Further, this last only expresses a value which, in literature, is diminished by logical reasoning. We reason, that is, our mind wanders, each time our courage fails to force us to pursue an intuition through all the successive stages which end in its fixation, in the expression of its own reality. The reality that must be expressed resides, I now realised, not in the appearance of the subject but in the degree of penetration of that intuition to a depth where that appearance matters little, as symbolised by the sound of the spoon upon the plate, the stiffness of the table-napkin, which were more precious for my spiritual renewal than many humanitarian, patriotic, international conversations. More style, I had heard said in those days, more literature of life. One can imagine how many of M. de Norpois′ simple theories “against flute-players” had flowered again since the war. For all those who, lacking artistic sensibility, that is, submission to the reality within, may be equipped with the faculty of reasoning for ever about art, and even were they diplomatists or financiers associated with the “realities” of the present into the bargain, they will readily believe that literature is a sort of intellectual game which is destined to be eliminated more and more in the future. Some of them wanted the novel to be a sort of cinematographic procession. This conception was absurd. Nothing removes us further from the reality we perceive within ourselves than such a cinematographic vision. Just now as I entered this library, I remembered what the Goncourts say about the beautiful original editions it contains and I promised myself to have a look at them whilst I was shut in here. And still following my argument, I took up one after another of the precious volumes without paying much attention to them when, inattentively opening one of them, François le Champi, by George Sand, I felt myself disagreeably affected as by some impression out of harmony with my thoughts, until I suddenly realised with an emotion which nearly brought tears to my eyes how much that impression was in harmony with them. It was as at the moment when in the mortuary vault the undertakers′ men are lowering the coffin of a man who has rendered services to his country and his son pressing the hands of the last friends who file past the tomb, suddenly hearing a flourish of trumpets under the windows, would be horrified by what he supposed a mockery designed to insult his sorrow, while another who had controlled himself until then, would be unable to restrain his tears because he realised that what he heard was the music of a regiment which was sharing his mourning and wanting to render homage to the remains of his father. Such was the painful impression I had experienced in reading the title of a book in the Prince de Guermantes′ library, a title which communicated the idea to me that literature really does offer us that world of mystery I had no longer found in it. And yet, François le Champi was not a very remarkable book but the name, like the name of Guermantes, was unlike those I had known later. The memory of what had seemed incomprehensible when my mother read it to me, was aroused by its title and in the same way that the name of Guermantes (when I had not seen the Guermantes′ for a long time) contained for me the whole of feudalism — so François le Champi contained the whole essence of the novel — dispossessing for an instant the commonplace ideas of which the stuffy novels of George Sand are composed. At a dinner party where thought is always superficial I might no doubt have spoken of François le Champi and the Guermantes′ as though neither were associated with Combray. But when, as at this moment, I was alone, I plunged to a greater depth. At that time the idea that a particular individual whose acquaintance I had made in society was the cousin of Mme de Guermantes, that is to say, the cousin of a personage on a magic lantern slide, seemed to me incomprehensible and just as much, that the finest books I had read should be, I do not even say superior which they nevertheless were but equal to this extraordinary François le Champi. This was an old childish impression with which my memories of childhood and of my family were tenderly associated and which at first I had not recognised. At the first instant I had angrily asked myself who this stranger was who had done me a violence and the stranger was myself, the child I once was whom the book had revived in me, for recognising only the child in me, the book had at once summoned him, wanting only to be seen with his eyes, only to be loved with his heart and only to talk to him. And that book my mother had read aloud to me almost until morning at Combray, retained for me all the charm of that night. Certainly “the pen” of George Sand, to use one of Brichot′s expressions, (he loved to say that a book was written by “a lively pen”) did not appear to me a magical pen as it so long did to my mother before she modelled her literary tastes on mine. But it was a pen I had unconsciously electrified, as schoolboys sometimes amuse themselves by doing, and now a thousand trifles of Combray which I had not for so long seen, leaped lightly and spontaneously forth and came and hung on head over heels to the magnet in an endless chain vibrating with memories. Certain minds which love mystery like to believe that objects preserve something of the eyes which have looked at them, that monuments and pictures are seen by us under an impalpable veil which the contemplative love of so many worshippers has woven about them through the centuries. That chimera would become true if they transposed it into the domain of the only reality there is for us all, into the domain of their own sensibility.
Oui, en ce sens-là, en ce sens-là seulement ; mais il est bien plus grand, une chose que nous avons regardée autrefois, si nous la revoyons, nous rapporte, avec le regard que nous y avons posé, toutes les images qui le remplissaient alors. C′est que les choses — un livre sous sa couverture rouge comme les autres — sitôt qu′elles sont perçues par nous, deviennent en nous quelque chose d′immatériel, de même nature que toutes nos préoccupations ou nos sensations de ce temps-là, et se mêlent indissolublement à elles. Tel nom lu dans un livre autrefois, contient entre ses syllabes le vent rapide et le soleil brillant qu′il faisait quand nous le lisions. Dans la moindre sensation apportée par le plus humble aliment, l′odeur du café au lait, nous retrouvons cette vague espérance d′un beau temps qui, si souvent, nous sourit, quand la journée était encore intacte et pleine, dans l′incertitude du ciel matinal ; une heure est un vase rempli de parfum, de sons, de moments, d′humeurs variées, de climats. De sorte que la littérature qui se contente de «Â décrire les choses », d′en donner seulement un misérable relevé de lignes et de surfaces, est celle qui, tout en s′appelant réaliste, est la plus éloignée de la réalité, celle qui nous appauvrit et nous attriste le plus, car elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec le passé, dont les choses gardaient l′essence, et l′avenir, où elles nous incitent à le goûter de nouveau. C′est elle que l′art digne de ce nom doit exprimer, et, s′il y échoue, on peut encore tirer de son impuissance un enseignement (tandis qu′on n′en tire aucun des réussites du réalisme), à savoir que cette essence est en partie subjective et incommunicable.
Yes, in that sense and only in that sense; but much more so, for if we see again a thing which we looked at formerly it brings back to us, together with our past vision, all the imagery with which it was instinct. This is because objects — a book bound like others in its red cover — as soon as they have been perceived by us become something immaterial within us, partake of the same nature as our preoccupations or our feelings at that time and combine, indissolubly with them. A name read in a book of former; days contains within its syllables the swift wind and the brilliant sun of the moment when we read it. In the slightest sensation conveyed by the humblest aliment, the smell of coffee and milk, we recover that vague hope of fine weather which enticed us when the day was dawning and the morning sky uncertain; a sun-ray is a vase filled with perfumes, with sounds, with moments, with various humours, with climates. It is that essence which art worthy of the name must express and if it fails, one can yet derive a lesson from its failure (while one can never derive anything from the successes of realism) namely that that essence is in a measure subjective and incommunicable.
Bien plus, une chose que nous vîmes à une certaine époque, un livre que nous lûmes ne restent pas unis à jamais seulement à ce qu′il y avait autour de nous ; il le reste aussi fidèlement à ce que nous étions alors, il ne peut plus être repassé que par la sensibilité, par la personne que nous étions alors ; si je reprends, même par la pensée, dans la bibliothèque, François le Champi, immédiatement en moi un enfant se lève qui prend ma place, qui seul a le droit de lire ce titre : François le Champi, et qui le lit comme il le lut alors, avec la même impression du temps qu′il faisait dans le jardin, les mêmes rêves qu′il formait alors sur les pays et sur la vie, la même angoisse du lendemain. Que je revoie une chose d′un autre temps, c′est un autre jeune homme qui se lèvera. Et ma personne d′aujourd′hui n′est qu′une carrière abandonnée, qui croit que tout ce qu′elle contient est pareil et monotone, mais d′où chaque souvenir, comme un sculpteur de Grèce, tire des statues innombrables. Je dis chaque chose que nous revoyons, car les livres se comportant en cela comme ces choses, la manière dont leur dos s′ouvrait, le grain du papier peut avoir gardé en lui un souvenir aussi vif de la façon dont j′imaginais alors Venise et du désir que j′avais d′y aller que les phrases mêmes des livres. Plus vif même, car celles-ci gênent parfois, comme ces photographies d′un être devant lesquelles on se le rappelle moins bien qu′en se contentant de penser à lui. Certes, pour bien des livres de mon enfance, et, hélas, pour certains livres de Bergotte lui-même, quand un soir de fatigue il m′arrivait de les prendre, ce n′était pourtant que comme j′aurais pris un train dans l′espoir de me reposer par la vision de choses différentes et en respirant l′atmosphère d′autrefois. Mais il arrive que cette évocation recherchée se trouve entravée, au contraire, par la lecture prolongée du livre. Il en est un de Bergotte (qui dans la bibliothèque du prince portait une dédicace d′une flagornerie et d′une platitude extrêmes), lu jadis en entier un jour d′hiver où je ne pouvais voir Gilberte, et où je ne peux réussir à retrouver les pages que j′aimais tant. Certains mots me feraient croire que ce sont elles, mais c′est impossible. Où serait donc la beauté que je leur trouvais ? Mais du volume lui-même la neige qui couvrait les Champs-Élysées le jour où je le lus n′a pas été enlevée. Je la vois toujours. Et c′est pour cela que si j′avais été tenté d′être bibliophile, comme l′était le prince de Guermantes, je ne l′aurais été que d′une façon, mais de façon particulière, comme celle qui recherche cette beauté indépendante de la valeur propre d′un livre et qui lui vient pour les amateurs de connaître les bibliothèques par où il a passé, de savoir qu′il fut donné à l′occasion de tel événement, par tel souverain à tel homme célèbre, de l′avoir suivi, de vente en vente, à travers sa vie ; cette beauté, historique en quelque sorte, d′un livre ne serait pas perdue pour moi. Mais c′est plus volontiers de l′histoire de ma propre vie, c′est-à-dire non pas en simple curieux, que je la dégagerais ; et ce serait souvent non pas à l′exemplaire matériel que je l′attacherais, mais à l′ouvrage, comme à ce François le Champi contemplé pour la première fois dans ma petite chambre de Combray, pendant la nuit peut-être la plus douce et la plus triste de ma vie — où j′avais, hélas (dans un temps où me paraissaient bien inaccessibles les mystérieux Guermantes), obtenu de mes parents une première abdication d′où je pouvais faire dater le déclin de ma santé et de mon vouloir, mon renoncement chaque jour aggravé à une tâche difficile — et retrouvé aujourd′hui dans la bibliothèque des Guermantes, précisément par le jour le plus beau, et dont s′éclairaient soudain non seulement les tâtonnements anciens de ma pensée, mais même le but de ma vie et peut-être de l′art. Pour les exemplaires eux-mêmes des livres, j′eusse été, d′ailleurs, capable de m′y intéresser, dans une acception vivante. La première édition d′un ouvrage m′eût été plus précieuse que les autres, mais j′aurais entendu par elle l′édition où je le lus pour la première fois. Je rechercherais les éditions originales, je veux dire celles où j′eus de ce livre une impression originale. Car les impressions suivantes ne le sont plus. Je collectionnerais pour les romans les reliures d′autrefois, celles du temps où je lus mes premiers romans et qui entendaient tant de fois papa me dire : «Â Tiens-toi droit. » Comme la robe où nous vîmes pour la première fois une femme, elles m′aideraient à retrouver l′amour que j′avais alors, la beauté sur laquelle j′ai superposé tant d′images, de moins en moins aimées, pour pouvoir retrouver la première, moi qui ne suis pas le moi qui l′ai vu et qui dois céder la place au moi que j′étais alors afin qu′il appelle la chose qu′il connut et que mon moi d′aujourd′hui ne connaît point. La bibliothèque que je composerais ainsi serait même d′une valeur plus grande encore, car les livres que je lus jadis à Combray, à Venise, enrichis maintenant par ma mémoire de vastes enluminures représentant l′église Saint-Hilaire, la gondole amarrée au pied de Saint-Georges le Majeur sur le Grand Canal incrusté de scintillants saphirs, seraient devenus dignes de ces «Â livres à images », bibles historiées, que l′amateur n′ouvre jamais pour lire le texte mais pour s′enchanter une fois de plus des couleurs qu′y a ajoutées quelque émule de Fouquet et qui font tout le prix de l′ouvrage. Et pourtant, même n′ouvrir ces livres lus autrefois que pour regarder les images qui ne les ornaient pas alors me semblerait encore si dangereux que, même en ce sens, le seul que je pusse comprendre, je ne serais pas tenté d′être bibliophile. Je sais trop combien ces images laissées par l′esprit sont aisément effacées par l′esprit. Aux anciennes il en substitue de nouvelles qui n′ont plus le même pouvoir de résurrection. Et si j′avais encore le François le Champi que maman sortit un soir du paquet de livres que ma grand′mère devait me donner pour ma fête, je ne le regarderais jamais ; j′aurais trop peur d′y insérer peu à peu de mes impressions d′aujourd′hui couvrant complètement celles d′autrefois, j′aurais trop peur de le voir devenir à ce point une chose du présent que, quand je lui demanderais de susciter une fois encore l′enfant qui déchiffra son titre dans la petite chambre de Combray, l′enfant, ne reconnaissant pas son accent, ne répondît plus à son appel et restât pour toujours enterré dans l′oubli.
More than this, a thing we saw at a certain period, a book we read, does not remain for ever united only with what was then around us; it remains just as faithfully one with us as we then were and can only be recovered by the sensibility restoring the individual as he then was. If, ever in thought, I take up François le Champi in the library, immediately a child rises within me and replaces me, who alone has the right to read that title François le Champi and who reads it as he read it then with the same impression of the weather out in the garden, with the same old dreams about countries and life, the same anguish of the morrow. If I see a thing of another period, another young man will emerge. And my personality of to-day is only an abandoned quarry which believes that all it contains is uniform and monotonous, but from which memory, like a sculptor of ancient Greece, produces innumerable statues. I say, everything we see again, for books, behaving in that respect like things, through the way their cover opens, through the quality of the paper, can preserve within themselves as vivid a memory of how I then imagined Venice or of the wish I had to go there, as the sentences themselves. More vivid even, for the latter are sometimes an impediment like the photograph of a friend whom one recalls less after looking at it than when one contents oneself with thinking of him. Certainly in the case of many books of my youth, even, alas, those by Bergotte himself, when I happened to take them up on an evening I was tired, it was as though I had taken a train in the hope of obtaining repose by seeing different scenes and by breathing the atmosphere of former days. It often happens that the desired evocation is hindered by prolonged reading. There is one of Bergotte′s books (the copy in this library contained a toadying and most platitudinous dedication to the Prince) which I read through one winter day some time ago when I could not see Gilberte, and I failed to discover those pages I formerly so much loved. Certain words made me think they were those pages but they were not. Where was the beauty I then found in them? Yet the snow which covered the Champs èlysées on the day I read it still covers the volume. I see it still. And for that reason, had I been tempted to become a bibliophile like the Prince de Guermantes, I should only have been one in a way of my own, one who seeks a beauty independent of the value proper to the book and which consists for collectors in knowing the libraries through which it has passed, that it was given when such and such an event occurred to such and such a sovereign, to such and such a celebrity, in following its life from sale to sale; that beauty of a book which is in a sense historical, would not have been lost upon me. But I should extract that beauty with better will from the history of my own life, that is to say, not as a book-fancier; and it would often happen that I attached that beauty, not to the material volume itself but to a work such as this François le Champi contemplated for the first time in my little room at Combray during that night, perhaps the sweetest and the saddest of my life, when, alas, (at a time when the mysterious Guermantes seemed very inaccessible to me) I had wrung from my parents that first abdication from which I was able to date the decline of my health and of my will, my renunciation of a difficult task which every ensuing day made more painful — a task reassumed to-day in the library of those very Guermantes, on the most wonderful day when not only the former gropings of my thought but even the aim of my life and perhaps that of art were illuminated. Moreover, I should have been capable of interesting myself in the copies of books themselves in a living sense. The first edition of a work would have been more precious to me than the others but I should have understood by the first edition the one I read for the first time. I should seek original editions but by that I should mean books from which I got an original impression. For the impressions that follow are no longer original. I should collect the bindings of novels of former days, but they would be the days when I read my first novels, the days when my father repeated so often “Sit up straight”. Like the dress in which we have seen a woman for the first time, they could help me to recover my love of then, the beauty which I had supplanted by so many images, ever less loved; in order to find it again, I who am no longer the self who felt it, must give place to the self I then was in order that he shall recall what he alone knew, what the self of to-day does not know. The library which I should thus collect would have a greater value still, for the books I read formerly at Combray, at Venice, enriched now by memory with spacious illuminations representing the church of Saint-Hilaire, the gondola moored at the foot of San Giorgio Maggiore on the Grand Canal incrusted with flashing sapphires, would have become worthy of those medallioned scrolls and historic bibles which the collector never opens in order to read the text but only to be again enchanted by the colours with which some competitor of Fouquet has embellished them and which constitute all the value of the work. And yet to open those books read formerly only to look at the images which did not then adorn them would seem to me so dangerous that even in that sense, the only one I understand, I should not be tempted to become a bibliophile. I know too well how easily the images left by the mind are effaced by the mind. It replaces the old ones by new which have not the same power of resurrection. And if I still had the François le Champi which my mother selected one day from the parcel of books my grandmother was to give me for my birthday, I would never look at it; I should be too much afraid that, little by little, my impressions of to-day would insert themselves in it and blot out the earlier ones, I should be too fearful of its becoming so much a thing of the present that when I asked it to evoke again the child who spelt out its title in the little room at Combray, that child, unable to recognise its speech, would no longer respond to my appeal and would be for ever buried in oblivion.
L′idée d′un art populaire comme d′un art patriotique, si même elle n′avait pas été dangereuse, me semblait ridicule. S′il s′agissait de le rendre accessible au peuple, on sacrifiait les raffinements de la forme «Â bons pour des oisifs »Â ; or, j′avais assez fréquenté de gens du monde pour savoir que ce sont eux les véritables illettrés, et non les ouvriers électriciens. À cet égard, un art, populaire par la forme, eût été destiné plutôt aux membres du Jockey qu′à ceux de la Confédération générale du travail ; quant aux sujets, les romans populaires enivrent autant les gens du peuple que les enfants ces livres qui sont écrits pour eux. On cherche à se dépayser en lisant, et les ouvriers sont aussi curieux des princes que les princes des ouvriers. Dès le début de la guerre, M. Barrès avait dit que l′artiste (en l′espèce le Titien) doit avant tout servir la gloire de sa patrie. Mais il ne peut la servir qu′en étant artiste, c′est-à-dire qu′à condition, au moment où il étudie les lois de l′Art, institue ses expériences et fait ses découvertes, aussi délicates que celles de la Science, de ne pas penser à autre chose — fût-ce à la patrie — qu′à la vérité qui est devant lui. N′imitons pas les révolutionnaires qui par «Â civisme » méprisaient, s′ils ne les détruisaient pas, les œuvres de Watteau et de La Tour, peintres qui honoraient davantage la France que tous ceux de la Révolution. L′anatomie n′est peut-être pas ce que choisirait un cœur tendre, si l′on avait le choix. Ce n′est pas la bonté de son cœur vertueux, laquelle était fort grande, qui a fait écrire à Choderlos de Laclos les Liaisons Dangereuses, ni son goût pour la bourgeoisie, petite ou grande, qui a fait choisir à Flaubert comme sujets ceux de Madame Bovary et de l′Éducation Sentimentale. Certains disaient que l′art d′une époque de hâte serait bref, comme ceux qui prédisaient avant la guerre qu′elle serait courte. Le chemin de fer devait aussi tuer la contemplation, il était vain de regretter le temps des diligences, mais l′automobile remplit leur fonction et arrête à nouveau les touristes vers les églises abandonnées.
The idea of a popular art like that of a patriotic art, even if it were not dangerous, seems to me absurd. If it were a matter of making it accessible to the masses one would have to sacrifice the delicacies of form “suitable for idle people”; and I had frequented people in society enough to know that it is they who are the veritable unlettered not the working electricians. In that respect a popular art-form should rather be intended for members of the Jockey Club than for those of the General Confederation of Labour; as to subjects, popular novels intoxicate the people like books written for children. They seek distraction through reading, and workmen are as inquisitive about princes as princes are about workmen. From the beginning of the war M. Barrés said that the artist (such as Titian) must above all work for the glory of his country. But he could only serve it as an artist, that is to say, on the condition, when he studies the laws of art, serves his apprenticeship and makes discoveries as intricate as those of science, that he must think of nothing — were it even his fatherland — except the truth he has to face. Do not let us imitate the revolutionaries who on account of their civic spirit despised when they did not destroy the works of Watteau and La Tour, painters who did more for the honour of France than all who took part in the Revolution. A soft-hearted person would not, perhaps, of his own accord choose anatomy as a subject of study. It was not the goodness of his virtuous heart, great though that was, which made Choderlos de Laclos write Liaisons dangereuses nor was it Flaubert′s preference for the small or great bourgeoisie which made him select “Madame Bovary” and “L′Education sentimentale“ as subjects. Some people say that the art of a period of speed must be brief like those who said the war would be short before it had taken place. By the same reasoning, the railway should have killed contemplation. Yet it was vain to regret the period of stage-coaches for the automobile, in taking their place, still stops for tourists in front of abandoned churches.
Une image offerte par la vie nous apporte en réalité, à ce moment-là, des sensations multiples et différentes. La vue, par exemple, de la couverture d′un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d′une lointaine nuit d′été. Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d′un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée, qui semblait du lait durci, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n′est pas qu′une heure, c′est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément — rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s′éloigne par là d′autant plus du vrai qu′elle prétend se borner à lui — rapport unique que l′écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents. On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu′au moment où l′écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l′art à celui qu′est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d′un beau style, ou même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence en les réunissant l′une et l′autre, pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore, et les enchaînera par le lien indescriptible d′une alliance de mots. La nature elle-même, à ce point de vue, ne m′avait-elle pas mis sur la voie de l′art, n′était-elle pas commencement d′art, elle qui souvent ne m′avait permis de connaître la beauté d′une chose que longtemps après, dans une autre, midi à Combray que dans le bruit de ses cloches, les matinées de Doncières que dans les hoquets de notre calorifère à eau ? Le rapport peut être peu intéressant, les objets médiocres, le style mauvais, mais tant qu′il n′y a pas eu cela il n′y a rien eu. La littérature qui se contente de «Â décrire les choses », de donner un misérable relevé de leurs lignes et de leur surface, est, malgré sa prétention réaliste, la plus éloignée de la réalité, celle qui nous appauvrit et nous attriste le plus, ne parlât-elle que de gloire et de grandeurs, car elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec le passé, dont les choses gardent l′essence, et l′avenir, où elles nous incitent à le goûter encore. Mais il y avait plus. Si la réalité était cette espèce de déchet de l′expérience, à peu près identique pour chacun, parce que, quand nous disons : un mauvais temps, une guerre, une station de voitures, un restaurant éclairé, un jardin en fleurs, tout le monde sait ce que nous voulons dire ; si la réalité était cela, sans doute une sorte de film cinématographique de ces choses suffirait et le «Â style », la «Â littérature » qui s′écarteraient de leur simple donnée seraient un hors-d′œuvre artificiel. Mais était-ce bien cela la réalité ? Si j′essayais de me rendre compte de ce qui se passe, en effet, en nous au moment où une chose nous fait une certaine impression, soit que, comme ce jour où, en passant sur le pont de la Vivonne, l′ombre d′un nuage sur l′eau m′eût fait crier «Â zut alors ! » en sautant de joie ; soit qu′écoutant une phrase de Bergotte tout ce que j′eusse vu de mon impression c′est ceci qui ne lui convenait pas spécialement : «Â C′est admirable »Â ; soit qu′irrité d′un mauvais procédé, Bloch prononçât ces mots qui ne convenaient pas du tout à une aventure si vulgaire : «Â Qu′on agisse ainsi, je trouve cela même fantastique »Â ; soit quand, flatté d′être bien reçu chez les Guermantes, et d′ailleurs un peu grisé par leurs vins, je n′aie pu m′empêcher de dire à mi-voix, seul, en les quittant : «Â Ce sont tout de même des êtres exquis avec qui il serait doux de passer la vie », je m′apercevais que, pour exprimer ces impressions, pour écrire ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n′a pas, dans le sens courant, à l′inventer puisqu′il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d′un écrivain sont ceux d′un traducteur.
A picture of life brings with it multiple and varied sensations. The sight, for instance, of the cover of a book which has been read spins from the character of its title the moonbeams of a distant summer-night. The taste of our morning coffee brings us that vague hope of a fine day which formerly so often smiled at us in the unsettled dawn from a fluted bowl of porcelain which seemed like hardened milk. An hour is not merely an hour, it is a vase filled with perfumes, with sounds, with projects, with climates. What we call reality is a relation between those sensations and those memories which simultaneously encircle us — a relation which a cinematographic vision destroys because its form separates it from the truth to which it pretends to limit itself — that unique relation which the writer must discover in order that he may link two different states of being together for ever in a phrase. In describing objects one can make those which figure in a particular place succeed each other indefinitely; the truth will only begin to emerge from the moment that the writer takes two different objects, posits their relationship, the analogue in the world of art to the only relationship of causal law in the world of science, and encloses it within the circle of fine style. In this, as in life, he fuses a quality common to two sensations, extracts their essence and in order to withdraw them from the contingencies of time, unites them in a metaphor, thus chaining them together with the indefinable bond of a verbal alliance. Was not nature herself from this point of view, on the track of art, was she not the beginning of art, she who often only permitted me to realise the beauty of an object long afterwards in another, mid-day at Combray only through the sound of its bells, mornings at Doncières only through the groans of our heating apparatus. The relationship may be of little interest, the objects commonplace, the style bad, but unless there is that relationship, there is nothing. A literature which is content with “describing things”, with offering a wretched summary of their lines and surfaces, is, in spite of its prétention to realism, the furthest from reality, the one which impoverishes us and saddens us the most, however much it may talk of glory and grandeur, for it abruptly severs communication between our present self, the past of which objects retain the essence and the future in which they encourage us to search for it again. But there is more. If reality were that sort of waste experience approximately identical in everyone because when we say: “bad weather”, “war”, “cab-stand”, “lighted restaurant”, “flower garden”, everybody knows what we mean — if reality were that, no doubt a sort of cinematographic film of these things would suffice and “style”, “literature” isolating itself from that simple datum would be an artificial hors d′oeuvre. But is it so in reality? If I tried to render conscious to myself what takes place in us at the moment a circumstance or an event makes a certain impression, if, on the day I crossed the Vivonne bridge, the shadow of a cloud on the water made me jump for joy and ejaculate “hullo!” if, listening to a phrase of Bergotte, all I could make of my impression were an expression such as “Admirable!” which did not specially apply to it, if, annoyed by somebody′s bad behaviour, Bloch uttered words with no particular relevance to so sordid an adventure: such as “I consider it fantastic for a man to behave like that”, or if flattered at being well received by the Guermantes and perhaps a little drunk on their wine, I could not help saying to myself in an undertone as I left them: “After all, they′re charming people whom it would be delightful to spend one′s life with,” I perceived that to express those impressions, to write that essential book, which is the only true one, a great writer does not, in the current meaning of the word, invent it, but, since it exists already in each one of us, interprets it. The duty and the task of a writer are those of an interpreter.
Or si, quand il s′agit du langage inexact de l′amour-propre par exemple, le redressement de l′oblique discours intérieur (qui va s′éloignant de plus en plus de l′impression première et cérébrale) jusqu′à ce qu′il se confonde avec la droite qui aurait dû partir de l′impression, si ce redressement est chose malaisée contre quoi boude notre paresse, il est d′autres cas, celui où il s′agit de l′amour, par exemple, où ce même redressement devient douloureux. Toutes nos feintes indifférences, toute notre indignation contre ses mensonges si naturels, si semblables à ceux que nous pratiquons nous-mêmes, en un mot tout ce que nous n′avons cessé, chaque fois que nous étions malheureux ou trahis, non seulement de dire à l′être aimé, mais même, en attendant de le voir, de nous dire sans fin à nous-mêmes, quelquefois à haute voix, dans le silence de notre chambre troublé par quelques : «Â non, vraiment, de tels procédés sont intolérables » et «Â j′ai voulu te recevoir une dernière fois et ne nierai pas que cela me fasse de la peine », ramener tout cela à la vérité ressentie dont cela s′était tant écarté, c′est abolir tout ce à quoi nous tenions le plus, ce qui, seul à seul avec nous-mêmes, dans des projets fiévreux de lettres et de démarches, fut notre entretien passionné avec nous-mêmes.
And if, where an inaccurate mode of expression inspired by the writer′s self-esteem is concerned, the straightening-out of the oblique inner utterance (which diverges more and more from the original mental impression) until it makes one with the straight line which should have issued from that impression, if that straightening-out is an uneasy process against which our idleness rebels, there are other cases, of love, for instance, where that same straightening-out becomes painful. All our feigned indifferences, all our natural indignation at its inevitable lies, so like our own, in a word, all that we constantly said when we were unhappy or deceived, not only to the being we loved but even to ourselves while awaiting her, sometimes aloud in the silence of our chamber, marked by: “No, really such behaviour is unbearable,” and “I′ve decided to see you for the last time. I can′t deny the pain it causes,” to bring back what was really and truly felt from where it had strayed, is to abolish everything we most clung to, the matter of our passionate self-communion during fevered moments when, face to face with ourselves, we asked what letter we could write, what should be our next step.
Même dans les joies artistiques, qu′on recherche pourtant en vue de l′impression qu′elles donnent, nous nous arrangeons le plus vite possible à laisser de côté comme inexprimable ce qui est précisément cette impression même, et à nous attacher à ce qui nous permet d′en éprouver le plaisir sans le connaître, jusqu′au fond et de croire le communiquer à d′autres amateurs avec qui la conversation sera possible, parce que nous leur parlerons d′une chose qui est la même pour eux et pour nous, la racine personnelle de notre propre impression étant supprimée. Dans les moments mêmes où nous sommes les spectateurs les plus désintéressés de la nature, de la société, de l′amour, de l′art lui-même, comme toute impression est double, à demi engainée dans l′objet, prolongée en nous-mêmes par une autre moitié que seuls nous pourrions connaître, nous nous empressons de négliger celle-là, c′est-à-dire la seule à laquelle nous devrions nous attacher, et nous ne tenons compte que de l′autre moitié qui, ne pouvant pas être approfondie parce qu′elle est extérieure, ne sera cause pour nous d′aucune fatigue : le petit sillon qu′une phrase musicale ou la vue d′une église a creusé en nous, nous trouvons trop difficile de tâcher de l′apercevoir. Mais nous rejouons la symphonie, nous retournons voir l′église jusqu′à ce que — dans cette fuite loin de notre propre vie que nous n′avons pas le courage de regarder, et qui s′appelle l′érudition — nous les connaissions aussi bien, de la même manière, que le plus savant amateur de musique ou d′archéologie. Aussi combien s′en tiennent là qui n′extraient rien de leur impression, vieillissent inutiles et insatisfaits, comme des célibataires de l′art. Ils ont les chagrins qu′ont les vierges et les paresseux, et que la fécondité dans le travail guérirait. Ils sont plus exaltés à propos des œuvres d′art que les véritables artistes, car leur exaltation n′étant pas pour eux l′objet d′un dur labeur d′approfondissement, elle se répand au dehors, échauffe leurs conversations, empourpre leur visage ; ils croient accomplir un acte en hurlant à se casser la voix : «Â Bravo, bravo » après l′exécution d′une œuvre qu′ils aiment. Mais ces manifestations ne les forcent pas à éclaircir la nature de leur amour, ils ne la connaissent pas. Cependant celui-ci, inutilisé, reflue même sur leurs conversations les plus calmes, leur fait faire de grands gestes, des grimaces, des hochements de tête quand ils parlent d′art. «Â J′ai été à un concert où on jouait une musique qui, je vous avouerai, ne m′emballait pas. On commence alors le quatuor. Ah ! mais, nom d′une pipe ! ça change (la figure de l′amateur à ce moment-là exprime une inquiétude anxieuse comme s′il pensait : «Â Mais je vois des étincelles, ça sent le roussi, il y a le feu » ). Tonnerre de Dieu, ce que j′entends là c′est exaspérant, c′est mal écrit, mais c′est épastrouillant, ce n′est pas l′œuvre de tout le monde. » Encore, si risibles que soient ces amateurs, ils ne sont pas tout à fait à dédaigner. Ils sont les premiers essais de la nature qui veut créer l′artiste, aussi informes, aussi peu viables que ces premiers animaux qui précédèrent les espèces actuelles et qui n′étaient pas constitués pour durer. Ces amateurs velléitaires et stériles doivent nous toucher comme ces premiers appareils qui ne purent quitter la terre mais où résidait, non encore le moyen secret et qui restait à découvrir, mais le désir du vol. «Â Et, mon vieux, ajoute l′amateur en vous prenant par le bras, moi c′est la huitième fois que je l′entends, et je vous jure bien que ce n′est pas la dernière. » Et, en effet, comme ils n′assimilent pas ce qui dans l′art est vraiment nourricier, ils ont tout le temps besoin de joies artistiques, en proie à une boulimie qui ne les rassasie jamais. Ils vont donc applaudir longtemps de suite la même œuvre, croyant, de plus, que leur présence réalise un devoir, un acte, comme d′autres personnes la leur à une séance d′un Conseil d′administration, à un enterrement. Puis viennent des œuvres autres, même opposées, que ce soit en littérature, en peinture ou en musique. Car la faculté de lancer des idées, des systèmes, et surtout de se les assimiler, a toujours été beaucoup plus fréquente, même chez ceux qui produisent, que le véritable goût, mais prend une extension plus considérable depuis que les revues, les journaux littéraires se sont multipliés (et avec eux les vocations factices d′écrivains et d′artistes). Ainsi la meilleure partie de la jeunesse, la plus intelligente, la plus intéressée, n′aimait-elle plus que les œuvres ayant une haute portée morale et sociologique, même religieuse. Elle s′imaginait que c′était là le critérium de la valeur d′une œuvre, renouvelant ainsi l′erreur des David, des Chenavard, des Brunetière, etc. On préférait à Bergotte, dont les plus jolies phrases avaient exigé en réalité un bien plus profond repli sur soi-même, des écrivains qui semblaient plus profonds simplement parce qu′ils écrivaient moins bien. La complication de son écriture n′était faite que pour des gens du monde, disaient des démocrates, qui faisaient ainsi aux gens du monde un honneur immérité. Mais dès que l′intelligence raisonneuse veut se mettre à juger des œuvres d′art, il n′y a plus rien de fixe, de certain : on peut démontrer tout ce qu′on veut. Alors que la réalité du talent est un bien, une acquisition universelle, dont on doit avant tout constater la présence sous les modes apparentes de la pensée et du style, c′est sur ces dernières que la critique s′arrête pour classer les auteurs. Elle sacre prophète à cause de son ton péremptoire, de son mépris affiché pour l′école qui l′a précédé, un écrivain qui n′apporte nul message nouveau. Cette constante aberration de la critique est telle qu′un écrivain devrait presque préférer être jugé par le grand public (si celui-ci n′était incapable de se rendre compte même de ce qu′un artiste a tenté dans un ordre de recherches qui lui est inconnu). Car il y a plus d′analogie entre la vie instinctive du public et le talent d′un grand écrivain, qui n′est qu′un instinct religieusement écouté au milieu du silence, imposé à tout le reste, un instinct perfectionné et compris, qu′avec le verbiage superficiel et les critères changeants des juges attitrés. Leur logomachie se renouvelle de dix ans en dix ans (car le kaléidoscope n′est pas composé seulement par les groupes mondains, mais par les idées sociales, politiques, religieuses qui prennent une ampleur momentanée grâce à leur réfraction dans les masses étendues, mais restent limitées malgré cela à la courte vie des idées dont la nouveauté n′a pu séduire que des esprits peu exigeants en fait de preuves). Ainsi s′étaient succédé les partis et les écoles, faisant se prendre à eux toujours les mêmes esprits, hommes d′une intelligence relative, toujours voués aux engouements dont s′abstiennent des esprits plus scrupuleux et plus difficiles en fait de preuves. Malheureusement, justement parce que les autres ne sont que de demi-esprits, ils ont besoin de se compléter dans l′action, ils agissent ainsi plus que les esprits supérieurs, attirent à eux la foule et créent autour d′eux non seulement les réputations surfaites et les dédains injustifiés mais les guerres civiles et les guerres extérieures, dont un peu de critique point royaliste sur soi-même devrait préserver. Et quant à la jouissance que donne à un esprit parfaitement juste, à un cœur vraiment vivant, la belle pensée d′un maître, elle est sans doute entièrement saine, mais, si précieux que soient les hommes qui la goûtent vraiment (combien y en a-t-il en vingt ans), elle les réduit tout de même à n′être que la pleine conscience d′un autre. Qu′un homme ait tout fait pour être aimé d′une femme qui n′eût pu que le rendre malheureux, mais n′ait même pas réussi, malgré ses efforts redoublés pendant des années, à obtenir un rendez-vous de cette femme, au lieu de chercher à exprimer ses souffrances et le péril auquel il a échappé, il relit sans cesse, en mettant sous elle «Â un million de mots » et les souvenirs les plus émouvants de sa propre vie, cette pensée de La Bruyère : «Â Les hommes souvent veulent aimer et ne sauraient y réussir, ils cherchent leur défaite sans pouvoir la rencontrer, et, si j′ose ainsi parler, ils sont contraints de demeurer libres. » Que ce soit ce sens ou non qu′ait eu cette pensée pour celui qui l′écrivit (pour qu′elle l′eût, et ce serait plus beau, il faudrait «Â être aimés » au lieu d′«Â aimer » ), il est certain qu′en lui ce lettré sensible la vivifie, la gonfle de signification jusqu′à la faire éclater, il ne peut la redire qu′en débordant de joie tant il la trouve vraie et belle, mais il n′y a malgré tout rien ajouté, et il reste seulement la pensée de La Bruyère.
Even when we seek artistic delights for the sake of the impression they make on us, we manage quickly to dispense with the impression itself and to fix our attention on that element in it which enables us to experience pleasure without penetrating to its depth, and thinking we can communicate it to others in conversation because we shall be talking to them about something common to them and to us, the personal root impression is eliminated. In the very moments when we are the most disinterested spectators of nature, of society, of love, of art itself — as all impression is two-fold, half-sheathed in the object, prolonged in ourselves by another half which we alone can know — we hasten to neglect the latter, that is to say, the only one on which we should concentrate and fasten merely on the other half which, being unfathomable because it is exterior to ourselves, causes us no fatigue; we consider the effort to perceive the little groove which a musical phrase or the view of a church has hollowed in ourselves too arduous. But we play the symphony over and over again, we go back to look at the church until — in that flight far away from our own life which we have not the courage to face called erudition — we get to know them as well, and in the same way as the most accomplished musical or archaeological amateur. And how many stop at that point, get nothing from their impression, and ageing useless and unsatisfied, remain sterile celibates of art! To them come the same discontents as to virgins and idlers whom the fecundity of labour would cure. They are more exalted when they talk about works of art than real artists, for their enthusiasm, not being an incentive to the hard task of penetrating to the depths, expands outwards, heats their conversation and empurples their faces; they think they are doing something by shrieking at the tops of their voices: “Bravo! Bravo!” after the performance of a composition they like. But these manifestations do not force them to clarify the character of their admiration, so they learn nothing. Nevertheless, this futile admiration overflows in their most ordinary conversation and causes them to make gestures, grimaces and movements of the head when they talk of art: “I was at a concert where they were playing music which I can assure you did not thrill me. Then they began the quartette. Ah! My word! That changed it! (The face of the amateur at that moment expresses anxious apprehension as if he were thinking: ‘I see sparks flying, there′s a smell of burning, there′s a fire!′) Bless my soul! This is maddening! It′s badly composed but it′s flabbergasting! This is no ordinary work.” But laughable as those amateurs may be, they are not altogether to be despised. They are the first attempts of nature to create an artist, as formless and unviable as the antediluvian animals which preceded those of to-day and which were not created to endure. These whimsical and sterile amateurs affect us much as did those first mechanical contrivances which could not leave the earth, in which, though the secret means remained to be discovered, was contained the aspiration of flight. “And, old fellow,” adds the amateur, taking you by the arm, “it′s the eighth time I′ve heard it and I swear to you it won′t be the last.” And in truth since they do not assimilate from art what is really nourishing, they perpetually need artistic stimulus, because they are a prey to a craving which can never be assuaged. So they will go on applauding the same work for a long time to come, believing that their presence is a duty, such as others fulfil at a board-meeting or a funeral. Then come other works whether of literature, of painting or of music which create opposition. For the faculty of starting ideas or systems and above all of assimilating them has always been much more frequent even amongst those who create, than real taste, but has been extended since the reviews, the literary papers, have multiplied (and with them the artificial profession of writers and artists). Thus the best of the young, the most intelligent, the most intense, preferred works of an elevated moral, sociological or religious tendency. They imagined that such considerations constitute the value of a work, thus renewing the error of the Davids, the Chenavards, the Brunetières; they prefer to Bergotte whose lightest phrases really exacted a much deeper return to oneself, writers who seemed more profound only because they wrote less well. The complexity of Bergotte′s writing was only meant for society people, was the comment of these democrats, who thus did society people an honour they did not deserve. But from the moment that works of art are judged by reasoning, nothing is stable or certain, one can prove anything one likes. Whereas the reality of genius is a benefaction, an acquisition for the world at large, the presence of which must first be identified beneath the more obvious modes of thought and style, criticism stops at this point and assesses writers by the form instead of the matter. It consecrates as a prophet a writer who, while expressing in arrogant terms his contempt for the school which preceded him, brings no new message. This constant aberration of criticism has reached a point where a writer would almost prefer to be judged by the general public (were it not that it is incapable of understanding the researches an artist has been attempting in a sphere unknown to it). For there is more analogy between the instinctive life of the public and the genius of a great writer which is itself but instinct, realised and perfected, to be listened to in a religious silence imposed upon all others, than there is in the superficial verbiage and changing criteria of self-constituted judges. Their wrangling renews itself every ten years for the kaleidoscope is not composed only of groups in society but of social, political and religious ideas which obtain a momentary expansion, thanks to their refraction in the masses but survive only so long as their novelty influences minds which exact little in the way of proof. Again, parties and schools succeed each other, always catering to the same mentalities, men of relative intelligence prone to extravagances from which minds more scrupulous and more difficult to convince, abstain. Unhappily, just because the former are only half-minds they require action to complete themselves and as through this they exercise more influence than superior minds, they impose themselves on the mass and create a constituency not merely of unmerited reputations and unjustifiable rancours but also of civil and exterior warfare from which a little self-criticism might have saved them. Now the enjoyment a well-balanced mind, a heart which is really alive, gets from the beautiful thought of a master, is undoubtedly wholesome, but valuable as are those who properly appreciate that thought (how many are there in twenty years?) they are reduced by their very enjoyment to being no more than the enlarged consciousness of another. A man may have done everything in his power to be loved by a woman who would only make him unhappy but has not succeeded, in spite of all his attempts during years, in obtaining an assignation with her. Instead of seeking to express his sufferings and the danger from which he has escaped, he ceaselessly re-reads this thought of Labruyère making it represent a thousand implications and the most moving memories of his own life: “Men often want to love and I do not know how to, they seek defeat without being able to encounter it and, if I may say so, are forced to remain free.” Whether this thought had this meaning or not for him who wrote it (for it to have that meaning he ought to have said “to be loved” instead of “to love” and it would have been more beautiful), it is certain that this sensitive man of letters endows the thought with life, swells it with significance until it bursts within him and he cannot repeat it without a feeling of immense satisfaction, so completely true and beautiful does it seem to him, although, after all, he has added nothing to it and it remains simply a thought of Labruyère.
Comment la littérature de notations aurait-elle une valeur quelconque, puisque c′est sous de petites choses comme celles qu′elle note que la réalité est contenue (la grandeur dans le bruit lointain d′un aéroplane, dans la ligne du clocher de Saint-Hilaire, le passé dans la saveur d′une madeleine, etc.) et qu′elles sont sans signification par elles-mêmes si on ne l′en dégage pas ? Peu à peu conservée par la mémoire, c′est la chaîne de toutes les impressions inexactes, où ne reste rien de ce que nous avons réellement éprouvé, qui constitue pour nous notre pensée, notre vie, la réalité, et c′est ce mensonge-là que ne ferait que reproduire un art soi-disant «Â vécu », simple comme la vie, sans beauté, double emploi si ennuyeux et si vain de ce que nos yeux voient et de ce que notre intelligence constate, qu′on se demande où celui qui s′y livre trouve l′étincelle joyeuse et motrice, capable de le mettre en train et de le faire avancer dans sa besogne. La grandeur de l′art véritable, au contraire, de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c′était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d′épaisseur et d′imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l′avoir connue, et qui est tout simplement notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie, par conséquent, réellement vécue, cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l′artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu′ils ne cherchent pas à l′éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d′innombrables clichés qui restent inutiles parce que l′intelligence ne les a pas «Â développés ». Ressaisir notre vie ; et aussi la vie des autres ; car le style, pour l′écrivain aussi bien que pour le peintre, est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu′il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s′il n′y avait pas l′art, resterait le secret éternel de chacun. Par l′art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n′est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu′il peut y avoir dans la lune. Grâce à l′art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu′il y a d′artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l′infini, et qui bien des siècles après qu′est éteint le foyer dont ils émanaient, qu′il s′appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient leur rayon spécial.
How can a literature of notations have any value since it is beneath the little things it notes that the reality exists (the grandeur in the distant sound of an aeroplane, in the outline of the belfry of Saint-Hilaire, the past in the savour of a madeleine) these being without significance in themselves if one does not disengage it from them. Accumulated little by little in the memory, the chain of all the obscure impressions where nothing! of what we actually experienced remains, constitutes our thought, our life, reality and it is that lie which a so-called “lived art” would only reproduce, an art as crude as life, without beauty, a reproduction so wearisome and futile of what our eyes have seen and our intelligence has observed, that one asks oneself how he who makes that his aim can find in it the exultant stimulus which gives zest to work. The grandeur of veritable art, to the contrary of what M. de Norpois called “a dilettante′s amusement”, is to recapture, to lay hold of, to make one with ourselves that reality far removed from the one we live in, from which we separate ourselves more and more as the knowledge which we substitute for it acquires a greater solidity and impermeability, a reality we run the risk of never knowing before we die but which is our real, our true life at last revealed and illumined, the only life which is really lived and which in one sense lives at every moment in all men as well as in the artist. But they do not see it because they do not seek to illuminate it. And thus their past is encumbered with innumerable “negatives” which remain useless because the intelligence has not “developed” them. To lay hold of our life; and also the life of others; for a writer′s style and also a painter′s are matters not of technique but of vision. It is the revelation, impossible by direct and conscious means, of the qualitative difference there is in the way in which we look at the world, a difference which, without art, would remain for ever each man′s personal secret. By art alone we are able to get outside ourselves, to know what another sees of this universe which for him is not ours, the landscapes of which would remain as unknown to us as those of the moon. Thanks to art, instead of seeing one world, our own, we see it multiplied and as many original artists as there are, so many worlds are at our disposal, differing more widely from each other than those which roll round the infinite and which, whether their name be Rembrandt or Ver Meer, send us their unique rays many centuries after the hearth from which they emanate is extinguished.
Ce travail de l′artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l′expérience, sous des mots quelque chose de différent, c′est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous-même, l′amour-propre, la passion, l′intelligence et l′habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher maintenant, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie. En somme, cet art si compliqué est justement le seul art vivant. Seul il exprime pour les autres et nous fait voir à nous-même notre propre vie, cette vie qui ne peut pas s′«Â observer », dont les apparences qu′on observe ont besoin d′être traduites, et souvent lues à rebours, et péniblement déchiffrées. Ce travail qu′avaient fait notre amour-propre, notre passion, notre esprit d′imitation, notre intelligence abstraite, nos habitudes, c′est ce travail que l′art défera, c′est la marche en sens contraire, le retour aux profondeurs, où ce qui a existé réellement gît inconnu de nous qu′il nous fera suivre. Et sans doute c′était une grande tentation que de recréer la vraie vie, de rajeunir les impressions. Mais il y fallait du courage de tout genre et même sentimental. Car c′était avant tout abroger ses plus chères illusions, cesser de croire à l′objectivité de ce qu′on a élaboré soi-même, et au lieu de se bercer une centième fois de ces mots «Â elle était bien gentille », lire au travers : «Â j′avais du plaisir à l′embrasser ». Certes, ce que j′avais éprouvé dans ces heures d′amour, tous les hommes l′éprouvent aussi. On éprouve, mais ce qu′on a éprouvé est pareil à certains clichés qui ne montrent que du noir tant qu′on ne les a pas mis près d′une lampe, et qu′eux aussi il faut regarder à l′envers : on ne sait pas ce que c′est tant qu′on ne l′a pas approché de l′intelligence. Alors seulement quand elle l′a éclairé, quand elle l′a intellectualisé, on distingue, et avec quelle peine, la figure de ce qu′on a senti. Mais je me rendais compte aussi que cette souffrance, que j′avais connue d′abord avec Gilberte, que notre amour n′appartienne pas à l′être qui l′inspire, est salutaire accessoirement comme moyen. (Car si peu que notre vie doive durer, ce n′est que pendant que nous souffrons que nos pensées, en quelque sorte agitées de mouvements perpétuels et changeants, font monter comme dans une tempête, à un niveau d′où nous pouvons les voir, toute cette immensité réglée par des lois, sur laquelle, postés à une fenêtre mal placée, nous n′avons pas vue, car le calme du bonheur la laisse unie et à un niveau trop bas ; peut-être seulement pour quelques grands génies ce mouvement existe-t-il constamment sans qu′il y ait besoin pour eux des agitations de la douleur ; encore n′est-il pas certain, quand nous contemplons l′ample et régulier développement de leurs œuvres joyeuses, que nous ne soyons trop portés à supposer d′après la joie de l′œuvre celle de la vie, qui a peut-être été au contraire constamment douloureuse.) Mais principalement parce que si notre amour n′est pas seulement d′une Gilberte, ce qui nous fit tant souffrir ce n′est pas parce qu′il est aussi l′amour d′une Albertine, mais parce qu′il est une portion de notre âme plus durable que les moi divers qui meurent successivement en nous et qui voudraient égoî²´ement le retenir, portion de notre âme qui doit, quelque mal, d′ailleurs utile, que cela nous fasse, se détacher des êtres pour que nous en comprenions, et pour en restituer la généralité et donner cet amour, la compréhension de cet amour, à tous, à l′esprit universel et non à telle puis à telle, en lesquelles tel puis tel de ceux que nous avons été successivement voudraient se fondre.
This labour of the artist to discover a means of apprehending beneath matter and experience, beneath words, something different from their appearance, is of an exactly contrary nature to the operation in which pride, passion, intelligence and habit are constantly engaged within us when we spend our lives without self-communion, accumulating as though to hide our true impressions, the terminology for practical ends which we falsely call life. In short, this complex art is precisely the only living art. It alone expresses for others and makes us see, our own life, that life which cannot observe itself, the outer forms of which, when observed, need to be interpreted and often read upside down, in order to be laboriously deciphered. The work of our pride, our passion, our spirit of imitation, our abstract intelligence, our habits must be undone by art which takes the opposite course and returning to the depths where the real has its unknown being, makes us pursue it. It is, of course, a great temptation to recreate true life, to renew impressions. But courage of all kinds is required, even sentimental courage. For it means above all, abrogating our most cherished illusions, ceasing to believe in the objectivity of our own elaborations and, instead of soothing ourselves for the hundredth time with the words “she was very sweet”, reading into them “I liked kissing her”. Of course what I had experienced in hours of love every other man experiences. But what one has experienced is like certain negatives which show black until they are placed under a lamp and they too must be looked at from the back; we do not know what a thing is until we have approached it with our intelligence. Only when the intelligence illuminates it, when it has intellectualised it, we distinguish, and with how much difficulty, the shape of that which we have felt, and I realised also that the suffering I had formerly experienced with Gilberte in realising that our love has nothing to do with the being who inspires it, is salutary as a supplementary aid to knowledge. (For, however short a time our life may last it is only while we are suffering that our thoughts, in a constant state of agitation and change, cause the depths within us to surge as in a tempest to a height where we see that they are subject to laws which, until then, we could not observe, because the calm of happiness left those depths undisturbed. Perhaps only in the case of a few great geniuses is it possible for this movement to be constantly felt without their suffering turmoil and sadness; but again it is not certain, when we contemplate the spacious and uniform development of their serene achievements that we are not too much taking for granted that the buoyancy of the work implies that of its creator, who perhaps, on the contrary, was continuously unhappy.) But principally because if our love is not only for a Gilberte, what gives us so much pain is not that it is also the love of an Albertine but because it is a more durable part of our soul than the various selves which successively die in us, each of which would selfishly retain it, a part of our soul which must, whatever the pain, detach itself from those beings so that we should understand and constitute their generality and impart the meaning of that love to all men, to the universal consciousness and not to one woman, then to another with which first one, then another of our successive selves has desired to unite.
Il me fallait donc rendre leur sens aux moindres signes qui m′entouraient (Guermantes, Albertine, Gilberte, Saint-Loup, Balbec, etc.) et auxquels l′habitude l′avait fait perdre pour moi. Nous devons savoir que lorsque nous aurons atteint la réalité, pour l′exprimer, pour la conserver, nous devrons écarter ce qui est différent d′elle et ce que ne cesse de nous apporter la vitesse acquise de l′habitude. Plus que tout j′écarterais donc ces paroles que les lèvres plutôt que l′esprit choisissent, ces paroles pleines d′humour, comme on dit dans la conversation, et qu′après une longue conversation avec les autres on continue à s′adresser facticement et qui nous remplissent l′esprit de mensonges, ces paroles toutes physiques qu′accompagne chez l′écrivain qui s′abaisse à les transcrire le petit sourire, la petite grimace qui altère à tout moment, par exemple, la phrase parlée d′un Sainte-Beuve, tandis que les vrais livres doivent être les enfants non du grand jour et de la causerie mais de l′obscurité et du silence. Et comme l′art recompose exactement la vie, autour des vérités qu′on a atteintes en soi-même flottera toujours une atmosphère de poésie, la douceur d′un mystère qui n′est que le vestige de la pénombre que nous avons dû traverser, l′indication, marquée exactement comme par un altimètre, de la profondeur d′une œuvre. (Car cette profondeur n′est pas inhérente à certains sujets, comme le croient des romanciers matérialistement spiritualistes puisqu′ils ne peuvent pas descendre au delà du monde des apparences et dont toutes les nobles intentions, pareilles à ces vertueuses tirades habituelles chez certaines personnes incapables du plus petit effort de bonté, ne doivent pas nous empêcher de remarquer qu′ils n′ont même pas eu la force d′esprit de se débarrasser de toutes les banalités de forme acquises par l′imitation.)
It was, therefore, necessary for me to discover the meaning of the slightest signs that surrounded me (Guermantes, Albertine, Gilberte, Saint-Loup, Balbec, et cetera) which I had lost sight of owing to habit. We have to learn that to preserve and express reality when we have attained it, we must isolate it from everything that our habit of haste accumulates in opposition to it. Above all, I had, therefore to exclude words spoken by the lips but not by the mind; those humorous colloquialisms which after much social intercourse, we get accustomed to using artificially, which fill the mind with lies, those purely physical words uttered with a knowing smile by the writer who lowers himself by transcribing them, that little grimace which, for instance, constantly deforms the spoken phrase of a Sainte-Beuve, whereas real books must be children not of broad daylight and small-talk but of darkness and silence. And since art minutely reconstructs life round the verities one has apprehended in oneself, an atmosphere of poetry will always float round them, the sweetness of a mystery which is only the remains of twilight through which we have had to pass, the indication, like that of a measuring rod, of the depth of a work. (For that depth is not inherent in certain subjects as is believed by materialist-spiritual novelists, since they cannot penetrate beneath the world of appearances and their lofty intentions, like those virtuous tirades habitual to people who are incapable of the smallest kindly effort, must not prevent our observing that they have not even the mental power to throw off the ordinary banalities acquired by imitation.)
Quant aux vérités que l′intelligence — même des plus hauts esprits — cueille à claire-voie, devant elle, en pleine lumière, leur valeur peut être très grande ; mais elles ont des contours plus secs et sont planes, n′ont pas de profondeur parce qu′il n′y a pas eu de profondeurs à franchir pour les atteindre, parce qu′elles n′ont pas été recréées. Souvent des écrivains au fond de qui n′apparaissent plus ces vérités mystérieuses n′écrivent plus, à partir d′un certain âge, qu′avec leur intelligence qui a pris de plus en plus de force ; les livres de leur âge mûr ont, à cause de cela, plus de force que ceux de leur jeunesse, mais ils n′ont plus le même velours.
As to the verities which the intellect — even of highly endowed minds — gathers in the open road, in full daylight their value can be very great; but those verities have rigid outlines and are flat, they have no depth because no depths have been sounded to reach them — they have not been recreated. It often happens that writers who no longer exhibit these verities, as they grow old, only use their intelligence which has acquired more and more power; and though for this reason, their mature works are more able they have not the velvety quality of their youthful ones.
Je sentais pourtant que ces vérités que l′intelligence dégage directement de la réalité ne sont pas à dédaigner entièrement, car elles pourraient enchâsser d′une manière moins pure, mais encore pénétrée d′esprit, ces impressions que nous apporte hors du temps l′essence commune aux sensations du passé et du présent, mais qui, plus précieuses, sont aussi trop rares pour que l′œuvre d′art puisse être composée seulement avec elles. Capables d′être utilisées pour cela, je sentais se presser en moi une foule de vérités relatives aux passions, aux caractères, aux mœurs. Chaque personne qui nous fait souffrir peut être rattachée par nous à une divinité dont elle n′est qu′un reflet fragmentaire et le dernier degré, divinité dont la contemplation en tant qu′idée nous donne aussitôt de la joie au lieu de la peine que nous avions. Tout l′art de vivre, c′est de ne nous servir des personnes qui nous font souffrir que comme d′un degré permettant d′accéder à sa forme divine et de peupler ainsi journellement notre vie de divinités. La perception de ces vérités me causait de la joie ; pourtant il me semblait me rappeler que plus d′une d′entre elles, je l′avais découverte dans la souffrance, d′autres dans de bien médiocres plaisirs. Alors, moins éclatante sans doute que celle qui m′avait fait apercevoir que l′œuvre d′art était le seul moyen de retrouver le Temps perdu, une nouvelle lumière se fit en moi. Et je compris que tous ces matériaux de l′œuvre littéraire, c′était ma vie passée ; je compris qu′ils étaient venus à moi, dans les plaisirs frivoles, dans la paresse, dans la tendresse, dans la douleur emmagasinée par moi, sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même, que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la plante. Comme la graine, je pourrais mourir quand la plante se serait développée, et je me trouvais avoir vécu pour elle sans le savoir, sans que jamais ma vie me parût devoir entrer jamais en contact avec ces livres que j′aurais voulu écrire et pour lesquels, quand je me mettais autrefois à ma table, je ne trouvais pas de sujet. Ainsi toute ma vie jusqu′à ce jour aurait pu et n′aurait pas pu être résumée sous ce titre : Une vocation. Elle ne l′aurait pas pu en ce sens que la littérature n′avait joué aucun rôle dans ma vie. Elle l′aurait pu en ce que cette vie, les souvenirs de ses tristesses, de ses joies, formaient une réserve pareille à cet albumen qui est logé dans l′ovule des plantes et dans lequel celui-ci puise sa nourriture pour se transformer en graine, en ce temps où on ignore encore que l′embryon d′une plante se développe, lequel est pourtant le lieu de phénomènes chimiques et respiratoires secrets mais très actifs. Ainsi ma vie était-elle en rapport avec ce qui amènerait sa maturation. Et ceux qui se nourriraient ensuite d′elle ignoreraient ce qui aurait été fait pour leur nourriture, comme ignorent ceux qui mangent les graines alimentaires que les riches substances qu′elles contiennent ont d′abord nourri la graine et permis sa maturation. En cette matière, les mêmes comparaisons, qui sont fausses si on part d′elles, peuvent être vraies si on y aboutit. Le littérateur envie le peintre, il aimerait prendre des croquis, des notes, il est perdu s′il le fait. Mais quand il écrit, il n′est pas un geste de ses personnages, un tic, un accent, qui n′ait été apporté à son inspiration par sa mémoire ; il n′est pas un nom de personnage inventé sous lequel il ne puisse mettre soixante noms de personnages vus, dont l′un a posé pour la grimace, l′autre pour le monocle, tel pour la colère, tel pour le mouvement avantageux du bras, etc. Et alors l′écrivain se rend compte que si son rêve d′être un peintre n′était pas réalisable d′une manière consciente et volontaire, il se trouve pourtant avoir été réalisé et que l′écrivain lui aussi a fait son carnet de croquis sans le savoirÂ… Car, mû par l′instinct qui était en lui, l′écrivain, bien avant qu′il crût le devenir un jour, omettait régulièrement de regarder tant de choses que les autres remarquent, ce qui le faisait accuser par les autres de distraction et par lui-même de ne savoir ni écouter ni voir, mais pendant ce temps-là il dictait à ses yeux et à ses oreilles de retenir à jamais ce qui semblait aux autres des riens puérils, l′accent avec lequel avait été dite une phrase, et l′air de figure et le mouvement d′épaules qu′avait fait à un certain moment telle personne dont il ne sait peut-être rien d′autre, il y a de cela bien des années, et cela parce que, cet accent, il l′avait déjà entendu, ou sentait qu′il pourrait le réentendre, que c′était quelque chose de renouvelable, de durable ; c′est le sentiment du général qui, dans l′écrivain futur, choisit lui-même ce qui est général et pourra entrer dans l′œuvre d′art. Car il n′a écouté les autres que quand, si bêtes ou si fous qu′ils fussent, répétant comme des perroquets ce que disent les gens de caractère semblable, ils s′étaient faits par là même les oiseaux prophètes, les porte-paroles d′une loi psychologique. Il ne se souvient que du général. Par de tels accents, par de tels jeux de physionomie, par de tels mouvements d′épaules, eussent-ils été vus dans sa plus lointaine enfance, la vie des autres est représentée en lui et, quand plus tard il écrira, elle lui servira à recréer la réalité, soit en composant un mouvement d′épaules commun à beaucoup, vrai comme s′il était noté sur le cahier d′un anatomiste, mais gravé ici pour exprimer une vérité psychologique, soit en emmanchant sur ce mouvement d′épaules un mouvement de cou fait par un autre, chacun ayant donné son instant de pose.
Nevertheless, I felt that the truths the intellect extracts from immediate reality are not to be despised for they might enshrine, with matter less pure but, nevertheless, vitalised by the mind, intuitions the essence of which, being common to past and present, carries us beyond time, but which are too rare and precious to be the only elements in a work of art. I felt a mass of truths pressing on my notice, relative to passions, characters and habits which could be thus used. We can, perhaps, attach every creature who has caused us unhappiness to a divinity of which she is only the most fragmentary reflection, a divinity the contemplation of whom in the realm of idea will give us immediate happiness instead of our former pain. The whole art of living is to regard people who cause us suffering as, in a degree, enabling us to accept its divine form and thus to populate our daily life with divinities. The perception of these truths gave me joy albeit it reminded me that if I had discovered more than one of them through suffering, I had discovered as many in the course of the most commonplace indulgences. Then a new light arose in me, less brilliant indeed than the one that had made me perceive that a work of art is the only means of regaining lost time. And Í understood that all the material of a literary work was in my past life, I understood that I had acquired it in the midst of frivolous amusements, in idleness, in tenderness and in pain, stored up by me without my divining its destination or even its survival, as the seed has in reserve all the ingredients which will nourish the plant. Like the seed I might die when the plant had developed and I might find I had lived for it without knowing it, without my life having ever seemed to require contact with the books I wanted to write and for which when I formerly sat down at my table, I could find no subject. Thus all my life up to that day might have been or might not have been summed up under the title: “A vocation?” In one sense, literature had played no active part in my life. But, in another, my life, the memories of its sorrows, of its joys, had been forming a reserve like albumen in the ovule of a plant. It is from this that the plant draws its nourishment in order to transform itself into seed at a time when one does not yet know that the embryo of the plant is developing though chemical phenomena and secret but very active respirations are taking place in it. Thus my life had been lived in constant contact with the elements which would bring about its ripening. And those who would later derive nourishment from it would be as ignorant of the process that supplied it as those who eat the products of grain are unaware of the rich aliments it contains though they have manured the soil in which it was grown and have enabled it to reach maturity. In this connection the comparisons which are false if one starts from them may be true if one ends by them. The writer envies the painter, he would like to make sketches and notes and, if he does so, he is lost. Yet, in writing, there is not a gesture of his characters, a mannerism, an accent, which has not impregnated his memory; there is not a single invented character to whom he could not give sixty names of people he has observed, of whom one poses for a grimace, another for an eyeglass, another for his temper, another for a particular movement of the arms. And the writer discovers that if his aspiration to be a painter could not be consciously realised, he has nevertheless filled his notebook with sketches without being aware of it. For, owing to his instinct, the writer long before he knew he was going to be one, habitually avoided looking at all sorts of things other people noticed, and was, in consequence, accused by others of absent-mindedness and by himself of being incapable of attention and observation, while all the time he was ordering his eyes and his ears to retain for ever what to others seemed puerile, the tone in which a phrase had been uttered, the facial expression and movement of the shoulders of a particular person at a particular moment perhaps years ago, who was otherwise unknown to him, and this because he had heard that tone before or felt he might hear it again, that it was a recurrent and permanent characteristic. It is the feeling for the general in the potential writer, which selects material suitable to a work of art because of its generality. He only pays attention to others, however dull and tiresome, because in repeating what their kind say like parrots, they are for that very reason prophetic birds, spokesmen of a psychological law. He recalls only what is general. Through certain ways of speaking, through a certain play of features and through certain movements of the shoulders even though they had been seen when he was a child, the life of others remains within himself and when later on he begins writing, that life will help to recreate reality, possibly by the use of that movement of the shoulders common to many people. This movement is as true to life as though it had been noted by an anatomist, but the writer expresses thereby a psychological verity by grafting on to the shoulders of one individual the neck of another, both of whom had only posed to him for a moment.
Il n′est pas certain que, pour créer une œuvre littéraire, l′imagination et la sensibilité ne soient pas des qualités interchangeables et que la seconde ne puisse sans grand inconvénient être substituée à la première, comme des gens dont l′estomac est incapable de digérer chargent de cette fonction leur intestin. Un homme né sensible et qui n′aurait pas d′imagination pourrait malgré cela écrire des romans admirables. La souffrance que les autres lui causeraient, ses efforts pour la prévenir, les conflits qu′elle et la seconde personne cruelle créeraient, tout cela, interprété par l′intelligence, pourrait faire la matière d′un livre non seulement aussi beau que s′il était imaginé, inventé, mais encore aussi extérieur à la rêverie de l′auteur s′il avait été livré à lui-même et heureux, aussi surprenant pour lui-même, aussi accidentel qu′un caprice fortuit de l′imagination. Les êtres les plus bêtes par leurs gestes, leurs propos, leurs sentiments involontairement exprimés, manifestent des lois qu′ils ne perçoivent pas, mais que l′artiste surprend en eux. À cause de ce genre d′observations, le vulgaire croit l′écrivain méchant, et il le croit à tort, car dans un ridicule l′artiste voit une belle généralité, il ne l′impute pas plus à grief à la personne observée que le chirurgien ne la mésestimerait d′être affectée d′un trouble assez fréquent de la circulation ; aussi se moque-t-il moins que personne des ridicules. Malheureusement il est plus malheureux qu′il n′est méchant quand il s′agit de ses propres passions ; tout en en connaissant aussi bien la généralité, il s′affranchit moins aisément des souffrances personnelles qu′elles causent. Sans doute, quand un insolent nous insulte, nous aurions mieux aimé qu′il nous louât, et surtout, quand une femme que nous adorons nous trahit, que ne donnerions-nous pas pour qu′il en fût autrement. Mais le ressentiment de l′affront, les douleurs de l′abandon auront alors été les terres que nous n′aurions jamais connues, et dont la découverte, si pénible qu′elle soit à l′homme, devient précieuse pour l′artiste. Aussi les méchants et les ingrats, malgré lui, malgré eux, figurent dans son œuvre. Le pamphlétaire associe involontairement à sa gloire la canaille qu′il a flétrie. On peut reconnaître dans toute œuvre d′art ceux que l′artiste a le plus haî± et, hélas, même celles qu′il a le plus aimées. Elles-mêmes n′ont fait que poser pour l′écrivain dans le moment même où, bien contre son gré, elles le faisaient le plus souffrir. Quand j′aimais Albertine, je m′étais bien rendu compte qu′elle ne m′aimait pas et j′avais été obligé de me résigner à ce qu′elle me fît seulement connaître ce que c′est qu′éprouver de la souffrance, de l′amour, et même, au commencement, du bonheur. Et quand nous cherchons à extraire la généralité de notre chagrin, à en écrire, nous sommes un peu consolés, peut-être pour une autre raison encore que toutes celles que je donne ici, et qui est que penser d′une façon générale, qu′écrire, est pour l′écrivain une fonction saine et nécessaire dont l′accomplissement rend heureux, comme pour les hommes physiques l′exercice, la sueur et le bain. À vrai dire, contre cela je me révoltais un peu. J′avais beau croire que la vérité suprême de la vie est dans l′art, j′avais beau, d′autre part, n′être pas plus capable de l′effort de souvenir qu′il m′eût fallu pour aimer encore Albertine que pour pleurer encore ma grand′mère, je me demandais si tout de même une œuvre d′art dont elles ne seraient pas conscientes serait pour elles, pour le destin de ces pauvres mortes, un accomplissement. Ma grand′mère que j′avais, avec tant d′indifférence, vue agoniser et mourir près de moi ! Ô puissé-je, en expiation, quand mon œuvre serait terminée, blessé sans remède, souffrir de longues heures abandonné de tous, avant de mourir. D′ailleurs, j′avais une pitié infinie même d′êtres moins chers, même d′indifférents, et de tant de destinées dont ma pensée en essayant de les comprendre avait, en somme, utilisé la souffrance, ou même seulement les ridicules. Tous ces êtres, qui m′avaient révélé des vérités et qui n′étaient plus, m′apparaissaient comme ayant vécu une vie qui n′avait profité qu′à moi, et comme s′ils étaient morts pour moi. Il était triste pour moi de penser que mon amour, auquel j′avais tant tenu, serait, dans mon livre, si dégagé d′un être, que des lecteurs divers l′appliqueraient exactement à celui qu′ils avaient éprouvé pour d′autres femmes. Mais devais-je me scandaliser de cette infidélité posthume et que tel ou tel pût donner comme objet à mes sentiments des femmes inconnues, quand cette infidélité, cette division de l′amour entre plusieurs êtres, avait commencé de mon vivant et avant même que j′écrivisse ? J′avais bien souffert successivement pour Gilberte, pour Mme de Guermantes, pour Albertine. Successivement aussi je les avais oubliées, et seul mon amour, dédié à des êtres différents, avait été durable. La profanation d′un de mes souvenirs par des lecteurs inconnus, je l′avais consommée avant eux. Je n′étais pas loin de me faire horreur comme se le ferait peut-être à lui-même quelque parti nationaliste au nom duquel des hostilités se seraient poursuivies, et à qui seul aurait servi une guerre où tant de nobles victimes auraient souffert et succombé sans même savoir, ce qui, pour ma grand′mère du moins, eût été une telle récompense, l′issue de la lutte. Et une seule consolation qu′elle ne sût pas que je me mettais enfin à l′œuvre était que tel est le lot des morts, si elle ne pouvait jouir de mon progrès elle avait cessé depuis longtemps d′avoir conscience de mon inaction, de ma vie manquée qui avaient été une telle souffrance pour elle. Et certes, il n′y aurait pas que ma grand′mère, pas qu′Albertine, mais bien d′autres encore, dont j′avais pu assimiler une parole, un regard, mais qu′en tant que créatures individuelles je ne me rappelais plus ; un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés. Parfois, au contraire, on se souvient très bien du nom, mais sans savoir si quelque chose de l′être qui le porta survit dans ces pages. Cette jeune fille aux prunelles profondément enfoncées, à la voix traînante, est-elle ici ? Et si elle y repose en effet, dans quelle partie, on ne sait plus, et comment trouver sous les fleurs ? Mais puisque nous vivons loin des êtres individuels, puisque nos sentiments les plus forts, comme avait été mon amour pour ma grand′mère, pour Albertine, au bout de quelques années nous ne les connaissons plus, puisqu′ils ne sont plus pour nous qu′un mot incompris, puisque nous pouvons parler de ces morts avec les gens du monde chez qui nous avons encore plaisir à nous trouver quand tout ce que nous aimions pourtant est mort, alors s′il est un moyen pour nous d′apprendre à comprendre ces mots oubliés, ce moyen ne devons-nous pas l′employer, fallût-il pour cela les transcrire d′abord en un langage universel mais qui du moins sera permanent, qui ferait de ceux qui ne sont plus, en leur essence la plus vraie, une acquisition perpétuelle pour toutes les âmes ? Même cette loi du changement, qui nous a rendu ces mots inintelligibles, si nous parvenons à l′expliquer, notre infériorité ne devient-elle pas une force nouvelle ? D′ailleurs, l′œuvre à laquelle nos chagrins ont collaboré peut être interprétée pour notre avenir à la fois comme un signe néfaste de souffrance et comme un signe heureux de consolation. En effet, si on dit que les amours, les chagrins du poète lui ont servi, qu′ils l′ont aidé à construire son œuvre, que les inconnues qui s′en doutaient le moins, l′une par une méchanceté, l′autre par une raillerie, ont apporté chacune leur pierre pour l′édification du monument qu′elles ne verront pas, on ne songe pas assez que la vie de l′écrivain n′est pas terminée avec cette œuvre, que la même nature qui lui a fait avoir telles souffrances, lesquelles sont entrées dans son œuvre, cette nature continuera de vivre après l′œuvre terminée, lui fera aimer d′autres femmes dans des conditions qui seraient pareilles, si ne les faisait légèrement dévier tout ce que le temps modifie dans les circonstances, dans le sujet lui-même, dans son appétit d′amour et dans sa résistance à la douleur. À ce premier point de vue, l′œuvre doit être considérée seulement comme un amour malheureux qui en présage fatalement d′autres et qui fera que la vie ressemblera à l′œuvre, que le poète n′aura presque plus besoin d′écrire, tant il pourra trouver dans ce qu′il a écrit la figure anticipée de ce qui arrivera. Ainsi mon amour pour Albertine, et tel qu′il en différa, était déjà inscrit dans mon amour pour Gilberte, au milieu des jours heureux duquel j′avais entendu pour la première fois prononcer le nom et faire le portrait d′Albertine par sa tante, sans me douter que ce germe insignifiant se développerait et s′étendrait un jour sur toute ma vie. Mais à un autre point de vue, l′œuvre est signe de bonheur, parce qu′elle nous apprend que dans tout amour le général gît à côté du particulier, et à passer du second au premier par une gymnastique qui fortifie contre le chagrin en faisant négliger sa cause pour approfondir son essence. En effet, comme je devais l′expérimenter par la suite, même au moment où l′on aime et où on souffre, si la vocation s′est enfin réalisée, dans les heures où on travaille on sent si bien l′être qu′on aime se dissoudre dans une réalité plus vaste qu′on arrive à l′oublier par instants et qu′on ne souffre plus de son amour, en travaillant, que comme de quelque mal purement physique où l′être aimé n′est pour rien, comme d′une sorte de maladie de cœur. Il est vrai que c′est une question d′instants, et que l′effet semble être le contraire si le travail vient plus tard. Car lorsque les êtres qui, par leur méchanceté, leur nullité, étaient arrivés malgré nous à détruire nos illusions, se sont réduits eux-mêmes à rien et séparés de la chimère amoureuse que nous nous étions forgée, si nous nous mettons alors à travailler, notre âme les élève de nouveau, les identifie, pour les besoins de notre analyse de nous-même, à des êtres qui nous auraient aimé, et dans ce cas, la littérature, recommençant le travail défait de l′illusion amoureuse, donne une sorte de survie à des sentiments qui n′existaient plus. Certes, nous sommes obligés de revivre notre souffrance particulière avec le courage du médecin qui recommence sur lui-même la dangereuse piqûre. Mais en même temps il nous faut la penser sous une forme générale qui nous fait dans une certaine mesure échapper à son étreinte, qui fait de tous les copartageants de notre peine, et qui n′est même pas exempte d′une certaine joie. Là où la vie emmure, l′intelligence perce une issue, car, s′il n′est pas de remède à un amour non partagé, on sort de la constatation d′une souffrance, ne fût-ce qu′en en tirant les conséquences qu′elle comporte. L′intelligence ne connaît pas ces situations fermées de la vie sans issue. Aussi fallait-il me résigner, puisque rien ne peut durer qu′en devenant général et si l′esprit ment à soi-même, à l′idée que même les êtres qui furent le plus chers à l′écrivain n′ont fait, en fin de compte, que poser pour lui comme chez les peintres. Parfois, quand un morceau douloureux est resté à l′état d′ébauche, une nouvelle tendresse, une nouvelle souffrance nous arrivent qui nous permettent de le finir, de l′étoffer. Pour ces grands chagrins utiles on ne peut pas encore trop se plaindre, car ils ne manquent pas, ils ne se font pas attendre bien longtemps. Tout de même il faut se dépêcher de profiter d′eux, car ils ne durent pas très longtemps ; c′est qu′on se console, ou bien, quand ils sont trop forts, si le cœur n′est plus très solide, on meurt. En amour, notre rival heureux, autant dire notre ennemi, est notre bienfaiteur. À un être qui n′excitait en nous qu′un insignifiant désir physique il ajoute aussitôt une valeur immense, étrangère, mais que nous confondons avec lui. Si nous n′avions pas de rivaux le plaisir ne se transformerait pas en amour. Si nous n′en avions pas, ou si nous ne croyions pas en avoir. Car il n′est pas nécessaire qu′ils existent réellement. Suffisante pour notre bien est cette vie illusoire que donnent à des rivaux inexistants notre soupçon, notre jalousie. Le bonheur est salutaire pour le corps, mais c′est le chagrin qui développe les forces de l′esprit. D′ailleurs, ne nous découvrît-il pas à chaque fois une loi, qu′il n′en serait pas moins indispensable pour nous remettre chaque fois dans la vérité, nous forcer à prendre les choses au sérieux, arrachant chaque fois les mauvaises herbes de l′habitude, du scepticisme, de la légèreté, de l′indifférence. Il est vrai que cette vérité, qui n′est pas compatible avec le bonheur, avec la santé, ne l′est pas toujours avec la vie. Le chagrin finit par tuer. À chaque nouvelle peine trop forte, nous sentons une veine de plus qui saille et développe sa sinuosité mortelle au long de notre tempe, sous nos yeux. Et c′est ainsi que peu à peu se font ces terribles figures ravagées, du vieux Rembrandt, du vieux Beethoven de qui tout le monde se moquait. Et ce ne serait rien que les poches des yeux et les rides du front s′il n′y avait la souffrance du cœur. Mais puisque les forces peuvent se changer en d′autres forces, puisque l′ardeur qui dure devient lumière et que l′électricité de la foudre peut photographier, puisque notre sourde douleur au cœur peut élever au-dessus d′elle, comme un pavillon, la permanence visible d′une image à chaque nouveau chagrin, acceptons le mal physique qu′il nous donne pour la connaissance spirituelle qu′il nous apporte ; laissons se désagréger notre corps, puisque chaque nouvelle parcelle qui s′en détache vient, cette fois lumineuse et lisible, pour la compléter au prix de souffrances dont d′autres plus doués n′ont pas besoin, pour la rendre plus solide au fur et à mesure que les émotions effritent notre vie, s′ajouter à notre œuvre. Les idées sont des succédanés des chagrins ; au moment où ceux-ci se changent en idées, ils perdent une partie de leur action nocive sur notre cœur, et même, au premier instant, la transformation elle-même dégage subitement de la joie. Succédanés dans l′ordre du temps seulement, d′ailleurs, car il semble que l′élément premier ce soit l′idée, et le chagrin seulement le mode selon lequel certaines idées entrent d′abord en nous. Mais il y a plusieurs familles dans le groupe des idées, certaines sont tout de suite des joies. Ces réflexions me faisaient trouver un sens plus fort et plus exact à la vérité que j′avais souvent pressentie, notamment quand Mme de Cambremer se demandait comment je pouvais délaisser pour Albertine un homme remarquable comme Elstir. Même au point de vue intellectuel je sentais qu′elle avait tort, mais je ne savais pas que ce qu′elle méconnaissait, c′était les leçons avec lesquelles on fait son apprentissage d′homme de lettres. La valeur objective des arts est peu de chose en cela ; ce qu′il s′agit de faire sortir, d′amener à la lumière, ce sont nos sentiments, nos passions, c′est-à-dire les passions, les sentiments de tous. Une femme dont nous avons besoin nous fait souffrir, tire de nous des séries de sentiments autrement profonds, autrement vitaux qu′un homme supérieur qui nous intéresse. Il reste à savoir, selon le plan où nous vivons, si nous trouvons que telle trahison par laquelle nous a fait souffrir une femme est peu de chose auprès des vérités que cette trahison nous a découvertes et que la femme, heureuse d′avoir fait souffrir, n′aurait guère pu comprendre. En tout cas, ces trahisons ne manquent pas. Un écrivain peut se mettre sans crainte à un long travail. Que l′intelligence commence son ouvrage, en cours de route surviendront bien assez de chagrins qui se chargeront de le finir. Quant au bonheur, il n′a presque qu′une seule utilité, rendre le malheur possible. Il faut que dans le bonheur nous formions des liens bien doux et bien forts de confiance et d′attachement pour que leur rupture nous cause le déchirement si précieux qui s′appelle le malheur. Si l′on n′avait été heureux, ne fût-ce que par l′espérance, les malheurs seraient sans cruauté et par conséquent sans fruit. Et plus qu′au peintre, à l′écrivain, pour obtenir du volume, de la consistance, de la généralité, de la réalité littéraire, comme il lui faut beaucoup d′églises vues pour en peindre une seule, il lui faut aussi beaucoup d′êtres pour un seul sentiment, car si l′art est long et la vie courte, on peut dire, en revanche, que si l′inspiration est courte les sentiments qu′elle doit peindre ne sont pas beaucoup plus longs. Ce sont nos passions qui esquissent nos livres, le repos d′intervalle qui les écrit. Quand l′inspiration renaît, quand nous pouvons reprendre le travail, la femme qui posait devant nous pour un sentiment ne nous le fait déjà plus éprouver. Il faut continuer à la peindre d′après une autre, et si c′est une trahison pour l′autre, littérairement, grâce à la similitude de nos sentiments qui fait qu′une œuvre est à la fois le souvenir de nos amours passées et la péripétie de nos amours nouvelles, il n′y a pas grand inconvénient à ces substitutions. C′est une des causes de la vanité des études où on essaye de deviner de qui parle un auteur. Car une œuvre, même de confession directe, est pour le moins intercalée entre plusieurs épisodes de la vie de l′auteur, ceux antérieurs qui l′ont inspirée, ceux postérieurs qui ne lui ressemblent pas moins, des amours suivantes les particularités étant calquées sur les précédentes. Car à l′être que nous avons le plus aimé nous ne sommes pas si fidèles qu′à nous-même, et nous l′oublions tôt ou tard pour pouvoir — puisque c′est un des traits de nous-même — recommencer d′aimer. Tout au plus, à cet amour celle que nous avons tant aimée a-t-elle ajouté une forme particulière, qui nous fera lui être fidèle même dans l′infidélité. Nous aurons besoin, avec la femme suivante, des mêmes promenades du matin ou de la reconduire de même le soir, ou de lui donner cent fois trop d′argent. (Une chose curieuse que cette circulation de l′argent que nous donnons à des femmes qui, à cause de cela, nous rendent malheureux, c′est-à-dire nous permettent d′écrire des livres — on peut presque dire que les œuvres, comme dans les puits artésiens, montent d′autant plus haut que la souffrance a plus profondément creusé le cœur.) Ces substitutions ajoutent à l′œuvre quelque chose de désintéressé, de plus général, qui est aussi une leçon austère que ce n′est pas aux êtres que nous devons nous attacher, que ce ne sont pas les êtres qui existent réellement et sont, par conséquent, susceptibles d′expression, mais les idées. Encore faut-il se hâter et ne pas perdre de temps pendant qu′on a à sa disposition ces modèles. Car ceux qui posent pour le bonheur n′ont généralement pas beaucoup de séances à nous donner. Mais les êtres qui posent pour nous la douleur nous accordent des séances bien fréquentes, dans cet atelier où nous n′allons que dans ces périodes-là et qui est à l′intérieur de nous-même. Ces périodes-là sont comme une image de notre vie avec ses diverses douleurs. Car elles aussi en contiennent de différentes, et au moment où on croyait que c′était calmé, une nouvelle, une nouvelle, dans tous les sens du mot ; peut-être parce que ces situations imprévues nous forcent à entrer plus profondément en contact avec nous-même ; ces dilemmes douloureux que l′amour nous pose à tout instant nous instruisent, nous découvrent successivement la matière dont nous sommes faits.
It is uncertain whether in the creation of a literary work the imagination and the sensibility are not interchangeable and whether the second, without disadvantage, cannot be substituted for the first just as people whose stomach is incapable of digesting entrust this function to their intestines. An innately sensitive man who has no imagination could, nevertheless write admirable novels. The suffering caused him by others and the conflict provoked by his efforts to protect himself against them, such experiences interpreted by the intelligence might provide material for a book as beautiful as if it were imagined and invented and as objective, as startling and unexpected as the author′s imaginative fancy would have been, had he been happy and free from persecution. The stupidest people unconsciously express their feelings by their gestures and their remarks and thus demonstrate laws they are unaware of which the artist brings to light. On account of this, the vulgar wrongly believe the writer to be mischievous for the artist sees an engaging generality in an absurd individual and no more imputes blame to him than a surgeon despises his patient for being affected with a chronic ailment of the circulation. Moreover, no one is less inclined to scoff at absurd people than the artist. Unfortunately he is more unhappy than mischievous where his own passions are concerned; though he recognises their generality just as much in his own case, he escapes personal suffering less easily. Obviously, we prefer to be praised rather than insulted and still more when a woman we love deceives us, what would we not give that it should be otherwise. But the resentment of the affront, the pain of the abandonment would in that event have been worlds we should never have known, the discovery of which, painful as it may be for the man, is precious for the artist. In spite of himself and of themselves, the mischievous and the ungrateful must figure in his work. The publicist involuntarily associates the rascals he has castigated with his own celebrity. In every work of art we can recognise the man the artist has most hated, and alas, even the women he has most loved. They were posing for the writer at the very moment when, against his will, they were making him suffer the most. When I was in love with Albertine I fully realised she did not love me and I had to resign myself to her only teaching me the pain of love even at its dawn. And when we try to extract generality from our sorrow so as to write about it we are a little consoled, perhaps for another reason than those I have hitherto given, which is, that thinking in a general way, writing is a sanitary and indispensable function for the writer and gives him satisfaction in the same way that exercise, sweating and baths do a physical man. To tell the truth I revolted somewhat against this. However much I might believe that the supreme truth of life is in art, however little I was capable of the effort of memory needed to feel love for Albertine again as to mourn my grandmother anew, I asked myself whether, nevertheless a work of art of which neither of them was conscious could be for those poor dead the fulfilment of their destiny. My grandmother whom I had watched with so much indifference while she lay near me in her last agony. Ah! could I, when my work is done, wounded beyond remedy, suffer, in expiation, long hours of abandonment by all as I lie dying! Moreover, I had an infinite pity for beings less dear, even indifferent to me and of how many destinies had my thought used the sufferings, even only the absurdities in my attempts to understand them. All those beings who revealed truths to me and who were no longer there, seemed to me to have lived a life from which I alone profited and as though they had died for me. It was sad for me to think that in my book, my love which was once everything to me, would be so detached from a being that various readers would apply it textually to the love they experienced for other women. But why should I be horrified by this posthumous infidelity, that this man or that should offer unknown women as the object of my sentiment, when that infidelity, that division of love between several beings began with my life and long before I began writing? I had indeed suffered successively through Gilberte, through Mme de Guermantes, through Albertine. Successively also I had forgotten them and only my love, dedicated at different times to different beings, had lasted. I had anticipated the profanation of my memories by unknown readers. I was not far from being horrified with myself as, perhaps, some nationalist party might be in whose name hostilities had been provoked and who alone had benefited from a war in which many noble victims had suffered and died without even knowing the issue of the struggle which, for my grandmother, would have been such a complete reward. And the single consolation she never knew, that at last I had set to work, was, such being the fate of the dead, that though she could not rejoice in my progress she had at least been spared consciousness of my long inactivity, of the frustrated life which had been such a pain to her. And certainly there were many others besides my grandmother and Albertine from whom I had assimilated a word, a glance, but of whom as individual beings I remembered nothing; a book is a great cemetery in which, for the most part, the names upon the tombs are effaced. Sometimes, on the other hand, one writes a well remembered name without knowing whether anything else survives of the being who bore it. That young girl with the deep sunken eyes, with the haunting voice, is she there? And if she is, in which part, where are we to look for her under the flowers? But since we live remote from individual lives, since we no longer retain our deepest feelings such as my love for my grandmother and for Albertine, since they are now no more than meaningless words, since we can talk about these dead with people in society to whose houses it still gives us pleasure to go after the death of all we loved, if there is yet a means of learning to understand those forgotten words, should we not use it even though we had first to find a universal language in which to express them so that, thus rendered permanent, they would form the ultimate essence of those who are gone and remain an acquisition in perpetuity of every soul? Indeed, if we could explain that law of change which has made those words of the dead unintelligible to us, might not our inferiority become a new force? Furthermore the work in which our sorrows have collaborated, may perhaps be interpreted as an indication both of atrocious suffering and of happy consolation in the future. Indeed, if we say that the loves, the sorrows of the poet have served him, that they have aided him to construct his work, that the unknown women who least suspected, one with her mischief-making, the other with her raillery, that they were each contributing their stone towards the building of the monument they would never see, one does not sufficiently reflect that the life of the writer is not finished with that work, that the same nature which caused him the sorrow that coloured his work, will remain his after the work is finished, will cause him to love other women in circumstances which would be similar if they were not slightly changed by time which modifies conditions in the subject himself, in his appetite for love and in his resistance to suffering. From this first point of view his work must be considered only as an unhappy love which inevitably presages others and which causes his life to resemble it, so that the poet hardly needs to continue writing, so completely will he discover the semblance of what will happen anticipated in what he has written. Thus my love for Albertine and the degree m which it differed was already engrossed in my love for Gilberte in the midst of those joyous days when for the first time I heard Albertine′s name mentioned by her aunt, without suspecting that that insignificant germ would one day develop and spread over my whole life. But from another point of view, work is an emblem of happiness because it teaches us that in all love the general has its being close beside the particular and passes from the second to the first by a gymnastic which strengthens the writer against sorrow through making him pass over its cause in order to probe to its essence. In fact, as I was to experience thereafter, when I had realised my vocation, even at a time of anguish caused by love, the object of one′s passion becomes so completely merged in the universal during one′s working hours, that for the time being, one forgets her existence and only feels one′s heartache as a physical pain. It is true that it is a question of moments and that the effect seems to be the contrary if work comes afterwards. For when beings, who by their badness, their insignificance, succeed, in spite of ourselves, in destroying our illusions, are themselves reduced to impotence by being separated from the amorous chimera we had forged for ourselves, if we then put ourselves to work, our spirit raises them anew, identifies them, for the needs of self-analysis, with beings we once loved and in this case, literature doing over again the work undone by disillusion bestows a sort of survival on sentiments which have ceased to exist. Certainly we are obliged to relive our particular suffering with the courage of a physician who tries over again upon himself an experiment with a dangerous serum. But we ought to think of it under a general form which enables us to some extent to escape from its control by making all men co-partners in our sorrow and this is not devoid of a certain gratification. Where life closes round us, intelligence pierces an egress, for if there is no remedy for unrequited love, one emerges from the verification of suffering if only by drawing its relevant conclusions. The intellect does not recognise situations in life which have no issue. And I had to resign myself, since nothing can last except by becoming general (unless the mind lies to itself) by accepting the idea that even those beings who were dearest to the writer have ultimately only posed to him as to painters. Sometimes when a painful section has remained at the stage of a sketch, a new tenderness, a new suffering comes which enables us to finish it and fill it out. One has no need to complain of the lack of new and helpful sorrows for plenty are forthcoming and one will not have to wait long for them. All the same, it is necessary to hasten to profit by them for they do not last very long; either we console ourselves or if they are too strong and the heart is not too sound, one dies. In love our successful rival, as well call him our enemy, is our benefactor. He immediately adds to a being who only excited in us an insignificant physical desire, an enormously enhanced value which we confuse with it. If we had no rivals, physical gratification would not be transformed into love, that is to say, if we had no rivals or believed we had none, for they need not actually exist. That illusory life which our suspicion and jealousy give to rivals who have no existence, is sufficient for our good. Happiness is salutary for the body but sorrow develops the powers of the spirit. Moreover, does it not on each occasion reveal to us a law which is no less indispensable for the purpose of bringing us back to truth, of forcing us to take things seriously by pulling up the weeds of habit, scepticism, frivolity and indifference. It is true that that truth which is incompatible with happiness, with health, is not always compatible with life itself. Sorrow ends by killing. At each fresh overmastering sorrow one more vein projects and develops its mortal sinuousness across our brows and under our eyes. Thus, little by little, those terribly ravaged faces of Rembrandt, of Beethoven, are made, at which people once mocked. And those pockets under the eyes and wrinkles in the forehead would not be there if there had not been such suffering in the heart. But since forces can change into other forces, since heat which has duration becomes light and the electricity in a lightning-flash can photograph, since our heavy heartache can with each recurrent sorrow raise above itself like a flag, a visible and permanent symbol, let us accept the physical hurt for the sake of the spiritual knowledge and let our bodies disintegrate, since each fresh fragment which detaches itself now becomes more luminously revealing so that we may complete our task at the cost of suffering not needed by others more gifted, building it up and adding to it in proportion to the emotions that destroy our life. Ideas are substitutes for sorrows; when the latter change into ideas they lose part of their noxious action on our hearts and even at the first instant their very transformation disengages a feeling of joy. Substitutes only in the order of time, however, for it would seem that the first element is idea and that sorrow is only the mode in which certain ideas first enter us. But there are many families in the group of ideas, some are immediately joys. These reflections made me discover a stronger and more accurate sense of the truth of which I had often had a presentiment, notably when Mme de Cambremer was surprised that I could abandon a remarkable man like Elstir for the sake of Albertine. Even from the intellectual point of view I felt she was wrong but I did not know that what she was misunderstanding were the lessons through which one makes one′s apprenticeship as a man of letters. The objective value of the arts has little say in the matter; what it is necessary to extract and bring to light are our sentiments, our passions, which are the sentiments and passions of all men. A woman we need makes us suffer, forces from us a series of sentiments, deeper and more vital than a superior type of man who interests us. It remains to be seen, according to the plane on which we live, whether we shall discover that the pain the infidelity of a woman has caused us is a trifle when compared with the truths thereby revealed to us, truths that the woman delighted at having made us suffer would hardly have grasped. In any case, such infidelities are not rare. A writer need have no fear of undertaking a long labour. Let the intellect get to work; in the course of it there will be more than enough sorrows to enable him to finish it. Happiness serves hardly any other purpose than to make unhappiness possible. When we are happy, we have to form very tender and strong links of confidence and attachment for their rupture to cause us the precious shattering called misery. Without happiness, if only that of hoping, there would be no cruelty and, therefore, no fruit of misfortune. And more than a painter who needs to see many churches in order to paint one church, a writer, to obtain volume, consistency, generality and literary reality, needs many beings in order to express one feeling, for if art is long and life is short one can say on the other hand, that if inspiration is short, the sentiments it has to express are not much longer. Our passions shape our books, repose writes them in the intervals. When inspiration is reborn, when we are able to take up our work again, the woman who posed to us for our sentimental reaction can no longer make us feel it. We must continue to paint her from another model and if that is a treachery to the first, in a literary sense, thanks to the similarity of our sentiments which make a work at one and the same time a memory of our past loves and the starting point of new ones, there is no great disadvantage in the exchange. That is one of the reasons why studies in which an attempt is made to guess whom an author has been writing about, are fatuous. For even a direct confession is at the very least intercalated between different episodes in the life of the author, the early ones which inspired it, the later ones which no less inspired the successive loves whose peculiarities were a tracing of the preceding ones. For we are not as faithful to the being we have most loved as we are to ourselves and sooner or later we forget her — since that is one of our characteristics — so as to start loving another. At the very most, she whom we have so much loved has given a particular form to that love which will make us faithful to her even in our infidelity. We should feel a need to take the same morning walks with her successor and to bring her home in the same fashion in the evening and we should give her also much too much money. (That circulation of money we give to women is curious; because of it, they make us miserable and so help us to write books — one might almost say that works of literature are like artesian wells, the deeper the suffering, the higher they rise.) These substitutions add something disinterested and more general to work, and are also a lesson in austerity; we ought not to attach ourselves to beings, it is not beings who exist in reality and are amenable to description, but ideas. And we must not lose time while we can still dispose of these models. For those who pose for happiness are not, as a rule, able to spare us many sittings. But those who pose to us for sorrow give us plenty of sittings in the studio we only use at those periods. That studio is within ourselves. Those periods are a picture of our life with its divers sufferings. For they contain others and just when we think we are calm, a new one is born, new in all senses of the word; perhaps because unforeseen situations force us to enter into deeper contact with ourselves, the painful dilemmas in which love places us at every instant, instruct us, disclose to us successively the matter of which we are made.
D′ailleurs, même quand elle ne fournit pas, en nous la découvrant, la matière de notre œuvre, elle nous est utile en nous y incitant. L′imagination, la pensée, peuvent être des machines admirables en soi, mais elles peuvent être inertes. La souffrance alors les met en marche. Aussi, quand Françoise, voyant Albertine entrer, par toutes les portes ouvertes, chez moi comme un chien, mettre partout le désordre, me ruiner, me causer tant de chagrins, me disait (car à ce moment-là j′avais déjà fait quelques articles et quelques traductions) : «Â Ah ! si Monsieur à la place de cette fille qui lui fait perdre tout son temps avait pris un petit secrétaire bien élevé qui aurait classé toutes les paperoles de Monsieur ! » j′avais peut-être tort de trouver qu′elle parlait sagement. En me faisant perdre mon temps, en me faisant du chagrin, Albertine m′avait peut-être été plus utile, même au point de vue littéraire, qu′un secrétaire qui eût rangé mes paperoles. Mais tout de même, quand un être est si mal conformé (et peut-être dans la nature cet être est-il l′homme) qu′il ne puisse aimer sans souffrir, et qu′il faille souffrir pour apprendre des vérités, la vie d′un tel être finit par être bien lassante. Les années heureuses sont les années perdues, on attend une souffrance pour travailler. L′idée de la souffrance préalable s′associe à l′idée du travail, on a peur de chaque nouvelle œuvre en pensant aux douleurs qu′il faudra supporter d′abord pour l′imaginer. Et comme on comprend que la souffrance est la meilleure chose que l′on puisse rencontrer dans la vie, on pense sans effroi, presque comme à une délivrance, à la mort. Pourtant, si cela me révoltait un peu, encore fallait-il prendre garde que bien souvent nous n′avons pas joué avec la vie, profité des êtres pour les livres, mais tout le contraire. Le cas de Werther, si noble, n′était pas, hélas, le mien. Sans croire un instant à l′amour d′Albertine j′avais vingt fois voulu me tuer pour elle, je m′étais ruiné, j′avais détruit ma santé pour elle. Quand il s′agit d′écrire, on est scrupuleux, on regarde de très près, on rejette tout ce qui n′est pas vérité. Mais tant qu′il ne s′agit que de la vie, on se ruine, on se rend malade, on se tue pour des mensonges. Il est vrai que c′est de la gangue de ces mensonges-là que (si l′âge est passé d′être poète) on peut seulement extraire un peu de vérité. Les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels on lutte, sous l′empire de qui on tombe de plus en plus, des serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui par des voies souterraines nous mènent à la vérité et à la mort. Heureux ceux qui ont rencontré la première avant la seconde, et pour qui, si proches qu′elles doivent être l′une de l′autre, l′heure de la vérité a sonné avant l′heure de la mort.
Moreover, even when suffering does not supply by its revelation the raw material of our work, it helps us by stimulating us to it. Imagination, thought, may be admirable mechanisms but they can also be inert. Suffering alone sets them going. Thus when Françoise, noticing that Albertine came in by any door of the house that happened to be open as a dog would, spreading disorder wherever she went, ruining me, causing me infinite unhappiness, she said (for at that time I had already done some articles and translations), “Ah, if only monsieur had engaged a well-educated little secretary who would have put all monsieur′s rolls of paper in order instead of that girl who only wastes his time,” perhaps I was wrong in thinking she was talking good sense. Perhaps Albertine had been more useful to me, even from the literary point of view, in making me lose my time and in causing me sorrow than a secretary who would have arranged my papers. But all the same, when a creature is so badly constituted (perhaps in nature that being is man) that he cannot love unless he suffers and that he must suffer to learn truth, the life of such a being becomes in the end very exhausting. The happy years are those that are wasted; we must wait for suffering to drive us to work. The idea of preliminary suffering is associated with that of work, we dread every fresh undertaking because we are thereby reminded of the pain in store for us before we can conceive it. And, realising that suffering is the best thing life has to offer, we think of death without horror and almost as a deliverance. And yet, if that thought was somewhat repellent to me, we have to be sure we have not played with life and profited by other people′s lives to write books but the exact opposite. The case of the noble Werther was, alas, not mine. Without believing an instant in Albertine′s love, twenty times I wanted to kill myself for her; I had ruined myself and destroyed my health for her. When it is a question of writing, we have to be scrupulous, look close and cast out what is not true. But when it is only a question of our own lives, we ruin ourselves, make ourselves ill, kill ourselves for the sake of lies. Of a truth, it is only out of the matrix of those lies (if one is too old to be a poet) that we can extract a little truth. Sorrows are obscure and hated servitors against whom we contend, under whose sway we fall more and more, sinister servitors whom we cannot replace but who by strange and devious ways lead us to truth and to death. Happy those who have encountered the former before the latter and for whom, closely as one may follow the other, the hour of truth sounds before the hour of death.
De ma vie passée je compris encore que les moindres épisodes avaient concouru à me donner la leçon d′idéalisme dont j′allais profiter aujourd′hui. Mes rencontres avec M. de Charlus, par exemple, ne m′avaient-elles pas permis, même avant que sa germanophilie me donnât la même leçon, et mieux encore que mon amour pour Mme de Guermantes, ou pour Albertine, que l′amour de Saint-Loup pour Rachel, de me convaincre combien la matière est indifférente et que tout peut y être mis par la pensée, vérité que le phénomène si mal compris, si inutilement blâmé, de l′inversion sexuelle grandit plus encore que celui déjà si instructif de l′amour ; celui-ci nous montre la beauté fuyant la femme que nous n′aimons plus et venant résider dans le visage que les autres trouveraient le plus laid, qui à nous-même aurait pu, pourra un jour nous déplaire ; mais il est encore plus frappant de la voir, obtenant tous les hommages d′un grand seigneur qui délaisse aussitôt une belle princesse, émigrer sous la casquette d′un contrôleur d′omnibus. Mon étonnement, à chaque fois que j′avais revu aux Champs-Élysées, dans la rue, sur la plage, le visage de Gilberte, de Mme de Guermantes, d′Albertine, ne prouvait-il pas combien un souvenir ne se prolonge que dans une direction divergente de l′impression avec laquelle il a coî£idé d′abord et de laquelle il s′éloigne de plus en plus ? L′écrivain ne doit pas s′offenser que l′inverti donne à ses héroî¥s un visage masculin. Cette particularité un peu aberrante permet seule à l′inverti de donner ensuite à ce qu′il lit toute sa généralité. Si M. de Charlus n′avait pas donné à l′«Â infidèle » sur qui Musset pleure dans la Nuit d′Octobre ou dans le Souvenir le visage de Morel, il n′aurait ni pleuré, ni compris, puisque c′était par cette seule voie, étroite et détournée, qu′il avait accès aux vérités de l′amour. L′écrivain ne dit que par une habitude prise dans le langage insincère des préfaces et des dédicaces : «Â mon lecteur ». En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L′ouvrage de l′écrivain n′est qu′une espèce d′instrument optique qu′il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n′eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l′auteur mais au lecteur. De plus, le livre peut être trop savant, trop obscur pour le lecteur naî¤ et ne lui présenter ainsi qu′un verre trouble, avec lequel il ne pourra pas lire. Mais d′autres particularités (comme l′inversion) peuvent faire que le lecteur ait besoin de lire d′une certaine façon pour bien lire ; l′auteur n′a pas à s′en offenser mais, au contraire, à laisser la plus grande liberté au lecteur en lui disant : «Â Regardez vous-même si vous voyez mieux avec ce verre-ci, avec celui-là, avec cet autre. »
Furthermore, I realised that the most trivial episodes of my past life had combined to give me the lesson of idealism from which I was now going to profit. Had not my meetings with M. de Charlus, for instance, even before his Germanophilism had given me the same lesson, and better than my love for Mme de Guermantes or for Albertine, better than the love of Saint-Loup for Rachel, proved to me how little material matters, that everything can be made of it by thought, a verity that the phenomenon of sexual inversion, so little understood, so idly condemned, enhances even more than that of love of women, instructive as that is; the latter shows us beauty flying from the woman we no longer love and residing in a face which others consider extremely ugly, which indeed might have displeased us and probably will later on; but it is still more remarkable to observe such a face under the cap of an omnibus conductor, receiving all the homage of a grand seigneur, who has for that abandoned a beautiful princesse. Did not my astonishment each time that I again saw the face of Gilberte, of Mme de Guermantes, of Albertine in the Champs Elysées, in the street, on the shore, prove that a memory can only be prolonged in a direction which diverges from the impression with which it formerly coincided and from which it separates itself more and more. The writer must not mind if the invert gives his heroines a masculine visage. This peculiar aberration is the only means open to the invert of applying generality to what he reads. If M. de Charlus had not given Morel′s face to the unfaithful one over whom Musset sheds tears in the Nuit d′Octobre or in the Souvenir, he would neither have wept nor understood since it was by that road alone, narrow and tortuous though it might be, that he had access to the verities of love. It is only through a custom which owes its origin to the insincere language of prefaces and dedications that a writer says “my reader”. In reality, every reader, as he reads, is the reader of himself. The work of the writer is only a sort of optic instrument which he offers to the reader so that he may discern in the book what he would probably not have seen in himself. The recognition of himself in the book by the reader is the proof of its truth and vice-versa, at least in a certain measure, the difference between the two texts being often less attributable to the author than to the reader. Further, a book may be too learned, too obscure for the simple reader, and thus be only offering him a blurred glass with which he cannot read. But other peculiarities (like inversion) might make it necessary for the reader to read in a certain way in order to read well; the author must not take offence at that but must, on the contrary, leave the reader the greatest liberty and say to him: “Try whether you see better with this, with that, or with another glass.”
Si je m′étais toujours tant intéressé aux rêves que l′on a pendant le sommeil, n′est-ce pas parce que, compensant la durée par la puissance, ils nous aident à mieux comprendre ce qu′a de subjectif, par exemple, l′amour ? Et cela par le simple fait que — mais avec une vitesse prodigieuse — ils réalisent ce qu′on appellerait vulgairement nous mettre une femme dans la peau, jusqu′à nous faire passionnément aimer pendant quelques minutes une laide, ce qui dans la vie réelle eût demandé des années d′habitude, de collage et — comme si elles étaient inventées par quelque docteur miraculeux — des piqûres intraveineuses d′amour, aussi bien qu′elles peuvent l′être aussi de souffrance ; avec la même vitesse la suggestion amoureuse qu′ils nous ont inculquée se dissipe, et quelquefois non seulement l′amoureuse nocturne a cessé d′être pour nous comme telle, étant redevenue la laide bien connue, mais quelque chose de plus précieux se dissipe aussi, tout un tableau ravissant de sentiments, de tendresse, de volupté, de regrets vaguement estompés, tout un embarquement pour Cythère de la passion dont nous voudrions noter, pour l′état de veille, les nuances d′une vérité délicieuse, mais qui s′efface comme une toile trop pâlie qu′on ne peut restituer. Eh bien, c′était peut-être aussi par le jeu formidable qu′ils font avec le Temps que les Rêves m′avaient fasciné. N′avais-je pas vu souvent en une nuit, en une minute d′une nuit, des temps bien lointains, relégués à ces distances énormes où nous ne pouvons presque plus rien distinguer des sentiments que nous y éprouvions, fondre à toute vitesse sur nous, nous aveuglant de leur clarté, comme s′ils avaient été des avions géants au lieu des pâles étoiles que nous croyions, nous faire ravoir tout ce qu′ils avaient contenu pour nous, nous donner l′émotion, le choc, la clarté de leur voisinage immédiat, qui ont repris une fois qu′on est réveillé la distance qu′ils avaient miraculeusement franchie, jusqu′à nous faire croire, à tort d′ailleurs, qu′ils étaient un des modes pour retrouver le Temps perdu ?
If I have always been so much interested in dreams, is it not because, compensating duration with intensity they help us to understand better what is subjective in love? And this by the simple fact that they render real with prodigious speed what is vulgarly called nous mettre une femme dans la peau to the point of falling passionately in love for a few minutes with an ugly one, which in real life would require years of habit, of union and — as though they had been invented by some miraculous doctor — intravenal injections of love as they can also be of suffering; with equal speed the amorous suggestion is dissipated and sometimes not only the nocturnal beloved has ceased to be such and has again become the familiar ugly one but something more precious is also dissipated, a whole picture of ravishing sentiments, of tenderness, of delight, of regrets, vaguely communicated to the mind, a whole shipload of passion for Cythera of which we should take note against the moment of waking up, shades of a beautiful truth which are effaced like a painting too dim to restore. Well, perhaps it was also because of the extraordinary tricks dreams play with time! that they fascinated me so much. Had I not in a single night, in one minute of a night, seen days of long ago which had been relegated to those great distances where we can distinguish hardly any of the sentiments we then felt, melt suddenly upon me, blinding me with their brightness as though they were giant aeroplanes instead of the pale stars we believed, making me see again all they had once held for me, giving me back the emotion, the shock, the vividness of their immediate nearness, then recede, when I woke, to the distance they had miraculously traversed, so that one believes, mistakenly however, that they are one of the means of recovering lost Time.
Je m′étais rendu compte que seule la perception grossière et erronée place tout dans l′objet, quand tout est dans l′esprit ; j′avais perdu ma grand′mère en réalité bien des mois après l′avoir perdue en fait, j′avais vu les personnes varier d′aspect selon l′idée que moi ou d′autres s′en faisaient, une seule être plusieurs selon les personnes qui la voyaient (tels les divers Swann du début de cet ouvrage, suivant ceux qui le rencontraient ; la princesse de Luxembourg, suivant qu′elle était vue par le premier président ou par moi), même pour une seule au cours des années (les variations du nom de Guermantes, et les divers Swann pour moi). J′avais vu l′amour placer dans une personne ce qui n′est que dans la personne qui aime. Je m′en étais d′autant mieux rendu compte que j′avais fait varier et s′étendre à l′extrême la distance entre la réalité objective et l′amour (Rachel pour Saint-Loup et pour moi, Albertine pour moi et Saint-Loup, Morel ou le conducteur d′omnibus pour Charlus ou d′autres personnes). Enfin, dans une certaine mesure, la germanophilie de M. de Charlus, comme le regard de Saint-Loup sur la photographie d′Albertine, m′avait aidé à me dégager pour un instant, sinon de ma germanophobie, du moins de ma croyance en la pure objectivité de celle-ci et à me faire penser que peut-être en était-il de la haine comme de l′amour, et que, dans le jugement terrible que porte en ce moment même la France à l′égard de l′Allemagne, qu′elle juge hors de l′humanité, y avait-il surtout une objectivité de sentiments, comme ceux qui faisaient paraître Rachel et Albertine si précieuses, l′une à Saint-Loup, l′autre à moi. Ce qui rendait possible, en effet, que cette perversité ne fût pas entièrement intrinsèque à l′Allemagne est que, de même qu′individuellement j′avais eu des amours successives, après la fin desquelles l′objet de cet amour m′apparaissait sans valeur, j′avais déjà vu dans mon pays des haines successives qui avaient fait apparaître, par exemple, comme des traîtres — mille fois pires que les Allemands auxquels ils livraient la France — des dreyfusards comme Reinach avec lequel collaboreraient aujourd′hui les patriotes contre un pays dont chaque membre était forcément un menteur, une bête féroce, un imbécile, exception faite des Allemands qui avaient embrassé la cause française, comme le roi de Roumanie ou l′impératrice de Russie. Il est vrai que les antidreyfusards m′eussent répondu : «Â Ce n′est pas la même chose. » Mais, en effet, ce n′est jamais la même chose, pas plus que ce n′est la même personne, sans cela, devant le même phénomène, celui qui en est la dupe ne pourrait accuser que son état subjectif et ne pourrait croire que les qualités ou les défauts sont dans l′objet.
I had realised that only grossly erroneous observation places everything in the object while everything is in the mind; I had lost my grandmother in reality many months after I had lost her in fact, I had seen the aspect of people vary according to the idea that I or others formed of them, a single person become many according to the number of people who saw him (the various Swanns at the beginning of this work according to who met him; the Princesse de Luxembourg according to whether she was seen by the first President or by me) even according to a single person over many years (the variations of Guermantes and Swann in my own experience). I had seen love endow another with that which is only in the one who loves. And I had realised all this the more because I had stretched to its extreme limits the distance between objective reality and love; (Rachel from Saint-Loup′s point of view and from mine, Albertine from mine and from Saint-Loup′s, Morel or the omnibus conductor or other people from M. de Charlus′ point of view). Finally, in a certain measure the germanophilism of M. de Charlus, like the gaze of Saint-Loup at the photograph of Albertine, had helped me for a moment to detach myself, if not from my germanophobia at least from my belief in its pure objectivity and to make me think that perhaps it was with hate as with love and that in the terrible sentence which France is now pronouncing on Germany, whom she regards as outside the pale of humanity, there is an objectivity of feeling like that which made Rachel and Albertine seem so precious, the one to Saint-Loup, the other to me. What made it seem possible, in fact, that this wickedness was not entirely intrinsic to Germany was that I myself had experienced successive loves at the end of which the object of each one appeared to have no value and I had also seen my country experience successive hates which had caused to appear as traitors — a thousand times worse than the Germans to whom these traitors were supposed to be betraying France — Dreyfusards like Reinach with whom patriots were now collaborating against a country every member of which was necessarily a liar, a ferocious beast and an imbecile except, of course, those Germans who had espoused the French cause such as the King of Roumania and the Empress of Russia. It is true that the anti-Dreyfusard, would have replied: “It is not the same thing.” But, as a matter of fact, it never is the same thing, any more than it is the same person; were that not so, in the presence of an identical phenomenon he who is its dupe could not believe that qualities or defects are inherent in it and would only blame his own subjective condition.
L′intelligence n′a point de peine alors à baser sur cette différence une théorie (enseignement contre nature des congréganistes selon les radicaux, impossibilité de la race juive à se nationaliser, haine perpétuelle de la race allemande contre la race latine, la race jaune étant momentanément réhabilitée). Ce côté subjectif se marquait, d′ailleurs, dans les conversations des neutres, où les germanophiles, par exemple, avaient la faculté de cesser un instant de comprendre et même d′écouter quand on leur parlait des atrocités allemandes en Belgique. (Et pourtant, elles étaient réelles.) Ce que je remarquais de subjectif dans la haine comme dans la vue elle-même n′empêchait pas que l′objet pût posséder des qualités ou des défauts réels et ne faisait nullement s′évanouir la réalité en un pur «Â relativisme ». Et si, après tant d′années écoulées et de temps perdu, je sentais cette influence capitale du lac interne jusque dans les relations internationales, tout au commencement de ma vie ne m′en étais-je pas douté quand je lisais dans le jardin de Combray un de ces romans de Bergotte que même aujourd′hui, si j′en ai feuilleté quelques pages oubliées où je vois les ruses d′un méchant, je ne repose le livre qu′après m′être assuré, en passant cent pages, que vers la fin ce même méchant est dûment humilié et vit assez pour apprendre que ses ténébreux projets ont échoué. Car je ne me rappelais plus bien ce qui était arrivé à ces personnages, ce qui ne les différenciait d′ailleurs pas des personnes qui se trouvaient cet après-midi chez Mme de Guermantes et dont, pour plusieurs au moins, la vie passée était aussi vague pour moi que si je l′eusse lue dans un roman à demi oublié.
The intellect has no difficulty, then, in basing a theory upon this difference (the teaching of the congregations according to Radicals, is against nature, it is impossible for the Jewish race to assimilate nationalism, the secular hatred of the Germans for the Latin race, the yellow races being momentarily rehabilitated). That subjective influence was equally marked among neutral Germanophiles who had lost the faculty of understanding or even of listening, the instant the German atrocities in Belgium were spoken of. (And, after all, there were real ones.) I remarked that the subjective nature of hatred as in vision itself, did not prevent the object possessing real qualities or defects and in no way caused reality to disappear in a pure “relativeness”. And if, after so many years and so much lost time, I felt the stirring of this vital pool within humanity even in international relationships, had I not apprehended it at the very beginning of my life when I read one of Bergotte′s novels in the Combray garden and even if to-day I turn those forgotten pages, and see the schemes of a wicked character, I cannot lay down the book until I assure myself, by skipping a hundred pages, that towards the end the villain is duly humiliated and lives long enough to know that his sinister purposes have been foiled. For I could no longer recall what happened to the characters, in that respect not unlike those who will be seen this afternoon at Mme de Guermantes′, the past life of whom, at all events of many of them, is as shadowy as though I had read of them in a half-forgotten novel.
Le prince d′Agrigente avait-il fini par épouser Mlle X ? Ou plutôt n′était-ce pas le frère de Mlle X qui avait dû épouser la sœur du prince d′Agrigente ? Ou bien faisais-je une confusion avec une ancienne lecture ou un rêve récent ? Le rêve était encore un de ces faits de ma vie qui m′avait toujours le plus frappé, qui avait dû le plus servir à me convaincre du caractère purement mental de la réalité, et dont je ne dédaignerais pas l′aide dans la composition de mon œuvre. Quand je vivais, d′une façon un peu moins désintéressée, pour un amour, un rêve venait rapprocher singulièrement de moi, lui faisant parcourir de grandes distances de temps perdu, ma grand′mère, Albertine que j′avais recommencé à aimer parce qu′elle m′avait fourni, dans mon sommeil, une version, d′ailleurs atténuée, de l′histoire de la blanchisseuse. Je pensai qu′ils viendraient quelquefois rapprocher ainsi de moi des vérités, des impressions, que mon effort seul, ou même les rencontres de la nature ne me présentaient pas ; qu′ils réveilleraient en moi du désir, du regret de certaines choses inexistantes, ce qui est la condition pour travailler, pour s′abstraire de l′habitude, pour se détacher du concret. Je ne dédaignerais pas cette seconde muse, cette muse nocturne qui suppléerait parfois à l′autre.
Did the Prince of Agrigente end by marrying Mlle X? Or was it not the brother of Mlle X who was to marry the sister of the Prince of Agrigente, or was I confusing them with something I had once read or dreamed? The dream remained one of the facts of my life which had most impressed me, which had most served to convince me of the purely mental character of reality, a help I should not despise in the composition of my work. When I lived for love in a somewhat more disinterested fashion, a dream would bring my grandmother singularly close to me, making her cover great spaces of lost time, and so with Albertine whom I began to love again because, in my sleep, she had supplied me with an attenuated version of the story of the laundress. I believed that dreams might sometimes in this way be the carriers of truths and impressions that my unaided effort or encounters in the outside world could not bring me, that they would arouse in me that desire or yearning for certain non-existent things which is the condition for work, for abstraction from habit and for detaching oneself from the concrete. I should not disdain this second, this nocturnal muse, who might sometimes replace the other.
J′avais vu les nobles devenir vulgaires quand leur esprit (comme celui du duc de Guermantes, par exemple) était vulgaire : «Â Vous n′êtes pas gêné », disait-il, comme eût pu dire Cottard. J′avais vu dans la médecine, dans l′affaire Dreyfus, pendant la guerre, croire que la vérité c′est un certain fait, que les ministres, le médecin possèdent, un oui ou non qui n′a pas besoin d′interprétation, qui font qu′un cliché radiographique indiquerait sans interprétation ce qu′a le malade, que les gens au pouvoir savaient si Dreyfus était coupable, savaient (sans avoir besoin d′envoyer pour cela Roques enquêter sur place) si Sarrail avait ou non les moyens de marcher en même temps que les Russes. Il n′est pas une heure de ma vie qui n′eût ainsi servi à m′apprendre, comme je l′ai dit, que seule la perception grossière et erronée place tout dans l′objet quand tout, au contraire, est dans l′esprit. En somme, si j′y réfléchissais, la matière de mon expérience me venait de Swann, non pas seulement par tout ce qui le concernait lui-même et Gilberte. Mais c′était lui qui m′avait, dès Combray, donné le désir d′aller à Balbec, où, sans cela, mes parents n′eussent jamais eu l′idée de m′envoyer, et sans quoi je n′aurais pas connu Albertine. Certes, c′est à son visage, tel que je l′avais aperçu pour la première fois devant la mer, que je rattachais certaines choses que j′écrirais sans doute. En un sens j′avais raison de les lui rattacher, car si je n′étais pas allé sur la digue ce jour-là, si je ne l′avais pas connue, toutes ces idées ne se seraient pas développées (à moins qu′elles ne l′eussent été par une autre). J′avais tort aussi, car ce plaisir générateur que nous aimons à trouver rétrospectivement dans un beau visage de femme vient de nos sens : il était bien certain, en effet, que ces pages que j′écrirais, Albertine, surtout l′Albertine d′alors, ne les eût pas comprises. Mais c′est justement pour cela (et c′est une indication à ne pas vivre dans une atmosphère trop intellectuelle), parce qu′elle était si différente de moi, qu′elle m′avait fécondé par le chagrin et même d′abord par le simple effort pour imaginer ce qui diffère de soi. Ces pages, si elle avait été capable de les comprendre, par cela même elle ne les eût pas inspirées. Mais sans Swann je n′aurais pas connu même les Guermantes, puisque ma grand′mère n′eût pas retrouvé Mme de Villeparisis, moi fait la connaissance de Saint-Loup et de M. de Charlus, ce qui m′avait fait connaître la duchesse de Guermantes et par elle sa cousine, de sorte que ma présence même en ce moment chez le prince de Guermantes, où venait de me venir brusquement l′idée de mon œuvre (ce qui faisait que je devrais à Swann non seulement la matière mais la décision), me venait aussi de Swann. Pédoncule un peu mince peut-être pour supporter ainsi l′étendue de toute ma vie. (Ce «Â côté de Guermantes » s′était trouvé, en ce sens, ainsi procéder du «Â côté de chez Swann ».) Mais bien souvent cet auteur des aspects de notre vie est quelqu′un de bien inférieur à Swann, est l′être le plus médiocre. N′eût-il pas suffi qu′un camarade quelconque m′indiquât quelque agréable fille à y posséder (que probablement je n′y aurais pas rencontrée) pour que je fusse allé à Balbec ? Souvent ainsi on rencontre plus tard un camarade déplaisant, on lui serre à peine la main, et pourtant, si jamais on y réfléchit, c′est d′une parole en l′air qu′il nous a dite, d′un «Â vous devriez venir à Balbec », que toute notre vie et notre œuvre sont sorties. Nous ne lui en avons aucune reconnaissance, sans que cela soit faire preuve d′ingratitude. Car en disant ces mots, il n′a nullement pensé aux énormes conséquences qu′ils auraient pour nous. C′est notre sensibilité et notre intelligence qui ont exploité les circonstances, lesquelles, la première impulsion donnée, se sont engendrées les unes les autres sans qu′il eût pu prévoir la cohabitation avec Albertine plus que la soirée masquée chez les Guermantes. Sans doute son impulsion fut nécessaire, et par là la forme extérieure de notre vie, la matière même de notre œuvre dépendent de lui. Sans Swann, mes parents n′eussent jamais eu l′idée de m′envoyer à Balbec. Il n′était pas, d′ailleurs, responsable des souffrances que lui-même avait indirectement causées. Elles tenaient à ma faiblesse. La sienne l′avait bien fait souffrir lui-même par Odette. Mais, en déterminant ainsi la vie que nous avons menée, il a par là même exclu toutes les vies que nous aurions pu mener à la place de celle-là. Si Swann ne m′avait pas parlé de Balbec, je n′aurais pas connu Albertine, la salle à manger de l′hôtel, les Guermantes. Mais je serais allé ailleurs, j′aurais connu des gens différents, ma mémoire comme mes livres serait remplie de tableaux tout autres, que je ne peux même pas imaginer et dont la nouveauté, inconnue de moi, me séduit et me fait regretter de n′être pas allé plutôt vers elle, et qu′Albertine et la plage de Balbec et de Rivebelle et les Guermantes ne me fussent pas toujours restés inconnus.
I had seen aristocrats become vulgar when their minds (like that of the Duc de Guermantes for instance) were vulgar. “You aren′t shy?” he asked, as Cottard might have done. In medicine, in the Dreyfus affair, during the war, I had seen people believe that truth is a thing owned and possessed by ministers and doctors, a yea or a nay which has no need of interpretation, which enables a radiographie plate to indicate, without interpretation, what is the matter with an invalid, which enables those in power to know that Dreyfus was guilty, to know (without despatching Roques to investigate on the spot) whether Sarrail had the necessary resources to advance at the same time as the Russians. There had not been an hour of my life which might not have thus served to teach me, as I have said, that only crudely erroneous perception places everything in the object; while, to the contrary, everything is in the mind. In short, if I reflected, the matter of my experience came to me from Swann, not simply through what concerned himself and Gilberte. It was he who, ever since the Combray days, had given me the desire to go to Balbec, where, but for him, my parents would never have had the notion of sending me and but for which I should never have known Albertine. True, I associated certain things with her face as I saw her first, gazing towards the sea. In one sense I was right in associating them with her for if I had not walked by the sea that day, if I had not known her, all those ideas would not have developed (unless, at least, they had been developed by another). I was wrong again because that inspiring pleasure we like to identify retrospectively with the beautiful countenance of a woman, comes from our senses and, in any case, it was quite certain that Albertine, the then Albertine, would not have understood the pages I should write. But it was just on that account, (and that is a warning not to live in too intellectual an atmosphere) because she was so different from me that she had made me productive through suffering, and, at first, even through the simple effort required to imagine that which differs from oneself. Had she been able to understand these pages, she would have been unable to inspire them. But without Swann I should not even have known the Guermantes, since my grandmother would not have rediscovered Mme de Villeparisis, I should not have made the acquaintance of Saint-Loup and of M. de Charlus which in turn caused me to know the Duchesse de Guermantes and, through her, her cousin, so that my very presence at this moment at the Prince de Guermantes′ from which suddenly sprang the idea of my work (thus making me owe Swann not only the matter but the decision) also came to me from Swann, a rather flimsy pedestal to support the whole extension of my life. (In that sense, this Guermantes side derived from Swann′s side.) But very often the author of a determining course in our lives is a person much inferior to Swann, in fact, a completely indifferent individual. It would have sufficed for some schoolfellow or other to tell me about a girl it would be nice for me to meet at Balbec (where in all probability I should not have met her) to make me go there. So it often happens that later on one runs across a schoolfellow one does not like and shakes hands with him without realising that the whole subsequent course of one′s life and work has sprung from his chance remark: “You ought to come to Balbec.” We feel no gratitude toward him nor does that prove us ungrateful. For in uttering those words he in no wise foresaw the tremendous consequences they might entail for us. The first impulse having been given, one′s sensibility and intelligence exploited the circumstances which engendered each other without his any more foreseeing my union with Albertine than the masked ball at the Guermantes′. Doubtless, his agency was necessary and, through it, the exterior form of our life, even the raw material of our work sprang from him. Had it not been for Swann, my parents would never have had the idea of sending me to Balbec but that did not make him responsible for the sufferings which he indirectly caused me; these were due to my own weakness as his had been responsible for the pain Odette caused him. But in thus determining the life I was to lead, he had thereby excluded all the lives I might otherwise have lived. If Swann had not told me about Balbec I should never have known Albertine, the hotel dining-room, the Guermantes. I should have gone elsewhere; I should have known other people, my memory like my books would have been filled with quite different pictures, which I cannot even imagine but whose unknowable novelty allures me and makes me sorry I was not drawn that way and that Albertine, the Balbec shore, Rivebelle and the Guermantes did not remain unknown to me for ever.
La jalousie est un bon recruteur qui, quand il y a un creux dans notre tableau, va nous chercher dans la rue la belle fille qu′il fallait. Elle n′était plus belle, elle l′est redevenue, car nous sommes jaloux d′elle, elle remplira ce vide.
Jealousy is a good recruiting sergeant who, when there is an empty space in our picture, goes and finds the girl we want in the street. She may not be pretty at first, but she soon fills the blank and becomes so when we get jealous of her.
Une fois que nous serons morts, nous n′aurons pas de joie que ce tableau ait été ainsi complété. Mais cette pensée n′est nullement décourageante. Car nous sentons que la vie est un peu plus compliquée qu′on ne dit, et même les circonstances. Et il y a une nécessité pressante à montrer cette complexité. La jalousie, si utile, ne naît pas forcément d′un regard, ou d′un récit, ou d′une rétroflexion. On peut la trouver, prête à nous piquer, entre les feuillets d′un annuaire — ce qu′on appelle «Â Tout-Paris » pour Paris, et pour la campagne «Â Annuaire des Châteaux »Â ; — nous avions distraitement entendu dire par telle belle fille qui nous était devenue indifférente qu′il lui faudrait aller voir quelques jours sa sœur dans le Pas-de-Calais. Nous avions aussi distraitement pensé autrefois que peut-être bien la belle fille avait été courtisée par M. E. qu′elle ne voyait plus jamais, car plus jamais elle n′allait dans ce bar où elle le voyait jadis. Que pouvait être sa sœur ? femme de chambre peut-être ? Par discrétion nous ne l′avions pas demandé. Et puis voici qu′en ouvrant au hasard l′Annuaire des Châteaux, nous trouvons que M. E. a son château dans le Pas-de-Calais, près de Dunkerque. Plus de doute, pour faire plaisir à la belle fille il a pris sa sœur comme femme de chambre, et si la belle fille ne le voit plus dans le bar, c′est qu′il la fait venir chez lui, habitant Paris presque toute l′année, mais ne pouvant se passer d′elle, même pendant qu′il est dans le Pas-de-Calais. Les pinceaux, ivres de fureur et d′amour, peignent, peignent. Et pourtant, si ce n′était pas cela ? Si vraiment M. E. ne voyait plus jamais la belle fille mais, par serviabilité, avait recommandé la sœur de celle-ci à un frère qu′il a, habitant, lui, toute l′année le Pas-de-Calais ? De sorte qu′elle va même peut-être par hasard voir sa sœur au moment où M. E. n′est pas là, car ils ne se soucient plus l′un de l′autre. Et à moins encore que la sœur ne soit pas femme de chambre dans le château ni ailleurs, mais ait des parents dans le Pas-de-Calais. Notre douleur du premier instant cède devant ces dernières suppositions qui calment toute jalousie. Mais qu′importe ? celle-ci, cachée dans les feuillets de l′Annuaire des Châteaux, est venue au bon moment, car maintenant le vide qu′il y avait dans la toile est comblé. Et tout se compose bien, grâce à la présence suscitée par la jalousie de la belle fille dont déjà nous ne sommes plus jaloux et que nous n′aimons plus.
Once we are dead we shall get no pleasure from our picture being so complete. But this thought is in no way discouraging for we feel that life is rather more complex than is generally supposed, likewise circumstances and and there is a pressing need of proving this complexity. Jealousy is not necessarily born from a look, from something we hear or as the result of reflection; we can find it ready for us between the leaves of a directory — what in Paris is called Tout-Paris and in the country The Annuaire des Châteaux. Absent-mindedly, we had heard that a certain pretty girl we no longer thought about, had gone to pay a visit of some days to her sister in the Pas-de-Calais. With equal indifference it had occurred to us previously that, possibly, this pretty girl had been made love to by M. E. whom she never saw now because she no longer frequented the bar where she used to meet him. Who and what might her sister be, a maid perhaps? From discretion, we had never asked her. And now, lo and behold! Opening by chance the Annuaire des Châteaux we discover that M. E. owns a country house in the Pas-de-Calais near Dunkerque. There is no further room for doubt; to please the pretty girl, he has taken her sister as a maid, and if the pretty girl does not see him any more in the bar it is because he has her come to his house and, though he lives in Paris nearly the whole year round, he cannot dispense with her even while he is in the Pas-de-Calais. The paint-brushes, drunk with rage and love, paint and paint. But supposing, after all, it is not that, supposing that really M. E. did not any longer see the pretty girl and had only recommended her sister to his brother who lives the whole year round in the Pas-de-Calais, so that, by chance, she has gone to see her sister at a time when M. E. is not there, seeing that they had ceased to care for each other. Unless indeed the sister is nota maid in the Château or anywhere else but that her family happens to live in the Pas-de-Calais. Our original distress surrenders to the latest supposition which soothes our jealousy. But what does that matter? Jealousy buried within the pages of the Annuaire des Châteaux has come just at the right moment, for now the empty space in the canvas has been filled and the whole picture has been capitally composed, thanks to jealousy having evoked the apparition of the pretty girl whom we neither care for nor are jealous of.
À ce moment le maître d′hôtel vint me dire que, le premier morceau étant terminé, je pouvais quitter la bibliothèque et entrer dans les salons. Cela me fit ressouvenir où j′étais. Mais je ne fus nullement troublé dans le raisonnement que je venais de commencer par le fait qu′une réunion mondaine, le retour dans la société, m′eussent fourni ce point de départ vers une vie nouvelle que je n′avais pas su trouver dans la solitude. Ce fait n′avait rien d′extraordinaire, une impression qui pouvait ressusciter en moi l′homme éternel n′étant pas liée plus forcément à la solitude qu′à la société (comme j′avais cru autrefois, comme cela avait peut-être été pour moi autrefois, comme cela aurait peut-être dû être encore si je m′étais harmonieusement développé, au lieu de ce long arrêt qui semblait seulement prendre fin). Car n′éprouvant cette impression de beauté que quand à une sensation actuelle, si insignifiante fût-elle, venait se superposer une sensation semblable qui, renaissant spontanément en moi, venait étendre la première sur plusieurs époques à la fois, et remplissait mon âme, où habituellement les sensations particulières laissaient tant de vide, par une essence générale, il n′y avait pas de raison pour que je ne reçusse des sensations de ce genre dans le monde aussi bien que dans la nature, puisqu′elles sont fournies par le hasard, aidé sans doute par l′excitation particulière qui fait que, les jours où on se trouve en dehors du train courant de la vie, les choses même les plus simples recommencent à nous donner des sensations dont l′habitude fait faire l′économie à notre système nerveux. Que ce fût justement et uniquement ce genre de sensations qui dût conduire à l′œuvre d′art, j′allais essayer d′en trouver la raison objective, en continuant les pensées que je n′avais cessé d′enchaîner dans la bibliothèque, car je sentais que le déchaînement de la vie spirituelle était assez fort en moi maintenant pour pouvoir continuer aussi bien dans le salon, au milieu des invités, que seul dans la bibliothèque ; il me semblait qu′à ce point de vue même, au milieu de cette assistance si nombreuse, je saurais réserver ma solitude. Car pour la même raison que de grands événements n′influent pas du dehors sur nos puissances d′esprit, et qu′un écrivain médiocre vivant dans une époque épique restera un tout aussi médiocre écrivain, ce qui était dangereux dans le monde c′étaient les dispositions mondaines qu′on y apporte. Mais par lui-même il n′était pas plus capable de vous rendre médiocre qu′une guerre héroî°µe de rendre sublime un mauvais poète. En tout cas, qu′il fût théoriquement utile ou non que l′œuvre d′art fût constituée de cette façon, et en attendant que j′eusse examiné ce point comme j′allais le faire, je ne pouvais nier que vraiment, en ce qui me concernait, quand des impressions vraiment esthétiques m′étaient venues, ç′avait toujours été à la suite de sensations de ce genre. Il est vrai qu′elles avaient été assez rares dans ma vie, mais elles la dominaient, je pouvais retrouver dans le passé quelques-uns de ces sommets que j′avais eu le tort de perdre de vue (ce que je comptais ne plus faire désormais). Et déjà je pouvais dire que si c′était chez moi, par l′importance exclusive qu′il prenait, un trait qui m′était personnel, cependant j′étais rassuré en découvrant qu′il s′apparentait à des traits moins marqués, mais reconnaissables, discernables et, au fond, assez analogues chez certains écrivains. N′est-ce pas à mes sensations du genre de celle de la madeleine qu′est suspendue la plus belle partie des Mémoires d′Outre-Tombe : «Â Hier au soir je me promenais seulÂ… je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d′une grive perchée sur la plus haute branche d′un bouleau. À l′instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel ; j′oubliai les catastrophes dont je venais d′être le témoin et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j′entendis si souvent siffler la grive. » Et une des deux ou trois plus belles phrases de ces Mémoires n′est-elle pas celle-ci : «Â Une odeur fine et suave d′héliotrope s′exhalait d′un petit carré de fèves en fleurs ; elle ne nous était point apportée par une brise de la patrie, mais par un vent sauvage de Terre-Neuve, sans relation avec la plante exilée, sans sympathie de réminiscence et de volupté. Dans ce parfum, non respiré de la beauté, non épuré dans son sein, non répandu sur ses traces, dans ce parfum chargé d′aurore, de culture et de monde, il y avait toutes les mélancolies des regrets, de l′absence et de la jeunesse. » Un des chefs-d′œuvre de la littérature française, Sylvie, de Gérard de Nerval, a, tout comme le livre des Mémoires d′Outre-Tombe relatif à Combourg, une sensation du même genre que le goût de la madeleine et «Â le gazouillement de la grive ». Chez Baudelaire enfin, ces réminiscences, plus nombreuses encore, sont évidemment moins fortuites et par conséquent, à mon avis, décisives. C′est le poète lui-même qui, avec plus de choix et de paresse, recherche volontairement, dans l′odeur d′une femme par exemple, de sa chevelure et de son sein, les analogies inspiratrices qui lui évoqueront «Â l′azur du ciel immense et rond » et «Â un port rempli de voiles et de mâts ». J′allais chercher à me rappeler les pièces de Baudelaire à la base desquelles se trouve ainsi une sensation transposée, pour achever de me replacer dans une filiation aussi noble et me donner par là l′assurance que l′œuvre que je n′avais plus aucune hésitation à entreprendre méritait l′effort que j′allais lui consacrer, quand, étant arrivé au bas de l′escalier qui descendait de la bibliothèque, je me trouvai tout à coup dans le grand salon et au milieu d′une fête qui allait me sembler bien différente de celles auxquelles j′avais assisté autrefois et allait revêtir pour moi un aspect particulier et prendre un sens nouveau. En effet, dès que j′entrai dans le grand salon, bien que je tinsse toujours ferme en moi, au point où j′en étais, le projet que je venais de former, un coup de théâtre se produisit qui allait élever contre mon entreprise la plus grave des objections. Une objection que je surmonterais sans doute, mais qui, tandis que je continuais à réfléchir en moi-même aux conditions de l′œuvre d′art, allait, par l′exemple cent fois répété de la considération la plus propre à me faire hésiter, interrompre à tout instant mon raisonnement. Au premier moment je ne compris pas pourquoi j′hésitais à reconnaître le maître de maison, les invités, pourquoi chacun semblait s′être «Â fait une tête », généralement poudrée et qui les changeait complètement. Le prince avait encore, en recevant, cet air bonhomme d′un roi de féerie que je lui avais trouvé la première fois, mais cette fois, semblant s′être soumis lui-même à l′étiquette qu′il avait imposée à ses invités, il s′était affublé d′une barbe blanche et traînait à ses pieds, qu′elles alourdissaient, comme des semelles de plomb. Il semblait avoir assumé de figurer un des «Â âges de la vie ». Ses moustaches étaient blanches aussi, comme s′il restait après elles le gel de la forêt du Petit Poucet. Elles semblaient incommoder sa bouche raidie et, l′effet une fois produit, il aurait dû les enlever. À vrai dire, je ne le reconnus qu′à l′aide d′un raisonnement, et en concluant de la simple ressemblance de certains traits à une identité de la personne. Je ne sais ce que ce petit Lezensac avait mis sur sa figure, mais tandis que d′autres avaient blanchi, qui la moitié de leur barbe, qui leurs moustaches seulement, lui, sans s′embarrasser de ces teintures, avait trouvé le moyen de couvrir sa figure de rides, ses sourcils de poils hérissés ; tout cela, d′ailleurs, ne lui seyait pas, son visage faisait l′effet d′être durci, bronzé, solennisé, cela le vieillissait tellement qu′on n′aurait plus dit du tout un jeune homme. Je fus bien étonné au même moment en entendant appeler duc de Châtellerault un petit vieillard aux moustaches argentées d′ambassadeur, dans lequel seul un petit bout de regard resté le même me permit de reconnaître le jeune homme que j′avais rencontré une fois en visite chez Mme de Villeparisis. À la première personne que je parvins ainsi à identifier, en tâchant de faire abstraction du travestissement et de compléter les traits restés naturels, par un effort de mémoire, ma première pensée eût dû être et fut peut-être, bien moins d′une seconde, de la féliciter d′être si merveilleusement grimée qu′on avait d′abord, avant de la reconnaître, cette hésitation que les grands acteurs paraissant dans un rôle où ils sont différents d′eux-mêmes donnent, en entrant en scène, au public qui, même averti par le programme, reste un instant ébahi avant d′éclater en applaudissements. À ce point de vue, le plus extraordinaire de tous était mon ennemi personnel, M. d′Argencourt, le véritable clou de la matinée. Non seulement, au lieu de sa barbe à peine poivre et sel, il s′était affublé d′une extraordinaire barbe d′une invraisemblable blancheur, mais encore, tant de petits changements matériels pouvant rapetisser, élargir un personnage et, bien plus, changer son caractère apparent, sa personnalité, c′était un vieux mendiant qui n′inspirait plus aucun respect qu′était devenu cet homme dont la solennité, la raideur empesée était encore présente à mon souvenir, et il donnait à son personnage de vieux gâteux une telle vérité, que ses membres tremblotaient, que les traits détendus de sa figure, habituellement hautaine, ne cessaient de sourire avec une niaise béatitude. Poussé à ce degré, l′art du déguisement devient quelque chose de plus, une transformation. En effet, quelques riens avaient beau me certifier que c′était bien M. d′Argencourt qui donnait ce spectacle inénarrable et pittoresque, combien d′états successifs d′un visage ne me fallait-il pas traverser si je voulais retrouver celui du d′Argencourt que j′avais connu, et qui était tellement différent de lui-même, tout en n′ayant à sa disposition que son propre corps. C′était évidemment la dernière extrémité où il avait pu le conduire sans en crever ; le plus fier visage, le torse le plus cambré n′était plus qu′une loque en bouillie, agitée de-ci de-là. À peine, en se rappelant certains sourires de M. d′Argencourt qui jadis tempéraient parfois un instant sa hauteur, pouvait-on comprendre que la possibilité de ce sourire de vieux marchand d′habits ramolli existât dans le gentleman correct d′autrefois. Mais à supposer que ce fût la même intention de sourire qu′eût d′Argencourt, à cause de la prodigieuse transformation du visage, la matière même de l′œil, par laquelle il l′exprimait, était tellement différente, que l′expression devenait tout autre et même d′un autre. J′eus un fou rire devant ce sublime gaga, aussi émollié dans sa bénévole caricature de lui-même que l′était, dans la manière tragique, M. de Charlus foudroyé et poli. M. d′Argencourt, dans son incarnation de moribond-bouffe d′un Regnard exagéré par Labiche, était d′un accès aussi facile, aussi affable, que M. de Charlus roi Lear qui se découvrait avec application devant le plus médiocre salueur. Pourtant je n′eus pas l′idée de lui dire mon admiration pour la vision extraordinaire qu′il offrait. Ce ne fut pas mon antipathie ancienne qui m′en empêcha, car précisément il était arrivé à être tellement différent de lui-même que j′avais l′illusion d′être devant une autre personne aussi bienveillante, aussi désarmée, aussi inoffensive que l′Argencourt habituel était rogue, hostile et dangereux. Tellement une autre personne, qu′à voir ce personnage si ineffablement grimaçant, comique et blanc, ce bonhomme de neige simulant un général Dourakine en enfance, il me semblait que l′être humain pouvait subir des métamorphoses aussi complètes que celles de certains insectes. J′avais l′impression de regarder, derrière le vitrage instructif d′un muséum d′histoire naturelle, ce que peut être devenu le plus rapide, le plus sûr en ses traits d′un insecte, et je ne pouvais pas ressentir les sentiments que m′avait toujours inspirés M. d′Argencourt devant cette molle chrysalide, plutôt vibratile que remuante. Mais je me tus, je ne félicitai pas M. d′Argencourt d′offrir un spectacle qui semblait reculer les limites entre lesquelles peuvent se mouvoir les transformations du corps humain. Certes, dans les coulisses d′un théâtre, ou pendant un bal costumé, on est plutôt porté par politesse à exagérer la peine, presque à affirmer l′impossibilité qu′on a à reconnaître la personne travestie. Ici, au contraire, un instinct m′avait averti de les dissimuler le plus possible, qu′elles n′avaient plus rien de flatteur parce que la transformation n′était pas voulue, et je m′avisai enfin, ce à quoi je n′avais pas songé en entrant dans ce salon, que toute fête, si simple soit-elle, quand elle a lieu longtemps après qu′on a cessé d′aller dans le monde et pour peu qu′elle réunisse quelques-unes des mêmes personnes qu′on a connues autrefois, vous fait l′effet d′une fête travestie, de la plus réussie de toutes, de celle où l′on est le plus sincèrement «Â intrigué » par les autres, mais où ces têtes, qu′ils se sont faites depuis longtemps sans le vouloir, ne se laissent pas défaire par un débarbouillage, une fois la fête finie. Intrigué par les autres ? Hélas, aussi les intriguant nous-même. Car la même difficulté que j′éprouvais à mettre le nom qu′il fallait sur les visages semblait partagée par toutes les personnes qui apercevaient le mien, n′y prenaient pas plus garde que si elles ne l′eussent jamais vu, ou tâchaient de dégager de l′aspect actuel un souvenir différent.
At that moment the butler came to tell me that the first piece was over and that I could leave the library and enter the drawing-rooms. That reminded me of where I was. But I was in no wise disturbed in my argument by the fact that a fashionable entertainment, a return into society, provided the point of departure towards a new life I had been unable to find the way to in solitude. There was nothing extraordinary about this, an influence which had roused the eternal man in me being no more necessarily linked to solitude than to society (as I had once believed, as perhaps was the case formerly, as perhaps it might still have been, if I had developed harmoniously instead of having suffered that long break which only now seemed to be reaching its end). For, as I only felt that impression of beauty when there was imposed upon the actual sensation however insignificant, another akin to it which, spontaneously reborn in me, expanded the first one simultaneously over several periods and filled my soul, in which my ordinary single sensations left a void, with a generalising essence, there was no reason why I should not just as well receive such sensations from society as from nature, since they occur haphazard, provoked doubtless by a peculiar excitement owing to which, on days when one happens to be outside the normal course of one′s life, even the most simple things begin to cause reactions which habit spares our nervous system. My purpose was to discover the objective reason of its being exactly and only that class of sensations which must lead to a work of art, by pursuing the reflections I had been bent on linking together in the library, for I felt that the emancipation of my spiritual life was now complete enough for me to be able to sustain my thought in the midst of guests in the drawing-room just as well as alone in the library; I should know how to preserve my solitude from that point of view even in the midst of that numerous company. Indeed, for the same reason that great events in the outer world have no influence upon our mental powers and that a mediocre writer living in an epic period will, nevertheless, remain a mediocre writer what was dangerous in society was the worldly disposition one brought to it. But, of itself, it will no more make us mediocre than a war of heroes can make a bad poet sublime. In any case, whether it was theoretically advantageous or not that a work of art should be thus constituted, and awaiting the further examination of that question, it was undeniable so far as I was concerned, that when any really aesthetic intuitions came to me it had always been as a result of sensations of that nature. True, they had been rare enough in my life but they dominated it, and I could recover from the past some of those heights I had mistakenly allowed myself to lose sight of (and I did not mean to do so again). This much I could now say, that if in my case this was an idiosyncrasy due to the exclusive significance it had for me, I was reassured by discovering that it was related to characteristics less marked yet discernible and fundamentally analogous in the case of certain writers. Is not the most beautiful part of the Mémoires d′Outre-Tombe assimilable with my sensations relative to the madeleine: “Yesterday evening I was walking alone. . . . I was drawn from my reflections by the warbling of a thrush perched upon the highest branch of a birch tree. At that instant the magical sound brought my paternal home before my eyes; I forgot the catastrophes of which I had been a witness and, transported suddenly into the past, I saw again that country where I had so often heard the thrush sing.” And is not this, one of the two or three most beautiful passages in the Mémoires: “A delicate and subtle odour of heliotrope was exhaled by a cluster of scarlet runners in flower; that odour was not brought us by a breeze from the homeland but by a wild Newfoundland wind, without relation to the exiled plant, without sympathy with memory and joy. In that perfume which beauty had not breathed nor purified in its breast nor spread abroad upon its path, in that perfume permeated by the light of dawn, of culture and of life, there was all the melancholy of regret, of exile and of youth.” One of the masterpieces of French literature Sylvie by Gérard de Nerval, contains, in regard to Combourg, just like the Mémoires d′Outre-Tombe, a sensation of the same order as the taste of the madeleine and the warbling of the thrush. Finally, in the case of Baudelaire, such reminiscences are still — more numerous, evidently less fortuitous and consequently, in my opinion, decisive. It is the poet himself who with greater variety and leisure seeks consciously in the odour of a woman, of her hair and of her breast, those inspiring analogies which evoke for him “l′azur du ciel immense et rond“ and “un port rempli de flammes et de mâts“. I was seeking to recall those of Baudelaire′s verses which are based upon the transposition of such sensations, so that I might place myself in so noble a company and thus obtain confirmation that the work I no longer had any hesitation in undertaking, merited the effort I intended to consecrate to it, when, reaching the foot of the staircase leading from the library, I found myself all of a sudden in the great salon and in the midst of a fête which seemed to me entirely different from those I had formerly attended and which began to disclose a peculiar aspect and to assume a new significance. From the instant I entered the great salon, in spite of my firmly retaining within myself the point I had reached in the project I had been forming, a startlingly theatrical sensation burst upon my senses which was to raise the gravest obstacles to my enterprise. Obstacles I should, doubtless, surmount but which, while I continued to muse upon the conditions of a work of art, were about to interrupt my reasoning by the repetition a hundred times over of the consideration most calculated to make me hesitate. At the first moment I did not understand why I failed to recognise the master of the house and his guests, why they all appeared to have “made a head”, generally powdered, which completely changed them. The Prince, receiving his guests, still preserved that air of a jolly king of the fairies he suggested to my mind the first time I saw him, but now, having apparently submitted to the disguise he had imposed upon his guests, lie had tricked himself out in a white beard and dragged his feet heavily along as though they were soled with lead. He seemed to be representing one of the ages of man. His moustache was whitened as though the hoar-frost in Tom Thumb′s forest clung to it. It seemed to inconvenience his stiffened mouth and once he had produced his effect, he ought to have taken it off. To tell the truth, I only recognised him by reasoning out his identity with himself from certain familiar features. I could not imagine what that little Lezensac had put on his face, but while others had grown white, some as to half of their beard, some only as to their moustaches, he had found means, without the help of dyes, to cover his face with wrinkles and his eyebrows with bristling hairs; moreover, all this suited him ill, his countenance seemed to have hardened and bronzed and he wore an appearance of solemnity that aged him so much that he could no longer be taken for a young man. At the same moment I was astonished to hear addressed as Duc de Chatellerault a little old man with the silver moustache of an ambassador of whom only the slightest likeness reminded me of the young man whom I had once met calling on Mme de Villeparisis. In the case of the first person whom I succeeded in identifying by abstracting his natural features from his travesty by an effort of memory, my first thought ought to have been and perhaps was, for an instant, to congratulate him on being so marvellously made up that, at first, one had the same sort of hesitation in recognising him as is felt by an audience which, though informed by the programme, remains for a moment dumbfounded and then bursts into applause when some great actor, taking a part in which he looks completely different from himself, walks on to the stage. From that point of view the most extraordinary of all was my personal enemy M. d′Argencourt; he was, verily, the clou of the party. Not only had he replaced a barely silvered beard by one of incredible whiteness, he had so tricked himself out by those little material changes which reconstitute and exaggerate personality and, more than that, apparently modify character, that this man, whose pompous and starchy stiffness still lingered in my memory, had changed into an old beggar who inspired no respect, an aged valetudinarian so authentic that his limbs trembled and the swollen features, once so arrogant, kept on smiling with silly beatitude. Pushed to this degree, the art of disguise becomes something more, it becomes a transformation. Indeed, some trifles might certify that it was actually M. d′Argencourt who offered this indescribable and picturesque spectacle, but how many successive facial states should I not have had to trace if I wanted to reconstruct the physiognomy of M. d′Argencourt whom I had formerly known and who had now succeeded, although he only had the use of his own body, in producing something so entirely different. It was obviously the extreme limit that haughtiest of faces could reach without disintegration, while that stiffest of figures was no more than a boiled rag shaking about from one spot to another. It was only by the most fleeting memory of a particular smile which formerly sometimes tempered for an instant M. d′Argencourt′s arrogant demeanour, that one realised the possibility that this smile of an old, broken-down, second-hand clothes-dealer might represent the punctilious gentleman of former days. But even admitting it was M. d′Argencourt′s intention to use the old meaning smile, the prodigious transformation of his face, the very matter of the eye with which he expressed it had become so different that the expression was that of another. I almost burst into laughter as I looked at this egregious old guy, as emolliated in his comical caricature of himself as M. de Charlus, paralysed and polite, was tragical. M d′Argencourt, in his incarnation of a moribund buffoon by Regnard, exaggerated by Labiche, was as easy of access, as urbane as was the King Lear of M. de Charlus who uncovered himself with deference before the most commonplace acquaintance who saluted him. All the same, I refrained from expressing my admiration for the remarkable performance. It was less my former antipathy which prevented me than his having reached a condition so different from himself that I had the illusion of standing before another as amiable, disarming and inoffensive as the Argencourt of former days was supercilious, hostile and nefarious. So entirely a different personage that, watching this snow-man imitating General Dourakine falling into second childhood, grinning so ineffably comic and white, it seemed to me that a human being could undergo metamorphoses as complete as those of certain insects. I had the impression of observing through the glass of a showcase in a natural history museum what the sharpest and most stable features of an insect had turned into and I could no longer feel the sentiments which M. d′Argencourt had always inspired in me when I stood looking at this soft chrysalis which rather vibrated than moved. So I kept my silence, I did not congratulate M. d′Argencourt on offering a spectacle which seemed to assign the limits within which the transformation of the human body can operate. Certainly, in the wings of a theatre or during a costume ball, politeness inclines one to exaggerate the difficulty, even to go so far as to affirm the impossibility of recognising the person in travesty. Here, on the contrary an instinct warned me that dissimulation was demanded, that these compliments would have been the reverse of flattering because such a transformation was not intended and I realised what I had not dreamed of when I entered this drawing-room, that every entertainment, however simple, when it takes place long after one has ceased to go into society and however few of those one has formerly known it brings together, gives the effect of a costume ball and the most successful one of all, at which one is truly puzzled by others, for the heads have been in the making for a long time without their wishing it and cannot be got rid of by toilet operations when the party is over. Puzzled by others! Alas! We ourselves puzzle them. The difficulty I experienced in putting the required name to the faces around me seemed to be shared by all those who perceived mine, for they paid no more attention to me than if they had never seen me before or were trying to disentangle from my appearance the memory of someone else.
Si M. d′Argencourt venait faire cet extraordinaire « numéro », qui était certainement la vision la plus saisissante dans son burlesque que je garderais de lui, c′était comme un acteur qui rentre une dernière fois sur la scène avant que le rideau tombe tout à fait au milieu des éclats de rire. Si je ne lui en voulais plus, c′est parce qu′en lui, qui avait retrouvé l′innocence du premier âge, il n′y avait plus aucun souvenir des notions méprisantes qu′il avait pu avoir de moi, aucun souvenir d′avoir vu M. de Charlus me lâcher brusquement le bras, soit qu′il n′y eût plus rien en lui de ces sentiments, soit qu′ils fussent obligés, pour arriver jusqu′à nous, de passer par des réfracteurs physiques si déformants qu′ils changeaient en route absolument de sens et que M. d′Argencourt semblât bon, faute de moyens physiques d′exprimer encore qu′il était mauvais et de refouler sa perpétuelle hilarité invitante. C′était trop de parler d′un acteur, et, débarrassé qu′il était de toute âme consciente, c′est comme une poupée trépidante, à la barbe postiche de laine blanche, que je le voyais agité, promené dans ce salon, comme dans un guignol à la fois scientifique et philosophique où il servait, comme dans une oraison funèbre ou un cours en Sorbonne, à la fois de rappel à la vanité de tout et d′exemple d′histoire naturelle. Un guignol de poupées que, pour identifier à ceux qu′on avait connus, il fallait lire sur plusieurs plans à la fois, situés derrière elles et qui leur donnaient de la profondeur et forçaient à faire un travail d′esprit quand on avait devant soi ces vieillards fantoches, car on était obligé de les regarder, en même temps qu′avec les yeux, avec la mémoire. Un guignol de poupées baignant dans les couleurs immatérielles des années, de poupées extériorisant le Temps, le Temps qui d′habitude n′est pas visible, qui pour le devenir cherche des corps et, partout où il les rencontre, s′en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique. Aussi immatériel que jadis Golo sur le bouton de porte de ma chambre de Combray, ainsi le nouveau et si méconnaissable d′Argencourt était là comme la révélation du Temps, qu′il rendait partiellement visible. Dans les éléments nouveaux qui composaient la figure de M. d′Argencourt et son personnage, on lisait un certain chiffre d′années, on reconnaissait la figure symbolique de la vie, non telle qu′elle nous apparaît, c′est-à-dire permanente, mais réelle, atmosphère si changeante que le fier seigneur s′y peint en caricature, le soir, comme un marchand d′habits.
M. d′Argencourt′s success with this astonishing “turn”, certainly the most striking picture in his burlesque I could possibly have of him, was like an actor who makes a last appearance on the stage before the curtain falls amidst roars of laughter. If I no longer felt any antagonism to him, it was because he had returned to the innocence of babyhood and had no recollection of his contemptuous opinion of me, no recollection of having seen M. de Charlus suddenly leave go of my arm, whether because none of those sentiments survived in him or because in order to reach me they would have been so deformed by physical refractions that their meaning would have completely changed on the way, so that M. d′Argencourt appeared to have become amiable because he no longer had the power to express his malevolence and to curb his chronic and irritating hilarity. To compare him with an actor is an overstatement for, having no conscious mind at all, he was like a shaky doll with a woollen beard stuck on his face pottering about the room, like a scientific or philosophical marionette mimicking a part in a funeral ceremony or a lecture at the Sorbonne, simultaneously illustrating the vanity of all things and representing a natural history specimen. A Punch and Judy show of puppets, of which one could only identify those one had known by viewing them simultaneously at several levels graded in the background, which gave them depth and forced one to the mental effort of combining eye and memory as one gazed at these old phantoms. A Punch and Judy show of puppets bathed in the immaterial colours of years, of puppets which exteriorised Time, Time usually invisible, which to attain visibility seeks and fastens on bodies to exhibit wherever it can, with its magic lantern. Immaterial like Golo on the door-handle of my room at Combray, the new and unrecognisable M. d′Argencourt was a revelation of Time by rendering it partially visible. In the new elements composing M. d′Argencourt′s face and personality one could read a sum of years, one could recognise the symbolical figure of life, not permanent as it appears to us, but as it is, a constantly changing atmosphere in which the haughty nobleman caricatures himself in the evening as an old clothes-dealer.
En d′autres êtres, d′ailleurs, ces changements, ces véritables aliénations semblaient sortir du domaine de l′histoire naturelle et on s′étonnait, en entendant un nom, qu′un même être pût présenter non, comme M. d′Argencourt, les caractéristiques d′une nouvelle espèce différente mais les traits extérieurs d′un autre caractère. C′étaient bien, comme pour M. d′Argencourt, des possibilités insoupçonnées que le temps avait tirées de telle jeune fille, mais ces possibilités, bien qu′étant toutes physionomiques ou corporelles, semblaient avoir quelque chose de moral. Les traits du visage, s′ils changent, s′ils s′assemblent autrement, s′ils se contractent de façon habituelle d′une manière plus lente, prennent, avec un aspect autre, une signification différente. De sorte qu′il y avait telle femme qu′on avait connue bornée et sèche, chez laquelle un élargissement des joues devenues méconnaissables, un busquage imprévisible du nez, causaient la même surprise, la même bonne surprise souvent, que tel mot sensible et profond, telle action courageuse et noble qu′on n′aurait jamais attendus d′elle. Autour de ce nez, nez nouveau, on voyait s′ouvrir des horizons qu′on n′eût pas osé espérer. La bonté, la tendresse jadis impossibles devenaient possibles avec ces joues-là. On pouvait faire entendre devant ce menton ce qu′on n′aurait jamais eu l′idée de dire devant le précédent. Tous ces traits nouveaux du visage impliquaient d′autres traits de caractère ; la sèche et maigre jeune fille était devenue une vaste et indulgente douairière. Ce n′est plus dans un sens zoologique, comme M. d′Argencourt, c′est dans un sens social et moral qu′on pouvait dire que c′était une autre personne. Par tous ces côtés, une matinée comme celle où je me trouvais était quelque chose de beaucoup plus précieux qu′une image du passé, m′offrant comme toutes les images successives et que je n′avais jamais vues qui séparaient le passé du présent, mieux encore, le rapport qu′il y avait entre le présent et le passé ; elle était comme ce qu′on appelait autrefois une vue d′optique, mais une vue d′optique des années, la vue non d′un monument, mais d′une personne située dans la perspective déformante du Temps.
In the case of others these changes, these positive transformations seemed to proceed from the sphere of natural history and it was surprising to hear a name applied to a person, not, as in the case of M. d′Argencourt, with the characteristics of a new and different species but with the exterior features of another person altogether. As in the case of M. d′Argencourt there were unsuspected potentialities which time had elicited from such and such a young girl, and though these potentialities were purely physiognomical or corporeal, they seemed to have moral implications. If the features of a face change, if they unite differently, if they contract slowly but continuously, they assume, with that changed aspect, another significance. Thus, a particular woman who had formerly given one an impression of aridity and shallowness and who had now acquired an enlargement of the cheeks and an unforeseeable bridge on her nose occasioned the same surprise, often an agreeable one, as a sensitive and thoughtful remark, a fine and highminded act which one would never have expected of her. Unhoped for horizons opened around that new nose. Kindness and tenderness, formerly undreamed of became possible with those cheeks. From that chin one might hope for things unimaginable from the preceding one. These new facial features implied altered traits of character; the hard, scraggy girl had become a buxom, generous dowager. It was not in the zoological sense like M. d′Argencourt, but in the social and moral sense that one could say she had become a different person. In all these ways an afternoon party such as this was something much more valuable than a vision of the past for it offered me something better than the successive pictures I had missed of the past separating itself from the present, namely, the relationship between the present and the past; it was like what used to be called a panopticon but a panopticon of years, a view not of a monument but of a person situated in the modifying perspective of Time. qqq
Quant à la femme dont M. d′Argencourt avait été l′amant, elle n′avait pas beaucoup changé, si on tenait compte du temps passé, c′est-à-dire que son visage n′était pas trop complètement démoli pour celui d′un être qui se déforme tout le long de son trajet dans l′abîme où il est lancé, abîme dont nous ne pouvons exprimer la direction que par des comparaisons également vaines, puisque nous ne pouvons les emprunter qu′au monde de l′espace, et qui, que nous les orientions dans le sens de l′élévation, de la longueur ou de la profondeur, ont comme seul avantage de nous faire sentir que cette dimension inconcevable et sensible existe. La nécessité, pour donner un nom aux figures, de remonter effectivement le cours des années, me forçait, en réaction, de rétablir ensuite, en leur donnant leur place réelle, les années auxquelles je n′avais pensé. À ce point de vue, et pour ne pas me laisser tromper par l′identité apparente de l′espace, l′aspect tout nouveau d′un être comme M. d′Argencourt m′était une révélation frappante de cette réalité du millésime qui d′habitude nous reste abstraite, comme l′apparition de certains arbres nains ou des baobabs géants nous avertit du changement de latitude. Alors la vie nous apparaît comme la féerie où l′on voit d′acte en acte le bébé devenir adolescent, homme mûr et se courber vers la tombe. Et comme c′est par des changements perpétuels qu′on sent que ces êtres prélevés à des distances assez grandes sont si différents, on sent qu′on a suivi la même loi que ces créatures qui se sont tellement transformées qu′elles ne ressemblent plus, sans avoir cessé d′être — justement parce qu′elles n′ont pas cessé d′être — à ce que nous avons vu d′elles jadis.
The woman whose lover M. d′Argencourt had been, was not much changed, if one reckoned the time that had passed, that is, her face was not so completely demolished into that of a creature which has continuously disintegrated throughout his journey into the abyss, the direction of which we can only express by equally vain comparisons since we can only borrow them from the world of space and which, whether we estimate them in terms of height or length or depth have only the merit of conveying to us that this inconceivable yet perceptible dimension exists. The need, so as to give a name to a face, of what amounted to climbing up the years, compelled me later to reconstruct retrospectively the years about which I had never thought, so as to give them their proper order. From this point of view and so as not to allow myself to be deceived by the apparent identity of space, the perfectly new aspect of a being like M. d′Argencourt was a striking revelation of the reality of the era which generally seems an abstraction, in the same way as dwarf trees or giant baobabs illustrate a change of latitude. Then life appears to us like a fairyland where one can watch the baby becoming adolescent, man becoming mature and inclining to the grave. And, since it is through perpetual change that one grasps that these beings, observed at considerable intervals, are so different, one realises that one has been obeying the same law as these creatures which are so transformed that they no longer resemble, though they have never ceased to be — just because they have never ceased to be — what we thought them before,
Une jeune femme que j′avais connue autrefois, maintenant blanche et tassée en petite vieille maléfique, semblait indiquer qu′il est nécessaire que, dans le divertissement final d′une pièce, les êtres fussent travestis à ne pas les reconnaître. Mais son frère était resté si droit, si pareil à lui-même qu′on s′étonnait que sur sa figure jeune il eût fait passer au blanc sa moustache bien relevée. Les parties d′une blancheur de neige de barbes jusque-là entièrement noires rendaient mélancolique le paysage humain de cette matinée, comme les premières feuilles jaunes des arbres alors qu′on croyait encore pouvoir compter sur un long été, et qu′avant d′avoir commencé d′en profiter on voit que c′est déjà l′automne. Alors moi qui, depuis mon enfance, vivais au jour le jour, ayant reçu d′ailleurs de moi-même et des autres une impression définitive, je m′aperçus pour la première fois, d′après les métamorphoses qui s′étaient produites dans tous ces gens, du temps qui avait passé pour eux, ce qui me bouleversa par la révélation qu′il avait passé aussi pour moi. Et indifférente en elle-même, leur vieillesse me désolait en m′avertissant des approches de la mienne. Celles-ci me furent, du reste, proclamées coup sur coup par des paroles qui, à quelques minutes d′intervalle, vinrent me frapper comme les trompettes du Jugement. La première fut prononcée par la duchesse de Guermantes ; je venais de la voir, passant entre une double haie de curieux qui, sans se rendre compte des merveilleux artifices de toilette et d′esthétique qui agissaient sur eux, émus devant cette tête rousse, ce corps saumoné émergeant à peine de ses ailerons de dentelle noire, et étranglé de joyaux, le regardaient, dans la sinuosité héréditaire de ses lignes, comme ils eussent fait de quelque vieux poisson sacré, chargé de pierreries, en lequel s′incarnait le Génie protecteur de la famille Guermantes. «Â Ah ! me dit-elle, quelle joie de vous voir, vous mon plus vieil ami. » Et, dans mon amour-propre de jeune homme de Combray qui ne m′étais jamais compté à aucun moment comme pouvant être un de ses amis, participant vraiment à la vraie vie mystérieuse qu′on menait chez les Guermantes, un de ses amis au même titre que M. de Bréauté, que M. de Forestelle, que Swann, que tous ceux qui étaient morts, j′aurais pu en être flatté, j′en étais surtout malheureux. «Â Son plus vieil ami ! me dis-je, elle exagère ; peut-être un des plus vieux, mais suis-je doncÂ…Â » À ce moment un neveu du prince s′approcha de moi : «Â Vous qui êtes un vieux Parisien », me dit-il. Un instant après on me remit un mot. J′avais rencontré, en arrivant, un jeune Létourville, dont je ne savais plus très bien la parenté avec la duchesse mais qui me connaissait un peu. Il venait de sortir de Saint-Cyr, et, me disant que ce serait pour moi un gentil camarade comme avait été Saint-Loup, qui pourrait m′initier aux choses de l′armée, avec les changements qu′elle avait subis, je lui avais dit que je le retrouverais tout à l′heure et que nous prendrions rendez-vous pour dîner ensemble, ce dont il m′avait beaucoup remercié. Mais j′étais resté trop longtemps à rêver dans la bibliothèque et le petit mot qu′il avait laissé pour moi était pour me dire qu′il n′avait pu m′attendre et me laisser son adresse. La lettre de ce camarade rêvé finissait ainsi : «Â Avec tout le respect de votre petit ami, LETOURVILLE. » «Â Petit ami ! » C′est ainsi qu′autrefois j′écrivais aux gens qui avaient trente ans de plus que moi, à Legrandin par exemple. Quoi ! ce sous-lieutenant, que je me figurais mon camarade comme Saint-Loup, se disait mon petit ami. Mais alors il n′y avait donc pas que les méthodes militaires qui avaient changé depuis lors, et pour M. de Létourville j′étais donc, non un camarade, mais un vieux monsieur, et de M. de Létourville, dans la compagnie duquel je me figurais, moi, tel que je m′apparaissais à moi-même, un bon camarade, en étais-je donc séparé par l′écartement d′un invisible compas auquel je n′avais pas songé et qui me situait si loin du jeune sous-lieutenant qu′il semblait que pour celui qui se disait mon «Â petit ami » j′étais un vieux monsieur !
A young woman I had formerly known, now snow-white and reduced to a little malevolent old woman, seemed to prove that, in the final act, it was necessary that characters should be made up to be unrecognisable. But her brother had remained so erect, so exactly as he was, that the whitening of his upturned moustache seemed surprising on so young a face. The snowy whiteness of beards which had been completely black made the human landscape of that afternoon party melancholy as do the first brown leaves of a summer one has hardly begun enjoying when autumn comes. Thus I who from infancy, had lived from day to day, with a sort of fixed idea of myself derived from others as well as myself, perceived for the first time, after witnessing the metamorphosis of all these people, that the time which had gone by for them, had gone by for me also and this revelation threw me into consternation. Indifferent as their ageing was to me, now that theirs heralded the approach of my own, I was disconsolate. This approach was indeed announced by one verbal blow after another at intervals, which sounded to my ears like blasts from the trumpets of Judgment Day. The first was uttered by the Duchesse de Guermantes; I had just seen her pass between a double row of gaping people who, without realising how the marvellous artifice of her dress and aesthetic worked on them, moved by the sight of her scarlet head, her salmon-like flesh strangled with jewels just emerging from its black lace fins, gazed at the hereditary sinuosity of her figure as they might have done at some ancient jewel-bedecked fish in which the protective genius of the Guermantes′ family was incarnated. “Ah!” she exclaimed on seeing me, “what a joy to see you, you my oldest friend!” In my youthful vanity of Combray days which never permitted me to count myself among her friends who actually shared that mysterious Guermantes′ life, one of her accredited friends like M. de Bréauté or M. de Forestille or Swann, like so many who were dead, I might have been flattered but, instead, I was extremely miserable. “Her oldest friend!” I thought, “She′s exaggerating, perhaps one of the oldest but am I really —” At that moment one of the Prince′s nephews came up to me and remarked: “You who are an old Parisian.” An instant later a note was brought me. I had, on my arrival, seen one of the young Létourvilles whose relationship to the Duchesse I could not remember but who knew me a little. He had just left Saint-Cyr and thinking to myself he would be a charming acquaintance like Saint-Loup, who could initiate me into military affairs and their incidental changes, I had told him I would find him later so that we could arrange to dîne together, for which he thanked me effusively. But I had remained dreaming in the library too long and the note he had left was to tell me that he was not able to wait and gave me his address. This coveted comrade ended his letter thus: “With respectful regard, your young friend, Létourville”. “Young friend!” Thus I used formerly to address people thirty years older than myself, Legrandin, for instance. That sub-lieutenant whom I was regarding as a comrade called himself my young friend. So it was not only military methods which had changed since then and from M. de Létourville′s standpoint I was not a comrade but an old gentleman and I was separated from M. de Létourville to whom I imagined that I appeared as I did to myself as though by the opening arms of an invisible compass which placed me at such a distance from that young sub-lieutenant that to him who called himself my young friend I was an elderly gentleman.
Presque aussitôt après quelqu′un parla de Bloch, je demandai si c′était du jeune homme ou du père (dont j′avais ignoré la mort, pendant la guerre, d′émotion, avait-on dit, de voir la France envahie). «Â Je ne savais pas qu′il eût des enfants, je ne le savais même pas marié, me dit la duchesse. Mais c′est évidemment du père que nous parlons, car il n′a rien d′un jeune homme, ajouta-t-elle en riant. Il pourrait avoir des fils qui seraient eux-mêmes déjà des hommes. » Et je compris qu′il s′agissait de mon camarade. Il entra, d′ailleurs, au bout d′un instant. J′eus de la peine à le reconnaître. D′ailleurs, il avait pris maintenant non seulement un pseudonyme, mais le nom de Jacques du Rozier, sous lequel il eût fallu le flair de mon grand′père pour reconnaître la douce vallée de l′Hébron et les chaînes d′Israël que mon ami semblait avoir définitivement rompues. Un chic anglais avait, en effet, complètement transformé sa figure et passé au rabot tout ce qui se pouvait effacer. Les cheveux, jadis bouclés, coiffés à plat avec une raie au milieu, brillaient de cosmétique. Son nez restait fort et rouge mais semblait plutôt tuméfié par une sorte de rhume permanent qui pouvait expliquer l′accent nasal dont il débitait paresseusement ses phrases, car il avait trouvé, de même qu′une coiffure appropriée à son teint, une voix à sa prononciation où le nasonnement d′autrefois prenait un air de dédain particulier qui allait avec les ailes enflammées de son nez. Et grâce à la coiffure, à la suppression des moustaches, à l′élégance du type, à la volonté, ce nez juif disparaissait comme semble presque droite une bossue bien arrangée. Mais surtout, dès que Bloch apparaissait, la signification de sa physionomie était changée par un redoutable monocle. La part de machinisme que ce monocle introduisait dans la figure de Bloch la dispensait de tous ces devoirs difficiles auxquels une figure humaine est soumise, devoir d′être belle, d′exprimer l′esprit, la bienveillance, l′effort. La seule présence de ce monocle dans la figure de Bloch dispensait d′abord de se demander si elle était jolie ou non, comme devant ces objets anglais dont un garçon dit, dans un magasin, que c′est le grand chic, après quoi on n′ose plus se demander si cela vous plaît. D′autre part, il s′installait derrière la glace de ce monocle dans une position aussi hautaine, distante et confortable que si ç′avait été la glace d′un huit ressorts, et, pour assortir la figure aux cheveux plats et au monocle, ses traits n′exprimaient plus jamais rien. Sur cette figure de Bloch je vis se superposer cette mine débile et opinante, ces frêles hochements de tête qui trouvent si vite leur cran d′arrêt, et où j′aurais reconnu la docte fatigue des vieillards aimables, si, d′autre part, je n′avais enfin reconnu devant moi mon ami et si mes souvenirs ne l′avaient animé de cet entrain juvénile et ininterrompu dont il semblait actuellement dépossédé. Pour moi qui l′avais connu au seuil de la vie, il était mon camarade, un adolescent dont je mesurais la jeunesse par celle que, n′ayant cru vivre depuis ce moment-là, je me donnais inconsciemment à moi-même. J′entendis dire qu′il paraissait bien son âge, je fus étonné de remarquer sur son visage quelques-uns de ces signes qui sont plutôt la caractéristique des hommes qui sont vieux. Je compris que c′est parce qu′il l′était en effet et que c′est avec des adolescents qui durent un assez grand nombre d′années que la vie fait ses vieillards.
Almost immediately afterwards someone spoke of Bloch and I asked if they were talking of young Bloch or his father (of whose death during the war I was unaware). It was said he died of emotion when France was invaded. “I did not know that he had any children, not even that he was married,” said the Duchesse, “but evidently it is the father we′re talking about for there′s nothing young about him.” She added, laughing, “He might have grown-up sons.” Then I realised she was talking about my old friend. As it happened, he came in a few minutes later and I had difficulty in recognising him. He had now adopted the name of Jacques du Rozier, under which it would have needed the nose of my grandfather to scent the sweet valley of Hebron and the bond of Israel which my friend seemed to have finally broken. A modish Englishness had completely changed his appearance and every thing that could be effaced was moulded into the semblance of a plaster cast. His former curly hair was now smoothed out flat, was parted in the middle and shone with cosmetics. His nose was still red and prominent and appeared to be swollen by a sort of permanent catarrh which perhaps explained the nasal accent with which he lazily drawled his phrases, for, he had discovered, in addition to a way of doing his hair to suit his complexion, a voice to the former nasal tone of which he had added an air of peculiar disdain to suit the inflamed contours of his nose. And thanks to hairdressing, to the elimination of his moustache, to his smartness of style and to his will, that Jewish nose had disappeared as a hump can almost be made to look like a straight back by being carefully disguised. But the significance of Bloch′s physiognomy was changed above all by a redoubtable eyeglass. The mechanical effect produced in Bloch′s face by this monocle enabled him to dispense with all those difficult duties to which the human countenance must submit, that of looking amiable, of expressing humour, good nature and effort. Its mere presence in Bloch′s face made it unnecessary to consider whether it was good-looking or not, like when a shop-assistant shows you an English object and says it is “le grand chic”, and you don′t dare consider whether you like it or not. And then he installed himself behind his glass in a haughty, distant and comfortable attitude as though it were an eight-fold mirror, and by making his face suit his flat hair and his eyeglass his features no longer expressed anything whatever. On that face of Bloch′s were super-imposed that vapid and self-opinionated expression, those feeble movements of the head which soon find their point of stasis, and with which I should have identified the out-worn learning of a complacent old gentleman if I had not at last recognised that the man facing me was an old friend, whom my memories had endowed with the continuous vigour of youth which he seemed now completely to lack. I had known him on the threshold of life, he had been my school-fellow and unconsciously, I was regarding him, like myself, as though we were both living in the period of our youth. I heard it said that he looked quite his age and I was surprised to notice some familiar signs of it in his face. Then I realised that, in fact, he was old and that life makes its old men out of adolescents who last many years.
Comme quelqu′un, entendant dire que j′étais souffrant, demanda si je ne craignais pas de prendre la grippe qui régnait à ce moment-là, un autre bienveillant me rassura en me disant : «Â Non, cela atteint plutôt les personnes encore jeunes, les gens de votre âge ne risquent plus grand′chose. » Et on assura que le personnel m′avait bien reconnu. Ils avaient chuchoté mon nom, et même «Â dans leur langage », raconta une dame, elle les avait entendus dire : «Â Voilà le PèreÂ…Â » (cette expression était suivie de mon nom. Et comme je n′avais pas d′enfant, elle ne pouvait se rapporter qu′à l′âge).
Someone hearing I was not well asked if I was not afraid to catch the “grippe” which was raging at that time while another benevolent individual reassured me by remarking: “Don′t be afraid, it only attacks the young, people of your age don′t run much risk of it.” I noticed that the servants had recognised me and whispered my name, and a lady said she had heard them remark in their vernacular: “There goes old —” (This was followed by my name.)
En attendant la duchesse de Guermantes dire : «Â Comment, si j′ai connu le maréchal ? Mais j′ai connu des gens bien plus représentatifs, la duchesse de Galliera, Pauline de Périgord, Mgr Dupanloup », je regrettais naîµ¥ment de ne pas avoir connu moi-même ceux qu′elle appelait un reste d′ancien régime. J′aurais dû penser qu′on appelle ancien régime ce dont on n′a pu connaître que la fin ; c′est ainsi que ce que nous apercevons à l′horizon prend une grandeur mystérieuse et nous semble se refermer sur un monde qu′on ne reverra plus ; cependant nous avançons, et c′est bientôt nous-même qui sommes à l′horizon pour les générations qui sont derrière nous ; cependant l′horizon recule, et le monde, qui semblait fini, recommence. «Â J′ai même pu voir, quand j′étais jeune fille, ajouta Mme de Guermantes, la duchesse de Dino. Dame, vous savez que je n′ai plus vingt-cinq ans. » Ces derniers mots me fâchèrent. Elle ne devrait pas dire cela, ce serait bon pour une vieille femme. «Â Quant à vous, reprit-elle, vous êtes toujours le même, vous n′avez pour ainsi dire pas changé », me dit la duchesse, et cela me fit presque plus de peine que si elle m′avait parlé d′un changement, car cela prouvait, puisqu′il était extraordinaire qu′il s′en fût si peu produit, que bien du temps s′était écoulé. «Â Ami, me dit-elle, vous êtes étonnant, vous restez toujours jeune », expression si mélancolique puisqu′elle n′a de sens que si nous sommes, en fait sinon d′apparence, devenus vieux. Et elle me donna le dernier coup en ajoutant : «Â J′ai toujours regretté que vous ne vous soyez pas marié. Au fond, qui sait, c′est peut-être plus heureux. Vous auriez été d′âge à avoir des fils à la guerre, et s′ils avaient été tués, comme l′a été ce pauvre Robert de Saint-Loup (je pense encore souvent à lui), sensible comme vous êtes, vous ne leur auriez pas survécu. » Et je pus me voir, comme dans la première glace véridique que j′eusse rencontrée dans les yeux de vieillards restés jeunes, à leur avis, comme je le croyais moi-même de moi, et qui, quand je me citais à eux, pour entendre un démenti, comme exemple de vieux, n′avaient pas dans leurs regards, qui me voyaient tel qu′ils ne se voyaient pas eux-mêmes et tel que je les voyais, une seule protestation. Car nous ne voyions pas notre propre aspect, nos propres âges, mais chacun, comme un miroir opposé, voyait celui de l′autre. Et sans doute, à découvrir qu′ils ont vieilli, bien des gens eussent été moins tristes que moi. Mais d′abord il en est de la vieillesse comme de la mort, quelques-uns les affrontent avec indifférence, non pas parce qu′ils ont plus de courage que les autres, mais parce qu′ils ont moins d′imagination. Puis un homme qui depuis son enfance vise une même idée, auquel sa paresse même et jusqu′à son état de santé, en lui faisant remettre sans cesse les réalisations, annule chaque soir le jour écoulé et perdu, si bien que la maladie qui hâte le vieillissement de son corps retarde celui de son esprit, est plus surpris et plus bouleversé de voir qu′il n′a cessé de vivre dans le Temps, que celui qui vit peu en soi-même, se règle sur le calendrier, et ne découvre pas d′un seul coup le total des années dont il a poursuivi quotidiennement l′addition. Mais une raison plus grave expliquait mon angoisse ; je découvrais cette action destructrice du Temps au moment même où je voulais entreprendre de rendre claires, d′intellectualiser dans une œuvre d′art, des réalités extra-temporelles.
On hearing the Duchesse de Guermantes say, “Of course! I knew the Marshal? But I knew others who were much more representative, the Duchesse de Galliera, Pauline de Périgord, Mgr. Dupanloup,” I naively regretted not having known those she called relics of the ancien régime. I ought to have remembered that we call ancien regime what we have only known the end of; what is perceived thus on the horizon assumes a mysterious grandeur and seems the last chapter of a world we shall never see again; but as we go on it is soon we ourselves who are on the horizon for the generations behind us, the horizon continues to recede and the world which seemed finished begins again. “When I was a young girl,” added Mme de Guermantes, “I even saw the Duchesse de Dino. I′m no longer twenty-five, you know.” Her last words displeased me; she need not have said that, it would have been all right for an old woman. “As to yourself,” she continued, “you′re always the same, you haven′t, so to speak, changed at all,” and that gave me almost more pain than if she had said the contrary for it proved, by the mere fact of being remarkable, how much time had passed. “You′re astonishing, my dear friend. You′re always young,” a melancholy remark since there is only sense in it when we have, in fact, if not in appearance, become old. And she gave me a final blow by adding: “I′ve always regretted you did not get married. But, who knows! After all, perhaps you′re happier as it is. You would have been old enough to have sons in the war and if they had been killed like poor Robert Saint-Loup (I often think of him) with your sensitiveness, you would not have survived them.” And I could see myself as in the first truth-telling mirror I might encounter in the eyes of old men who had in their own opinion remained young as I believed I had, and who when I offered myself as an example of old age, in order that they should deny it, would by the look they gave me, show not the slightest pretence that they saw me otherwise than they saw themselves. For we do not see ourselves as we are, our age as it is, but each of us sees it in the other as though in a mirror. And, no doubt, many would have been less unhappy than I to realise they were old. At first, some face age as they do death, with indifference, not because they have more courage than others but because they have less imagination. But a man who, since boyhood has had one single idea in his mind, whose idleness and delicate health, just because they cause the postponement of its realisation, annul each wasted day because the disease which hastens the ageing of his body retards that of his spirit, such a man is more overwhelmed when he realises that he has never ceased living in Time than another who, having no inner life, regulates himself by the calendar and does not suddenly discover the aggregate of years he has been daily though unconsciously adding up. But there .was a graver reason for my pain; I discovered that destructive action of Time at the very moment when I wanted to elucidate, to intellectualise extra-temporal realities in a work of art.
Chez certains êtres le remplacement successif, mais accompli en mon absence, de chaque cellule par d′autres, avait amené un changement si complet, une si entière métamorphose que j′aurais pu dîner cent fois en face d′eux dans un restaurant sans me douter plus que je les avais connus autrefois que je n′aurais pu deviner la royauté d′un souverain incognito ou le vice d′un inconnu. La comparaison devient même insuffisante pour le cas où j′entendais leur nom, car on peut admettre qu′un inconnu assis en face de vous soit criminel ou roi, tandis qu′eux, je les avais connus, ou plutôt j′avais connu des personnes portant le même nom, mais si différentes que je ne pouvais croire que ce fussent les mêmes. Pourtant, comme j′aurais fait en partant de l′idée de souveraineté ou de vice qui ne tarde pas à donner à l′inconnu (avec qui on aurait fait si aisément, quand on avait encore les yeux bandés, la gaffe d′être insolent ou aimable), dans les mêmes traits de qui on discerne maintenant quelque chose de distingué ou de suspect, je m′appliquais à introduire dans le visage de l′inconnue, entièrement inconnue, l′idée qu′elle était Mme Sazerat, et je finissais par rétablir le sens autrefois connu de ce visage, mais qui serait resté vraiment aliéné pour moi, entièrement celui d′une autre femme ayant autant perdu tous les attributs humains que j′avais connus, qu′un homme devenu singe, si le nom et l′affirmation de l′identité ne m′avaient mis, malgré ce que le problème avait d′ardu, sur la voie de la solution. Parfois pourtant, l′ancienne image renaissait assez précise pour que je puisse essayer une confrontation ; et comme un témoin mis en présence d′un inculpé qu′il a vu, j′étais forcé, tant la différence était grande, de dire : «Â NonÂ… je ne le reconnais pas. »
In the case of certain people present at this party, the successive substitution of cellules had brought about so complete a change during my absence from society, such an entire metamorphosis, that I could have dined opposite them in a restaurant a hundred times without any more imagining I had formerly known them than I could have guessed the royalty of an incognito sovereign or the vice of a stranger. The comparison is inadequate in the matter of names, for one can imagine an unknown seated in front of you being a criminal or a king whilst those I had known, or rather, the people I had known who bore their name, were so different that I could not believe them the same. Nevertheless, as I would have done in taking the idea of sovereignty or of vice as a starting-point which soon makes us discern in the stranger (whom one might so readily have treated with amiability or the reverse while one was blindfolded) a distinguished or suspicious appearance, I applied myself to introducing into the face of a woman entirely unknown to me the idea that she was Mme Sazerat. And I ended by establishing my former notion of this face which would have remained utterly unknown to me, entirely that of another woman, as it had lost as fully the human attributes I had known as though it were that of a man changed into a monkey, were it not that the name and the statement of her identity put me in the way of solving the problem in spite of its difficulty. Sometimes, however, the old picture came to life with sufficient precision for me to confront the two and like a witness in the presence of an accused person, I had to say: “No, I do not recognise her.”
Une jeune femme me dit : «Â Voulez-vous que nous allions dîner tous les deux au restaurant ? » Comme je répondais : «Â Si vous ne trouvez pas compromettant de venir dîner seule avec un jeune homme », j′entendis que tout le monde autour de moi riait, et je m′empressai d′ajouter : «Â ou plutôt avec un vieil homme ». Je sentais que la phrase qui avait fait rire était de celles qu′aurait pu, en parlant de moi, dire ma mère, ma mère pour qui j′étais toujours un enfant. Or je m′apercevais que je me plaçais pour me juger au même point de vue qu′elle. Si j′avais fini par enregistrer comme elle certains changements qui s′étaient faits depuis ma première enfance, c′était tout de même des changements maintenant très anciens. J′en étais resté à celui qui faisait qu′on avait dit un temps, presque en prenant de l′avance sur le fait : «Â C′est maintenant presque un grand jeune homme. » Je le pensais encore, mais cette fois avec un immense retard. Je ne m′apercevais pas combien j′avais changé. Mais, au fait, eux, qui venaient de rire aux éclats, à quoi s′en apercevaient-ils ? Je n′avais pas un cheveu gris, ma moustache était noire. J′aurais voulu pouvoir leur demander à quoi se révélait l′évidence de la terrible chose. Et maintenant je comprenais ce qu′était la vieillesse — la vieillesse qui, de toutes les réalités, est peut-être celle dont nous gardons le plus longtemps dans la vie une notion purement abstraite, regardant les calendriers, datant nos lettres, voyant se marier nos amis, les enfants de nos amis, sans comprendre, soit par peur, soit par paresse, ce que cela signifie, jusqu′au jour où nous apercevons une silhouette inconnue, comme celle de M. d′Argencourt, laquelle nous apprend que nous vivons dans un nouveau monde ; jusqu′au jour où le petit-fils d′une de nos amies, jeune homme qu′instinctivement nous traiterions en camarade, sourit comme si nous nous moquions de lui, nous qui lui sommes apparu comme un grand-père ; je comprenais ce que signifiaient la mort, l′amour, les joies de l′esprit, l′utilité de la douleur, la vocation. Car si les noms avaient perdu pour moi de leur individualité, les mots me découvraient tout leur sens. La beauté des images est logée à l′arrière des choses, celle des idées à l′avant. De sorte que la première cesse de nous émerveiller quand on les a atteintes, mais qu′on ne comprend la seconde que quand on les a dépassées.
A young woman asked me: “Shall we go and dine together at a restaurant?” and when I replied: “With pleasure, if you don′t mind dining alone with a young man,” I heard the people round me giggle and I added hastily, “or rather with an old one.” I realised that the words which caused the laughter were of the kind my mother might have used in speaking of me; for my mother I always remained a child and I perceived that I was looking at myself from her point of view. Had I registered, as she did, changes since my childhood, they would have been very old ones for I had stopped at the point where people once used to say, almost before it was true, “Now he really is almost a young man.” That was what I was now thinking but tremendously late. I had not perceived how much I had changed but how did the people who laughed at me know? I had not a grey hair, my moustache was black. I should have liked to ask them how this awful fact revealed itself. And now I understood what old age was — old age, which, of all realities, is perhaps the one of which we retain a purely abstract notion for the longest time, looking at calendars, dating our letters, seeing our friends get married, the children of our friends, without realising its significance, whether through dread or through idleness, until the day when an unknown effigy like M. d′Argencourt teaches us that we are living in a new world; until the when we, who seem to him like his grandfather, treat the grandson of one of our women friends as a comrade and he laughs as though at a joke. And then I understood what is f meant by death, love, joys of the mind, usefulness of sorrow and vocation. For if names had lost their meaning for me, words had unfolded it. The beauty of images is lodged at the back of things, that of ideas in front, so that the first no longer cause us wonder when we reach them and we only understand the second when we have passed beyond them.
Or, à toutes ces idées, la cruelle découverte que je venais de faire relativement au Temps qui s′était écoulé ne pourrait que s′ajouter et me servir en ce qui concernait la matière même de mon livre. Puisque j′avais décidé qu′elle ne pouvait être uniquement constituée par les impressions véritablement pleines, celles qui sont en dehors du Temps, parmi les vérités avec lesquelles je comptais les sertir, celles qui se rapportent au Temps, au Temps dans lequel baignent et s′altèrent les hommes, les sociétés, les nations, tiendraient une place importante. Je n′aurais pas soin seulement de faire une place à ces altérations que subit l′aspect des êtres et dont j′avais de nouveaux exemples à chaque minute, car tout en songeant à mon œuvre, assez définitivement mise en marche pour ne pas se laisser arrêter par des distractions passagères, je continuais à dire bonjour aux gens que je connaissais et à causer avec eux. Le vieillissement, d′ailleurs, ne se marquait pas pour tous d′une manière analogue. Je vis quelqu′un qui demandait mon nom, on me dit que c′était M. de Cambremer. Et alors, pour me montrer qu′il m′avait reconnu : «Â Est-ce que vous avez toujours vos étouffements ? » me demanda-t-il, et sur ma réponse affirmative : «Â Vous voyez que ça n′empêche pas la longévité », me dit-il, comme si j′étais décidément centenaire. Je lui parlais les yeux attachés sur deux ou trois traits que je pouvais faire rentrer par la pensée dans cette synthèse, pour le reste toute différente, de mes souvenirs, que j′appelais sa personne. Mais un instant il tourna à demi la tête. Et alors je vis qu′il était rendu méconnaissable par l′adjonction d′énormes poches rouges aux joues qui l′empêchaient d′ouvrir complètement la bouche et les yeux, si bien que je restais hébété, n′osant regarder cette sorte d′anthrax dont il me semblait plus convenable qu′il me parlât le premier. Mais comme, en malade courageux, il n′y faisait pas allusion et riait, j′avais peur d′avoir l′air de manquer de cœur en ne lui demandant pas, de tact en lui demandant ce qu′il avait. Mais «Â ils ne vous viennent pas plus rarement avec l′âge ? » me demanda-t-il, en continuant à parler de mes étouffements. Je lui dis que non. «Â Ah ! pourtant, ma sœur en a sensiblement moins qu′autrefois », me dit-il, d′un ton de contradiction comme si cela ne pouvait pas être autrement pour moi que pour sa sœur, et comme si l′âge était un de ces remèdes dont il n′admettait pas, quand ils avaient fait du bien à Mme de Gaucourt, qu′ils ne me fussent pas salutaires. Mme de Cambremer-Legrandin s′étant approchée, j′avais de plus en plus peur de paraître insensible en ne déplorant pas ce que je remarquais sur la figure de son mari et je n′osais pas cependant parler de ça le premier. «Â Vous êtes content de le voir ? me dit-elle. — Il va bien ? répliquai-je sur un ton incertain. — Mais comme vous voyez. » Elle ne s′était pas aperçue de ce mal qui offusquait ma vue et qui n′était autre qu′un des masques du Temps que celui-ci avait appliqué à la figure du marquis, mais peu à peu, et en l′épaississant si progressivement que la marquise n′en avait rien vu. Quand M. de Cambremer eut fini ses questions sur mes étouffements, ce fut mon tour de m′informer tout bas auprès de quelqu′un si la mère du marquis vivait encore. Elle vivait. Dans l′appréciation du temps écoulé, il n′y a que le premier pas qui coûte. On éprouve d′abord beaucoup de peine à se figurer que tant de temps ait passé et ensuite qu′il n′en ait pas passé davantage. On n′avait jamais songé que le XIIIe siècle fût si loin, et après on a peine à croire qu′il puisse subsister encore des églises du XIIIe siècle, lesquelles pourtant sont innombrables en France. En quelques instants s′était fait en moi ce travail plus lent qui se fait chez ceux qui, ayant eu peine à comprendre qu′une personne qu′ils ont connue jeune ait soixante ans, en ont plus encore, quinze ans après, à apprendre qu′elle vit encore et n′a pas plus de soixante-quinze ans. Je demandai à M. de Cambremer comment allait sa mère. «Â Elle est toujours admirable », me dit-il, usant d′un adjectif qui, par opposition aux tribus où on traite sans pitié les parents âgés, s′applique dans certaines familles aux vieillards chez qui l′usage des facultés les plus matérielles, comme d′entendre, d′aller à pied à la messe, et de supporter avec insensibilité les deuils, s′empreint, aux yeux de leurs enfants, d′une extraordinaire beauté morale.
The cruel discovery I had now made regarding the lapse of Time could only enrich my ideas and add to the material of my book. Since I had decided that it could not consist only of pure intuitions, namely those beyond Time, amongst the verities with which I intended to frame them, those which are concerned with Time, Time, in which men, societies and nations bathe and change, would have an important place. I should not be mindful only of those alterations to which the aspect of human beings must submit, of which new examples presented themselves at every moment, for still considering my work now begun with decision strong enough to resist temporary distraction, I continued to say, “How do you do?” and talk to people I knew. Age, moreover, had not marked all of them in similar fashion. Someone asked my name and I was told it was M. de Cambremer. To show he had recognised me he inquired: “Do you still suffer from those feelings of suffocation?” On my replying in the affirmative, he went on: “You see that that does not prevent longevity,” as though I were a centenarian. I was speaking to him with my eyes fixed upon two or three features which my thought was reducing to a synthesis of my memories of his personality quite different from what he now represented. He half turned his head for a moment and I then perceived that he had become unrecognisable owing to the adjunction to his cheeks of enormous red pockets which prevented him from opening his mouth and his eyes properly, so much so that I stood stupefied not wanting to show that I noticed this sort of anthrax to which it was more becoming that he should allude first. But since, like a courageous invalid, he made no allusion to it and laughed, I feared to seem lacking in feeling if I did not inquire and in tact if I did. “But don′t they come more rarely as one grows old?” he asked, referring to the suffocated feeling. I told him not. “Well, my sister has them much less now than formerly,” he remarked with an air of contradiction, as though it must be the same in my case, as though age were a remedy which had been good for Mme de Gaucourt and therefore salutary for me. Mme de Cambremer-Legrandin now approached and I felt more and more afraid of seeming insensitive in not deploring what I remarked on her husband′s face and yet I did not dare speak first. “You must be pleased to see him again,” she said. “Is he well?” I answered hesitatingly. “As you see,” she replied. She had never even noticed the growth which offended my vision and which was only another of the masks which Time had attached to the Marquis′ face, but so gradually and progressively that the Marquise had noticed nothing. When M. de Cambremer had finished questioning me about my attacks of suffocation it was my turn to ask someone, in a whisper, if the Marquis′ mother was still alive. She was. In appreciating the passage of time, it is only the first step that counts. At first it is painful to realise that so much time has passed, afterwards one is surprised it is not more. One begins by being unable to realise that the thirteenth century is so far away and afterwards finds difficulty in believing that any churches of that period survive though they are innumerable in France. In a few instants that slower process had taken place in me which happens to those who can scarcely believe a person they know is sixty and fifteen years later are equally incredulous when they hear he is still alive and no more than seventy-five. I asked M. de Cambremer how his mother was. “Splendid as ever,” he answered, using an adjective which to the contrary of those tribes which treat aged parents without pity applies in certain families to old people whose use of the physical faculties, such as hearing, walking to church and bearing bereavement without feeling depressed, endows them with extreme moral beauty in the eyes of their children.
Si certaines femmes avouaient leur vieillesse en se fardant, elle apparaissait, au contraire, par l′absence de fard chez certains hommes sur le visage desquels je ne l′avais jamais expressément remarquée, et qui tout de même me semblaient bien changés depuis que, découragés de chercher à plaire, ils en avaient cessé l′usage. Parmi eux était Legrandin. La suppression du rose, que je n′avais jamais soupçonné artificiel, de ses lèvres et de ses joues donnait à sa figure l′apparence grisâtre et à ses traits allongés et mornes la précision sculpturale et lapidaire de ceux d′un dieu égyptien. Un dieu ! un revenant plutôt. Il avait perdu non seulement le courage de se peindre, mais de sourire, de faire briller son regard, de tenir des discours ingénieux. On s′étonnait de le voir si pâle, abattu, ne prononçant que de rares paroles qui avaient l′insignifiance de celles que disent les morts qu′on évoque. On se demandait quelle cause l′empêchait d′être vif, éloquent, charmant, comme on se le demande devant «Â le double » insignifiant d′un homme brillant de son vivant et auquel un spirite pose pourtant des questions qui prêteraient aux développements charmeurs. Et on se disait que cette cause qui avait substitué au Legrandin coloré et rapide un pâle et triste fantôme de Legrandin, c′était la vieillesse. Chez certains même les cheveux n′avaient pas blanchi. Ainsi je reconnus, quand il vint dire un mot à son maître, le vieux valet de chambre du prince de Guermantes. Les poils bourrus qui hérissaient ses joues tout autant que son crâne étaient restés d′un roux tirant sur le rose et on ne pouvait le soupçonner de se teindre comme la duchesse de Guermantes. Mais il n′en paraissait pas moins vieux. On sentait seulement qu′il existe chez les hommes comme, dans le règne végétal, les mousses, les lichens et tant d′autres, des espèces qui ne changent pas à l′approche de l′hiver.
If certain women proclaimed their age by make-up, certain men on whose faces I had never noticed cosmetics accentuated their age by ceasing to use them, now that they were no longer concerned to charm. Amongst these was Legrandin. The disappearance of the pink in his lips and cheeks which I had never suspected of being an artifice, gave his skin a grey hue and his long-drawn and mournful features the sculptured and lapidary precision of an Egyptian God. A God! More like one who had come back from the dead. He had not only lost the courage to paint himself but to smile, to put life into his manner and to talk with animation. It was astonishing to see him so pale, so beaten, only emitting a word now and then which had the insignificance of those uttered by the dead when they are evoked. One wondered what prevented him from being lively, talkative and entertaining, as at a séance, one is struck by the insignificant replies of the spirit of a man who was brilliant when he was alive, to questions susceptible of interesting developments. And one realised that old age had substituted a pale and tenuous phantom for the highly-coloured and alert Legrandin. Certain people′s hair had not gone white. I noticed this when the Prince de Guermantes′ old footman went to speak to his master. The ample whiskers which stood out from his cheeks had like his neck retained that red-pink which he could not be suspected of obtaining by dye like the Duchesse de Guermantes. But he did not seem less old on that account. One only felt that there are species of man like mosses and lichens in the vegetable kingdom which do not change at the approach of winter.
Chez d′autres invités, dont le visage était intact, l′âge se marquait autrement ; ils semblaient seulement embarrassés quand ils avaient à marcher ; on croyait d′abord qu′ils avaient mal aux jambes, et ce n′est qu′ensuite qu′on comprenait que la vieillesse leur avait attaché ses semelles de plomb. Elle en embellissait d′autres, comme le prince d′Agrigente. À cet homme long, mince, au regard terne, aux cheveux qui semblaient devoir rester éternellement rougeâtres, avait succédé, par une métamorphose analogue à celle des insectes, un vieillard chez qui les cheveux rouges, trop longtemps vus, avaient été, comme un tapis de table qui a trop servi, remplacé par des cheveux blancs. Sa poitrine avait pris une corpulence inconnue, robuste, presque guerrière, et qui avait dû nécessiter un véritable éclatement de la frêle chrysalide que j′avais connue ; une gravité consciente d′elle-même baignait les yeux, où elle était teintée d′une bienveillance nouvelle qui s′inclinait vers chacun. Et comme, malgré tout, une certaine ressemblance subsistait entre le puissant prince actuel et le portrait que gardait mon souvenir, j′admirais la force de renouvellement original du temps qui, tout en respectant l′unité de l′être et les lois de la vie, sait changer ainsi le décor et introduire de hardis contrastes dans deux aspects successifs d′un même personnage, car, beaucoup de ces gens, on les identifiait immédiatement, mais comme d′assez mauvais portraits d′eux-mêmes réunis dans l′exposition où un artiste inexact et malveillant durcit les traits de l′un, enlève la fraîcheur du teint ou la légèreté de la taille à celle-ci, assombrit le regard de tel autre. Comparant ces images avec celles que j′avais sous les yeux de ma mémoire, j′aimais moins celles qui m′étaient montrées en dernier lieu. Comme souvent on trouve moins bonne et on refuse une des photographies entre lesquelles un ami vous a prié de choisir. À chaque personne et devant l′image qu′elle me montrait d′elle-même j′aurais voulu dire : «Â Non, pas celle-ci, vous êtes moins bien, ce n′est pas vous. » Je n′aurais pas osé ajouter : «Â Au lieu de votre beau nez droit on vous a fait le nez crochu de votre père que je ne vous ai jamais connu. » En effet, c′était un nez nouveau et familial. Bref, l′artiste le Temps avait «Â rendu » tous ces modèles de telle façon qu′ils étaient reconnaissables, mais ils n′étaient pas ressemblants, non parce qu′il les avait flattés, mais parce qu′il les avait vieillis. Cet artiste-là, du reste, travaille fort lentement. Ainsi cette réplique du visage d′Odette, dont, le jour où j′avais pour la première fois vu Bergotte, j′avais aperçu l′esquisse à peine ébauchée dans le visage de Gilberte, le temps l′avait enfin poussée jusqu′à la plus parfaite ressemblance, comme on le verra tout à l′heure, pareil à ces peintres qui gardent longtemps une œuvre et la complètent année par année. En plusieurs, je finissais par reconnaître, non seulement eux-mêmes, mais eux tels qu′ils étaient autrefois, et Ski, par exemple, pas plus modifié qu′une fleur ou un fruit qui a séché, type de ces amateurs «Â célibataires de l′art » qui vieillissent inutiles et insatisfaits. Ski était resté ainsi un essai informe, confirmant mes théories sur l′art. D′autres le suivaient qui n′étaient nullement des amateurs ; c′étaient des gens du monde qui ne s′intéressaient à rien, et eux aussi, la vieillesse ne les avait pas mûris et, même s′il s′entourait d′un premier cercle de rides et d′un arc de cheveux blancs, leur même visage poupin gardait l′enjouement de la dix-huitième année. Ils n′étaient pas des vieillards, mais des jeunes gens de dix-huit ans extrêmement fanés. Peu de chose eût suffi à effacer ces flétrissures de la vie, et la mort n′aurait pas plus de peine à rendre au visage sa jeunesse qu′il n′en faut pour nettoyer un portrait que seul un peu d′encrassement empêche de briller comme autrefois. Aussi je pensais à l′illusion dont nous sommes dupes quand, entendant parler d′un célèbre vieillard, nous nous fions d′avance à sa bonté, à sa justice, à sa douceur d′âme ; car je sentais qu′ils avaient été, quarante ans plus tôt, de terribles jeunes gens dont il n′y avait aucune raison pour supposer qu′ils n′avaient pas gardé la vanité, la duplicité, la morgue et les ruses.
In the case of guests whose faces had remained intact, age showed itself in other ways; they only seemed to be inconvenienced when they had to walk; at first, something seemed wrong with their legs, later only, one grasped that age had attached soles of lead to their feet. Some, like the Prince of Agrigente, had been embellished by age. This tall, thin, dispirited-looking man with hair which seemed to remain eternally red, had, by means of a metamorphosis analogous to that of insects, been succeeded by an old man whose red hair, like a worn-out table-cloth had been replaced by white. His chest had assumed an unheard of and almost warrior-like protuberance which must have necessitated a regular bursting of the frail chrysalis I had known; a self-conscious gravity tinged his eyes which beamed with a newly acquired benevolence towards all and sundry. And as, in spite of the change in him, there was still a certain resemblance between the vigorous prince of now and the portrait my memory preserved, I was filled with admiration of the recreative power of Time which, while respecting the unity of the being and the laws of life, finds means of thus altering appearance and of introducing bold contrasts in two successive aspects of the same individual. Many people could be immediately identified but like rather bad portraits of themselves in which an unconscientious and malevolent artist had hardened the features of one, taken away the freshness of complexion or slightness of figure of another and darkened the look of a third. Comparing these images with those retained by my memory, I liked less those displayed to me now, in the same way as we dislike and refuse the photograph of a friend because we don′t consider it a pleasant likeness. I should have liked to say to each one of them who showed me his portrait: “No, not that one, it doesn′t do you justice, it isn′t you.” I should not have ventured to add: “Instead of your beautiful straight nose you have now got the hooked nose of your father”; it was, in fact, a new familial nose. In short, the artist Time had produced all these models in such a way as to be recognisable without being likenesses, not because he had flattered but because he had aged them. That particular artist works very slowly. Thus the replica of the face of Odette, a barely outlined sketch of which I perceived in that of Gilberte on the day I first saw Bergotte, had been worked by time into the most perfect resemblance (as will be seen shortly) like painters who keep a work a long time and add to it year by year. In several cases I recognised not only the people themselves but themselves as they used to be, like Ski, for instance, who was no more changed than a dried flower or fruit, a type of those amateur “celibates of art” who remain ineffectual and unfulfilled in their old age. Ski had, in thus remaining an incomplete experiment, confirmed my theories about art. Others similarly affected were in no sense amateurs; they were society people interested in nothing, whom age had not ripened and if it had drawn a curve of wrinkles round their faces and given them an arch of white hair, they yet remained chubby and retained the sprightliness of eighteen. They were not old men but extremely faded young men of eighteen. Little would have been needed to efface the withering effects of years, and death would have had no more trouble in giving youth back to their faces than is needed to restore a slightly soiled portrait to its original brightness. I reflected also on the illusion which dupes us into crediting an aged celebrity with virtue, justice and loveliness of soul, my feeling being that such famous people, forty years earlier, had been terrible young men and that there was no reason to suppose that they were not just as vain, cunning, self-sufficient and tricky now.
Et pourtant, en complet contraste avec ceux-ci, j′eus la surprise de causer avec des hommes et des femmes, jadis insupportables, et qui avaient perdu à peu près tous leurs défauts, soit que la vie, en décevant ou comblant leurs désirs, leur eût enlevé de leur présomption ou de leur amertume. Un riche mariage qui ne nous rend plus nécessaire la lutte ou l′ostentation, l′influence même de la femme, la connaissance lentement acquise de valeurs autres que celles auxquelles croit exclusivement une jeunesse frivole, leur avait permis de détendre leur caractère et de montrer leurs qualités. Ceux-là en vieillissant semblaient avoir une personnalité différente, comme ces arbres dont l′automne, en variant leurs couleurs, semble changer l′essence. Pour eux celle de la vieillesse se manifestait vraiment, mais comme une chose morale (qu′ils ne possédaient pas avant). Chez d′autres elle était plutôt physique, et si nouvelle que la personne — Mme de Souvré par exemple — me semblait à la fois inconnue et connue. Inconnue, car il m′était impossible de soupçonner que ce fût elle, et malgré moi je ne pus m′empêcher, en répondant à son salut, de laisser voir le travail d′esprit qui me faisait hésiter entre trois ou quatre personnes (parmi lesquelles n′était pas Mme de Souvré) pour savoir à qui je le rendais avec une chaleur, du reste, qui dut l′étonner, car dans le doute, ayant peur d′être trop froid si c′était une amie intime, j′avais compensé l′incertitude du regard par la chaleur de la poignée de main et du sourire. Mais, d′autre part, son aspect nouveau ne m′était pas inconnu. C′était celui que j′avais souvent vu, au cours de ma vie, à des femmes âgées et fortes, mais sans soupçonner alors qu′elles avaient pu, beaucoup d′années avant, ressembler à Mme de Souvré. Cet aspect était si différent de celui que j′avais connu dans le passé qu′on eût dit qu′elle était un être condamné, comme un personnage de féerie, à apparaître d′abord en jeune fille, puis en épaisse matrone, et qui reviendrait sans doute bientôt en vieille branlante et courbée. Elle semblait, comme une lourde nageuse qui ne voit plus le rivage qu′à une grande distance, repousser avec peine les flots du temps qui la submergeaient. J′arrivai à force de regarder sa figure hésitante, incertaine comme une mémoire infidèle qui ne peut plus retenir les formes d′autrefois, j′arrivai pourtant à en retrouver quelque chose en me livrant au petit jeu d′éliminer les carrés et les hexagones que l′âge avait ajoutés à ces joues. D′ailleurs, ce qu′il mêlait à celles des femmes n′était pas toujours seulement des figures géométriques. Dans les joues de la duchesse de Guermantes, restées si semblables pourtant et pourtant composites maintenant comme un nougat, je distinguais une trace de vert-de-gris, un petit morceau rose de coquillage concassé, une grosseur difficile à définir, plus petite qu′une boule de gui et moins transparente qu′une perle de verre.
Yet in complete contrast with these last I was surprised when I conversed with men and women who were formerly unbearable, to discover that they had almost entirely lost their defects, whether because life had disappointed or satisfied their ambitions and thus freed them from presumption or from bitterness. A rich marriage which makes both effort and ostentation unnecessary, perhaps too the influence of a wife, a slowly-acquired sense of values other than those in which light-headed youth exclusively believes had enlarged their characters and brought out their qualities. With age such individuals seemed to have acquired a different personality like trees which seem to assume a new character with their autumnal tints. In their case age manifested itself as a form of morality they used not to possess, in the case of others it was physical in character and so new to me that a particular person such as Mme de Souvré, for instance, seemed simultaneously familiar and a stranger. A stranger for I could not believe it was she and, in responding to her bow, I could not help letting her notice my mental effort to establish which of three or four people (of whom Mme de Souvré was not one) I was bowing to with a warmth which must have astonished her for, in fear of being too distant if she were an intimate friend, I had made up for the uncertainty of my recognition by the warmth of my smiling handshake. On the other hand, her new aspect was familiar to me. It was one I had, in the course of my life, often observed in stout, elderly women without then suspecting that, many years before, they might have resembled Mme de Souvré. So different was this aspect from the one I had known in the past that I might have thought her a character in a fairy story which first appears as a young girl, then as a stout matron and finally, no doubt, turns into a tottering, bowbacked old woman. She looked like an exhausted swimmer far from shore who painfully manages to keep her head above the waves of time which were submerging her. After looking long at her irresolute face, wavering like a treacherous memory which cannot retain former appearances, I succeeded somehow in recovering something by indulging in a little game of eliminating the squares and hexagons which age had affixed to those cheeks. But it was by no means always geometrical figures that it affixed to the faces of the women. In the Duchesse de Guermantes′ cheeks which had remained remarkably unchanged though they now seemed compounded of nougat, I distinguished a trace of verdigris, a tiny bit of crushed shell and a fleshiness difficult to define because it was slighter than a mistletoe-berry and less transparent than a glass bead.
Certains hommes boitaient dont on sentait bien que ce n′était pas par suite d′un accident de voiture, mais à cause d′une attaque et parce qu′ils avaient déjà, comme on dit, un pied dans la tombe. Dans l′entrebâillement de la leur, à demi paralysées, certaines femmes, comme Mme de Franquetot, semblaient ne pas pouvoir retirer complètement leur robe restée accrochée à la pierre du caveau, et elles ne pouvaient se redresser, infléchies qu′elles étaient, la tête basse, en une courbe qui était comme celle qu′elles occupaient actuellement entre la vie et la mort, avant la chute dernière. Rien ne pouvait lutter contre le mouvement de cette parabole qui les emportait et, dès qu′elles voulaient se lever, elles tremblaient et leurs doigts ne pouvaient rien retenir. Certaines figures sous la cagoule de leurs cheveux blancs avaient déjà la rigidité, les paupières scellées de ceux qui vont mourir, et leurs lèvres, agitées d′un tremblement perpétuel, semblaient marmonner la prière des agonisants.
Some men walked lame and one knew it was not on account of a carriage accident but of a stroke and that they had, as people say, one foot in the grave. This was gaping for half-paralysed women like Mme de Franquetot who seemed to be unable to pull away their raiment caught in the stones of the vault, as though they could not recover their footing, with their heads held low, their bodies bent into a curve like the one between life and death they were now descending to their final extinction. Nothing could resist the movement of the parabola which was carrying them off, trying tremblingly to rise, their quivering fingers failed them. Certain faces under the hood of their white hair wore the rigidity, the sealed eyelids of those about to die, their constantly moving lips seemed to be mumbling the prayer of the dying.
À un visage linéairement le même il suffisait, pour qu′il semblât autre, de cheveux blancs au lieu de cheveux noirs ou blonds. Les costumiers de théâtre savent qu′il suffit d′une perruque poudrée pour déguiser très suffisamment quelqu′un et le rendre méconnaissable. Le jeune marquis de Beausergent, que j′avais vu dans la loge de Mme de Cambremer, alors sous-lieutenant, le jour où Mme de Guermantes était dans la baignoire de sa cousine, avait toujours ses traits aussi parfaitement réguliers, plus même, la rigidité physiologique de l′artério-sclérose exagérant encore la rectitude impassible de la physionomie du dandy et donnant à ces traits l′intense netteté, presque grimaçante à force d′immobilité, qu′ils auraient eue dans une étude de Mantegna ou de Michel-Ange. Son teint jadis d′une rougeur égrillarde était maintenant d′une solennelle pâleur ; des poils argentés, un léger embonpoint, une noblesse de doge, une fatigue qui allait jusqu′à l′envie de dormir, tout concourait chez lui à donner une impression nouvelle de majesté fatale. Au rectangle de sa barbe blonde le rectangle égal de sa barbe blanche se substituait si parfaitement que, remarquant que ce sous-lieutenant que j′avais connu avait cinq galons, ma première pensée fut de le féliciter non d′avoir été promu colonel, mais d′être si bien en colonel, déguisement pour lequel il semblait avoir emprunté l′uniforme, l′air grave et triste de l′officier supérieur qu′avait été son père. Chez un autre, la barbe blanche avait succédé à la barbe blonde, mais comme le visage était resté vif, souriant et jeune, elle le faisait paraître seulement plus rouge et plus militant, augmentant l′éclat des yeux, et donnant au mondain resté jeune l′air inspiré d′un prophète. La transformation que les cheveux blancs et d′autres éléments encore avaient opérée, surtout chez les femmes, m′eussent retenu avec moins de force s′ils n′avaient été qu′un changement de couleur, ce qui peut charmer les yeux, mais parce qu′est troublant pour l′esprit un changement de personnes. En effet, «Â reconnaître » quelqu′un, et plus encore, après n′avoir pas pu le reconnaître, l′identifier, c′est penser sous une seule dénomination deux choses contradictoires, c′est admettre que ce qui était ici l′être qu′on se rappelle n′est plus, et que ce qui y est, c′est un être qu′on ne connaissait pas, c′est avoir à percer un mystère presque aussi troublant que celui de la mort dont il est, du reste, comme la préface et l′annonciateur. Car, ces changements, je savais ce qu′ils voulaient dire, ce à quoi ils préludaient. Aussi cette blancheur des cheveux impressionnait chez les femmes, jointe à tant d′autres changements. On me disait un nom et je restais stupéfait de penser qu′il s′appliquait à la fois à la blonde valseuse que j′avais connue autrefois et à la lourde dame à cheveux blancs qui passait pesamment près de moi. Avec une certaine roseur de teint ce nom était peut-être la seule chose qu′il y avait de commun entre ces deux femmes, plus différentes — celle de la mémoire et celle de la matinée Guermantes — qu′une ingénue et une douairière de pièce de théâtre. Pour que la vie ait pu arriver à donner à la valseuse ce corps énorme, pour qu′elle eût pu ralentir, comme au métronome, ses mouvements embarrassés, pour qu′avec peut-être comme seule parcelle permanente, les joues — plus larges certes, mais qui dès la jeunesse étaient déjà couperosées — elle eût pu substituer à la légère blonde ce vieux maréchal ventripotent, il lui avait fallu accomplir plus de dévastations et de reconstitutions que pour mettre un dôme à la place d′une flèche, et quand on pensait qu′un pareil travail s′était opéré non sur la matière inerte mais sur une chair qui ne change qu′insensiblement, le contraste bouleversant entre l′apparition présente et l′être que je me rappelais reculait celui-ci dans un passé plus que lointain, presque invraisemblable. On avait peine à réunir les deux aspects, à penser les deux personnes sous une même dénomination ; car de même qu′on a peine à penser qu′un mort fut vivant ou que celui qui était vivant est mort aujourd′hui, il est presque aussi difficile, et du même genre de difficulté (car l′anéantissement de la jeunesse, la destruction d′une personne pleine de forces et de légèreté est déjà un premier néant), de concevoir que celle qui fut jeune est vieille, quand l′aspect de cette vieille, juxtaposé à celui de la jeune, semble tellement l′exclure que tour à tour c′est la vieille, puis la jeune, puis la vieille encore qui vous paraissent un rêve, et qu′on ne croirait pas que ceci peut avoir jamais été cela, que la matière de cela est elle-même, sans se réfugier ailleurs, grâce aux savantes manipulations du temps, devenue ceci, que c′est la même matière n′ayant pas quitté le même corps — si l′on n′avait l′indice du nom pareil et le témoignage affirmatif des amis auquel donne seule une apparence de vraisemblance la couperose, jadis étroite entre l′or des épis, aujourd′hui étalée sous la neige. On était effrayé en pensant aux périodes qui avaient dû s′écouler avant que s′accomplît une pareille révolution dans la géologie d′un visage, et de voir quelles érosions s′étaient faites le long du nez, quelles énormes alluvions, au bord des joues, entouraient toute la figure de leurs masses opaques et réfractaires. J′avais bien considéré toujours notre individu à un moment donné du temps comme un polypier où l′œil, organisme indépendant bien qu′associé, si une poussière passe, cligne sans que l′intelligence le commande ; bien plus, où l′intestin, parasite enfoui, s′infecte sans que l′intelligence l′apprenne, mais aussi et pareillement pour l′âme, dans la durée de la vie, comme une suite de moi juxtaposés mais distincts qui mourraient les uns après les autres ou même alterneraient entre eux comme ceux qui, à Combray, prenaient pour moi la place l′un de l′autre quand venait le soir. Mais aussi j′avais vu que ces cellules morales qui composent un être sont plus durables que lui. J′avais vu les vices, le courage des Guermantes revenir en Saint-Loup comme en lui-même ses défauts étranges et brefs de caractère, comme le sémitisme de Swann. Je pouvais le voir encore en Bloch. Depuis qu′il avait perdu son père, l′idée, outre les grands sentiments de famille qui existent souvent dans les familles juives, que son père était un homme tellement supérieur à tous, avait donné à son amour pour lui la forme d′un culte. Il n′avait pu supporter l′idée de l′avoir perdu et avait dû s′enfermer près d′une année dans une maison de santé. Il avait répondu à mes condoléances sur un ton à la fois profondément senti et presque hautain, tant il me jugeait enviable d′avoir approché cet homme supérieur dont il eût volontiers donné la voiture à deux chevaux à quelque musée historique. Et maintenant, à sa table de famille (car, contrairement à ce que croyait la duchesse de Guermantes, il était marié), la même colère qui animait Bloch contre M. Nissim Bernard animait Bloch contre son beau-père. Il lui faisait les mêmes sorties. De même qu′en écoutant parler Cottard, Brichot, tant d′autres, j′avais senti que, par la culture et la mode, une seule ondulation propage dans toute l′étendue de l′espace les mêmes manières de dire, de penser, de même dans toute la durée du temps de grandes lames de fond soulèvent des profondeurs des âges les mêmes colères, les mêmes tristesses, les mêmes bravoures, les mêmes manies, à travers les générations superposées, chaque section, prise à plusieurs niveaux d′une même série, offrant la répétition, comme des ombres sur des écrans successifs, d′un tableau aussi identique, quoique souvent moins insignifiant, que celui qui mettait aux prises de la même façon M. Bloch et son beau-père, M. Bloch père et M. Nissim Bernard et d′autres que je n′avais pas connus.
If a face retained its linear form, white hair replacing blond or black sufficed to make it look like that of another. Theatrical costumiers know that a powdered wig so dis-guises a person as to make him unrecognisable. The young Marquis de Beausergent whom I had met in Mme de Cambremer′s box when he was a sub-lieutenant on the day when Mme de Guermantes was in her sister′s box, still had perfectly regular features, even more so, because the physiological rigidity of arteriosclerosis exaggerated the impassive physiognomy of the dandy and gave his features the intense and almost grimacing immobility of a study by Mantegna or Michael Angelo. His formerly brick-red skin had become gravely pale; silver hair, slight stoutness, Doge-like dignity and a chronic fatigue which gave him a constant longing for sleep, combined to produce a new and impressive majesty. A rectangle of white beard had replaced a similar rectangle of blond so perfectly that, noticing that my former sub-lieutenant now had five stripes, my first thought was to congratulate him not on having been promoted Colonel but on being one so completely that he seemed to have borrowed not only the uniform but also the solemn and serious appearance of his father the Colonel. In the case of another man, a white beard had succeeded a blond one but as his face had remained gay, smiling and youthful, it made him appear redder and more active and by increasing the brightness of his eyes, gave this worldling who had remained young the inspired appearance of a prophet. The transformation which white hair and other elements had effected, particularly in women, would have claimed my attention less if it had involved a change of colour only, for that may charm the eyes whereas a change of personality troubles the mind. Actually to recognise someone, more still, to identify him you have been unable to recognise, is to think two contradictory things under a single denomination, it is the same as saying that he who was here, the being we recall, is here no longer and that he who is here is one we never knew, that means piercing a mystery almost as troubling as that of death of which it is indeed the preface and the herald. For I knew what these changes meant and what they preluded and so that whitening of the women′s hair in addition to so many other changes deeply moved me. Somebody mentioned a name and I was stupefied to know it applied at one and the same time to my former blonde dance-partner and to the stout elderly lady who moved ponderously past me. Except for a certain pinkness of complexion their name was perhaps the only thing in common between these two women who differed so much — the one in my memory and this one at the Guermantes′ reception — the young ingénue and the theatrical dowager. That my dancer had managed to annex that huge carcass, that she had succeeded in slowing down her cumbersome movements like a metronome, that all she should have preserved of her youth were her cheeks, fuller certainly but freckled as ever, that for the erstwhile dainty blonde there should have been substituted this old pot-bellied Marshal, life must have achieved more destruction and reconstruction than is needed to replace a spire by a dome and when one remembered that the operation had been carried out not upon inert matter but upon flesh which only changes insensibly, the overwhelming contrast between this apparition and the being I remembered removed her into a past which, rather than remote, was almost incredible. It was difficult to reunite the two aspects, to think of the two creatures under the same denomination; for in the same way that one has difficulty in realising that a dead body was alive or that he who was alive is dead to-day, it is almost as difficult, and the difficulty is the same (for the annihilation of youth, the destruction of a personality full of strength and vitality is the beginning of a void), to conceive that she who was young is old, when the aspect of this old woman juxtaposed on that of the young one seems so completely to exclude it that in turn it is the old woman, then the young one, then again the old one which appear to you as in a dream and one cannot believe that this was ever that, that the matter of that one is herself which had not escaped elsewhere, but thanks to the adroit manipulations of time, had become this one, that the same matter has never left the same body — if one did not have the name as an indication as well as the affirmative testimony of friends to which the copperas, erstwhile exiguous between the gold of the wheat ears to-day buried beneath the snow, alone gives an appearance of credibility. One was terrified on considering the periods which must have passed since such a revolution had been accomplished in the geology of the human countenance, to observe the erosions that had taken place beside the nose, the immense deposits on the cheeks which enveloped the face with their opaque and refractory mass. I had always thought of our own individuality at a given moment in time as a polypus whose eye, an independent organism, although associated with it, winks at a scatter of dust without orders from the mind, still more, whose intestines are infected by an obscure parasite without the intelligence being aware of it, and similarly of the soul as a series of selves juxtaposed in the course of life but distinct from each other which would die in turn or take turn about like those different selves which alternately took possession of me at Combray when evening came. But I had also observed that these moral cellules which constitute a being are more durable than itself. I had seen the vices and the bravery of the Guer-mantes return in Saint-Loup, as I had seen the strange and swift defects and then the loyal semitism of Swann. I could see it again in Bloch. After he had lost his father the idea, besides the strong familial sentiment which often exists in Jewish families, that his father was superior to everyone, had given the form of a cult to his love for him. He could not bear losing him and had shut himself up for nearly a year in a sanatorium. He had replied to my condolences in a deeply felt but almost haughty tone, so enviable did he consider me for having been acquainted with that distinguished man whose carriage and pair he would have gladly given to a historical museum. And at his family table (for contrary to what the Duchesse de Guermantes believed, he was married) the same anger which animated M. Bloch senior against M. Nissim Bernard animated Bloch against his father-in-law. He made the same attacks on him. In the same way when I listened to the, talk of Cottard, Brichot and so many others I had felt that by culture and fashion a single undulation propagates identical modes of speech and thought in the whole expanse of space, and in the same way, throughout the duration of time, great fundamental currents raise from the depths of the ages the same angers, the same sorrows, the same boasts, the same manias, throughout superimposed generations, each section accepting the criteria of various levels of the same series and reproducing, like shadows upon successive screens, pictures similar to though often less insignificant than that which brought Bloch and his father-in-law, M. Bloch senior and M. Nissim Bernard and others I never knew, to blows.
Il y avait des hommes que je savais parents d′autres sans avoir jamais pensé qu′ils eussent un trait commun ; en admirant le vieil ermite aux cheveux blancs qu′était devenu Legrandin, tout d′un coup je constatai, je peux dire que je découvris, avec une satisfaction de zoologiste, dans le méplat de ses joues la construction de celles de son jeune neveu Léonor de Cambremer, qui pourtant avait l′air de ne lui ressembler nullement ; à ce premier trait commun j′en ajoutai un autre que je n′avais pas jusqu′ici remarqué chez Léonor de Cambremer, puis d′autres et qui n′étaient aucun de ceux que m′offrait d′habitude la synthèse de sa jeunesse, de sorte que j′eus bientôt de lui comme une caricature plus vraie, plus profonde, que si elle avait été littéralement ressemblante ; son oncle me semblait maintenant le jeune Cambremer ayant pris pour s′amuser les apparences du vieillard qu′en réalité il serait un jour, si bien que ce n′était plus seulement ce qu′étaient devenus les jeunes d′autrefois, mais ce que deviendraient ceux d′aujourd′hui qui me donnait avec tant de force la sensation du Temps.
There were men I knew there with whose relations I was also acquainted without ever realising that they had a feature-in common; in admiring the white-haired old hermit into whom Legrandin had changed, I suddenly observed, I could say discovered with a zoologist′s satisfaction, in his ironed-out cheeks, the same construction as in those of his young nephew, Léonor de Cambremer, who-however, did not seem to bear any resemblance to him; to this preliminary common feature I added another I had not until now remarked, then others, none of which composed the synthesis his youthfulness ordinarily offered me, so that soon I had a sort of caricature of him, deeper and more lifelike than a literal resemblance would have been; his uncle now seemed to me young Cambremer who, for fun, had assumed the appearance of the old man he would eventually be, so completely indeed that it was not only what youth of the past had become but what youth of to-day would change into that had given me such an intensified sense of Time.
Les femmes tâchaient à rester en contact avec ce qui avait été le plus individuel de leur charme, mais souvent la matière nouvelle de leur visage ne s′y prêtait plus. Les traits où s′était gravée sinon la jeunesse du moins la beauté ayant disparu chez la plupart d′entre elles, elles avaient alors cherché si, avec le visage qui leur restait, on ne pouvait s′en faire une autre. Déplaçant le centre, sinon de gravité du moins de perspective de leur visage, en composant les traits autour de lui suivant un autre caractère, elles commençaient à cinquante ans une nouvelle sorte de beauté, comme on prend sur le tard un nouveau métier, ou comme à une terre qui ne vaut plus rien pour la vigne on fait produire des betteraves. Autour de ces traits nouveaux on faisait fleurir une nouvelle jeunesse. Seules ne pouvaient s′accommoder de ces transformations les femmes trop belles ou trop laides. Les premières, sculptées comme un marbre aux lignes définitives duquel on ne peut plus rien changer, s′effritaient comme une statue. Les secondes, qui avaient quelque difformité de la face, avaient même sur les belles certains avantages. D′abord c′étaient les seules qu′on reconnaissait tout de suite. On savait qu′il n′y avait pas à Paris deux bouches pareilles et la leur me les faisait reconnaître dans cette matinée où je ne reconnaissais plus personne. Et puis elles n′avaient même pas l′air d′avoir vieilli. La vieillesse est quelque chose d′humain. Elles étaient des monstres, et elles ne semblaient pas avoir plus «Â changé » que des baleines. D′autres hommes, d′autres femmes ne semblaient pas non plus avoir vieilli ; leur tournure était aussi svelte, leur visage aussi jeune. Mais si pour leur parler on se mettait tout près de leur figure lisse de peau et fine de contours, alors elle apparaissait tout autre, comme il arrive pour une surface végétale, une goutte d′eau, de sang, si on la place sous le microscope. Alors je distinguais de multiples taches graisseuses sur la peau que j′avais crue lisse, et dont elles me donnaient le dégoût. Les lignes ne résistaient pas à cet agrandissement. Celle du nez se brisait de près, s′arrondissait, envahie par les mêmes cercles huileux que le reste de la figure ; et de près les yeux rentraient sous des poches qui détruisaient la ressemblance du visage actuel avec celui du visage d′autrefois qu′on avait cru retrouver. De sorte que, à l′égard de ces invités-là, ils étaient jeunes vus de loin, leur âge augmentait avec le grossissement de leur figure et la possibilité d′en observer les différents plans. Pour eux, en somme, la vieillesse restait dépendante du spectateur, qui avait à se bien placer pour voir ces figures-là rester jeunes et à n′appliquer sur elles que ces regards lointains qui diminuent l′objet sans le verre que choisit l′opticien pour un presbyte ; pour elles la vieillesse, décelable comme la présence des infusoires dans une goutte d′eau, était amenée par le progrès moins des années que, dans la vision de l′observateur, du degré de l′échelle de grossissement.
Women tried to keep touch with the particular charm which had most distinguished them but the fresh matter that time had added to their faces would not permit of it. The features moulded by beauty, having disappeared in roost cases, they tried to construct another one with the relics. By displacing the centre of perspective if not of gravity in the face and recomposing its features to accord with the new character, they began building up a new sort of beauty at fifty as a man takes up a new profession late in life or as soil no longer good for the vine is used to produce beetroot. This caused a new youth to flower round the new features. But those who had been too beautiful or too ugly could not accommodate themselves to these transformations. The former modelled like marble on definitive lines which cannot be changed, crumbled away like a statue, the latter who had some facial defect had even an advantage over them. To start with it was only they whom one immediately recognised. One knew there were not two mouths in Paris like theirs which enabled me to distinguish them in the course of a party at which I had recognised nobody. And they did not even appear to have aged. Age is human and being monsters they had no more changed than whales. There were other men and women who did not seem to have aged; their outlines were as slim, their faces as young as ever. But, if one approached them closely so as to talk to them, the face with its smooth skin and delicate contours appeared different and as happens when one examines a vegetable body under a microscope, watery or ensanguined spots exuded. I observed sundry greasy marks on skin I had believed to be smooth which gave me a feeling of disgust. The outline did not resist this enlargement; at a close view that of the nose had been deflected and rounded, had been invaded by the same oily patches as the rest of the face and when it met the eyes, the latter disappeared into pockets which destroyed the resemblance with the former face one thought one had rediscovered. Thus those guests who had an appearance of youth at a distance, became old as one got near to them and could observe the enlargement and distribution of the facial planes. In fact their age seemed to depend upon the spectator so placing himself as to envisage them as young by observing them only at a distance which, deprived of the glass supplied to a long-sighted person by an optician, diminishes the object; their age, like the presence of infusoria in a glass of water, was brought about less by the progress of years than by the scale of enlargement in the observer′s vision.
En général, le degré de blancheur des cheveux semblait comme un signe de la profondeur du temps vécu, comme ces sommets montagneux qui, même apparaissant aux yeux sur la même ligne que d′autres, révèlent pourtant le niveau de leur altitude par l′éclat de leur neigeuse blancheur. Et ce n′était pourtant pas toujours exact, surtout pour les femmes. Ainsi les mèches de la princesse de Guermantes, qui, lorsqu′elles étaient grises et brillantes comme de la soie, semblaient d′argent autour de son front bombé, ayant pris à force de devenir blanches une matité de laine et d′étoupe, semblaient au contraire, à cause de cela, être grises comme une neige salie qui a perdu son éclat. Et souvent de blondes danseuses ne s′étaient pas seulement annexé avec une perruque de cheveux blancs l′amitié de duchesses qu′elles ne connaissaient pas autrefois. Mais n′ayant fait jadis que danser, l′art les avait touchées comme la grâce. Et comme au XVIIe siècle d′illustres dames entraient en religion, elles vivaient dans un appartement rempli de peintures cubistes, un peintre cubiste ne travaillant que pour elles et elles ne vivant que pour lui.
In general the amount of white hair was an index of depth in time like mountain summits which appear to be on the same level as others until the brilliance of their snowy whiteness reveals their height above them. And even that could not always be said, especially about women. Thus the Princesse de Guermantes′ locks, when they were grey, had the brilliance of silvery silk round her protuberant brow but now having determined to become white seemed to be made of wool and stuffing and resembled soiled snow. It also occurred that blonde dancing girls had not merely annexed, together with their white hair, the friendship of duchesses they had not previously known, but having formerly done nothing but dance, art had touched them with its grace. And, like those illustrious ladies in the eighteenth century who became religious, they lived in flats full of cubist paintings, with a cubist painter working only for them and they living only for him.
Pour les vieillards dont les traits avaient changé, ils tâchaient pourtant de garder, fixée sur eux à l′état permanent, une de ces expressions fugitives qu′on prend pour une seconde de pose et avec lesquelles on essaye, soit de tirer parti d′un avantage extérieur, soit de pallier un défaut ; ils avaient l′air d′être définitivement devenus d′immutables instantanés d′eux-mêmes.
Old men whose features had changed attempted to fix on them permanently the fugitive expressions adopted for a pose, thinking they would secure a better appearance or palliate its defects; they seemed to have become unchangeable snapshots of themselves.
Tous ces gens avaient mis tant de temps à revêtir leur déguisement que celui-ci passait généralement inaperçu de ceux qui vivaient avec eux. Même un délai leur était souvent concédé où ils pouvaient continuer assez tard à rester eux-mêmes. Mais alors ce déguisement prorogé se faisait plus rapidement ; de toutes façons il était inévitable. Je n′avais jamais trouvé aucune ressemblance entre Mme X et sa mère, que je n′avais connue que vieille, ayant l′air d′un petit Turc tout tassé. Et, en effet, j′avais toujours connu Mme X charmante et droite et pendant très longtemps elle l′était restée, pendant trop longtemps, car, comme une personne qui, avant que la nuit n′arrive, a à ne pas oublier de revêtir son déguisement de Turque, elle s′était mise en retard, et aussi était-ce précipitamment, presque tout d′un coup, qu′elle s′était tassée et avait reproduit avec fidélité l′aspect de vieille Turque revêtu jadis par sa mère.
All these people had taken so much time to make up their disguises that, as a rule, they escaped the notice of those who lived with them, indeed often a reprieve was granted them and, during the interval, they had been able to remain themselves until quite late in life. But this deferred disguise was then accomplished more quickly and was, in any case, inevitable. Thus I had always known Mme X charming and erect and for long she remained so, too long indeed, for like a person who must not forget to put on her Turkish disguise before dark, she had waited till the last moment and precipitately transformed herself into the old Turkish lady her mother formerly resembled.
Je retrouvai là un de mes anciens camarades que, pendant dix ans, j′avais vu presque tous les jours. On demanda à nous représenter. J′allai donc à lui et il me dit d′une voix que je reconnus très bien : «Â C′est une bien grande joie pour moi après tant d′années. » Mais quelle surprise pour moi ! Cette voix semblait émise par un phonographe perfectionné, car si c′était celle de mon ami, elle sortait d′un gros bonhomme grisonnant que je ne connaissais pas, et dès lors il me semblait que ce ne pût être qu′artificiellement, par un truc de mécanique, qu′on avait logé la voix de mon camarade sous ce gros vieillard quelconque. Pourtant je savais que c′était lui, la personne qui nous avait présentés, après si longtemps, l′un à l′autre n′avait rien d′un mystificateur. Lui-même me déclara que je n′avais pas changé, et je compris ainsi qu′il ne se croyait pas changé. Alors je le regardai mieux. Et, en somme, sauf qu′il avait tellement grossi, il avait gardé bien des choses d′autrefois. Pourtant je ne pouvais comprendre que ce fût lui. Alors j′essayai de me rappeler. Il avait dans sa jeunesse des yeux bleus, toujours riants, perpétuellement mobiles, en quête évidemment de quelque chose à quoi je n′avais pensé et qui devait être fort désintéressé, la vérité sans doute, poursuivie en perpétuelle incertitude, avec une sorte de gaminerie, de respect errant pour tous les amis de sa famille. Or, devenu homme politique influent, capable, despotique, ces yeux bleus qui, d′ailleurs, n′avaient pas trouvé ce qu′ils cherchaient s′étaient immobilisés, ce qui leur donnait un regard pointu, comme sous un sourcil froncé. Aussi l′expression de gaîté, d′abandon, d′innocence s′était-elle changée en une expression de ruse et de dissimulation. Décidément il me semblait que c′était quelqu′un d′autre, quand tout d′un coup j′entendis, à une chose que je disais, son rire, son fou rire d′autrefois, celui qui allait avec la perpétuelle mobilité gaie du regard. Des mélomanes trouvent qu′orchestrée par X la musique de Z devient absolument différente. Ce sont des nuances que le vulgaire ne saisit pas, mais un fou rire étouffé d′enfant, sous un œil en pointe comme un crayon bleu bien taillé, quoique un peu de travers, c′est plus qu′une différence d′orchestration. Le rire cessé, j′aurais bien voulu reconnaître mon ami, mais comme, dans l′Odyssée, Ulysse s′élançant sur sa mère morte, comme un spirite essayant en vain d′obtenir d′une apparition une réponse qui l′identifie, comme le visiteur d′une exposition d′électricité qui ne peut croire que la voix que le phonographe restitue inaltérée ne soit tout de même spontanément émise par une personne, je cessai de reconnaître mon ami.
At the party I discovered one of my early friends whom I had formerly seen nearly every day during ten years. Someone reintroduced us to each other. As I went near to him, he said with a voice I well remembered: “What a joy for me after so many years!” but what a surprise for me! His voice seemed to be proceeding from a perfected phonograph for though it was that of my friend, it issued from a great greyish man whom I did not know and the voice of my old comrade seemed to have been housed in this fat old fellow by means of a mechanical trick. Yet I knew that it was he, the person who introduced us after all that time not being the kind to play pranks. He declared that I had not changed by which I grasped that he did not think he had. Then I looked at him again and except that he had got so fat, he had kept a good deal of his former personality. Nevertheless, I found it impossible to realise it and I tried to recall him. In his youth he had blue eyes that were always smiling and moving, apparently searching for something I was unaware of, which may have been disinterested truth, perhaps pursued in perpetual doubt with a boy′s fugitive respect for family friends. Having become an influential politician, capable and despotic, those blue eyes which had never succeeded in finding what they were after had become immobilised and this gave them a sharp expression like a frowning-eye-brow, while gaiety, unconsciousness and innocence had changed into design and disingenuousness. Emphatically he had changed into another person — then suddenly, in reply to a word of mine, he burst into laughter, the jolly familiar laugh of former days which suited the perpetual gay mobility of his glance. Musical fanatics hold that Z′s music orchestrated by X becomes something absolutely different. These are shades which ordinary people cannot grasp, but the wild stifled laugh of a child beneath an eye pointed like a well-sharpened blue pencil, though a little on one side, is something more than a difference in orchestration. When his laughter ceased I would have liked to reconstruct my friend, but like Ulysses in the Odyssey, throwing himself upon the body of his dead mother, like a medium vainly trying to obtain from an apparition a reply which shall identify it, like a visitor to an electrical exhibition who cannot accept the voice from a phonograph as the spontaneous utterance of a human being, I ceased to recognise my friend.
Il faut cependant faire cette réserve que les mesures du temps lui-même peuvent être pour certaines personnes accélérées ou ralenties. Par hasard j′avais rencontré dans la rue, il y avait quatre ou cinq ans, la vicomtesse de Saint-Fiacre (belle-fille de l′amie des Guermantes). Ses traits sculpturaux semblaient lui assurer une jeunesse éternelle. D′ailleurs, elle était encore jeune. Or je ne pus, malgré ses sourires et ses bonjours, la reconnaître en une dame aux traits tellement déchiquetés que la ligne du visage n′était pas restituable. C′est que depuis trois ans elle prenait de la cocaî¥ et d′autres drogues. Ses yeux, profondément cernés de noir, étaient presque hagards. Sa bouche avait un rictus étrange. Elle s′était levée, me dit-on, pour cette matinée, restant des mois sans quitter son lit ou sa chaise longue. Le Temps a ainsi des trains express et spéciaux qui mènent à une vieillesse prématurée. Mais sur la voie parallèle circulent des trains de retour, presque aussi rapides. Je pris M. de Courgivaux pour son fils, car il avait l′air plus jeune (il devait avoir dépassé la cinquantaine et semblait plus jeune qu′à trente ans). Il avait trouvé un médecin intelligent, supprimé l′alcool et le sel ; il était revenu à la trentaine et semblait même, ce jour-là, ne pas l′avoir atteinte. C′est qu′il s′était, le matin même, fait couper les cheveux.
It is necessary, however, to make this reserve that the beat of time itself can in certain cases be accelerated or slowed down. Four or five years before, I had by chance, met in the street Vicomtesse de St. Fiacre (daughter-in-law of the Guermantes′ friend). Her sculptured features had seemed to assure her eternal youth and indeed she still was young. But now, in spite of her smiles and greetings, I failed to recognise her in a lady whose features had so gone to pieces that the outline of her face could not be restored. What had happened was that for three years she had been taking cocaine and other drugs. Her eyes deeply and darkly rimmed were haggard, her mouth had a strange twitch. She had, it seems, got up for this reception though she was in the habit of remaining in bed or on a sofa for months. Time has these express and special trains which bring about premature old age but on a parallel line return trains circulate which are almost as rapid. I took M. de Courgivaux for his son; he looked younger and though he must have been past fifty, appeared to be no more than thirty. He had found an intelligent doctor, had avoided alcohol and salt and so had become thirty again, hardly even that because he had had his hair cut that morning.
Chose curieuse, le phénomène de la vieillesse semblait, dans ses modalités, tenir compte de quelques habitudes sociales. Certains grands seigneurs, mais qui avaient toujours été revêtus du plus simple alpaga, coiffés de vieux chapeaux de paille que les petits bourgeois n′auraient pas voulu porter, avaient vieilli de la même façon que les jardiniers, que les paysans au milieu desquels ils avaient vécu. Des taches brunes avaient envahi leurs joues, et leur figure avait jauni, s′était foncée comme un livre.
A curious thing is that the phenomenon of age seemed in its modalities to take note of certain social customs. Great gentlemen who had been in the habit of wearing the plainest alpaca and old straw hats which a bourgeois would not have put on his head, had aged in the same way as the gardeners and peasants in the midst of whom they had lived. Their cheeks were stained brown in patches and their faces had grown yellow and had sunk flat like a book.
Et je pensais aussi à tous ceux qui n′étaient pas là parce qu′ils ne le pouvaient pas, que leur secrétaire, cherchant à donner l′illusion de leur survie, avait excusés par une de ces dépêches qu′on remettait de temps à autre à la princesse, à ces malades depuis des années mourants, qui ne se lèvent plus, ne bougent plus, et, même au milieu de l′assiduité frivole de visiteurs attirés par une curiosité de touristes ou une confiance de pèlerins, les yeux clos, tenant leur chapelet, rejetant à demi leur drap déjà mortuaire, sont pareils à des gisants que le mal a sculptés jusqu′au squelette dans une chair rigide et blanche comme le marbre, et étendus sur leur tombeau.
And I thought, too, of those who were not there because they could not be, of how their secretary, in an attempt to give them the illusion of survival, would excuse them by one of those telegrams the Princess received on occasion from such as had been ill or dying for years, who can rise no more nor even move and, surrounded by frivolous or assiduous visitors, the former attracted like inquisitive tourists, the latter by the faith of pilgrims, lie, with closed eyes clasping their breviary, their bedclothes partly thrown back like a mortuary shroud, chiselled into a skeleton beneath the pale, distended skin like marble on a tomb.
Sans doute certaines femmes étaient encore très reconnaissables, le visage était resté presque le même, et elles avaient seulement, comme par une harmonie convenable avec la saison, revêtu les cheveux gris, qui étaient leur parure d′automne. Mais pour d′autres, et pour des hommes aussi, la transformation était si complète, l′identité si impossible à établir — par exemple entre un noir viveur qu′on se rappelait et le vieux moine qu′on avait sous les yeux — que plus même qu′à l′art de l′acteur, c′était à celui de certains prodigieux mimes, dont Fregoli reste le type, que faisaient penser ces fabuleuses transformations. La vieille femme avait envie de pleurer en comprenant que l′indéfinissable et mélancolique sourire qui avait fait son charme ne pouvait plus arriver à irradier jusqu′à la surface de ce masque de plâtre que lui avait appliqué la vieillesse. Puis tout à coup découragée de plaire, trouvant plus spirituel de se résigner, elle s′en servait comme d′un masque de théâtre pour faire rire ! Mais presque toutes les femmes n′avaient pas de trêve dans leur effort pour lutter contre l′âge et tendaient vers la beauté qui s′éloignait comme un soleil couchant et dont elles voulaient passionnément conserver les derniers rayons, le miroir de leur visage. Pour y réussir certaines cherchaient à l′aplanir, à élargir la blanche superficie, renonçant au piquant des fossettes menacées, aux mutineries d′un sourire condamné et déjà à demi désarmé ; tandis que d′autres, voyant la beauté définitivement disparue et obligées de se réfugier dans l′expression, comme on compense par l′art de la diction la perte de la voix, se raccrochaient à une moue, à une patte d′oie, à un regard vague, parfois à un sourire qui, à cause de l′incoordination de muscles qui n′obéissaient plus, leur donnait l′air de pleurer.
Certainly, some women were recognisable because their faces had remained almost the same and they wore their grey hair to harmonise with the season like autumn leaves. But in others and in some men their identity was so impossible to establish — for instance between the dark voluptuary one remembered and the old monk of now — that their transformation made one think, rather than of the actor′s art, of that of the amazing mimic of whom Fregoli remains the prototype. That old woman yonder is about to weep because she knows that the indefinable and melancholy smile which was formerly her charm cannot even irradiate the surface of the mask old age has affixed to her. Now, discouraged from attempts to please she more adroitly resigns herself to using it as though it were a theatrical mask to make people laugh. But in the case of nearly all the women there was no limit to their efforts to fight against age; they held the mirror of their faces towards beauty, vanishing like a setting sun whose last rays they passionately long to retain. Some sought to smooth out, to extend the white surface, renouncing the piquancy of menaced dimples, quelling the resistance of a smile doomed and disarmed, while others, realising that their beauty had finally departed, took refuge in expression, as one compensates the loss of the voice by the art of diction, and hung on to a pout, to a smirk, to a pensive gaze, or to a smile to which muscular incoordination gave the appearance of weeping.
Une grosse dame me dit un bonjour pendant la courte durée duquel les pensées les plus différentes se pressèrent dans mon esprit. J′hésitai un instant à lui répondre, craignant que, ne reconnaissant pas les gens mieux que moi, elle eût cru que j′étais quelqu′un d′autre, puis son assurance me fit au contraire, de peur que ce fût quelqu′un avec qui j′avais été lié, exagérer l′amabilité de mon sourire, pendant que mes regards continuaient à chercher dans ses traits le nom que je ne trouvais pas. Tel un candidat au baccalauréat, incertain de ce qu′il doit répondre, attache ses regards sur la figure de l′examinateur et espère vainement y trouver la réponse qu′il ferait mieux de chercher dans sa propre mémoire, tel, tout en lui souriant, j′attachais mes regards sur les traits de la grosse dame. Ils me semblèrent être ceux de Mme de Forcheville, aussi mon sourire se nuança-t-il de respect, pendant que mon indécision commençait à cesser. Alors j′entendis la grosse dame me dire, une seconde plus tard : «Â Vous me preniez pour maman, en effet je commence à lui ressembler beaucoup. » Et je reconnus Gilberte.
A stout lady bade me good afternoon during the moment that these varied thoughts were pressing upon my mind. For an instant I hesitated to reply to her, fearing she might be taking me for someone else, then her confidence making me think the contrary and fearing she was someone with whom I might at one time have been intimate, I exaggerated the affability of my smile while my gaze still sought in her features the name I could not find. Thus an uncertain candidate for matriculation searches the face of the examiner for the answer he would be wiser to seek in his own memory. So I smiled and stared at the features of the stout lady. They appeared to be those of Mme de Forcheville and my smile became tinged with respect and my indecision began to cease when a second later, the stout lady said: “You were taking me for mamma, I know I′m getting to look exactly like her,” and I recognised Gilberte.
D′ailleurs, même chez les hommes qui n′avaient subi qu′un léger changement, dont seule la moustache était devenue blanche, on sentait que ce changement n′était pas positivement matériel. C′était comme si on les avait vus à travers une vapeur colorante, ou mieux un verre peint qui changeait l′aspect de leur figure mais surtout par ce qu′il y ajoutait de trouble, montrait que ce qu′il nous permettait de voir «Â grandeur nature » était en réalité très loin de nous, dans un éloignement différent, il est vrai, de celui de l′espace, mais du fond duquel, comme d′un autre rivage, nous sentions qu′ils avaient autant de peine à nous reconnaître que nous eux. Seule peut-être Mme de Forcheville, que j′aperçus alors comme injectée d′un liquide, d′une espèce de paraffine qui gonfle la peau mais l′empêche de se modifier, avait l′air d′une cocotte d′autrefois à jamais «Â naturalisée ». «Â Vous me prenez pour ma mère », m′avait dit Gilberte. C′était vrai. C′eût été, d′ailleurs, aimable pour la fille. D′ailleurs, il n′y avait pas que chez cette dernière qu′avaient apparu des traits familiaux qui jusque-là étaient restés aussi invisibles dans sa figure que ces parties d′une graine repliées à l′intérieur et dont on ne peut deviner la saillie qu′elles feront un jour en dehors. Ainsi un énorme busquage maternel venait, chez l′une ou chez l′autre, transformer vers la cinquantaine un nez jusque-là droit et pur. Chez une autre fille de banquier, le teint, d′une fraîcheur de jardinière, se roussissait, se cuivrait, et prenait comme le reflet de l′or qu′avait tant manié le père. Certains même avaient fini par ressembler à leur quartier, portaient sur eux comme le reflet de la rue de l′Arcade, de l′avenue du Bois, de la rue de l′Élysée. Mais surtout ils reproduisaient les traits de leurs parents.
Moreover, even among men who had been subjected to only a slight change, whose moustaches only had become white, one felt that the change was not purely material. One saw them as through a coloured mist or glass which affected their facial aspect with a sort of fogginess and revealed what they allowed one to observe as if it were life-size though in reality it was far away, not in the sense of space, but, fundamentally, like being on another shore whence they had as much trouble in recognising us as we them. Perhaps Mme de Forcheville who looked to me as though she had been injected with paraffin which swells the skin and prevents it from sagging, was unique in presenting the appearance of a courtesan of an earlier period who had been embalmed for eternity. “You took me for my mother,” Gilberte had said and it was true. For that matter it was a compliment to the daughter. Moreover, it was not only in the last-named that familiar features had reappeared, as invisible till then in her face as the inturned parts of a seed-pod, the eventual opening out of which would never be suspected. Thus the enormous maternal bridge in one as in the other transformed towards the fifties a nose till then inflexibly straight. In the case of another daughter of a banker, her complexion of flower-like freshness had become copper-coloured through the reflection of the gold which the father had so freely manipulated. Some even ended by resembling the quarter where they lived, bearing upon their countenances a sort of reflection of the rue de l′Arcade or the Avenue du Bois or the rue de l′Elysée. But they reproduced more than anything else the features of their parents.
On part de l′idée que les gens sont restés les mêmes et on les trouve vieux. Mais une fois que l′idée dont on part est qu′ils sont vieux, on les retrouve, on ne les trouve pas si mal. Pour Odette, ce n′était pas seulement cela ; son aspect, une fois qu′on savait son âge et qu′on s′attendait à une vieille femme, semblait un défi plus miraculeux aux lois de la chronologie que la conservation du radium à celles de la nature. Elle, si je ne la reconnus pas d′abord, ce fut non parce qu′elle avait, mais parce qu′elle n′avait pas changé. Me rendant compte depuis une heure de ce que le temps ajoutait de nouveau aux êtres et de ce qu′il fallait soustraire pour les retrouver tels que je les avais connus, je faisais maintenant rapidement ce calcul et, ajoutant à l′ancienne Odette le chiffre d′années qui avait passé sur elle, le résultat que je trouvai fut une personne qui me semblait ne pas pouvoir être celle que j′avais sous les yeux, précisément parce que celle-là était pareille à celle d′autrefois.
One starts with the idea that people have remained the same and one discovers that they have got old. But if one starts by thinking them old, one does not find them so bad. In Odette′s case it was not merely that; her appearance, when one knew her age and expected her to be an old woman seemed a more miraculous challenge to the laws of chronology than the conservation of radium to those of nature. If I had not recognised her at first, it was not because she had changed but because she had not. Having realised in the course of the last hour what additions time made to people and the subtraction that was needed to rediscover their personalities, I rapidly added to the old Odette the number of years which had passed over her with the result that I found someone before my eyes who could not possibly be her precisely because this someone was the Odette of former days.
Quel était le fait du fard, de la teinture ? Elle avait l′air, sous ses cheveux dorés tout plats — un peu un chignon ébouriffé de grosse poupée mécanique sur une figure étonnée et immuable également de poupée — auxquels se superposait un chapeau de paille plat aussi, de l′Exposition de 1878 (dont elle eût certes été alors, et surtout si elle eût eu alors l′âge d′aujourd′hui, la plus fantastique merveille) venant débiter son compliment dans une revue de fin d′année, mais de l′Exposition de 1878 représentée par une femme encore jeune.
Which was the effect of paint and which of dye? With her flat golden hair arranged at the back like the ruffled chignon of a doll surmounting a face with a doll-like expression of surprise and superimposed upon that an equally flat sailor hat of straw of the period of the 1878 Exhibition (in which she certainly had figured and if she had then been as old as now, she would have been one of its choicest features) she looked as though she were a young woman playing a part in a Christmas revue featuring the Exhibition of 1878.
À côté de nous, un ministre d′avant l′époque boulangiste, et qui l′était de nouveau, passait, lui aussi, en envoyant aux dames un sourire tremblotant et lointain, mais comme emprisonné dans les mille liens du passé, comme un petit fantôme qu′une main invisible promenait, diminué de taille, changé dans sa substance et ayant l′air d′une réduction en pierre ponce de soi-même. Cet ancien président du Conseil, si bien reçu dans le Faubourg Saint-Germain, avait jadis été l′objet de poursuites criminelles, exécré du monde et du peuple. Mais grâce au renouvellement des individus qui composent l′un et l′autre, et, dans les individus subsistant, des passions et même des souvenirs, personne ne le savait plus et il était honoré. Aussi n′y a-t-il pas d′humiliation si grande dont on ne devrait prendre aisément son parti, sachant qu′au bout de quelques années, nos fautes ensevelies ne seront plus qu′une invisible poussière sur laquelle sourira la paix souriante et fleurie de la nature. L′individu momentanément taré se trouvera, par le jeu d′équilibre du temps, pris entre deux couches sociales nouvelles qui n′auront pour lui que déférence et admiration, et au-dessus desquelles il se prélassera aisément. Seulement c′est au temps qu′est confié ce travail ; et, au moment de ses ennuis, rien ne peut le consoler que la jeune laitière d′en face l′ait entendu appeler «Â chéquard » par la foule qui montrait le poing tandis qu′il entrait dans le «Â panier à salade », la jeune laitière qui ne voit pas les choses dans le plan du temps, qui ignore que les hommes qu′encense le journal du matin furent déconsidérés jadis, et que l′homme qui frise la prison en ce moment, et peut-être en pensant à cette jeune laitière, n′aura pas les paroles humbles qui lui concilieraient la sympathie, sera un jour célébré par la presse et recherché par les duchesses. Le temps éloigne pareillement les querelles de famille. Et chez la princesse de Guermantes on voyait un couple où le mari et la femme avaient pour oncles, morts aujourd′hui, deux hommes qui ne s′étaient pas contentés de se souffleter mais dont l′un pour humilier l′autre lui avait envoyé comme témoins son concierge et son maître d′hôtel, jugeant que des gens du monde eussent été trop bien pour lui. Mais ces histoires dormaient dans les journaux d′il y a trente ans et personne ne les savait plus. Et ainsi le salon de la princesse de Guermantes était illuminé, oublieux et fleuri, comme un paisible cimetière. Le temps n′y avait pas seulement défait d′anciennes créatures, il y avait rendu possibles, il y avait créé des associations nouvelles.
Close to us, a minister of the pre-Boulangist period who had again become a minister, passed by, bowing right and left to ladies with a tremulous and distant smile, as though imprisoned in the past like a little phantom figure manipulated by an unseen hand which had reduced his size and changed his substance so that he looked like a pumice-stone reproduction of himself. This former Prime Minister, now cultivated by the faubourg Saint-Germain, had once been the object of criminal proceedings and had been execrated by society and by the populace. But thanks to the renewal of the social elements in both groupings and the extinction of individual passions, memories disappear, no one remembered and he was honoured. There is no disgrace great enough to make a man lose heart if he bears in mind that at the end of a certain number of years our buried mistakes will be but invisible dust upon which nature′s flowers will smile peacefully. The individual momentarily under a cloud, through the equilibrium brought about by Time between the new and the old social strata, will easily assert his authority over them and be the object of their deference and admiration. Only, this is Time′s business; and at the moment of his troubles, he was inconsolable because the young milk-maid opposite had heard the crowd call him a swindler and shake their fists at him when he was in the soup. The young milk-maid does not see things on the plane of time and is unaware that men to whom the morning paper offers the incense of flattery were yesterday of bad repute and that the man who just now escaped prison, while perhaps, he was thinking of that young milk-maid, and who had not the humility to utter conciliatory words which might have secured him sympathy, will one day be glorified by the press and sought after by duchesses. Time also heals family quarrels. At the Princesse de Guermantes′ there was a couple, each of whom had had an uncle; these two uncles were not content merely to fight a duel but each had sent the other his concierge or his butler as his representative for the occasion, so as to humiliate him by showing he was not fit to be treated as a gentleman. Such tales were asleep in the papers of thirty years ago and nobody knew anything about them. Thus the Princesse de Guermantes′ salon illuminated and forgetful, flowered like a peaceful cemetery. There Time had not only disintegrated those of the past, it had made possible and created new associations.
Pour en revenir à cet homme politique, malgré son changement de substance physique, tout aussi profond que la transformation des idées morales qu′il éveillait maintenant dans le public, en un mot malgré tant d′années passées depuis qu′il avait été Président du Conseil, il était redevenu ministre. Ce président du Conseil d′il y a quarante ans faisait partie du nouveau cabinet, dont le chef lui avait donné un portefeuille un peu comme ces directeurs de théâtre confient un rôle à une de leurs anciennes camarades, retirée depuis longtemps, mais qu′ils jugent encore plus capable que les jeunes de tenir un rôle avec finesse, de laquelle, d′ailleurs, ils savent la difficile situation financière et qui, à près de quatre-vingts ans, montre encore au public l′intégrité de son talent presque intact avec cette continuation de la vie qu′on s′étonne ensuite d′avoir pu constater quelques jours avant la mort.
To return to our politician. In spite of the change in his physical substance, a change as complete as the moral transformation he now roused in the public, in a word, in spite of the many years gone by since he was Prime Minister, he had become a Minister again. The present Prime Minister had given the one of forty years ago a post in the new Cabinet much as theatrical managers entrust a part to one of their earlier women associates who has been long in retirement but whom they consider more capable than younger ones of performing it with delicacy, of whose embarrassed situation they are, moreover, aware and who, at nearly eighty, still shows that age has scarcely impaired an artistic integrity which amazes the public within a few days of her death.
L′aspect de Mme de Forcheville était si miraculeux, qu′on ne pouvait même pas dire qu′elle avait rajeuni mais plutôt qu′avec tous ses carmins, toutes ses rousseurs, elle avait refleuri. Plus même que l′incarnation de l′Exposition universelle de 1878, elle eût été, dans une exposition végétale d′aujourd′hui, la curiosité et le clou. Pour moi, du reste, elle ne semblait pas dire : «Â Je suis l′Exposition de 1878 », mais plutôt : «Â Je suis l′allée des Acacias de 1892. » Il semblait qu′elle eût pu y être encore. D′ailleurs, justement parce qu′elle n′avait pas changé, elle ne semblait guère vivre. Elle avait l′air d′une rose stérilisée. Je lui dis bonjour, elle chercha quelque temps, mais en vain, mon nom sur mon visage. Je me nommai et aussitôt, comme si j′avais perdu, grâce à ce nom incantateur, l′apparence d′arbousier ou de kangourou que l′âge m′avait sans doute donnée, elle me reconnut et se mit à me parler de cette voix si particulière que les gens qui l′avaient applaudie dans les petits théâtres étaient si émerveillés, quand ils étaient invités à déjeuner avec elle, «Â à la ville », de retrouver dans chacune de ses paroles, pendant toute la causerie, tant qu′ils voulaient. Cette voix était restée la même, inutilement chaude, prenante, avec un rien d′accent anglais. Et pourtant, de même que ses yeux avaient l′air de me regarder d′un rivage lointain, sa voix était triste, presque suppliante, comme celle des morts dans l′Odyssée. Odette eût pu jouer encore. Je lui fis des compliments sur sa jeunesse. Elle me dit : «Â Vous êtes gentil, my dear, merci », et comme elle donnait difficilement à un sentiment, même le plus vrai, une expression qui ne fût pas affectée par le souci de ce qu′elle croyait élégant, elle répéta à plusieurs reprises : «Â Merci tant, merci tant ». Mais moi, qui avais jadis fait de si longs trajets pour l′apercevoir au Bois, qui avais écouté le son de sa voix tomber de sa bouche, la première fois que j′avais été chez elle, comme un trésor, les minutes passées maintenant auprès d′elle me semblaient interminables à cause de l′impossibilité de savoir que lui dire, et je m′éloignai. Hélas, elle ne devait pas rester toujours telle. Moins de trois ans après, non pas en enfance, mais un peu ramollie, je devais la voir à une soirée donnée par Gilberte, devenue incapable de cacher sous un masque immobile ce qu′elle pensait — pensait est beaucoup dire — ce qu′elle éprouvait, hochant la tête, serrant la bouche, secouant les épaules à chaque impression qu′elle ressentait, comme ferait un ivrogne, un enfant, comme font certains poètes qui ne tiennent pas compte de ce qui les entoure, et, inspirés, composent dans le monde et tout en allant à table au bras d′une dame étonnée, froncent les sourcils, font la moue. Les impressions de Mme de Forcheville — sauf une, celle qui l′avait fait précisément assister à la soirée donnée par Gilberte, la tendresse pour sa fille bien-aimée, l′orgueil qu′elle donnât une soirée si brillante, orgueil que ne voilait pas chez la mère la mélancolie de ne plus être rien — ces impressions n′étaient pas joyeuses et commandaient seulement une perpétuelle défense contre les avanies qu′on lui faisait, défense timorée comme celle d′un enfant. On n′entendait que ces mots : «Â Je ne sais pas si Mme de Forcheville me reconnaît, je devrais peut-être me faire présenter à nouveau. —
Ça, par exemple, vous pouvez vous en dispenser (répondait-on à tue-tête, sans songer que la mère de Gilberte entendait tout, sans y songer, ou sans s′en soucier), c′est bien inutile. Pour l′agrément qu′elle vous apportera ! On la laisse dans son coin. Du reste, elle est un peu gaga. » Furtivement Mme de Forcheville lançait un regard de ses yeux restés si beaux sur les interlocuteurs injurieux, puis vite ramenait ce regard à elle de peur d′avoir été impolie, et, tout de même agitée par l′offense, taisant sa débile indignation, on voyait sa tête branler, sa poitrine se soulever, elle jetait un nouveau regard sur un autre assistant aussi peu poli, et ne s′étonnait pas outre mesure, car, se sentant très mal depuis quelques jours, elle avait à mots couverts suggéré à sa fille de remettre la fête, mais sa fille avait refusé. Mme de Forcheville ne l′en aimait pas moins ; toutes les duchesses qui entraient, l′admiration de tout le monde pour le nouvel hôtel inondait de joie son cœur, et quand entra la marquise de Sebran, qui était alors la dame où menait si difficilement le plus haut échelon social, Mme de Forcheville sentit qu′elle avait été une bonne et prévoyante mère et que sa tâche maternelle était achevée. De nouveaux invités ricaneurs la firent à nouveau regarder et parler toute seule, si c′est parler que tenir un langage muet qui se traduit seulement par des gesticulations. Si belle encore, elle était devenue — ce qu′elle n′avait jamais été — infiniment sympathique ; car elle qui avait trompé Swann et tout le monde, c′était l′univers entier qui maintenant la trompait ; et elle était devenue si faible qu′elle n′osait même plus, les rôles étant retournés, se défendre contre les hommes. Et bientôt elle ne se défendrait pas contre la mort. Mais après cette anticipation, revenons trois ans en arrière, c′est-à-dire à la matinée où nous sommes chez la princesse de Guermantes.
Mme de Forcheville presented an appearance so miraculous that one would have said not that she had grown young, but that, with all her carmine and rouge, she had reflowered. Even more than an incarnation of the Universal Exhibition of 1878, she could have been the chief attraction of a horticultural exhibition to-day. To me, at all events, she did not seem to be saying: “I am the Exhibition of 1878” but “I am the Allée des Acacias of 1892.” To me it was as though she were still part of it. And, because she had not changed, she seemed hardly to be living, she was like a sterilised rose. When I wished her good afternoon, she tried for a moment vainly to put a name to my face. I gave it her and at once, thanks to its evocative magic, I ceased to wear the appearance of Arbousier or of Kangouroo apparently bestowed on me by age, and she began talking to me with that peculiar voice, applauded in the smaller theatres, which enchanted people so much when they were invited to meet her at lunch and discovered that they could have as much as they liked of it with every word she uttered. That voice had retained the same futile cordiality, the same slight English accent. And yet, just as her eyes seemed to be looking at me from a distant shore, her voice was sad, almost appealing like that of the dead in the Odyssey. Odette ought to have gone on acting. I paid her a compliment on her youth. She answered: “You are charming, my dear, thanks.” And as it was difficult for her to express any sentiment, however sincere, without revealing her anxiety to be fashionable, she repeated several times: “Thanks so much, thanks so much.” And I, who had formerly made long journeys only to catch a glimpse of her in the Bois, who, when first I went to her house, had listened to the words that fell from her lips as though they were pearls, found the moments now spent with her interminable; I knew not what to say and I left her. Alas, she was not always to remain thus. Less than three years afterwards, I was to see her at an evening party given by Gilberte, not fallen into second childhood but somewhat decayed, no longer able to hide under a mask-like face what she was thinking — thinking is saying too much — what she was feeling, moving her head about, pursing her lips, shaking her shoulders at everything she felt, like a drunken man or a child or like certain inspired poets who, unconscious of their surroundings, compose their poems when they are in company or at table, and, to the alarm of their astonished hostess, knit their brows and make grimaces. Mme de Forcheville′s feelings — except the one that brought her to Gilberte′s party, tenderness for her beloved child, her pride in so brilliant an entertainment, a pride which could not veil the mother′s melancholy that she no longer counted — these feelings were never happy and were inspired by her perpetual self-defence against rudeness meted out to her, the timid defence of a child. One constantly heard people say: “I don′t know if Mme de Forcheville recognises me, perhaps I ought to be introduced over again.” “You can dispense with that,” (someone replied at the top of his voice neither knowing nor caring that Gilberte′s mother could hear every word) “you won′t get any fun out of it. Leave her alone. She′s a bit daft.” Furtively, Mme de Forcheville cast a glance from her still beautiful eyes at the insulting speakers, then quickly looked away, for fear of seeming to have heard, while, bowing beneath the blow, she restrained her weak resentment with quivering head and heaving breast, and glanced towards another equally ruthless guest. Nor did she seem too greatly overwhelmed for she had been ailing several days and had hinted to her daughter to postpone the party which the latter had refused. Mme de Forcheville did not love her the less; the presence of the Duchesses, the admiration the company manifested for the new mansion, flooded her heart with joy, and when the Marquise de Sebran was announced, this lady representing, with much effort, the highest peak of fashion, Mme de Forcheville felt she had been a good and far-seeing mother and that her maternal task had been accomplished. A fresh lot of contemptuous guests brought on another solitary colloquy if a mute language only expressed by gesticulation can be called talking. Beautiful still, she had become as never previously, an object of infinite sympathy for now the whole world betrayed her who had once betrayed Swann and the rest; now that the rôles were reversed, she had become too weak to defend herself against men. And soon she would be unable to defend herself against death. After that anticipation, let us go back three years, to the reception at the Prince de Guermantes′.
Bloch m′ayant demandé de le présenter au maître de maison, je ne fis à cela pas l′ombre des difficultés auxquelles je m′étais heurté le jour où j′avais été pour la première fois en soirée chez le prince de Guermantes, qui m′avaient semblé naturelles, alors que maintenant cela me semblait si simple de lui présenter un de ses invités, et cela m′eût même paru simple de me permettre de lui amener et présenter à l′improviste quelqu′un qu′il n′eût pas invité. Était-ce parce que, depuis cette époque lointaine, j′étais devenu un «Â familier », quoique depuis quelque temps un «Â oublié », de ce monde où alors j′étais si nouveau ? était-ce, au contraire, parce que, n′étant pas un véritable homme du monde, tout ce qui fait difficulté pour eux n′existait plus pour moi, une fois la timidité tombée ? était-ce parce que, les êtres ayant peu à peu laissé tomber devant moi leur premier, souvent leur second et leur troisième aspect factice, je sentais derrière la hauteur dédaigneuse du prince une grande avidité humaine de connaître des êtres, de faire la connaissance de ceux-là mêmes qu′ils affectent de dédaigner ? Était-ce parce que aussi le prince avait changé comme tous ces insolents de la jeunesse et de l′âge mûr, à qui la vieillesse apporte sa douceur (d′autant plus que les hommes débutants et les idées inconnues contre lesquels ils regimbaient, ils les connaissaient depuis longtemps de vue et les savaient reçus autour d′eux), surtout si cette vieillesse a pour adjuvant quelques vertus ou quelques vices qui étendent les relations, ou la révolution que fait une conversion politique, comme celle du prince au dreyfusisme ?
Bloch, having asked me to introduce him to the master of the house I did not make a shadow of difficulty. The embarrassment I had felt the first time at the Prince de Guermantes′ evening party seemed natural enough then but now it seemed as simple a matter to introduce one of his guests to him as to bring someone to his house who had not been invited. Was this because, since those far distant days, I had become an intimate though a long-forgotten intimate, of a society in which I was once a stranger or was it because, not being a true man of the world, what causes that type embarrassment had no existence for me, now my shyness had passed? Or, again, was it because these people had little by little shed their first, their second and their third fictitious aspects in my presence and that I sensed, under the Prince′s disdainful manner, a human longing to know people, to make the acquaintance of those even whom he affected to despise? Finally, was it because the Prince had changed like those others, arrogant in their youth and in their maturity, whom old age had softened (the more so that they had for long known by sight men against whose antecedents they had reacted and whom they now knew to be on good terms with their own acquaintances) especially if old age is assisted by virtues or vices which broaden social relationships or by a social revolution which causes a political conversion such as the Prince′s to Dreyfusism?
Bloch m′interrogeait comme moi je faisais autrefois en entrant dans le monde, comme il m′arrivait encore de faire sur les gens que j′y avais connus alors et qui étaient aussi loin, aussi à part de tout, que ces gens de Combray qu′il m′était souvent arrivé de vouloir «Â situer » exactement. Mais Combray avait pour moi une forme si à part, si impossible à confondre avec le reste, que c′était un puzzle que je ne pouvais jamais arriver à faire rentrer dans la carte de France. «Â Alors je ne peux avoir aucune idée de ce qu′était jadis le prince de Guermantes en me représentant Swann, ou M. de Charlus ? me demandait Bloch à qui j′avais longtemps emprunté sa manière de parler et qui maintenant imitait souvent la mienne. — Nullement. — Mais en quoi consiste la différence ? — Il aurait fallu les entendre parler entre eux, pour la saisir, mais c′est maintenant impossible, Swann est mort et M. de Charlus ne vaut guère mieux. Mais ces différences étaient énormes. » Et tandis que l′œil de Bloch brillait en pensant à ce que pouvait être la conversation de ces personnages merveilleux, je pensais que je lui exagérais le plaisir que j′avais eu à me trouver avec eux, n′en ayant jamais ressenti que quand j′étais seul, et l′impression des différenciations véritables n′ayant lieu que dans notre imagination. Bloch s′en aperçut-il ? «Â Tu me peins peut-être cela trop en beau, me dit-il ; ainsi la maîtresse de maison d′ici, la princesse de Guermantes, je sais bien qu′elle n′est plus jeune, mais enfin il n′y a pas tellement longtemps que tu me parlais de son charme incomparable, de sa merveilleuse beauté. Certes, je reconnais qu′elle a grand air, et elle a bien ces yeux extraordinaires dont tu me parlais, mais enfin je ne la trouve pas tellement inouî£ que tu disais. Évidemment elle est très racée, mais enfinÂ…Â » Je fus obligé de dire à Bloch qu′il ne me parlait pas de la même personne. La princesse de Guermantes, en effet, était morte et c′est l′ex-Madame Verdurin que le prince, ruiné par la défaite allemande, avait épousée et que Bloch ne reconnaissait pas. «Â Tu te trompes, j′ai cherché dans le Gotha de cette année, me confessa naîµ¥ment Bloch, et j′ai trouvé le prince de Guermantes, habitant l′hôtel où nous sommes et marié à tout ce qu′il y a de plus grandiose, attends un peu que je me rappelle, marié à Sidonie, duchesse de Duras, née des Baux. » En effet, Mme Verdurin, peu après la mort de son mari, avait épousé le vieux duc de Duras, ruiné, qui l′avait faite cousine du prince de Guermantes, et était mort après deux ans de mariage. Il avait été pour Mme Verdurin une transition fort utile, et maintenant celle-ci, par un troisième mariage, était princesse de Guermantes et avait dans le faubourg Saint-Germain une grande situation qui eût fort étonné à Combray, où les dames de la rue de l′Oiseau, la fille de Mme Goupil et la belle-fille de Mme Sazerat, toutes ces dernières années, avant que Mme Verdurin ne fût princesse de Guermantes, avaient dit en ricanant : «Â la duchesse de Duras », comme si c′eût été un rôle que Mme Verdurin eût tenu au théâtre. Même, le principe des castes voulant qu′elle mourût Mme Verdurin, ce titre, qu′on ne s′imaginait lui conférer aucun pouvoir mondain nouveau, faisait plutôt mauvais effet. «Â Faire parler d′elle », cette expression qui dans tous les mondes est appliquée à une femme qui a un amant, pouvait l′être dans le faubourg Saint-Germain à celles qui publient des livres, dans la bourgeoisie de Combray à celles qui font des mariages dans un sens ou dans l′autre «Â disproportionnés ». Quand elle eut épousé le prince de Guermantes, on dut se dire que c′était un faux Guermantes, un escroc. Pour moi, à me figurer cette identité de titre, de nom, qui faisait qu′il y avait encore une princesse de Guermantes et qu′elle n′avait aucun rapport avec celle qui m′avait tant charmé et qui n′était plus, qui était comme une morte sans défense à qui on l′eût volé, il y avait quelque chose d′aussi douloureux qu′à voir les objets qu′avait possédés la princesse Hedwige, comme son château, comme tout ce qui avait été à elle et dont une autre jouissait. La succession au nom est triste comme toutes les successions, comme toutes les usurpations de propriété ; et toujours sans interruptions viendraient, comme un flot, de nouvelles princesses de Guermantes, ou plutôt, millénaire, remplacée d′âge en âge dans son emploi par une femme différente, vivrait une seule princesse de Guermantes, ignorante de la mort, indifférente à tout ce qui change et blesse nos cœurs, et le nom comme la mer refermerait sur celles qui sombrent de temps à autre sa toujours pareille et immémoriale placidité.
Bloch interrogated me as I formerly did others when I first entered society, and as I still did, about people I formerly knew socially and who were now as far away, as isolated, as those Combray folk I had often wanted to place. But Combray was so distinct from and impossible to reconcile with the outer world that it was like a piece of a jig-saw puzzle that could not be fitted into the map of France. “Then I can′t have any idea of what the Prince de Guermantes used to be like from my knowledge of Swann or M. de Charlus?” Bloch asked. For some time I used to borrow his way of putting things and now he often imitated mine. “Not the least.” “But how did they actually differ?” “You would have had to hear them talk together to grasp it. Now Swann is dead and M. de Charlus is not far from it. But the difference was enormous.” And while Bloch′s eye gleamed as he thought of what the conversation of these marvellous people must have been, I was thinking that I had exaggerated my pleasure in their society, having never got any until I was alone and could differentiate them in my imagination. Did Bloch realise this? “Perhaps you′ve coloured it all a bit too much,” he remarked. “Look at our hostess, the Princesse de Guermantes, I know she′s no longer young but, after all, it isn′t so very long ago that you spoke of her incomparable charm and her marvellous beauty. Certainly I admit she has the grand manner and she also has the extraordinary eyes you described to me, but I don′t see that she′s so wonderful as all that. Obviously she′s high-bred but still. . . . ” I had to explain to Bloch that we weren′t alluding to the same person. The Princesse de Guermantes was dead and the Prince, ruined by the German defeat, had married ex-Mme Verdurin whom Bloch had not recognised. “You′re mistaken, I′ve looked up the Gotha of this year,” Bloch naively confessed, “and I found that the Prince de Guermantes was living in this very mansion and had married someone of great importance. Wait a minute, now I′ve got it, Sidonie, Duchesse de Duras, née des Beaux.” This was a fact, for Mme Verdurin, shortly after her husband′s death married the old ruined Duc de Duras, who thus made her the Prince de Guermantes′ cousin and died after they had been married two years. He had supplied a very useful means of transition for Mme Verdurin who by a third marriage had become Princesse de Guermantes and now occupied a great position in the faubourg Saint-Germain which would have much astonished Combray where the ladies of the rue de l′Oiseau, Mme Goupil′s daughter and Mme Sazerat′s daughter-in-law had said with a laugh, years before Mme Verdurin became Princesse de Guermantes: “The Duchesse de Duras!” as though Mme Verdurin were playing a part at the theatre. The caste principle maintained that she should die Mme Verdurin and that the title which, in their eyes, could never confer any new social prestige, merely produced the bad effect of getting herself “talked about”; that expression which in all social categories is applied to a woman who has a lover, was also applied in the faubourg Saint-Germain to people who published books and in the Combray bourgeoisie to those who make marriages which for one reason or another are considered unsuitable. When Mme Verdurin married the Prince de Guermantes they must have said he was a sham Guermantes, a swindler. For myself, the realisation that a Princesse de Guermantes still existed, who had nothing to do with her who had so much charmed me and who was now no more, whom death had left defenceless, was intensely saddening as it was to witness the objects once owned by Princesse Hedwige such as her Château and everything else, pass to another. Succession to a name is sad like all successions and seems like an usurpation; and the uninterrupted stream of new Princesses de Guer-mantes would flow until the millennium, the name held from age to age by different women would always be that of one living Princesse de Guermantes, a name that ignored death, that was indifferent to change and heartaches and which would close over those who had worn it like the sea in its serene and immemorial placidity.
Mais — contradiction avec cette permanence — les anciens habitués assuraient que dans le monde tout était changé, qu′on y recevait des gens que jamais de leur temps on n′aurait reçus et, comme on dit : «Â c′était vrai, et ce n′était pas vrai ». Ce n′était pas vrai parce qu′ils ne se rendaient pas compte de la courbe du temps qui faisait que ceux d′aujourd′hui voyaient ces gens nouveaux à leur point d′arrivée tandis qu′eux se les rappelaient à leur point de départ. Et quand eux, les anciens, étaient entrés dans le monde, il y avait là des gens arrivés dont d′autres se rappelaient le départ. Une génération suffit pour que s′y ramène ce changement qui en des siècles s′est fait pour le nom bourgeois d′un Colbert devenu nom noble. Et, d′autre part, cela pourrait être vrai, car si les personnes changent de situation, les idées et les coutumes les plus indéracinables (de même que les fortunes et les alliances de pays et les haines de pays) changent aussi, parmi lesquelles même celles de ne recevoir que des gens chic. Non seulement le snobisme change de forme, mais il pourrait disparaître, comme la guerre même, et les radicaux, les juifs être reçus au Jockey.
But, in contradiction to that permanence, the former habitués asserted that society had completely changed, that people were now received who in their day would never have been and that, as one says, was “true and not true”. It was not true because they were not taking the curve of time into consideration, the result of which is that the present generation see the new people at their point of arrival whereas those of the past saw them at their point of departure. And when the latter entered society, there were new arrivals whose point of departure was remembered by others. One generation brings about a change while it took the bourgeois name of a Colbert centuries to become noble. On the other hand, it was true, for if the social position of people changes, the most ineradicable ideas and customs (as also fortunes, marriages and national hatreds) change also, amongst them even that of only associating with fashionable people. Not only does snobbishness change its form but it might be forgotten like the! war and Radicals and Jews be admitted to the Jockey Club.
Certes, même ce changement extérieur dans les figures que j′avais connues n′était que le symbole d′un changement intérieur qui s′était effectué jour par jour. Peut-être ces gens avaient-ils continué à accomplir les mêmes choses, mais, jour par jour, l′idée qu′ils se faisaient d′elles et des êtres qu′ils fréquentaient, ayant un peu de vie, au bout de quelques années, sous les mêmes noms c′était d′autres choses, d′autres gens qu′ils aimaient, et étant devenus d′autres personnes, il eût été étonnant qu′ils n′eussent pas eu de nouveaux visages.
Certainly even the exterior change in faces I had known was only the symbol of an internal change effected day by day. Perhaps these people continued doing the same things every day but the idea they had about these things and about the people they associated with having a little life in it, resulted after some years, in those things and people being different under the same names and it would have been strange if the faces of the latter had not changed.
Si, dans ces périodes de vingt ans, les conglomérats de coteries se défaisaient et se reformaient selon l′attraction d′astres nouveaux destinés, d′ailleurs, eux aussi, à s′éloigner puis à reparaître, des cristallisations, puis des émiettements suivis de cristallisations nouvelles avaient lieu dans l′âme des êtres. Si pour moi la duchesse de Guermantes avait été bien des personnes, pour la duchesse de Guermantes, pour Mme Swann, etc., telle personne donnée avait été un favori d′une époque précédant l′Affaire Dreyfus, puis un fanatique ou un imbécile à partir de l′affaire Dreyfus, qui avait changé pour eux la valeur des êtres et reclassé autour les partis, lesquels s′étaient depuis encore défaits et refaits. Ce qui y sert puissamment et y ajoute son influence aux pures affinités intellectuelles, c′est le temps écoulé, qui nous fait oublier nos antipathies, nos dédains, les raisons mêmes qui expliquaient nos antipathies et nos dédains. Si on eût jadis analysé l′élégance de la jeune Mme Léonor de Cambremer, on y eût trouvé qu′elle était la nièce du marchand de notre maison, Jupien, et que ce qui avait pu s′ajouter à cela pour la rendre brillante, c′était que son oncle procurait des hommes à M. de Charlus. Mais tout cela combiné avait produit des effets scintillants, alors que les causes déjà lointaines, non seulement étaient inconnues de beaucoup de nouveaux, mais encore que ceux qui les avaient connues les avaient oubliées, pensant beaucoup plus à l′éclat actuel qu′aux hontes passées, car on prend toujours un nom dans son acception actuelle. Et c′était l′intérêt de ces transformations des salons qu′elles étaient aussi un effet du temps perdu et un phénomène de mémoire.
If in these periods of twenty years, the conglomerates of coteries had been demolished and reconstructed to suit new stars, themselves destined to disappear and to reappear, crystallisations and dispersals followed by new crystallisations had taken place in people′s souls. If the Duchesse de Guermantes had been many people to me, such and such a person had been a favourite of Mme de Guermantes or of Mme Swann at a period preceding the Dreyfus Affair, and a fanatic or imbecile afterwards because the Dreyfus Affair had changed their social valuations and regrouped people round parties which had since been unmade and remade. Time serves us powerfully by adding its influence to purely intellectual affinities; it is the passage of time that causes us to forget our antipathies, our contempts, and the very causes which gave birth to them. If anyone had formerly analysed the modish elegance of young Mme Léonor de Cambremer, he would have discovered that she was the niece of the shopkeeper in our courtyard, to wit, Jupien, and that what had especially added to her prestige was that her father procured men for M. de Charlus. Yet, in combination, all this had produced an effect of brilliance, the now distant causes being unknown to most of the newcomers in society and forgotten by those who had been aware of them and valued to-day′s effulgence more highly than yesterday′s disgrace, for we always take a name at its present-day valuation. So the interest of these social transformations was that they, too, were an effect of lost time and a phenomenon of memory.
Parmi les personnes présentes se trouvait un homme considérable qui venait, dans un procès fameux, de donner un témoignage dont la seule valeur résidait dans sa haute moralité devant laquelle les juges et les avocats s′étaient unanimement inclinés et qui avait entraîné la condamnation de deux personnes. Aussi y eut-il un mouvement de curiosité et de déférence quand il entra. C′était Morel. J′étais peut-être seul à savoir qu′il avait été entretenu par M. de Charlus, puis par Saint-Loup et en même temps par un ami de Saint-Loup. Malgré ces souvenirs, il me dit bonjour avec plaisir quoique avec réserve. Il se rappelait le temps où nous nous étions vus à Balbec, et ces souvenirs avaient pour lui la poésie et la mélancolie de la jeunesse.
Amongst the present company, there was a man of considerable importance who in a recent notorious trial, had given evidence depending for its value on his high moral probity, in deference to which Judge and Counsel had unanimously bowed and the conviction of two people had been brought about. There was a general movement of interest and respect when he entered. It was Morel. I was perhaps the only one present who knew that he had first been kept by M. de Charlus, then by Saint-Loup and simultaneously by a friend of Saint-Loup. In spite of our common recollections, he wished me good day with cordiality though with a certain reserve. He recalled the time when we met at Balbec and those memories represented for him the beauty and melancholy of youth.
Mais il y avait aussi des personnes que je ne pouvais pas reconnaître pour la raison que je ne les avais pas connues, car, aussi bien que sur les êtres eux-mêmes, le temps avait aussi, dans ce salon, exercé sa chimie sur la société. Ce milieu, en la nature spécifique duquel, définie par certaines affinités qui lui attiraient tous les grands noms princiers de l′Europe et par la répulsion qui éloignait d′elle tout élément non aristocratique, j′avais trouvé un refuge matériel pour ce nom de Guermantes auquel il prêtait sa dernière réalité, ce milieu avait lui-même subi, dans sa constitution intime et que j′avais crue stable, une altération profonde. La présence de gens que j′avais vus dans de tout autres sociétés et qui me semblaient ne devoir jamais pénétrer dans celle-là m′étonna moins encore que l′intime familiarité avec laquelle ils y étaient reçus, appelés par leur prénom ; un certain ensemble de préjugés aristocratiques, de snobisme, qui jadis écartait automatiquement du nom de Guermantes tout ce qui ne s′harmonisait pas avec lui, avait cessé de fonctionner.
But there were people whom I failed to recognise because I had not known them, for time had exercised its chemistry on the composition of society as it had upon people themselves. The milieu, the specific nature of which was defined by affinities which attracted to it the great princely names of Europe and by the repulsion which separated from it any element which was not aristocratic, where I had found a material refuge for that name of Guermantes to which it lent its ultimate reality, had itself been subjected to a profound modification in the essential constitution which I had believed stable. The presence of people whom I had seen in quite other social groupings and who, it had seemed to me, could never penetrate into this one, astonished me less than the intimate familiarity with which they were received and called by their first names; a certain ensemble of aristocratic prejudices, of snobbery which until recently automatically protected the name of Guermantes from everything that did not harmonise with it, had ceased to function.
Certains étrangers qui, quand j′avais débuté dans le monde, donnaient de grands dîners où ils ne recevaient que la princesse de Guermantes, la duchesse de Guermantes, la princesse de Parme et étaient chez ces dames à la place d′honneur, passaient pour ce qu′il y a de mieux assis dans la société d′alors et l′étaient peut-être, avaient passé sans laisser aucune trace. Étaient-ce des étrangers en mission diplomatique repartis pour leur pays ? Peut-être un scandale, un suicide, un enlèvement les avait-il empêchés de reparaître dans le monde, ou bien étaient-ils allemands ? Mais leur nom ne devait son lustre qu′à leur situation d′alors et n′était plus porté par personne : on ne savait même pas qui je voulais dire ; si je parlais d′eux en essayant d′épeler le nom, on croyait à des rastaquouères.
Certain foreigners of distinction, who, when I made my début in society, gave grand dinner-parties to which they only invited the Princesse de Guermantes, the Duchesse de Guermantes and the Princesse de Parme, and when they went to those ladies′ houses were accorded the place of honour, passing for what was most illustrious in the society of the time, which perhaps they were, had disappeared without leaving a trace. Were they on a diplomatic mission or were they remaining at home? Perhaps a scandal, a suicide, a revolution had prevented their return to society or were they perhaps German? Anyhow, their name only derived its lustre from their former position and was no longer borne by anyone: people did not even know to whom I was alluding and if I tried to spell out their names believed they were “rastaquouères”.
Les personnes qui n′auraient pas dû, selon l′ancien code social, se trouver là avaient, à mon grand étonnement, pour meilleures amies, des personnes admirablement nées, lesquelles n′étaient venues s′embêter chez la princesse de Guermantes qu′à cause de leurs nouvelles amies. Car ce qui caractérisait le plus cette société, c′était sa prodigieuse aptitude au déclassement.
The best friends of those who, according to the old social code, ought not to have been there, were to my great astonishment, extremely well-born people who only bothered to come to the Princesse de Guermantes′ for their new acquaintances′ sake. What most characterised this new society was its prodigious aptitude for breaking up class distinctions.
Détendus ou brisés, les ressorts de la machine refoulante ne fonctionnaient plus, mille corps étrangers y pénétraient, lui ôtaient toute homogénéité, toute tenue, toute couleur. Le faubourg Saint-Germain, comme une douairière gâteuse, ne répondait que par des sourires timides à des domestiques insolents qui envahissaient ses salons, buvaient son orangeade et lui présentaient leurs maîtresses. Encore la sensation du temps écoulé et de l′anéantissement d′une partie de mon passé disparu m′était-elle donnée moins vivement encore par la destruction de cet ensemble cohérent (qu′avait été le salon Guermantes) d′éléments dont mille nuances, mille raisons expliquaient la présence, la fréquence, la coordination, qu′expliquée par l′anéantissement même de la connaissance des mille raisons, des mille nuances qui faisaient que tel qui s′y trouvait encore maintenant y était tout naturellement indiqué et à sa place, tandis que tel autre qui l′y coudoyait y présentait une nouveauté suspecte. Cette ignorance n′était pas que du monde, mais de la politique, de tout. Car la mémoire dure moins que la vie chez les individus, et, d′ailleurs, de très jeunes, qui n′avaient jamais eu les souvenirs abolis chez les autres, faisant maintenant partie du monde, et très légitimement, même au sens nobiliaire, les débuts étant oubliés ou ignorés, on prenait les gens — au point d′élévation ou de chute — où ils se trouvaient, croyant qu′il en avait toujours été ainsi, et que la princesse de Guermantes et Bloch avaient toujours eu la plus grande situation, que Clemenceau et Viviani avaient toujours été conservateurs. Et comme certains faits ont plus de durée, le souvenir exécré de l′Affaire Dreyfus persistant vaguement chez eux, grâce à ce que leur avaient dit leurs pères, si on leur disait que Clemenceau avait été dreyfusard, ils disaient : «Â Pas possible, vous confondez, il est juste de l′autre côté. » Des ministres tarés et d′anciennes filles publiques étaient tenus pour des parangons de vertu. Quelqu′un ayant demandé à un jeune homme de la plus grande famille s′il n′y avait pas eu quelque chose à dire sur la mère de Gilberte, le jeune seigneur répondit qu′en effet, dans la première partie de son existence, elle avait épousé un aventurier du nom de Swann, mais qu′ensuite elle avait épousé un des hommes les plus en vue de la société, le comte de Forcheville. Sans doute quelques personnes encore dans ce salon, la duchesse de Guermantes par exemple, eussent souri de cette assertion (qui, niant l′élégance de Swann, me paraissait monstrueuse, alors que moi-même jadis, à Combray, j′avais cru avec ma grand′tante que Swann ne pouvait connaître des «Â princesses » ) et aussi des femmes qui eussent pu se trouver là mais qui ne sortaient plus guère, les duchesses de Montmorency, de Mouchy, de Sagan, qui avaient été les amies intimes de Swann et n′avaient jamais aperçu ce Forcheville, non reçu dans le monde au temps où elles y allaient encore. Mais précisément c′est que la société d′alors, de même que les visages aujourd′hui modifiés et les cheveux blonds remplacés par des cheveux blancs, n′existait plus que dans la mémoire d′êtres dont le nombre diminuait tous les jours. Bloch, pendant la guerre, avait cessé de «Â sortir », de fréquenter ses anciens milieux d′autrefois où il faisait piètre figure. En revanche, il n′avait cessé de publier de ces ouvrages dont je m′efforçais aujourd′hui, pour ne pas être entravé par elle, de détruire l′absurde sophistique, ouvrages sans originalité, mais qui donnaient aux jeunes gens et à beaucoup de femmes du monde l′impression d′une hauteur intellectuelle peu commune, d′une sorte de génie. Ce fut donc après une scission complète entre son ancienne mondanité et la nouvelle que, dans une société reconstituée, il avait fait, pour une phase nouvelle de sa vie, honorée, glorieuse, une apparition de grand homme. Les jeunes gens ignoraient naturellement qu′il fît à cet âge-là des débuts dans la société, d′autant que le peu de noms qu′il avait retenus dans la fréquentation de Saint-Loup lui permettaient de donner à son prestige actuel une sorte de recul indéfini. En tout cas il paraissait un de ces hommes de talent qui à toute époque ont fleuri dans le grand monde et on ne pensait pas qu′il eût jamais vécu ailleurs.
The springs of a machine which had been strained were bent or broken and no longer worked, a thousand strange bodies penetrated it, deprived it of its homogeneity, its distinction, its colour. The faubourg Saint-Germain, like a senile duchesse, responded with timid smiles to the insolent servants who invaded its drawing-rooms, drank its orangeade and introduced their mistresses to it. Again I had that sense of time having drained away, of the annihilation of part of my vanished past presented to me less vitally by the destruction of this coherent unity (which the Guermantes′ salon had been) of elements whose presence, recurrence and co-ordination were explained by a thousand shades of meaning, by a thousand reasons, than by the fact that the consciousness of those shades and meanings which caused one who was present to be there because he belonged there, because he was there by right while another who elbowed him was a suspicious newcomer, had been itself destroyed. That ignorance was not ‘. only social but political and of every kind. For the memory of individuals is not coincident with their lives and the younger ones who had never experienced what their elders remembered, now being members of society, very legitimately in the nobiliary sense, the beginnings of certain people being unknown or forgotten, took them where they found them, at the point of their elevation or fall, believing it had always been so, that the Princesse de Guermantes and Bloch had always occupied the highest position and that Clemenceau and Viviani had always been Conservatives. And, as certain facts have greater historic duration than others, the execrated memory of the Dreyfus Affair lingered vaguely in their minds owing to what their fathers had told them and if they were informed that Clemenceau had been a Dreyfusard they replied: “It′s not possible; you′re making a mistake, he was on the other side.” Ministers with a shady past and former prostitutes were held to be paragons of virtue. Someone having asked a young man of good family if there had not been something equivocal in the past of Gilberte′s mother, the young aristocrat answered that, as a matter of fact, she had, early in life, married an adventurer called Swann, but afterwards she had married one of the most prominent men in society, the Comte de Forcheville. Doubtless some people in that drawing-room, the Duchesse de Guermantes for instance, would have smiled at this statement (the denial of social qualifications to Swann seeming preposterous to me although formerly at Combray I had believed in common with my great-aunt, that Swann could not possibly know princesses) and so would other women who might have been there, but who now hardly ever went into society, the Duchesses de Montmorency, de Mouchy, de Sagan, who had been Swann′s intimate friends, though they had never caught sight of Forcheville who was unknown in society when they frequented it. But society as it was only existed like faces which have changed and blonde hair now white, in the memory of people whose numbers diminished every day. During the war Bloch gave up going about and frequenting his former haunts where he cut a poor figure. On the other hand, he kept on publishing works, the sophistry of which I made a point of repudiating, so as not to be beguiled by it, but which, nevertheless, gave young men and ladies in society the impression of uncommon intellectual depth, even of a sort of genius. It was only after making a complete break between his earlier and his present worldliness that he had entered on a new phase of his life and presented the appearance of a famous and distinguished man in a reconstructed society. Young men were, of course, unaware of his early beginnings in society and the few names he recalled were those of former friends of Saint-Loup which gave a sort of retrospective and undefined elasticity to his present prestige. In any case, he seemed to them one of those men of talent who at all periods have flourished in good society and no one thought he had ever been otherwise.
Dès que j′eus fini de parler au prince de Guermantes, Bloch se saisit de moi et me présenta à une jeune femme qui avait beaucoup entendu parler de moi par la duchesse de Guermantes. Si les gens des nouvelles générations tenaient la duchesse de Guermantes pour peu de chose parce qu′elle connaissait des actrices, etc., les dames — aujourd′hui vieilles — de la famille la considéraient toujours comme un personnage extraordinaire, d′une part parce qu′elles savaient exactement sa naissance, sa primauté héraldique, ses intimités avec ce que Mme de Forcheville eût appelé des «Â royalties », mais encore parce qu′elle dédaignait de venir dans la famille, s′y ennuyait et qu′on savait qu′on n′y pouvait jamais compter sur elle. Ses relations théâtrales et politiques, d′ailleurs mal sues, ne faisaient qu′augmenter sa rareté, donc son prestige. De sorte que, tandis que dans le monde politique et artistique on la tenait pour une créature mal définie, une sorte de défroquée du faubourg Saint-Germain qui fréquente les sous-secrétaires d′État et les étoiles, dans ce même faubourg Saint-Germain, si on donnait une belle soirée, on disait : «Â Est-ce même la peine d′inviter Marie Sosthènes ? elle ne viendra pas. Enfin pour la forme, mais il ne faut pas se faire d′illusions. » Et si, vers 10 h. ½, dans une toilette éclatante, paraissant, de ses yeux durs pour elles, mépriser toutes ses cousines, entrait Marie Sosthènes qui s′arrêtait sur le seuil avec une sorte de majestueux dédain, et si elle restait une heure, c′était une plus grande fête pour la vieille grande dame qui donnait la soirée qu′autrefois pour un directeur de théâtre que Sarah Bernhardt, qui avait vaguement promis un concours sur lequel on ne comptait pas, fût venue et eût, avec une complaisance et une simplicité infinies, récité, au lieu du morceau promis, vingt autres. La présence de Marie Sosthènes, à laquelle les chefs de cabinet parlaient de haut en bas et qui n′en continuait pas moins (l′esprit mène ainsi le monde) à chercher à en connaître de plus en plus, venait de classer la soirée de la douairière, où il n′y avait pourtant que des femmes excessivement chic, en dehors et au-dessus de toutes les autres soirées de douairières de la même «Â season » (comme aurait encore dit Mme de Forcheville), mais pour lesquelles soirées ne s′était pas dérangée Marie Sosthènes qui était une des femmes les plus élégantes du jour. Le nom de la jeune femme à laquelle Bloch m′avait présenté m′était entièrement inconnu, et celui des différents Guermantes ne devait pas lui être très familier, car elle demanda à une Américaine à quel titre Mme de Saint-Loup avait l′air si intime avec toute la plus brillante société qui se trouvait là. Or, cette Américaine était mariée au comte de Furcy, parent obscur des Forcheville et pour lequel ils représentaient ce qu′il y a de plus brillant au monde. Aussi répondit-elle tout naturellement : «Â Quand ce ne serait que parce qu′elle est née Forcheville. C′est ce qu′il y a de plus grand. » Encore Mme de Furcy, tout en croyant naîµ¥ment le nom de Forcheville supérieur à celui de Saint-Loup, savait-elle du moins ce qu′était ce dernier. Mais la charmante amie de Bloch et de la duchesse de Guermantes l′ignorait absolument et, étant assez étourdie, répondit de bonne foi à une jeune fille qui lui demandait comment Mme de Saint-Loup était parente du maître de la maison, le prince de Guermantes : «Â Par les Forcheville », renseignement que la jeune fille communiqua, comme si elle l′avait possédé de tout temps, à une de ses amies, laquelle, ayant mauvais caractère et étant nerveuse, devint rouge comme un coq la première fois qu′un monsieur lui dit que ce n′était pas par les Forcheville que Gilberte tenait aux Guermantes, de sorte que le monsieur crut qu′il s′était trompé, adopta l′erreur et ne tarda pas à la propager. Les dîners, les fêtes mondaines, étaient pour l′Américaine une sorte d′École Berlitz. Elle entendait les noms et les répétait sans avoir connu préalablement leur valeur, leur portée exacte. On expliqua à quelqu′un qui demandait si Tansonville venait à Gilberte de son père M. de Forcheville, que cela ne venait pas du tout par là, que c′était une terre de la famille de son mari, que Tansonville était voisin de Guermantes, appartenait à Mme de Marsantes, mais étant très hypothéqué, avait été racheté, en dot, par Gilberte. Enfin un vieux de la vieille, ayant évoqué Swann ami des Sagan et des Mouchy, et l′Américaine amie de Bloch ayant demandé comment je l′avais connu, déclara que je l′avais connu chez Mme de Guermantes, ne se doutant pas du voisin de campagne, jeune ami de mon grand-père, qu′il représentait pour moi. Des méprises de ce genre ont été commises par les hommes les plus fameux et passent pour particulièrement graves dans toute société conservatrice. Saint-Simon, voulant montrer que Louis XIV était d′une ignorance qui «Â le fit tomber quelquefois, en public, dans les absurdités les plus grossières », ne donne de cette ignorance que deux exemples, à savoir que le Roi, ne sachant pas que Rénel était de la famille de Clermont-Gallerande ni Saint-Hérem de celle de Montmorin, les traita en hommes de peu. Du moins, en ce qui concerne Saint-Hérem, avons-nous la consolation de savoir que le Roi ne mourut pas dans l′erreur, car il fut détrompé «Â fort tard » par M. de la Rochefoucauld. «Â Encore, ajoute Saint-Simon avec un peu de pitié, lui fallut-il expliquer quelles étaient ces maisons que leur nom ne lui apprenait pas. » Cet oubli si vivace qui recouvre si rapidement le passé le plus récent, cette ignorance si envahissante, créent par contre-coup une valeur d′érudition à un petit savoir d′autant plus précieux qu′il est peu répandu, s′appliquant à la généalogie des gens, à leurs vraies situations, à la raison d′amour, d′argent ou autre pour quoi ils se sont alliés à telle famille, ou mésalliés, savoir prisé dans toutes les sociétés où règne un esprit conservateur, savoir que mon grand-père possédait au plus haut degré, concernant la bourgeoisie de Combray et de Paris, savoir que Saint-Simon prisait tant que, au moment où il célèbre la merveilleuse intelligence du prince de Conti, avant même de parler des sciences, ou plutôt comme si c′était la première des sciences, il le loue d′avoir été «Â un très bel esprit, lumineux, juste, exact, étendu, d′une lecture infinie, qui n′oubliait rien, qui connaissait les généalogies, leurs chimères et leurs réalités, d′une politesse distinguée selon le rang, le mérite, rendant tout ce que les princes du sang doivent et qu′ils ne rendent plus. Il s′en expliquait même et, sur leurs usurpations, l′histoire des livres et des conversations lui fournissait de quoi placer ce qu′il trouvait de plus obligeant sur la naissance, les emplois, etc. » Moins brillant, pour tout ce qui avait trait à la bourgeoisie de Combray et de Paris, mon grand-père ne le savait pas avec moins d′exactitude et ne le savourait pas avec moins de gourmandise. Ces gourmets-là, ces amateurs-là étaient déjà devenus peu nombreux qui savaient que Gilberte n′était pas Forcheville, ni Mme de Cambremer Méséglise, ni la plus jeune une Valintonais. Peu nombreux, peut-être même pas recrutés dans la plus haute aristocratie (ce ne sont pas forcément les dévots, ni même les catholiques, qui sont le plus savants concernant la Légende Dorée ou les vitraux du XIIIe siècle), mais souvent dans une aristocratie secondaire, plus friande de ce qu′elle n′approche guère et qu′elle a d′autant plus le loisir d′étudier qu′elle le fréquente moins, se retrouvant avec plaisir, faisant la connaissance les uns des autres, donnant de succulents dîners de corps, comme la société des bibliophiles ou des amis de Reims, dîners où on déguste des généalogies. Les femmes n′y sont pas admises, mais les maris rentrent en disant à la leur : «Â J′ai fait un dîner intéressant. Il y avait un M. de la Raspelière qui nous a tenus sous le charme en nous expliquant que cette Mme de Saint-Loup qui a cette jolie fille n′est pas du tout née Forcheville. C′est tout un roman. »
After I had finished talking to the Prince de Guermantes, Bloch took possession of me and introduced me to a young woman who had often heard the Duchesse de Guermantes speak of me. If those of the new generation considered the Duchesse de Guermantes nothing particular because she knew actresses and others, the ladies of her family, now old, always regarded her as exceptional, partly because they were familiar with her high birth and heraldic distinction and her intimacies with what Mme de Forcheville would have called in her pseudo-English, “royalties”, but also because she disdained going to family parties, was terribly bored by them and they knew they could never count on her. Her theatrical and political associations, which were completely misunderstood, only increased her preciousness in their eyes and, therefore, her prestige. So that whereas in the political and artistic spheres she was a somewhat indefinable being, a sort of défroquée of the faubourg Saint-Germain who goes about with under-secretaries of State and theatrical stars, if anyone in the faubourg Saint-Germain gave a grand party, they said: “Is it any use inviting Marie Sosthènes? She won′t come. Still, for the sake of appearances — but she won′t turn up.” And if, late in the evening, Marie Sosthènes appeared in a brilliant dress and stood in the doorway with a look of hard contempt for all her relations, if, maybe, she remained an hour, it was a most important party for the dowager who was giving it, in the same way as in early days, when Sarah Bernhardt promised a theatrical manager her assistance upon which he did not count, and not only came but with infinite compliance and simplicity recited twenty pieces instead of one. The presence of Marie Sosthènes, to whom Ministers spoke condescendingly though she, nevertheless, continued to cultivate more and more of them (that being the way of the world) classified the dowager duchess′s evening party attended by only the most exclusive ladies above all the other parties given by all the other dowager duchesses that “season” (as again Mme de Forcheville would have said) at which Marie Sosthènes, one of the most fashionable women of the day, had not taken the trouble to put in an appearance. The name of the young woman to whom Bloch had introduced me was entirely unknown to me and those of the different Guermantes could not be very familiar to her, for she asked an American woman how Mme de Saint-Loup came to be so intimate with the most distinguished people at the reception. This American was married to the Comte de Furcy, an obscure relative of the Forchevilles who to her represented everything that was most brilliant in society. So she answered in a matter-of-course way: “It′s only because she was born a Forcheville, nothing is better than that.” Although Mme de Furcy naîµ¥ly believed the name of Forcheville to be superior to that of Saint-Loup, at least she knew who the latter was. But of this, the charming friend of Bloch and of the Duchesse de Guermantes was absolutely ignorant and being somewhat bewildered, when a young girl presently asked her how Mme de Saint-Loup was related to their host, the Prince de Guermantes, she replied in good faith: “Through the Forchevilles”, a piece of information which that young woman passed on, as though she knew all about it, to one of her friends who, having a bad temper and an excitable disposition, got as red as a turkey-cock when a gentleman told her it was not through the Forchevilles that Gilberte belonged to the Guermantes, while he, thinking he had made a mistake, adopted her version and did not hesitate to propagate it. For this American woman, dinner-parties and social functions were a sort of Berlitz school. She repeated names she heard without any knowledge of their significance. Someone was explaining to someone else that Gilberte had not inherited Tansonville from her father, M. de Forcheville, that it was a family property of her husband′s, being close to the Guermantes′ estate and originally in the possession of Mme de Marsantes, but owing to its being heavily mortgaged, had been bought back by Gilberte as a marriage dowry. Finally, a gentleman of the old school reminiscing about Swann being a friend of the Sagans and the Mouchys and Bloch′s American friend asking him how I came to know Swann, Bloch informed her that I had met him at Mme de Guermantes′, not being aware that I had known him through his being our neighbour in the country and through his being known to my grandfather as a boy. Such mistakes, which are considered serious in all conservative societies, have been made by the most famous men. St.-Simon, to prove that Louis XIV′s ignorance was so great that “it caused him sometimes to commit himself in public to the grossest absurdities” only gives two examples of it; the first was that the King being unaware that Rénel belonged to the family of Clermont-Gallerande and that St.-Hérem belonged to that of Montmorin, treated them as men of no standing. So far as St.-Hérem was concerned we are consoled by knowing that the King did not die in error, for he was put right “very late” by M. de la Rochefoucauld. “Moreover,” adds St.-Simon with some pity, “he had to explain (to the King) what these families were whose name conveyed nothing to him.” The oblivion which so quickly buries the recent past combined with general ignorance, result reactively in erudition being attributed to some little knowledge, the more precious for its rarity, concerning people′s genealogies, their real social position, whether such and such a marriage was for love, for money or otherwise; this knowledge is much esteemed in societies where a conservative spirit prevails and my grandfather possessed it to a high degree regarding the bourgeoisdom of Combray and of Paris. St.-Simon esteemed this knowledge so much that, in holding up the Prince de Conti′s remarkable intelligence to admiration, before even mentioning the sciences, or rather as as though it were the most important one, he eulogised him for possessing “a very beautiful mind, luminous, just, exact, comprehensive, infinitely well-stored, which forgot nothing, which was acquainted with genealogy, its chimeras and realities, of distinguished politeness, respecting rank and merit, showing in every way what princes of the blood ought to be and what they no longer are. He even went into details regarding their usurpations and through historical literature and conversations, derived the means of judging what was commendable in their birth and occupation.” In less brilliant fashion but with equal accuracy, my grandfather was familiar with everything concerning the bourgeoisie of Combray and of Paris and savoured it with no less appreciation. Epicures of that kind who knew that Gilberte was not Forcheville nor Mme de Cambremer Méséglise nor the youngest a Valintonais were few in number. Few, and perhaps not even recruited from the highest aristocracy (it is not necessarily the devout or even Catholics who are most learned in the Golden Legend or the stained windows of the thirteenth century) but often forming a secondary aristocracy, keener about that with which it hardly has any contact and which on that account it has the more leisure for studying, its members meeting and making each other′s acquaintance with satisfaction, enjoying succulent repasts at which genealogies are discussed like the Society of Bibliophiles or the Friends of Rheims. Ladies are not asked to such gatherings, but when the husbands go home, they say to their wives: “I have been to a most interesting dinner; M. de la Raspelière was there and charmed us by explaining that that Mme de Saint-Loup with the pretty daughter was not born Forcheville at all. It′s a regular romance.”
L′amie de Bloch et de la duchesse de Guermantes n′était pas seulement élégante et charmante, elle était intelligente aussi, et la conversation avec elle était agréable, mais m′était rendue difficile parce que ce n′était pas seulement le nom de mon interlocutrice qui était nouveau pour moi, mais celui d′un grand nombre de personnes dont elle me parla et qui formaient actuellement le fond de la société. Il est vrai que, d′autre part, comme elle voulait m′entendre raconter des histoires, beaucoup de ceux que je lui citai ne lui dirent absolument rien, ils étaient tous tombés dans l′oubli, du moins ceux qui n′avaient brillé que de l′éclat individuel d′une personne et n′étaient pas le nom générique et permanent de quelque célèbre famille aristocratique (dont la jeune femme savait rarement le titre exact, supposant des naissances inexactes sur un nom qu′elle avait entendu de travers la veille dans un dîner), et elle ne les avait pour la plupart jamais entendu prononcer, n′ayant commencé à aller dans le monde (non seulement parce qu′elle était encore jeune, mais parce qu′elle habitait depuis peu la France et n′avait pas été reçue tout de suite) que quelques années après que je m′en étais moi-même retiré. De sorte que, si nous avions en commun un même vocabulaire de mots, pour les noms, celui de chacun de nous était différent. Je ne sais comment le nom de Mme Leroi tomba de mes lèvres et, par hasard, mon interlocutrice, grâce à quelque vieil ami, galant auprès d′elle, de Mme de Guermantes, en avait entendu parler. Mais inexactement comme je le vis au ton dédaigneux dont cette jeune femme snob me répondit : «Â Si, je sais qui est Mme Leroi, une vieille amie de Bergotte » d′un ton qui voulait dire «Â une personne que je n′aurais jamais voulu faire venir chez moi ». Je compris très bien que le vieil ami de Mme de Guermantes, en parfait homme du monde imbu de l′esprit des Guermantes, dont un des traits était de ne pas avoir l′air d′attacher d′importance aux fréquentations aristocratiques, avait trouvé trop bête et trop anti-Guermantes de dire : «Â Mme Leroi, qui fréquentait toutes les altesses, toutes les duchesses » et il avait préféré dire : «Â Elle était assez drôle. Elle a répondu un jour à Bergotte ceci. » Seulement, pour les gens qui ne savent pas, ces renseignements par la conversation équivalent à ceux que donne la Presse aux gens du peuple et qui croient alternativement, selon leur journal, que M. Loubet et M. Reinach sont des voleurs ou de grands citoyens. Pour mon interlocutrice, Mme Leroi avait été une espèce de Mme Verdurin première manière, avec moins d′éclat et dont le petit clan eût été limité au seul BergotteÂ… Cette jeune femme est, d′ailleurs, une des dernières qui, par un pur hasard, ait entendu le nom de Mme Leroi. Aujourd′hui personne ne sait plus qui c′est, ce qui est, du reste, parfaitement juste. Son nom ne figure même pas dans l′index des mémoires posthumes de Mme de Villeparisis, de laquelle Mme Leroi occupa tant l′esprit. La marquise n′a, d′ailleurs, pas parlé de Mme Leroi, moins parce que celle-ci, de son vivant, avait été peu aimable pour elle, que parce que personne ne pouvait s′intéresser à elle après sa mort, et ce silence est dicté moins par la rancune mondaine de la femme que par le tact littéraire de l′écrivain. Ma conversation avec l′élégante amie de Bloch fut charmante, car cette jeune femme était intelligente, mais cette différence entre nos deux vocabulaires la rendait malaisée et en même temps instructive. Nous avons beau savoir que les années passent, que la jeunesse fait place à la vieillesse, que les fortunes et les trônes les plus solides s′écroulent, que la célébrité est passagère, notre manière de prendre connaissance et, pour ainsi dire, de prendre le cliché de cet univers mouvant, entraîné par le Temps, l′immobilise au contraire. De sorte que nous voyons toujours jeunes les gens que nous avons connus jeunes, que ceux que nous avons connus vieux nous les parons rétrospectivement dans le passé des vertus de la vieillesse, que nous nous fions sans réserve au crédit d′un milliardaire et à l′appui d′un souverain, sachant par le raisonnement, mais ne croyant pas effectivement, qu′ils pourront être demain des fugitifs dénués de pouvoir. Dans un champ plus restreint et de mondanité pure, comme dans un problème plus simple qui initie à des difficultés plus complexes mais de même ordre, l′inintelligibilité qui résultait, dans notre conversation avec la jeune femme, du fait que nous avions vécu dans un certain monde à vingt-cinq ans de distance, me donnait l′impression et aurait pu fortifier chez moi le sens de l′histoire. Du reste, il faut bien dire que cette ignorance des situations réelles, qui tous les dix ans fait surgir les élus dans leur apparence actuelle et comme si le passé n′existait pas, qui empêche, pour une Américaine fraîchement débarquée, de voir que M. de Charlus avait eu la plus grande situation de Paris à une époque où Bloch n′en avait aucune, et que Swann qui faisait tant de frais pour M. Bontemps avait été traité avec la plus grande amitié par le prince de Galles, cette ignorance n′existe pas seulement chez les nouveaux venus, mais chez ceux qui ont fréquenté toujours des sociétés voisines, et cette ignorance, chez ces derniers comme chez les autres, est aussi un effet (mais cette fois s′exerçant sur l′individu et non sur la courbe sociale) du Temps. Sans doute, nous avons beau changer de milieu, de genre de vie, notre mémoire, en retenant le fil de notre personnalité identique, attache à elle, aux époques successives, le souvenir des sociétés où nous avons vécu, fût-ce quarante ans plus tôt. Bloch, chez le prince de Guermantes, savait parfaitement l′humble milieu juif où il avait vécu à dix-huit ans, et Swann, quand il n′aima plus Mme Swann mais une femme qui servait le thé chez ce même Colombin où Mme Swann avait cru quelque temps qu′il était chic d′aller, comme au thé de la rue Royale, Swann savait très bien sa valeur mondaine, se rappelant Twickenham, n′avait aucun doute sur les raisons pour lesquelles il allait plutôt chez Colombin que chez la duchesse de Broglie, et savait parfaitement qu′eût-il été lui-même mille fois moins «Â chic », cela ne l′eût pas empêché davantage d′aller chez Colombin ou à l′hôtel Ritz, puisque tout le monde peut y aller en payant. Sans doute les amis de Bloch ou de Swann se rappelaient eux aussi la petite société juive ou les invitations à Twickenham, et ainsi les amis, comme des «Â moi » un peu moins distincts de Swann et de Bloch, ne séparaient pas, dans leur mémoire, du Bloch élégant d′aujourd′hui le Bloch sordide d′autrefois, du Swann de chez Colombin des derniers jours le Swann de Buckingham Palace. Mais ces amis étaient, en quelque sorte, dans la vie, les voisins de Swann ; la leur s′était développée sur une ligne assez voisine pour que leur mémoire pût être assez pleine de lui ; mais chez d′autres plus éloignés de Swann, à une distance plus grande de lui, non pas précisément socialement, mais d′intimité, qui avait fait la connaissance plus vague et les rencontres très rares, les souvenirs moins nombreux avaient rendu les notions plus flottantes. Or, chez des étrangers de ce genre, au bout de trente ans on ne se rappelle plus rien de précis qui puisse prolonger dans le passé et changer de valeur l′être qu′on a sous les yeux. J′avais entendu, dans les dernières années de la vie de Swann, des gens du monde pourtant, à qui on parlait de lui, dire et comme si ç′avait été son titre de notoriété : «Â Vous parlez du Swann de chez Colombin ? » J′entendais maintenant des gens qui auraient pourtant dû savoir, dire en parlant de Bloch : «Â Le Bloch-Guermantes ? Le familier des Guermantes ? » Ces erreurs qui scindent une vie et en isolant le présent font de l′homme dont on parle un autre homme, un homme différent, une création de la veille, un homme qui n′est que la condensation de ses habitudes actuelles (alors que lui porte en lui-même la continuité de sa vie qui le relie au passé), ces erreurs dépendent bien aussi du Temps, mais elles sont non un phénomène social, mais un phénomène de mémoire. J′eus dans l′instant même un exemple, d′une variété assez différente, il est vrai, mais d′autant plus frappante, de ces oublis qui modifient pour nous l′aspect des êtres. Un jeune neveu de Mme de Guermantes, le marquis de Villemandois, avait été jadis pour moi d′une insolence obstinée qui m′avait conduit par représailles à adopter à son égard une attitude si insultante que nous étions devenus tacitement comme deux ennemis. Pendant que j′étais en train de réfléchir sur le temps, à cette matinée chez la princesse de Guermantes, il se fit présenter à moi en disant qu′il croyait que j′avais connu de ses parents, qu′il avait lu des articles de moi et désirait faire ou refaire ma connaissance. Il est vrai de dire qu′avec l′âge il était devenu, comme beaucoup, d′impertinent sérieux, qu′il n′avait plus la même arrogance et que, d′autre part, on parlait de moi, pour de bien minces articles cependant, dans le milieu qu′il fréquentait. Mais ces raisons de sa cordialité et de ses avances ne furent qu′accessoires. La principale, ou du moins celle qui permit aux autres d′entrer en jeu, c′est que, ou ayant une plus mauvaise mémoire que moi, ou ayant attaché une attention moins soutenue à mes ripostes que je n′avais fait autrefois à ses attaques, parce que j′étais alors pour lui un bien plus petit personnage qu′il n′était pour moi, il avait entièrement oublié notre inimitié. Mon nom lui rappelait tout au plus qu′il avait dû me voir, ou quelqu′un des miens, chez une de ses tantesÂ… Et ne sachant pas au juste s′il se faisait présenter ou représenter, il se hâta de me parler de sa tante, chez qui il ne doutait pas qu′il avait dû me rencontrer, se rappelant qu′on y parlait souvent de moi, mais non de nos querelles. Un nom, c′est tout ce qui reste bien souvent pour nous d′un être, non pas même quand il est mort, mais de son vivant. Et nos notions actuelles sur lui sont si vagues ou si bizarres, et correspondent si peu à celles que nous avons eues de lui, que nous avons entièrement oublié que nous avons failli nous battre en duel avec lui, mais que nous nous rappelons qu′il portait, enfant, d′étranges guêtres jaunes aux Champs-Élysées, dans lesquels par contre, malgré que nous le lui assurions, il n′a aucun souvenir d′avoir joué avec nous. Bloch était entré en sautant comme une hyène. Je pensais : «Â Il vient dans des salons où il n′eût pas pénétré il y a vingt ans. » Mais il avait aussi vingt ans de plus. Il était plus près de la mort. À quoi cela l′avançait-il ? De près, dans la translucidité d′un visage où, de plus loin et mal éclairé, je ne voyais que la jeunesse gaie (soit qu′elle y survécût, soit que je l′y évoquasse), se tenait le visage presque effrayant, tout anxieux, d′un vieux Shylock attendant, tout grimé dans la coulisse, le moment d′entrer en scène, récitant déjà les premiers vers à mi-voix. Dans dix ans, dans ces salons où leur veulerie l′aurait imposé, il entrerait en béquillant, devenu maître, trouvant une corvée d′être obligé d′aller chez les La Trémoe. À quoi cela l′avançait-il ?
The young woman who was a friend of Bloch and of the Duchesse de Guermantes was not only elegant and charming, she was also intelligent and conversation with her was agreeable but was a matter of difficulty to me because not only was the name of my questioner new to me but also those of many to whom she referred and who now apparently formed the basis of society. On the other hand, it was a fact that, in compliance with her wish that I should tell her things, I referred to many who meant nothing to her; they had fallen into oblivion, at all events, those who had shone only with the lustre of their personality and had not the generic permanence of some celebrated aristocratic family the exact title of which the young woman rarely knew, making inaccurate assumptions as to the birth of those whose names she had heard the previous evening at a dinner-party and which, in most cases, she had never heard before, as she only began to go into society some years after I had left it, (partly because she was still young, but also because she had only been living in France a short time and had not got to know people immediately). So, if we had a vocabulary of names in common, the individuals we fitted to them were different. I do not know how the name of Mme Leroi fell from my lips, but by chance, my questioner had heard it mentioned by some old friend of Mme de Guermantes who was making up to her. Not as it should have been, however, as was clear from the disdainful answer of the snobbish young woman: “Oh! I know who Mme Leroi is! She was an old friend of Bergotte′s,” in a tone which implied “A person I should not want at my house.” I knew that Mme de Guermantes′ old friend, as a thorough society man imbued with the Guermantes′ spirit, of which one characteristic was not to seem to attach importance to aristocratic intercourse, had not been so ill-bred and anti-Guermantes as to say: “Mme Leroi who knew all the Highnesses and Duchesses” but had referred to her as “rather an amusing woman. One day she said so and so to Bergotte.” But for people who know nothing about these matters, such conversational information is equivalent to what the press gives to the public which believes, according to its paper, alternatively that M. Loubet or M. Reinach are robbers or honourable citizens. In the eyes of my young questioner Mme Leroi had been a sort of Mme Verdurin during her first period but with less prestige and the little clan limited to Bergotte. By pure chance, this young woman happened to be amongst the last who were likely to hear the name of Mme Leroi. Today nobody knows anything about her which actually is quite as it should be. Her name does not even figure in the index of Mme de Villeparisis′ posthumous memoirs although Mme Leroi had been much in her mind. The Marquise did not omit mentioning Mme Leroi because the latter had not been particularly amiable to her during her life-time but because neither Mme Leroi′s life nor her death were of interest so that the Marquise′s silence was dictated less by social umbrage than by literary tact. My conversation with Bloch′s smart young friend was agreeable but the difference between our two vocabularies made her uneasy though it was instructive to me. In spite of our knowing that the years go by, that old age gives place to youth, that the most solid fortunes and thrones vanish, that celebrity is a passing thing, our way of rendering this knowledge conscious to ourselves and, so to speak, of accepting the impress of this universe whirled along by time upon our mental retina, is static. So that we always see as young those we knew young and those whom we knew as old people we embellish retrospectively with the virtues of old age, so that we unreservedly pin our faith to the credit of a millionaire and to the protection of a king though our reason tells us that both may be powerless fugitives tomorrow. In the more restricted field of society as in a simple problem which leads up to a more complex one of the same order, the unintelligibleness resulting from my conversation with this young woman owing to our having lived in a particular society at an interval of twenty-five years, impressed me with the importance of history and may have strengthened my own sense of it. The truth is that this ignorance of the real situation which every ten years causes the newly-elected to rise and seem as though the past had never existed, which prevents an American who has just landed knowing that M. de Charlus occupied the highest social position in Paris at a period when Bloch had none whatever, and that Swann who put himself about for M. Bontemps had been the Prince of Wales′s familiar friend, that ignorance exists not only among new-comers but also amongst contiguous societies, and, in the case of the last named as in the case of the others is also an effect (now exercised upon the individual instead of on the social curve) of Time. Doubtless we may change our milieu and our manner of life, but our memory retaining the thread of our identical personality attaches to itself, at successive periods, the memory of societies in which we lived, were it forty years earlier. Bloch at the Prince de Guermantes′ perfectly remembered the humble Jewish environment in which he had lived when he was eighteen, and Swann, when he no longer loved Mme Swann but a woman who served tea at Colombin′s which, for a time Mme Swann considered fashionable as she had the Thé de la Rue Royale, perfectly well knew his own social value for he remembered Twickenham and knew why he preferred going to Colombin′s rather than to the Duchesse de Broglie′s and knew equally well, had he been a thousand times less “chic“, that would not have prevented him going to Colombin′s or to the Hotel Ritz since anyone can go there who pays. Doubtless too Bloch′s or Swann′s friends remembered the obscure Jewish society and the invitations to Twickenham and thus friends, like more shadowy selves, of Swann and Bloch did not in their memory separate the elegant Bloch of to-day from the sordid Bloch of formerly or the Swann who went to Colombin′s in his old age from the Swann of Buckingham Palace. But, in life, those friends were, in some measure, Swann′s neighbours, their lives had developed sufficiently near his for their memory to contain him; whereas in the case of others further away from Swann, not exactly socially but in intimacy, who had known him more vaguely and whose meetings with him had been rarer, memories as numerous had given rise to more superficial views of his personality. And, such strangers, after thirty years, remember nothing accurately enough about a particular individual′s past to modify what he represents to their view in the present. I had heard people in society say of Swann in his last years, as though it were his title to celebrity: “Are you talking about the Swann who goes to Colombin′s?” Now, I heard people who ought to have known better, remark in alluding to Bloch, “Do you mean the Guermantes Bloch, the intimate friend of the Guermantes?” These mistakes, which cut a life in two and, isolating him in the present, construct another man, a creation of yesterday, a man who is the mere compendium of his present-day habits (whereas he bears within himself the continuity which links him to his past) these mistakes are also the effect of time, but they are not a social phenomenon, they are a phenomenon of memory. At that instant an example presented itself of a quite different kind, it is true, but on that account the more striking, of those oblivions which modify our conception of people. Mme de Guermantes′ young nephew, the Marquis de Villemandois, had formerly displayed a persistent insolence towards me which had induced me, in a spirit of reprisal, to adopt so offensive an attitude towards him that we had tacitly become enemies. Whilst I was reflecting about time at this afternoon party at the Princesse de Guermantes′ he asked to be introduced to me and then told me he was under the impression that I had been acquainted with his parents, that he had read some of my articles and wanted to make or remake my acquaintance. It is true that with increasing age he, like many overbearing people of a weightier sort, had become less supercilious and, moreover, I was being talked about in his set because of articles (of small importance for that matter) I had been writing. But these grounds for his cordiality and advances were only accessory. The chief one, or at least the one which brought others into play, was that, either because he had a worse memory than I or attached less significance to my reprisals than I to his attacks, owing to my being less important in his eyes than he in mine, he had entirely forgotten our hostility. At most, my name recalled to his mind that he had seen me or somebody belonging to me at one of his aunt′s houses and not being quite certain whether he had met me before or not, he at once started talking about his aunt at whose house he thought he might have met me, remembering he had often heard me spoken of there but not remembering our quarrel. Often a name is all that remains to us of a being, not only when he is dead but even while he is alive. And our memories about him are so vague and peculiar, correspond so little to the reality of the past that though we entirely forget that we nearly fought a duel with him, we remember that, when he was a child, he wore odd-looking yellow gaiters in the Champs Elysées, of which, although we remind him of them, he has no recollection. Bloch had come in, leaping like a hyena. I thought, “He′s coming into a drawing-room which he could never have penetrated twenty years ago.” But he was also twenty years older and he was nearer death, what good will it do him? Looking at him closely, I perceived in the face upon which the light now played, which from further away and when less illumined seemed to reflect youthful gaiety whether because it actually survived there or I evoked it, the almost alarming visage of an old Shylock anxiously awaiting in the wings the moment to appear upon the stage, reciting his first lines under his breath. In ten years he would limp into these drawing-rooms dragging his feet over their heavy piled carpets, a master at last, and would be bored to death by having to go to the La Trémouilles. How would that profit him?
Des changements produits dans la société je pouvais d′autant plus extraire des vérités importantes et dignes de cimenter une partie de mon œuvre qu′ils n′étaient nullement, comme j′aurais pu être au premier moment tenté de le croire, particuliers à notre époque. Au temps où moi-même, à peine parvenu, j′étais entré, plus nouveau que ne l′était Bloch lui-même aujourd′hui, dans le milieu des Guermantes, j′avais dû y contempler, comme faisant partie intégrante de ce milieu, des éléments absolument différents, agrégés depuis peu et qui paraissaient étrangement nouveaux à de plus anciens dont je ne les différenciais pas et qui eux-mêmes, crus, par les ducs d′alors, membres de tout temps du faubourg, y avaient, eux, ou leurs pères, ou leurs grands-pères, été jadis des parvenus. Si bien que ce n′était pas la qualité d′hommes du grand monde qui rendait cette société si brillante, mais le fait d′avoir été assimilés plus ou moins complètement par cette société qui faisait, de gens qui cinquante ans plus tard paraissaient tous pareils, des gens du grand monde. Même dans le passé où je reculais le nom de Guermantes pour lui donner toute sa grandeur, et avec raison du reste, car sous Louis XIV les Guermantes, quasi royaux, faisaient plus grande figure qu′aujourd′hui, le phénomène que je remarquais en ce moment se produisait de même. Ne les avait-on pas vus alors s′allier à la famille Colbert par exemple, laquelle aujourd′hui, il est vrai, nous paraît très noble puisque épouser une Colbert semble un grand parti pour un La Rochefoucauld. Mais ce n′est pas parce que les Colbert, simples bourgeois alors, étaient nobles, que les Guermantes s′allièrent avec eux, c′est parce que les Guermantes s′allièrent avec eux qu′ils devinrent nobles. Si le nom d′Haussonville s′éteint avec le représentant actuel de cette maison, il tirera peut-être son illustration de descendre de Mme de Staël, alors qu′avant la Révolution, M. d′Haussonville, un des premiers seigneurs du royaume, tirait vanité auprès de M. de Broglie de ne pas connaître le père de Mme de Staël et de ne pas pouvoir plus le présenter que M. de Broglie ne pouvait le présenter lui-même, ne se doutant guère que leurs fils épouseraient un jour l′un la fille, l′autre la petite-fille de l′auteur de Corinne. Je me rendais compte, d′après ce que me disait la duchesse de Guermantes, que j′aurais pu faire dans ce monde la figure d′homme élégant non titré, mais qu′on croit volontiers affilié de tout temps à l′aristocratie, que Swann y avait faite autrefois, et avant lui M. Lebrun, M. Ampère, tous ces amis de la duchesse de Broglie, qui elle-même était au début fort peu du grand monde. Les premières fois que j′avais dîné chez Mme de Guermantes, combien n′avais-je pas dû choquer des hommes comme M. de Beauserfeuil, moins par ma présence que par des remarques témoignant que j′étais entièrement ignorant des souvenirs qui constituaient son passé et donnaient sa forme à l′usage qu′il avait de la société. Bloch un jour, quand, devenu très vieux, il aurait une mémoire assez ancienne du salon Guermantes tel qu′il se présentait à ce moment à ses yeux, éprouverait le même étonnement, la même mauvaise humeur en présence de certaines intrusions et de certaines ignorances. Et, d′autre part, il aurait sans doute contracté et dispenserait autour de lui ces qualités de tact et de discrétion que j′avais crues le privilège d′hommes comme M. de Norpois, et qui se reforment et s′incarnent dans ceux qui nous paraissent entre tous les exclure. D′ailleurs, le cas qui s′était présenté pour moi d′être admis dans la société des Guermantes m′avait paru quelque chose d′exceptionnel. Mais si je sortais de moi et du milieu qui m′entourait immédiatement, je voyais que ce phénomène social n′était pas aussi isolé qu′il m′avait paru d′abord et que du bassin de Combray où j′étais né, assez nombreux, en somme, étaient les jets d′eau qui symétriquement à moi s′étaient élevés au-dessus de la même masse liquide qui les avait alimentés. Sans doute les circonstances ayant toujours quelque chose de particulier et les caractères d′individuel, c′était de façons toutes différentes que Legrandin (par l′étrange mariage de son neveu) à son tour avait pénétré dans ce milieu, que la fille d′Odette s′y était apparentée, que Swann lui-même, et moi enfin y étions venus. Pour moi qui avais passé enfermé dans ma vie et la voyant du dedans, celle de Legrandin me semblait n′avoir aucun rapport et avoir suivi un chemin opposé, de même que celui qui suit le cours d′une rivière dans sa vallée profonde ne voit pas qu′une rivière divergente, malgré les écarts de son cours, se jette dans le même fleuve. Mais à vol d′oiseau, comme fait le statisticien qui néglige la raison sentimentale, les imprudences évitables qui ont conduit telle personne à la mort, et compte seulement le nombre de personnes qui meurent par an, on voyait que plusieurs personnes, parties d′un même milieu dont la peinture a occupé le début de ce récit, étaient parvenues dans un autre tout différent, et il est probable que, comme il se fait par an à Paris un nombre moyen de mariages, tout autre milieu bourgeois cultivé et riche eût fourni une proportion à peu près égale de gens comme Swann, comme Legrandin, comme moi et comme Bloch, qu′on retrouverait se jetant dans l′océan du «Â grand monde ». Et, d′ailleurs, ils s′y reconnaissaient, car si le jeune comte de Cambremer émerveillait tout le monde par sa distinction, sa grâce, sa sobre élégance, je reconnaissais en elles — en même temps que dans son beau regard et dans son désir ardent de parvenir — ce qui caractérisait déjà son oncle Legrandin, c′est-à-dire un vieil ami fort bourgeois, quoique de tournure aristocratique, de mes parents.
I could the better elicit from these social changes truths sufficiently important to serve as a unifying factor in a portion of my work that they were not, as I might at first have been tempted to believe, peculiar to our period. At the time when I had hardly reached the point of entering the Guermantes′ circle, I was more of a new-comer than Bloch himself to-day and I must then have observed human elements which, though integrated in it, were entirely foreign to it, recently assembled elements which must have seemed strangely new to the older set from whom I did not differentiate them and who, believed by the dukes to have always been members of the faubourg, had either themselves been parvenus or if not they, their fathers or grandfathers. So it was not the quality of its members which made that society brilliant but its power to assimilate more or less completely people who fifty years later would appear just as good as those who now belonged to it. Even in the past with which I associated the name of Guermantes in order to do it honour in the fullest measure, with reason moreover, for under Louis XIV the semi-royal Guermantes were more supreme than to-day, the phenomenon I had studied was equally apparent. For instance, had they not then allied themselves by marriage with the Colbert family, to-day Considered of high degree, since a Rochefoucauld considers a Colbert a good match. But it was not because the Colberts, then plain bourgeois, were noble that the Guermantes formed alliances with them, it was they who became noble by marrying into the Guermantes family. If the riame of Haussonville is extinguished with the death of the present representative of that family, he will perhaps derive his distinction from being descended from Mme de Staël, while, before the Revolution, M. d′Haussonville, one of the first gentlemen in the kingdom, gratified his vanity as towards M. de Broglie by not deigning to know M. de Staël′s father and by no more condescending to introduce him to M. de Broglie than the latter would have done to M. d′Haussonville, never imagining that his own son would marry the daughter, his friend′s son the grand-daughter of the authoress of Corinne. I realised from the way that the Duchesse de Guermantes talked to me that I might have cut a figure in society as an untitled man of fashion who is accepted as having always belonged to the aristocracy like Swann in former days and after him M. Lebrun and M. Ampère, all of them friends of the Duchesse de Broglie who herself at the beginning was, so to speak, hardly in the best society. The first times I had dined at Mme de Guermantes′ how often I must have shocked men like M. de Beaucerfeuil, less by my presence than by remarks showing that I was entirely ignorant of the associations which constituted his past and gave form to his social experience. Bloch would, when very old, preserve memories of the Guermantes′ salon as it appeared to him now ancient enough for him to feel the same surprise and resentment as M. de Beaucerfeuil at certain intrusions and ignorances. And besides, he would have acquired and dispensed amongst those about him qualities of tact and discretion which I had believed to be the particular gift of men like M. de Norpois and which are incarnated in those who seem to us most likely to be deficient in them. Moreover, I had supposed myself exceptional in being admitted into the Guermantes set. But when I got away from myself and my immediate ambient, I observed that this social phenomenon was not as isolated as it first seemed and that from the Combray basin where I was born many jets of water had risen, like myself, above the liquid pool which was their source. Of course, circumstances and individual character have always a share in the matter and it was in quite different ways that Legrandin (by the curious marriage of his nephew) had in his turn penetrated this milieu, that Odette′s daughter had become related to it, that Swann and finally I myself, had entered it. To myself who had been enclosed within my life, seeing it from within, Legrandin′s way appeared to have no relevance to mine and to have gone in another direction, in the same way as one who follows the course of a river through a deep valley does not see that, in spite of its windings, it is the same stream. But, from the bird′s eye view of a statistician who ignores reasons of sentiment and the imprudences which lead to the death of an individual and only counts the number of people who die in a year, one could observe that many people starting from the same environment as that with which the beginning of this narrative has been concerned reach another quite different and it is likely that, just as in every year there are an average number of marriages, any other well-to-do and refined bourgeois milieu would have furnished about the same proportion of people like Swann, like Legrandin, like myself and like Bloch, who would be rediscovered in the ocean of “Society”. Moreover they are recognisable, for if young Comte de Cambremer impressed society with his grace, distinction and modishness, I recognised in those qualities as in his good looks and ardent ambition, the characteristics of his uncle Legrandin, that is to say, an old and very bourgeois friend of my parents, though one who had an aristocratic bearing.
La bonté, simple maturation qui a fini par sucrer des natures plus primitivement acides que celle de Bloch, est aussi répandue que ce sentiment de la justice qui fait que, si notre cause est bonne, nous ne devons pas plus redouter un juge prévenu qu′un juge ami. Et les petits-enfants de Bloch seraient bons et discrets presque de naissance. Bloch n′en était peut-être pas encore là. Mais je remarquai que lui, qui jadis feignait de se croire obligé à faire deux heures de chemin de fer pour aller voir quelqu′un qui ne le lui avait guère demandé, maintenant qu′il recevait beaucoup d′invitations, non seulement à déjeuner et à dîner, mais à venir passer quinze jours ici, quinze jours là, en refusait beaucoup et sans le dire, sans se vanter de les avoir reçues, de les avoir refusées. La discrétion, discrétion dans les actions, dans les paroles, lui était venue avec la situation sociale et l′âge, avec une sorte d′âge social, si l′on peut dire. Sans doute Bloch était jadis indiscret autant qu′incapable de bienveillance et de conseils. Mais certains défauts, certaines qualités sont moins attachés à tel individu, à tel autre, qu′à tel ou tel moment de l′existence considéré au point de vue social. Ils sont presque extérieurs aux individus, lesquels passent dans leur lumière comme sous des solstices variés, préexistants, généraux, inévitables. Les médecins qui cherchent à se rendre compte si tel médicament diminue ou augmente l′acidité de l′estomac, active ou ralentit ses sécrétions, obtiennent des résultats différents, non pas selon l′estomac sur les sécrétions duquel ils prélèvent un peu de suc gastrique, mais selon qu′ils le lui empruntent à un moment plus ou moins avancé de l′ingestion du remède.
Kindness, which is simply maturity, ends in sweetening natures originally more acid than Bloch′s, and is as prevalent as that sense of justice which, if we are in the right, should make us fear a prejudiced judge as little as one who is our friend. And Bloch′s grand-children would be well-mannered and discreet from birth. Bloch had perhaps not reached that point yet. But I remarked that he who formerly affected to be compelled to take a two hours′ railway-journey to see someone who hardly wanted to see him, now that he received many invitations not only to luncheon and to dinner but to come and spend a fortnight here and there, refused many of them without talking about it or boasting he had received them. Discretion in action and in words had come to him with age and social position, a sort of social old-age, one might say. Undoubtedly Bloch was formerly as indiscreet as he was incapable of kindness and friendly service. But certain defects and certain qualities belong less to one or another individual from the social point of view than to one or another period of his life. They are almost exterior to individuals who pass through the projection of their light as at varying solstices which are pre-existent, universal and inevitable. Doctors who want to find out whether a particular medicine has diminished or increased the acidity of the stomach, whether it quickens or lessens its secretions, obtain results which differ, not according to the stomach from the secretions of which they have extracted a little gastric juice, but according to the effects disclosed at an early or late stage through the action of the medicine upon it.
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Ainsi, à chacun des moments de sa durée, le nom de Guermantes, considéré comme un ensemble de tous les noms qu′il admettait en lui, autour de lui, subissait des déperditions, recrutait des éléments nouveaux, comme ces jardins où à tout moment des fleurs à peine en bouton et se préparant à remplacer celles qui se flétrissent déjà se confondent dans une masse qui semble pareille, sauf à ceux qui n′ont pas toujours vu les nouvelles venues et gardent dans leur souvenir l′image précise de celles qui ne sont plus.
Thus at each of the moments of its duration the name of Guermantes considered as a unity of all the names admitted within and about itself suffered some dispersals, recruited new elements like gardens where flowers only just in bud yet about to replace others already faded, are indistinguishable from the mass which seems the same save to those who have not observed the new-comers and keep in their mind′s eye the exact picture of those that have disappeared.
Plus d′une des personnes que cette matinée réunissait, ou dont elle m′évoquait le souvenir, me donnait les aspects qu′elle avait tour à tour présentés pour moi, par les circonstances différentes, opposées, d′où elle avait, les unes après les autres, surgi devant moi, faisait ressortir les aspects variés de ma vie, les différences de perspective, comme un accident de terrain, de colline ou château, qui, apparaissant tantôt à droite, tantôt à gauche, semble d′abord dominer une forêt, ensuite sortir d′une vallée, et révéler ainsi au voyageur des changements d′orientation et des différences d′altitude dans la route qu′il suit. En remontant de plus en plus haut, je finissais par trouver des images d′une même personne séparées par un intervalle de temps si long, conservées par des «Â moi » si distincts, ayant elles-mêmes des significations si différentes, que je les omettais d′habitude quand je croyais embrasser le cours passé de mes relations avec elles, que j′avais même cessé de penser qu′elles étaient les mêmes que j′avais connues autrefois et qu′il me fallait le hasard d′un éclair d′attention pour les rattacher, comme à une étymologie, à cette signification primitive qu′elles avaient eue pour moi. Mlle Swann me jetait, de l′autre côté de la haie d′épines roses, un regard dont j′avais dû, d′ailleurs, rétrospectivement retoucher la signification, qui était du désir. L′amant de Mme Swann, selon la chronique de Combray, me regardait derrière cette même haie d′un air dur qui n′avait pas non plus le sens que je lui avais donné alors, et ayant, d′ailleurs, tellement changé depuis, que je ne l′avais nullement reconnu à Balbec dans le Monsieur qui regardait une affiche, près du Casino, et dont il m′arrivait une fois tous les dix ans de me souvenir en me disant : «Â Mais c′était M. de Charlus, déjà, comme c′est curieux. » Mme de Guermantes au mariage du Dr Percepied, Mme Swann en rose chez mon grand-oncle, Mme de Cambremer, sœur de Legrandin, si élégante qu′il craignait que nous ne le priions de nous donner une recommandation pour elle, c′étaient, ainsi que tant d′autres concernant Swann, Saint-Loup, etc., autant d′images que je m′amusais parfois, quand je les retrouvais, à placer comme frontispice au seuil de mes relations avec ces différentes personnes, mais qui ne me semblaient, en effet, qu′une image, et non déposée en moi par l′être lui-même, auquel rien ne la reliait plus. Non seulement certaines gens ont de la mémoire et d′autres pas (sans aller jusqu′à l′oubli constant où vivent les ambassadeurs de Turquie), ce qui leur permet de trouver toujours — la nouvelle précédente s′étant évanouie au bout de huit jours, ou la suivante ayant le don de l′exorciser — de la place pour la nouvelle contraire qu′on leur dit. Mais même à égalité de mémoire, deux personnes ne se souviennent pas des mêmes choses. L′une aura prêté peu d′attention à un fait dont l′autre gardera grand remords, et, en revanche, aura saisi à la volée comme signe sympathique et caractéristique une parole que l′autre aura laissé échapper sans presque y penser. L′intérêt de ne pas s′être trompé quand on a émis un pronostic faux abrège la durée du souvenir de ce pronostic et permet d′affirmer très vite qu′on ne l′a pas émis. Enfin, un intérêt plus profond, plus désintéressé, diversifie les mémoires, si bien que le poète, qui a presque tout oublié des faits qu′on lui rappelle, retient une impression fugitive. De tout cela vient qu′après vingt ans d′absence on rencontre, au lieu de rancunes présumées, des pardons involontaires, inconscients, et, en revanche, tant de haines dont on ne peut s′expliquer (parce qu′on a oublié à son tour l′impression mauvaise qu′on a faite) la raison. L′histoire même des gens qu′on a le plus connus, on en a oublié les dates. Et parce qu′il y avait au moins vingt ans qu′elle avait vu Bloch pour la première fois, Mme de Guermantes eût juré qu′il était né dans son monde et avait été bercé sur les genoux de la duchesse de Chartres quand il avait deux ans.
More than one of the persons whom this afternoon party had collected or whose memory it evoked, provided me with the successive appearances he had presented under widely dissimilar circumstances. The individual rose before me again as he had been and, in doing so, called forth the various aspects of my own life, like different perspectives in a countryside where a hill or a castle seems at one moment to be to the right, at another to the left, to dominate a forest or emerge from a valley, thus reminding the traveller of changes of direction and altitude in the road he has been following. As I went further and further back I finally discovered pictures of the same individual, separated by such long intervals, represented by such distinct personalities, with such different meanings that, as a rule, I eliminated them from my field of recollection when I believed I had made contact with them, and often ceased believing they were the same people I had formerly known. Chance illumination was required for me to be able to attach them, like in an etymology, to the original significance they had for me. Mlle Swann throwing some thorny roses to me from the other side of the hedge, with a look I had retrospectively attributed to desire; the lover, according to Combray gossip, of Mme Swann, staring at me from behind that same hedge with a hard look which also did not warrant the interpretation I gave to it then and who had changed so completely since I failed to recognise him at Balbec as the gentleman looking at a notice near the casino, and whom I happened to think of once every ten years, saying to myself: “That was M. de Charlus, how curious!”, Mme de Guermantes at Dr. Percepied′s wedding, Mme Swann in pink at my great-uncle′s, Mme de Cambremer, Legrandin′s sister, who was so smart that he was afraid we should want him to introduce us to her, and so many more pictures of Swann, Saint-Loup, etc. which, when I recalled them, I liked now and then to use as a frontispiece on the threshold of my relations with these different people but which actually seemed to me mere fancies rather than impressions left upon my mind by the individual with whom there was no longer any link. It is not only that certain people have the power of remembering and others not (without living in a state of permanent oblivion like Turkish ambassadors) which always enables the latter to find room — the new precedent having vanished in a week or the following one having exorcised it — for a fresh item of news contradicting the last. Even if memories are equal, two persons do not remember the same things. One would hardly notice an act which another would feel intense remorse about while he will grasp at a word almost unconsciously let fall by the other as though it were a characteristic sign of good-will. Self-interest implicit in not being wrong in our pre-judgment limits the time we shall remember it and encourages us to believe we never indulged in it. Finally, a deeper and more unselfish interest diversifies memories so thoroughly that a poet who has forgotten nearly all the facts of which one reminds him retains a fugitive impression of them. As a result of all this, after twenty years′ absence one discovers involuntary and unconscious forgiveness instead of anticipated resentments and on the other hand, hatreds the cause of which one cannot explain (because one has forgotten the bad impression one had made). One forgets dates as one does the history of people one has known best. And because twenty years had passed since Mme de Guermantes had first seen Bloch, she would have sworn that he was born in her set and had been nursed by the Duchesse de Chartres when he was two years old.
Et combien de fois ces personnes étaient revenues devant moi, au cours de leur vie dont les diverses circonstances semblaient présenter les mêmes êtres, mais sous des formes et pour des fins variées ; et la diversité des points de ma vie par où avait passé le fil de celle de chacun de ces personnages avait fini par mêler ceux qui semblaient le plus éloignés, comme si la vie ne possédait qu′un nombre limité de fils pour exécuter les dessins les plus différents. Quoi de plus séparé, par exemple, dans mes passés divers, que mes visites à mon oncle Adolphe, que le neveu de Mme de Villeparisis cousine du Maréchal, que Legrandin et sa sœur, que l′ancien giletier ami de Françoise, dans la cour ! Et aujourd′hui tous ces fils différents s′étaient réunis pour faire la trame ici du ménage Saint-Loup, là jadis du jeune ménage Cambremer, pour ne pas parler de Morel et de tant d′autres dont la conjonction avait concouru à former une circonstance, si bien qu′il me semblait que la circonstance était l′unité complète et le personnage seulement une partie composante. Et ma vie était déjà assez longue pour qu′à plus d′un des êtres qu′elle m′offrait je trouvasse dans des régions opposées de mes souvenirs un autre être pour le compléter. Aux Elstir que je voyais ici en une place qui était un signe de la gloire maintenant acquise, je pouvais ajouter les plus anciens souvenirs des Verdurin, des Cottard, la conversation dans le restaurant de Rivebelle, la matinée où j′avais connu Albertine, et tant d′autres. Ainsi un amateur d′art à qui on montre le volet d′un retable se rappelle dans quelle église, dans quel musée, dans quelle collection particulière, les autres sont dispersés (de même qu′en suivant les catalogues des ventes ou en fréquentant les antiquaires, il finit par trouver l′objet jumeau de celui qu′il possède et qui fait avec lui la paire, il peut reconstituer dans sa tête la prédelle, l′autel tout entier). Comme un seau, montant le long d′un treuil, vient toucher la corde à diverses reprises et sur des côtés opposés, il n′y avait pas de personnage, presque pas même de choses ayant eu place dans ma vie, qui n′y eût joué tour à tour des rôles différents. Une simple relation mondaine, même un objet matériel, si je le retrouvais au bout de quelques années dans mon souvenir, je voyais que la vie n′avait pas cessé de tisser autour de lui des fils différents qui finissaient par le feutrer de ce beau velours pareil à celui qui, dans les vieux parcs, enveloppe une simple conduite d′eau d′un fourreau d′émeraude.
How many times these people had returned to my vision in the course of their lives, the differing circumstances of which seemed to offer identical characteristics under diverse forms and for various ends; and the diversity of my own life at its turning-points through which the thread of each of these lives had passed was compounded of lives seemingly the most distant from my own as if life itself only disposed of a limited number of threads for the execution of the most varied designs. What, for instance, were more separate in my various pasts than my visits to my Uncle Adolphe, than the nephew of Mme de Villeparisis, herself cousin of the Marshal, than Legrandin and his sister, than the former waistcoat maker, Françoise′s friend in the court-yard of our home. And now all these different threads had been united to produce here, the woof of the Saint-Loup ménage, there, that of the young Cambremers, not to mention Morel and so many others the conjunction of which had combined to form circumstances so compact that they seemed to make a unity of which the personages were mere elements. And my life was already long enough for me to have found in more than one case a being to complete another in the conflicting spheres of my memory. To an Elstir whose fame was now assured I could add my earliest memories of the Verdurins, of the Cottards, of conversations in Rivebelle restaurant on the morning when I first met Albertine and many others. In the same way, a collector who is shown the wing of an altar screen, remembers the church or museum or private collection in which the others are dispersed (as also, by following sale-catalogues or searching among dealers in antiques, he finally discovers the twin object to the one he possesses which makes them a pair and thus can mentally reconstitute the predella and the entire altar-piece). As a bucket let down or hauled up a well by a windlass touches the rope or the sides every now and then, there was not a personage, hardly even an event in my life, which had not at one time or another played different parts. If, after years I rediscovered the simplest social relationship or even a material object in my memory, I perceived that life had been ceaselessly weaving threads about it which in the end became a beautiful velvet covering like the emerald sheath of a water-conduit in an ancient park.
Ce n′était pas que l′aspect de ces personnes qui donnait l′idée de personnes de songe. Pour elles-mêmes la vie, déjà ensommeillée dans la jeunesse et l′amour, était de plus en plus devenue un songe. Elles avaient oublié jusqu′à leurs rancunes, leurs haines, et pour être certaines que c′était à la personne qui était là qu′elles n′adressaient plus la parole il y a dix ans, il eût fallu qu′elles se reportassent à un registre, mais qui était aussi vague qu′un rêve où on a été insulté on ne sait plus par qui. Tous ces songes formaient les apparences contrastées de la vie politique où on voyait dans un même ministère des gens qui s′étaient accusés de meurtre ou de trahison. Et ce songe devenait épais comme la mort chez certains vieillards, dans les jours qui suivaient celui où ils avaient fait l′amour. Pendant ces jours-là on ne pouvait plus rien demander au président de la République, il oubliait tout. Puis si on le laissait se reposer quelques jours, le souvenir des affaires publiques lui revenait, fortuit comme celui d′un rêve. Parfois ce n′était pas en une seule image qu′apparaissait cet être si différent de celui que j′avais connu depuis. C′est pendant des années que Bergotte m′avait paru un doux vieillard divin, que je m′étais senti paralysé comme par une apparition devant le chapeau gris de Swann, le manteau violet de sa femme, le mystère dont le nom de sa race entourait la duchesse de Guermantes jusque dans un salon : origines presque fabuleuses, charmante mythologie de relations devenues si banales ensuite, mais qu′elles prolongeaient dans le passé comme en plein ciel, avec un éclat pareil à celui que projette la queue étincelante d′une comète. Et même celles qui n′avaient pas commencé dans le mystère, comme mes relations avec Mme de Souvré, si sèches et si purement mondaines aujourd′hui, gardaient à leurs débuts leur premier sourire, plus calme, plus doux, et si onctueusement tracé dans la plénitude d′une après-midi au bord de la mer, d′une fin de journée de printemps à Paris, bruyante d′équipages, de poussière soulevée, et de soleil remué comme de l′eau. Et peut-être Mme de Souvré n′eût pas valu grand′chose si on l′eût détachée de ce cadre, comme ces monuments — la Salute par exemple — qui, sans grande beauté propre, font admirablement là où ils sont situés, mais elle faisait partie d′un lot de souvenirs que j′estimais à un certain prix, «Â l′un dans l′autre », sans me demander pour combien exactement la personne de Mme de Souvré y figurait.
It was not only in appearance that these people were like dream-figures, their youth and love had become to themselves a dream. They had forgotten their very resentments and hatreds and, to be sure that this individual was the one they had not spoken to for ten years, they would have needed a register which even then would have had the vagueness of a dream in which an insult has been offered them by one unknown. Such dreams account for those contrasts in political life where people who once accused each other of murder and treason are members of the same Government. And dreams become as opaque as death in the case of old men on days following those of love-making. On such days no one was allowed to ask the President of the Republic any questions; he had forgotten everything. After he had been allowed to rest for some days, the recollection of public affairs returned to him fortuitously as in a dream. Sometimes it was not a single image only that presented itself to my mind of one whom I had since known to be so different. It was during the same years that Bergotte had seemed a sweet, divine old man to me that I had been paralysed at the sight of Swann′s grey hat and his wife′s violet cloak, by the glamour of race which surrounded the Duchesse de Guermantes even in a drawing-room as though I stood gazing at ghosts; almost fabulous origins of relationships subsequently so banal which these charming myths lengthened into the past with the brilliance projected into the heavens by the sparkling tail of a comet. And even relations such as mine with Mme de Souvré, which had not begun in mystery, which were to-day so hard and worldly, revealed themselves at their beginnings in a smile, calm, soft and flatteringly expressed in the fulness of an afternoon by the sea, on a spring evening in Paris in the midst of smart equipages, of clouds of dust, of sunshine moving like water. And perhaps Mme de Souvré would not have been worth while if she had been detached from her frame like those monuments — the Salute for instance — which, without any great beauty of their own are so perfectly adapted to their site, and she had her place in a collection of memories which I estimated at a certain price, taking one with another, without going too closely into the particular value of Mme de Souvré‘s personality.
Une chose me frappa plus encore chez tous ces êtres que les changements physiques, sociaux, qu′ils avaient subis, ce fut celui qui tenait à l′idée différente qu′ils avaient les uns des autres. Legrandin méprisait Bloch autrefois et ne lui adressait jamais la parole. Il fut très aimable avec lui. Ce n′était pas du tout à cause de la situation plus grande qu′avait prise Bloch, ce qui, dans ce cas, ne mériterait pas d′être noté, car les changements sociaux amènent forcément des changements respectifs de position entre ceux qui les ont subis. Non ; c′était que les gens — les gens, c′est-à-dire ce qu′ils sont pour nous — n′ont plus dans notre mémoire l′uniformité d′un tableau. Au gré de notre oubli, ils évoluent. Quelquefois nous allons jusqu′à les confondre avec d′autres : «Â Bloch, c′est quelqu′un qui venait à Combray », et en disant Bloch c′était moi qu′on voulait dire. Inversement, Mme Sazerat était persuadée que de moi était telle thèse historique sur Philippe II (laquelle était de Bloch). Sans aller jusqu′à ces interversions, on oublie les crasses que l′un vous a faites, ses défauts, la dernière fois où on s′est quitté sans se serrer la main et, en revanche, on s′en rappelle une plus ancienne, où on était bien ensemble. Et c′est à cette fois plus ancienne que les manières de Legrandin répondaient dans son amabilité avec Bloch, soit qu′il eût perdu la mémoire d′un certain passé, soit qu′il le jugeât prescrit, mélange de pardon, d′oubli, d′indifférence qui est aussi un effet du Temps. D′ailleurs, les souvenirs que nous avons les uns des autres, même dans l′amour, ne sont pas les mêmes. J′avais vu Albertine me rappeler à merveille telle parole que je lui avais dite dans nos premières rencontres et que j′avais complètement oubliée. D′un autre fait enfoncé à jamais dans ma tête comme un caillou elle n′avait aucun souvenir. Nos vies parallèles ressemblaient aux bords de ces allées où de distance en distance des vases de fleurs sont placés symétriquement, mais non en face les uns des autres. À plus forte raison est-il compréhensible que pour des gens qu′on connaît peu on se rappelle à peine qui ils sont, ou on s′en rappelle autre chose, mais de plus ancien, que ce qu′on en pensait autrefois, quelque chose qui est suggéré par les gens au milieu de qui on les retrouve, qui ne les connaissent que depuis peu, parés de qualités et d′une situation qu′ils n′avaient pas autrefois mais que l′oublieux accepte d′emblée.
A thing by which I was more impressed, in the case of people who had undergone physical and social change was the different notion they had of each other. In old days Legrandin despised Bloch and never spoke to him; now he was most amiable to him. It was not in the least owing to Bloch′s more prominent position which in this case was negligible, for social changes inevitably bring about respective changes in position amongst those who have been subjected to them. No. It was that people, that is, people as we see them, do not retain the uniformity of a picture when we look back on them. They evolve in relation to our forgetfulness. Sometimes we even go so far as to confuse them with others. “Bloch, that′s the man who came from Combray,” and when he said Bloch, the person meant me. Inversely Mme Sazerat was convinced that a historical thesis on Philippe II was by me whereas it was by Bloch. Apart from these substitutions one forgets the bad turns people have done us, their unpleasantness, one forgets that last time we parted without shaking hands and, in contrast, we remember an earlier period when we were on good terms. Legrandin′s affability with Bloch was referable to that earlier period, whether because he had forgotten a phase of his past or that he judged it better to ignore it, a mixture, in fact, of forgiveness, forgetfulness and indifference which is also an effect of Time. Moreover, even in love, the memories we have of each other are not the same. I had known Albertine to remind me in the most remarkable way of something I had said to her during the early days of our acquaintance which I had completely forgotten while she had no recollection whatever of another fact implanted in my head like a stone for ever. Our parallel lives resemble paths bordered at intervals by flower-vases placed symmetrically but not facing each other. It is still more comprehensible that one hardly remembers who the people were one knew slightly or one remembers something else about them further back, something suggested by those amongst whom one meets them again who have only just made their acquaintance and endow them with qualities and a position they never had but which the forgetful person wholly accepts.
Sans doute la vie, en mettant à plusieurs reprises ces personnes sur mon chemin, me les avait présentées dans des circonstances particulières qui, en les entourant de toutes parts, m′avaient rétréci la vue que j′avais eue d′elles, et m′avait empêché de connaître leur essence. Ces Guermantes mêmes, qui avaient été pour moi l′objet d′un si grand rêve, quand je m′étais approché d′abord de l′un d′eux, m′étaient apparus sous l′aspect, l′une d′une vieille amie de grand′mère, l′autre d′un monsieur qui m′avait regardé d′un air si désagréable à midi dans les jardins du casino. (Car il y a entre nous et les êtres un liséré de contingences, comme j′avais compris, dans mes lectures de Combray, qu′il y en a un de perception et qui empêche la mise en contact absolue de la réalité et de l′esprit.) De sorte que ce n′était jamais qu′après coup, en les rapportant à un nom, que leur connaissance était devenue pour moi la connaissance des Guermantes. Mais peut-être cela même me rendait-il la vie plus poétique de penser que la race mystérieuse aux yeux perçants, au bec d′oiseau, la race rose, dorée, inapprochable, s′était trouvée si souvent, si naturellement, par l′effet de circonstances aveugles et différentes, s′offrir à ma contemplation, à mon commerce, même à mon intimité, au point que, quand j′avais voulu connaître Mlle de Stermaria ou faire faire des robes à Albertine, c′était, comme aux plus serviables de mes amis, à des Guermantes que je m′étais adressé. Certes, cela m′ennuyait d′aller chez eux autant que chez les autres gens du monde que j′avais connus ensuite. Même, pour la duchesse de Guermantes, comme pour certaines pages de Bergotte, son charme ne m′était visible qu′à distance et s′évanouissait quand j′étais près d′elle, car il résidait dans ma mémoire et dans mon imagination. Mais enfin, malgré tout, les Guermantes, comme Gilberte aussi, différaient des autres gens du monde en ce qu′ils plongeaient plus avant leurs racines dans un passé de ma vie où je rêvais davantage et croyais plus aux individus. Ce que je possédais avec ennui, en causant en ce moment avec l′une et avec l′autre, c′était du moins celles des imaginations de mon enfance que j′avais trouvées le plus belles et crues le plus inaccessibles, et je me consolais en confondant, comme un marchand qui s′embrouille dans ses livres, la valeur de leur possession avec le prix auquel les avait cotées mon désir. Mais pour d′autres êtres, le passé de mes relations avec eux était gonflé de rêves plus ardents, formés sans espoir, où s′épanouissait si richement ma vie d′alors, dédiée à eux tout entière, que je pouvais à peine comprendre comment leur exaucement était ce mince, étroit et terne ruban d′une intimité indifférente et dédaignée où je ne pouvais plus rien retrouver de ce qui avait fait leur mystère, leur fièvre et leur douceur.
Doubtless life, in casting these people upon my path on different occasions, had presented them in surrounding circumstances which had shrunk my view of them and prevented my knowing their essential characters. Of those Guermantes even, who had been the subject of such wonderful dreams, at my first approach to them, one had appeared in the guise of an old friend of my grandmother′s, another in that of a gentleman who had stared at me so unpleasantly in the grounds of the casino (for, between us and other beings there is a borderland of contingencies, as, from my readings at Combray, I knew there was one of perceptions which prevent reality and mind being placed in absolute contact). So that it was only after the event, by relating them to a name, that my acquaintance with them had become to me acquaintance with the Guermantes. But perhaps it was that very thing which made life seem more poetic to me when I thought about that mysterious race with the piercing eyes and beaks of birds, that pink, golden, unapproachable race which the force of blind and differing circumstances had presented so naturally to my observation, to my intercourse, even to my intimacy, that when I wanted to know Mlle de Stermaria or to have dresses made for Albertine, I applied to the Guermantes, as to my most helpful friends. Certainly it bored me at times to go and see them as to go and see others I knew in society. The charm of the Duchesse de Guermantes, even, like that of certain of Bergotte′s pages, was only discernible to me at a distance and disappeared when I was near her, for it lay in my memory and in my imagination, and yet, the Guermantes, like Gilberte, were different from other people in society in that their roots were plunged more deeply in my past when I dreamed more and believed more in individuals. That past filled me with weariness while talking to one or the other of them, for it was associated with those imaginings of my childhood which had once seemed the most beautiful and inaccessible and I had to console myself by confusing the value of their possession with the price at which my desire had appraised them like a merchant whose books are in disorder. But my past relations with other beings were magnified by dreams more ardent and hopeless with which my life opened so richly, so entirely dedicated to them that I could hardly understand how it was that what they yielded was this exiguous, narrow, mournful ribbon of a despised and unloved intimacy in which I could discover no trace of what had once been their mystery, their fever and their loveliness.
Â…
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«Â Que devient la marquise d′Arpajon ? demanda Mme de Cambremer. — Mais elle est morte, répondit Bloch. — Vous confondez avec la comtesse d′Arpajon qui est morte l′année dernière. » La princesse de Malte se mêla à la discussion ; jeune veuve d′un vieux mari très riche et porteur d′un grand nom, elle était beaucoup demandée en mariage et en avait pris une grande assurance. «Â La marquise d′Arpajon est morte aussi il y a à peu près un an. — Ah ! un an, je vous réponds que non, répondit Mme de Cambremer, j′ai été à une soirée de musique chez elle il y a moins d′un an. » Bloch, pas plus que les «Â gigolos » du monde, ne put prendre part utilement à la discussion, car toutes ces morts de personnes âgées étaient à une distance d′eux trop grande, soit par la différence énorme des années, soit par la récente arrivée (de Bloch, par exemple) dans une société différente qu′il abordait de biais, au moment où elle déclinait, dans un crépuscule où le souvenir d′un passé qui ne lui était pas familier ne pouvait l′éclairer. Et pour les gens du même âge et du même milieu, la mort avait perdu de sa signification étrange. D′ailleurs, on faisait tous les jours prendre des nouvelles de tant de gens à l′article de la mort, et dont les uns s′étaient rétablis tandis que d′autres avaient «Â succombé », qu′on ne se souvenait plus au juste si telle personne qu′on n′avait jamais l′occasion de voir s′était sortie de sa fluxion de poitrine ou avait trépassé. La mort se multipliait et devenait plus incertaine dans ces régions âgées. À cette croisée de deux générations et de deux sociétés qui, en vertu de raisons différentes, mal placées pour distinguer la mort, la confondaient presque avec la vie, la première s′était mondanisée, était devenue un incident qui qualifiait plus ou moins une personne ; sans que le ton dont on parlait eût l′air de signifier que cet incident terminait tout pour elle, on disait : «Â mais vous oubliez, un tel est mort », comme on eût dit : «Â il est décoré » (l′adjectif était autre, quoique pas plus important), «Â il est de l′Académie », ou — et cela revenait au même puisque cela empêchait aussi d′assister aux fêtes — «Â il est allé passer l′hiver dans le Midi », «Â on lui a ordonné les montagnes ». Encore, pour des hommes connus, ce qu′ils laissaient en mourant aidait à se rappeler que leur existence était terminée. Mais pour les simples gens du monde très âgés, on s′embrouillait sur le fait qu′ils fussent morts ou non, non seulement parce qu′on connaissait mal ou qu′on avait oublié leur passé, mais parce qu′ils ne tenaient en quoi que ce soit à l′avenir. Et la difficulté qu′avait chacun de faire un triage entre les maladies, l′absence, la retraite à la campagne, la mort des vieilles gens du monde, consacrait, tout autant que l′indifférence des hésitants, l′insignifiance des défunts.
“What has become of the Marquise d′Arpajon?” asked Mme de Cambremer. “She′s dead,” answered Bloch. “You′re confusing her with the Comtesse d′Arpajon who died last year,” the Princesse de Malte joined the discussion. The young widow of a very wealthy old husband, the bearer of a great name, she had been much sought in marriage and from that had derived a great deal of self-assurance. “The Marquise d′Arpajon died too about a year ago.” “I can assure you it isn′t a year,” answered Mme de Cambremer. “I was at a musical party at her house less than a year ago.” Bloch could no more take part in the discussion than a society gigolo for all these deaths of aged people were too far away from him, whether owing to the great difference in age or to his recent entry into a different society which he approached, as it were, from the side, at a period of its decline into a twilight in which the memory of an unfamiliar past could not illuminate it. And for those of the same age and of the same society death had lost its strange significance. Moreover every day people were at the point of death of whom some recovered while others succumbed, so that one was not certain whether a particular individual one rarely saw had recovered from his cold on the chest or whether he had passed away. Deaths multiplied and lives became increasingly uncertain in those aged regions. At these crossroads of two generations and two societies which for different reasons were ill-placed for identifying death, it became confused with life, the former had been socialised and become an incident, which qualified a person more or less without the tone in which it was mentioned signifying that this incident ended everything so far as that person was concerned. So people said: “You′ve forgotten. So and so is dead,” as they might have said: “He′s decorated, he′s a member of the Academy,” or — which came to the same thing as it prevented his coming to parties —“he has gone to spend the winter in the south,” or “he′s been ordered to the mountains.” In the case of well-known men, what they left helped people to remember they were dead. But in the case of ordinary members of society, people got muddled about whether they were dead or not, partly because they did not know them well and had forgotten their past but more because they bothered little about the future one way or the other. And the difficulty people had in sorting out marriages, absences, retirements to the country and deaths of old people in society equally illustrated the insignificance of the dead and the indifference of the living.
«Â Mais si elle n′est pas morte, comment se fait-il qu′on ne la voie plus jamais, ni son mari non plus ? demanda une vieille fille qui aimait faire de l′esprit. — Mais je te dirai, reprit la mère, qui, quoique quinquagénaire, ne manquait pas une fête, que c′est parce qu′ils sont vieux, et qu′à cet âge-là on ne sort plus. » Il semblait qu′il y eût avant le cimetière toute une cité close des vieillards, aux lampes toujours allumées dans la brume. Mme de Sainte-Euverte trancha le débat en disant que la comtesse d′Arpajon était morte, il y avait un an, d′une longue maladie, mais que la marquise d′Arpajon était morte aussi depuis, très vite, «Â d′une façon tout à fait insignifiante », mort qui par là ressemblait à toutes ces vies, et par là aussi expliquait qu′elle eût passé inaperçue, excusait ceux qui confondaient. En entendant que Mme d′Arpajon était vraiment morte, la vieille fille jeta sur sa mère un regard alarmé, car elle craignait que d′apprendre la mort d′une de ses «Â contemporaines » ne la «Â frappât »Â ; elle croyait entendre d′avance parler de la mort de sa propre mère avec cette explication : «Â Elle avait été «Â très frappée » par la mort de Madame d′Arpajon. » Mais la mère, au contraire, se faisait à elle-même l′effet de l′avoir emporté dans un concours sur des concurrents de marque, chaque fois qu′une personne de son âge «Â disparaissait ». Leur mort était la seule manière dont elle prît encore agréablement conscience de sa propre vie. La vieille fille s′aperçut que sa mère, qui n′avait pas semblé fâchée de dire que Mme d′Arpajon était recluse dans les demeures d′où ne sortent plus guère les vieillards fatigués, l′avait été moins encore d′apprendre que la marquise était entrée dans la Cité d′après, celle d′où on ne sort plus. Cette constatation de l′indifférence de sa mère amusa l′esprit caustique de la vieille fille. Et pour faire rire ses amies, plus tard, elle fit un récit désopilant de la manière allègre, prétendait-elle, dont sa mère avait dit en se frottant les mains : «Â Mon Dieu, il est bien vrai que cette pauvre Madame d′Arpajon est morte. » Même pour ceux qui n′avaient pas besoin de cette mort pour se réjouir d′être vivants, elle les rendit heureux. Car toute mort est pour les autres une simplification d′existence, ôte le scrupule de se montrer reconnaissant, l′obligation de faire des visites. Toutefois, comme je l′ai dit, ce n′est pas ainsi que la mort de M. Verdurin avait été accueillie par Elstir.
“But if she′s not dead how is it one doesn′t see her any more nor her husband either?” asked an old maid who liked to be thought witty. “I tell you,” answered her mother who, though fifty years old, never missed a party, “it′s because they′re old and at that age people don′t go out.” It was as though there lay in front of the cemetery a closed city of the aged with lamps always alight in the fog. Mme de Sainte-Euverte closed the debate by saying that the Comtesse d′Arpajon had died the year before after a long illness, but the Marquise d′Arpajon had also died suddenly “from some quite trifling cause,” a death which thus resembled the lives of them all and, in the same fashion, explained that she had passed away without anyone being aware of it and excused those who had made a mistake. Hearing that Mme d′Arpajon was really dead, the old maid cast an alarmed glance at her mother fearing that the news of the death of one of her contemporaries might be a shock to her; she imagined in anticipation people alluding to her own mother′s death by explaining that “she died as the result of a shock through the death of Mme d′Arpajon.” But on the contrary, her mother′s expression was that of having won a competition against formidable rivals whenever anyone of her own age passed away. Their death was her only means of being agreeably conscious of her own existence. The old maid, aware that her mother had not seemed sorry to say that Mme d′Arpajon was a recluse in those dwellings from which the aged and tired seldom emerge, noticed that she was still less upset to hear that the Marquise had entered that ultimate abode from which no one returns. This affirmation of her mother′s indifference aroused the caustic wit of the old maid. And, later on, to amuse her friends, she gave a humorous imitation of the lively fashion with which her mother rubbed her hands as she said: “Goodness me, so that poor Mme d′Arpajon is dead.” She thus pleased even those who did not need death to make them glad they were alive. For every death is a simplification of life for the survivors; it relieves them of being grateful and of being obliged to make visits. Nevertheless, as I have said, M. Verdurin′s death was not thus welcomed by Elstir.
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Une dame sortit, car elle avait d′autres matinées et devait aller goûter avec deux reines. C′était cette grande cocotte du monde que j′avais connue autrefois, la princesse de Nassau. Mis à part le fait que sa taille avait diminué — ce qui lui donnait l′air, par sa tête située à une bien moindre hauteur qu′elle n′était autrefois, d′avoir ce qu′on appelle «Â un pied dans la tombe » — on aurait à peine pu dire qu′elle avait vieilli. Elle restait une Marie-Antoinette au nez autrichien, au regard délicieux, conservée, embaumée grâce à mille fards adorablement unis qui lui faisaient une figure lilas. Il flottait sur elle cette expression confuse et tendre d′être obligée de partir, de promettre tendrement de revenir, de s′esquiver discrètement, qui tenait à la foule des réunions d′élite où on l′attendait. Née presque sur les marches d′un trône, mariée trois fois, entretenue longtemps et richement par de grands banquiers, sans compter les mille fantaisies qu′elle s′était offertes, elle portait légèrement, comme ses yeux admirables et ronds, comme sa figure fardée et comme sa robe mauve, les souvenirs un peu embrouillés de ce passé innombrable. Comme elle passait devant moi en se sauvant «Â à l′anglaise », je la saluai. Elle me reconnut, elle me serra la main et fixa sur moi ses rondes prunelles mauves de l′air qui voulait dire : «Â Comme il y a longtemps que nous nous sommes vus, nous parlerons de cela une autre fois. » Elle me serrait la main avec force, ne se rappelant pas au juste si en voiture, un soir qu′elle me ramenait de chez la duchesse de Guermantes, il y avait eu ou non une passade entre nous. À tout hasard, elle sembla faire allusion à ce qui n′avait pas été, chose qui ne lui était pas difficile puisqu′elle prenait un air de tendresse pour une tarte aux fraises et revêtait, si elle était obligée de partir avant la fin de la musique, l′attitude désespérée d′un abandon qui toutefois ne serait pas définitif. Incertaine, d′ailleurs, sur la passade avec moi, son serrement furtif ne s′attarda pas et elle ne me dit pas un mot. Elle me regarda seulement comme j′ai dit, d′une façon qui signifiait «Â qu′il y a longtemps ! » et où repassaient ses maris, les hommes qui l′avaient entretenue, deux guerres, et ses yeux stellaires, semblables à une horloge astronomique taillée dans une opale, marquèrent successivement toutes ces heures solennelles d′un passé si lointain, qu′elle retrouvait à tout moment quand elle voulait vous dire un bonjour qui était toujours une excuse. Puis m′ayant quitté, elle se mit à trotter vers la porte pour qu′on ne se dérangeât pas pour elle, pour me montrer que, si elle n′avait pas causé avec moi, c′est qu′elle était pressée, pour rattraper la minute perdue à me serrer la main afin d′être exacte chez la reine d′Espagne qui devait goûter seule avec elle. Même, près de la porte, je crus qu′elle allait prendre le pas de course. Elle courait, en effet, à son tombeau.
A lady went out for she had other afternoon receptions to go to and she was to take tea with two queens. She was the society courtesan I formerly knew, the Princesse de Nissau. Apart from her figure having shrunk — which gave her head the appearance of being lower than it was formerly, of having what is called “one foot in the grave”— one would have said that she had hardly aged. She remained, with her Austrian nose and delightful mien a Marie-Antoinette preserved, embalmed, thanks to a thousand cunningly combined cosmetics which gave her face the hue of lilac. Her face wore that regretful soft expression of being compelled to go with a sweet half-promise to return, of inconspicuous withdrawal because of numerous exclusive invitations. Born almost on the steps of a throne, married three times, protected long and luxuriously by great bankers, the confused memories of her innumerable pasts, not to speak of the caprices she had indulged, weighed on her as lightly as her beautiful round eyes, her painted face and her mauve dress. As, taking French leave, she passed me, I bowed and she, taking my hand, fixed her round violet orbs upon me as if to say: “How long since we met, do let us talk of it next time.” She pressed my hand, not quite sure whether there had or had not been a passage between us that evening she drove me from the Duchesse de Guermantes′. She merely took a chance by seeming to suggest something that had never been, which was not difficult for she looked tender over a strawberry-tart and assumed, about her compulsion to leave before the music was over, an attitude of despairing yet reassuring abandonment. Moreover, in her uncertainty about the incident with me, her furtive pressure did not detain her long and she did not say a word. She only looked at me in a way that said: “How long! How long!” as there passed across her vision her husbands, the different men who had kept her, two wars — and her star-like eyes, like astronomic dials carved in opal, registered in quick succession all those solemn hours of a far-away past she conjured back each time she uttered a greeting which was always an excuse. She left me and floated to the door so as not to disturb me, to show me that if she did not stop and talk to me it was because she had to make up the time she had lost pressing my hand so as not to keep the Queen of Spain waiting. She seemed to go through the door at racing-pace. And she was, as a fact, racing to her grave.
Pendant ce temps on entendait la princesse de Guermantes répéter d′un air exalté et d′une voix de ferraille que lui faisait son râtelier : «Â Oui, c′est cela, nous ferons clan ! nous ferons clan ! J′aime cette jeunesse si intelligente, si participante, ah ! quelle mugichienne vous êtes ! » Elle parlait, son gros monocle dans son œil rond, mi-amusé, mi-s′excusant de ne pouvoir soutenir la gaîté longtemps, mais jusqu′au bout elle était décidée à «Â participer », à «Â faire clan ».
Meanwhile, the Princesse de Guermantes kept repeating in an excited way in the metallic voice caused by her false teeth: “That′s it, we′ll form a group. I love the intelligence of youth, it so co-operates! Ah, what a ‘mugician′ you are.” She was talking with her large eyeglass in a round eye which was partly amused and partly excusing itself for not being able to keep it up but till the end she decided to “co-operate” and “form a group”.
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Je m′étais assis à côté de Gilberte de Saint-Loup. Nous parlâmes beaucoup de Robert, Gilberte en parlait sur un ton déférent, comme si c′eût été un être supérieur qu′elle tenait à me montrer qu′elle avait admiré et compris. Nous nous rappelâmes l′un à l′autre combien les idées qu′il exposait jadis sur l′art de la guerre (car il lui avait souvent redit à Tansonville les mêmes thèses que je lui avais entendu exposer à Doncières et plus tard) s′étaient souvent et, en somme, sur un grand nombre de points trouvées vérifiées par la dernière guerre. «Â Je ne puis vous dire à quel point la moindre des choses qu′il me disait à Doncières et aussi pendant la guerre me frappe maintenant. Les dernières paroles que j′ai entendues de lui, quand nous nous sommes quittés pour ne plus nous revoir, étaient qu′il attendait Hindenburg, général napoléonien, à un des types de la bataille napoléonienne, celle qui a pour but de séparer deux adversaires, peut-être, avait-il ajouté, les Anglais et nous. Or, à peine un an après la mort de Robert, un critique pour lequel il avait une profonde admiration et qui exerçait visiblement une grande influence sur ses idées militaires, M. Henry Bidou, disait que l′offensive d′Hindenburg en mars 1918, c′était «Â la bataille de séparation d′un adversaire massé contre deux adversaires en ligne, manœuvre que l′Empereur a réussie en 1796 sur l′Apennin et qu′il a manquée en 1815 en Belgique ». Quelques instants auparavant, Robert comparait devant moi les batailles à des pièces où il n′est pas toujours facile de savoir ce qu′a voulu l′auteur, où lui-même a changé son plan en cours de route. Or, pour cette offensive allemande de 1918, sans doute, en l′interprétant de cette façon Robert ne serait pas d′accord avec M. Bidou. Mais d′autres critiques pensent que c′est le succès d′Hindenburg dans la direction d′Amiens, puis son arrêt forcé, son succès dans les Flandres, puis l′arrêt encore qui ont fait, accidentellement en somme, d′Amiens, puis de Boulogne, des buts qu′il ne s′était pas préalablement assignés. Et, chacun pouvant refaire une pièce à sa manière, il y en a qui voient dans cette offensive l′annonce d′une marche foudroyante sur Paris, d′autres des coups de boutoir désordonnés pour détruire l′armée anglaise. Et même si les ordres donnés par le chef s′opposent à telles ou telles conceptions, il restera toujours aux critiques le moyen de dire, comme Mounet-Sully à Coquelin qui l′assurait que le Misanthrope n′était pas la pièce triste, dramatique qu′il voulait jouer (car Molière, au témoignage des contemporains, en donnait une interprétation comique et y faisait rire) : «Â Hé bien, c′est que Molière se trompait. »
I sat down by the side of Gilberte de Saint-Loup. We talked a great deal about Robert. Gilberte alluded to him deferentially as to a superior being whom she wanted me to know she admired and understood. We reminded each other that many of the ideas he had formerly expressed about the art of war (for he had often exposed the same theses at Tansonville as at Doncières and later) had been verified by the recent one. “I can′t tell you how much the slightest thing he told me at Doncierès strikes me now as it did during the war. The last words I heard him say when we parted never to meet again were that he was expecting of Hindenburg, a Napoleonic General, a type of Napoleonic battle the object of which is to separate two adversaries, perhaps, he said, the English and ourselves. Now scarcely a year after Robert′s death a critic whom he much admired and who obviously exercised great influence on his military ideas, M. Henri Bidou, said that Hindenburg′s offensive in March, 1918 was ‘a battle of separation by one adversary massed against two in line, a manœuvre which the Emperor successfully executed in 1796 on the Apennines and failed with in 1815 in Belgium′. Some time before that Robert was comparing battles with plays in which it is sometimes difficult to know what the author means because he has changed his plot in the course of the action. Now, as to this interpretation of the German offensive of 1918, Robert would certainly not be of M. Bidou′s opinion. But other critics think that Hindenburg′s success in the direction of Amiens, then his forced halt then his success in Flanders, then again the halt, accidentally made Amiens and afterwards Boulogne objectives he had not previously planned. And as everyone can reconstruct a play in his own way, there are those who see in this offensive the threat of a terrific march on Paris, others disordered hammer blows to annihilate the English Army. And even if the General′s orders are opposed to one or the other conception, critics will always be able to say, as Mounet-Sully did to Coquelin who affirmed that the ‘Misanthrope′ was not the depressing drama he made it appear (for Molière′s contemporaries testify that his interpretation was comic and made people laugh): ‘Well, then, Molière made a mistake.′”
«Â Et sur les avions, répondit Gilberte, vous rappelez-vous quand il disait — il avait de si jolies phrases — : «Â il faut que chaque armée soit un Argus aux cent yeux ». Hélas ! il n′a pu voir la vérification de ses dires. — Mais si, répondis-je, à la bataille de la Somme, il a bien su qu′on a commencé par aveugler l′ennemi en lui crevant les yeux, en détruisant ses avions et ses ballons captifs. — Ah ! oui, c′est vrai » Et comme depuis qu′elle ne vivait plus que pour l′intelligence, elle était devenue un peu pédante : «Â Et lui qui prétendait aussi qu′on reviendrait aux anciens moyens. Savez-vous que les expéditions de Mésopotamie dans cette guerre (elle avait dû lire cela à l′époque, dans les articles de Brichot) évoquent à tout moment, inchangée, la retraite de Xénophon ? Et pour aller du Tigre à l′Euphrate, le commandement anglais s′est servi de bellones, bateaux longs et étroits, gondoles de ce pays, et dont se servaient déjà les plus antiques Chaldéens. » Ces paroles me donnaient bien le sentiment de cette stagnation du passé qui dans certains lieux, par une sorte de pesanteur spécifique, s′immobilise indéfiniment, si bien qu′on peut le retrouver tel quel. Et j′avoue que, pensant aux lectures que j′avais faites à Balbec, non loin de Robert, j′étais très impressionné — comme dans la campagne de France de retrouver la tranchée de Mme de Sévigné — en Orient, à propos du siège de Kout-el-Amara (Kout-l′émir, comme nous disons Vaux-le-Vicomte et Boilleau-l′Évêque, aurait dit le curé de Combray, s′il avait étendu sa soif d′étymologie aux langues orientales), de voir revenir auprès de Bagdad ce nom de Bassorah dont il est tant question dans les Mille et une Nuits et que gagne chaque fois, après avoir quitté Bagdad ou avant d′y rentrer, pour s′embarquer ou débarquer, bien avant le général Townsend, aux temps des Khalifes, Simbad le Marin.
“And you remember,” Gilberte replied, “what he said about aeroplanes, he expressed himself so charmingly, every army must be an Argus with a hundred eyes. Alas, he did not live to see the verification of his predictions.” “Oh, yes, he did,” I answered, “he knew very well that, at the battle of the Somme, they were beginning to blind the enemy by piercing his eyes, destroying his aeroplanes and captive balloons.” “Oh yes! So they did.” Since she had taken to living in her mind, she had become somewhat pedantic. “And it was he who foretold a return to the old methods. Do you know that the Mesopotamian expeditions in this war” (she must have read this at the time in Brichot′s articles) “keep reminding one of the retreat of Xenophon; to get from the Tigris to the Euphrates the English Commander made use of canoes, long narrow boats, the gondolas of that country, which the ancient Chaldeans had made use of.” Her words gave me that feeling of stagnation in the past which is immobilised in certain places by a sort of specific gravity to such a degree that one finds it just as it was. I avow that, thinking of my readings at Balbec, not far from Robert, I had been much impressed — as I was when I discovered Mme de Sévigné‘s intrenchment in the French countryside — to observe, in connection with the siege of Kut-el-Amara (Kut-the-Emir just as we say Vaux-le-Vicomte, Boilleau-l′Evêque, as the curé of Combray would have said if his thirst for etymology had extended to Oriental languages) the recurrence, near Bagdad, of that name Bassorah about which we hear so much in the Thousand and One Nights, whence, long before General Townsend, Sinbad the Sailor, in the times of the Caliphs, embarked or disembarked whenever he left or returned to Bagdad.
«Â Il y a un côté de la guerre qu′il commençait à apercevoir, dis-je, c′est qu′elle est humaine, se vit comme un amour ou comme une haine, pourrait être racontée comme un roman, et que par conséquent, si tel ou tel va répétant que la stratégie est une science, cela ne l′aide en rien à comprendre la guerre, parce que la guerre n′est pas stratégique. L′ennemi ne connaît pas plus nos plans que nous ne savons le but poursuivi par la femme que nous aimons, et ces plans peut-être ne les savons-nous pas nous-mêmes. Les Allemands, dans l′offensive de mars 1918, avaient-ils pour but de prendre Amiens ? Nous n′en savons rien. Peut-être ne le savaient-ils pas eux-mêmes, et est-ce l′événement de leur progression à l′ouest, vers Amiens, qui détermina leur projet. À supposer que la guerre soit scientifique, encore faudrait-il la peindre comme Elstir peignait la mer, par l′autre sens, et partir des illusions, des croyances qu′on rectifie peu à peu, comme Dostoski raconterait une vie. D′ailleurs, il est trop certain que la guerre n′est point stratégique, mais plutôt médicale, comportant des accidents imprévus que le clinicien pouvait espérer éviter, comme la Révolution russe. »
“There was a side of the war he was beginning to perceive,” I said, “which is that it is human, that it is lived like a love or a hatred, can be recounted like a romance, and consequently if people keep on repeating that strategy is a science, it does not help them to understand it because it is not strategic. The enemy no more knows our plans than we know the motive of a woman we love, and perhaps we do not know ours either. In the offensive of March, 1918 was the object of the Germans to take Amiens? We know nothing about it. Perhaps they did not either and it was their advance westwards towards Amiens which determined their plan. Even admitting that war is scientific it is still necessary to paint it like Elstir painted the sea, by the use of another sense and using imagination and beliefs as a starting-point, to rectify them little by little as Dostoevski narrated a life. Moreover, it is but too obvious that war is rather medical than strategic since it brings in its train unforeseen accidents the clinician hopes to avoid, such as the Russian Revolution.”
Dans toute cette conversation, Gilberte m′avait parlé de Robert avec une déférence qui semblait plus s′adresser à mon ancien ami qu′à son époux défunt. Elle avait l′air de me dire : «Â Je sais combien vous l′admiriez. Croyez bien que j′ai su comprendre l′être supérieur qu′il était. » Et pourtant, l′amour que certainement elle n′avait plus pour son souvenir était peut-être encore la cause lointaine de particularités de sa vie actuelle. Ainsi Gilberte avait maintenant pour amie inséparable Andrée. Quoique celle-ci commençât, surtout à la faveur du talent de son mari et de sa propre intelligence, à pénétrer non pas, certes, dans le milieu des Guermantes, mais dans un monde infiniment plus élégant que celui qu′elle fréquentait jadis, on fut étonné que la marquise de Saint-Loup condescendît à devenir sa meilleure amie. Le fait sembla être un signe, chez Gilberte, de son penchant pour ce qu′elle croyait une existence artistique, et pour une véritable déchéance sociale. Cette explication peut être la vraie. Une autre pourtant vint à mon esprit, toujours fort pénétré de ce fait que les images que nous voyons assemblées quelque part sont généralement le reflet, ou d′une façon quelconque l′effet, d′un premier groupement, assez différent quoique symétrique, d′autres images extrêmement éloignées du second. Je pensais que si on voyait tous les soirs ensemble Andrée, son mari et Gilberte, c′était peut-être parce que, tant d′années auparavant, on avait pu voir le futur mari d′Andrée vivant avec Rachel, puis la quittant pour Andrée. Il est probable que Gilberte alors, dans le monde trop distant, trop élevé, où elle vivait, n′en avait rien su. Mais elle avait dû l′apprendre plus tard, quand Andrée avait monté et qu′elle-même avait descendu assez pour qu′elles pussent s′apercevoir. Alors avait dû exercer sur elle un grand prestige de la femme pour laquelle Rachel avait été quittée par l′homme, pourtant séduisant sans doute, qu′elle avait préféré à Robert.
Throughout this conversation, Gilberte had spoken of Robert with a deference which seemed rather addressed to my former friend than to her dead husband. She seemed to be saying: “I know how much you admired him, believe me, I knew and understood what a superior creature he was.” And yet the love she certainly no longer felt for his memory may perhaps have been the distant cause of the peculiarities in her present life. For Andrée was now Gilberte′s inseparable friend. Although the former had for some time, chiefly because of her husband′s talent, begun to enter, not, of course, the Guermantes set but an infinitely more fashionable society than that which she formerly frequented, people were astonished that the Marquise de Saint-Loup condescended to become her best friend. That fact seemed to be a sign of Gilberte′s preference for what she believed to be an artistic life and for a positive social forfeiture. That may be the true explanation. Another, however, came to my mind, always convinced that images assembled somewhere are generally the reflection or in some fashion the effect of a former grouping different from though symmetrical with other images extremely distant from the second group. I thought that if Andrée, her husband and Gilberte were seen together every evening it was possibly because many years earlier Andrée′s future husband had lived with Rachel and then left her for Andrée. It is probable that Gilberte lived in a society too far removed from and above theirs to know anything about it. But she must have learned of it later when Andrée went up and she came down enough for them to meet. Then the woman for whom a man had abandoned Rachel although she, Rachel, preferred him to Robert, must have been dowered with much prestige in the eyes of Gilberte.
Ainsi peut-être la vue d′Andrée rappelait à Gilberte le roman de jeunesse qu′avait été son amour pour Robert, et lui inspirait aussi un grand respect pour Andrée, de laquelle était toujours amoureux un homme tant aimé par cette Rachel que Gilberte sentait avoir été plus aimée de Saint-Loup qu′elle ne l′avait été elle-même. Peut-être, au contraire, ces souvenirs ne jouaient-ils aucun rôle dans la prédilection de Gilberte pour ce ménage artiste et fallait-il y voir simplement — comme chez beaucoup — l′épanouissement des goûts, habituellement inséparables chez les femmes du monde, de s′instruire et de s′encanailler. Peut-être Gilberte avait-elle oublié Robert autant que moi Albertine, et si même elle savait que c′était Rachel que l′artiste avait quittée pour Andrée, ne pensait-elle jamais, quand elle les voyait, à ce fait qui n′avait jamais joué aucun rôle dans son goût pour eux. On n′aurait pu décider si mon explication première n′était pas seulement possible, mais était vraie, que grâce au témoignage des intéressés, seul recours qui reste en pareil cas, s′ils pouvaient apporter dans leurs confidences de la clairvoyance et de la sincérité. Or la première s′y rencontre rarement et la seconde jamais.
In the same way, perhaps, the sight of Andrée recalled to Gilberte the youthful romance of her love for Robert and also inspired her respect for Andrée who was still loved by the man so adored by Rachel whom Gilberte knew Saint-Loup had preferred to herself. Perhaps, on the other hand, these memories played no part in Gilberte′s predilection for this artistic couple and it was only the result, as in many other cases, of the development of tastes common amongst society women for acquiring new experience and simultaneously lowering themselves. Perhaps Gilberte had forgotten Robert as completely as I had Albertine and even if she knew it was Rachel whom the artist had left for Andrée she never thought about it because it never played any part in her liking for them. The only way of ascertaining whether my first explanation was either possible or true would have been through the evidence of the interested parties and then only if they proffered their confidence with clarity and sincerity. And the first is rarely met with, the second never.
«Â Mais comment venez-vous dans des matinées si nombreuses ? me demanda Gilberte. Vous retrouver dans une grande tuerie comme cela, ce n′est pas ainsi que je vous schématisais. Certes, je m′attendais à vous voir partout ailleurs qu′à un des grands tralalas de ma tante, puisque tante il y a », ajouta-t-elle d′un air fin, car étant Mme de Saint-Loup depuis un peu plus longtemps que Mme Verdurin n′était entrée dans la famille, elle se considérait comme une Guermantes de tout temps et atteinte par la mésalliance que son oncle avait faite en épousant Mme Verdurin, qu′il est vrai elle avait entendu railler mille fois devant elle, dans la famille, tandis que, naturellement, ce n′était que hors de sa présence qu′on avait parlé de la mésalliance qu′avait faite Saint-Loup en l′épousant. Elle affectait, d′ailleurs, d′autant plus de dédain pour cette tante mauvais teint que la princesse de Guermantes, par l′espèce de perversion qui pousse les gens intelligents à s′évader du chic habituel, par le besoin aussi de souvenirs qu′ont les gens âgés, pour tâcher de donner un passé à son élégance nouvelle aimait à dire, en parlant de Gilberte : «Â Je vous dirai que ce n′est pas pour moi une relation nouvelle, j′ai énormément connu la mère de cette petite ; tenez, c′était une grande amie à ma cousine Marsantes. C′est chez moi qu′elle a connu le père de Gilberte. Quant au pauvre Saint-Loup, je connaissais d′avance toute sa famille, son propre oncle était mon intime autrefois à la Raspelière. » «Â Vous voyez que les Verdurin n′étaient pas du tout des bohèmes, me disaient les gens qui entendaient parler ainsi la princesse de Guermantes, c′étaient des amis de tout temps de la famille de Mme de Saint-Loup. » J′étais peut-être seul à savoir par mon grand-père qu′en effet les Verdurin n′étaient pas des bohèmes. Mais ce n′était pas précisément parce qu′ils avaient connu Odette. Mais on arrange aisément les récits du passé que personne ne connaît plus, comme ceux des voyages dans les pays où personne n′est jamais allé. «Â Enfin, conclut Gilberte, puisque vous sortez quelquefois de votre Tour d′Ivoire, des petites réunions intimes chez moi, où j′inviterais des esprits sympathiques, ne vous conviendraient-elles pas mieux ? Ces grandes machines comme ici sont bien peu faites pour vous. Je vous voyais causer avec ma tante Oriane, qui a toutes les qualités qu′on voudra, mais à qui nous ne ferons pas tort, n′est-ce pas, en déclarant qu′elle n′appartient pas à l′élite pensante. » Je ne pouvais mettre Gilberte au courant des pensées que j′avais depuis une heure, mais je crus que, sur un point de pure distraction, elle pourrait servir mes plaisirs, lesquels, en effet, ne me semblaient pas devoir être de parler littérature avec la duchesse de Guermantes plus qu′avec Mme de Saint-Loup. Certes, j′avais l′intention de recommencer dès demain, bien qu′avec un but cette fois, à vivre dans la solitude. Même chez moi je ne laisserais pas les gens venir me voir dans mes instants de travail, car le devoir de faire mon œuvre primait celui d′être poli, ou même bon. Ils insisteraient sans doute. Ceux qui ne m′avaient pas vu depuis si longtemps, venaient de me retrouver et me jugeaient guéri. Ils insisteraient, venant quand le labeur de leur journée, de leur vie, serait fini ou interrompu, et ayant alors le même besoin de moi que j′avais eu autrefois de Saint-Loup, et cela parce que, comme je m′en étais aperçu à Combray quand mes parents me faisaient des reproches au moment où je venais de prendre à leur insu les plus louables résolutions, les cadrans intérieurs qui sont départis aux hommes ne sont pas tous réglés à la même heure, l′un sonne celle du repos en même temps que l′autre celle du travail, l′un celle du châtiment par le juge quand chez le coupable celle du repentir et du perfectionnement intérieur est sonnée depuis longtemps. Mais j′aurais le courage de répondre à ceux qui viendraient me voir ou me feraient chercher que j′avais, pour des choses essentielles au courant desquelles il fallait que je fusse mis sans retard, un rendez-vous urgent, capital, avec moi-même. Et pourtant, bien qu′il y ait peu de rapport entre notre moi véritable et l′autre, à cause de l′homonymat et du corps commun aux deux, l′abnégation qui vous fait faire le sacrifice des devoirs plus faciles, même des plaisirs, paraît aux autres de l′égoî²e. Et d′ailleurs, n′était-ce pas pour m′occuper d′eux que je vivrais loin de ceux qui se plaindraient de ne pas me voir, pour m′occuper d′eux plus à fond que je n′aurais pu le faire avec eux, pour chercher à les révéler à eux-mêmes, à les réaliser ? À quoi eût servi que, pendant des années encore, j′eusse perdu des soirées à faire glisser sur l′écho à peine expiré de leurs paroles le son tout aussi vain des miennes, pour le stérile plaisir d′un contact mondain qui exclut toute pénétration ? Ne valait-il pas mieux que ces gestes qu′ils faisaient, ces paroles qu′ils disaient, leur vie, leur nature, j′essayasse d′en décrire la courbe et d′en dégager la loi ? Malheureusement, j′aurais à lutter contre cette habitude de se mettre à la place des autres qui, si elle favorise la conception d′une œuvre, en retarde l′exécution. Car, par une politesse supérieure, elle pousse à sacrifier aux autres non seulement son plaisir, mais son devoir, quand, se mettant à la place des autres, le devoir quel qu′il soit, fût-ce, pour quelqu′un qui ne peut rendre aucun service au front, de rester à l′arrière s′il est utile, paraîtra comme, ce qu′il n′est pas en réalité, notre plaisir. Et bien loin de me croire malheureux de cette vie sans amis, sans causerie, comme il est arrivé aux plus grands de le croire, je me rendais compte que les forces d′exaltation qui se dépensent dans l′amitié sont une sorte de porte-à-faux visant une amitié particulière qui ne mène à rien et se détournent d′une vérité vers laquelle elles étaient capables de nous conduire. Mais enfin, quand des intervalles de repos et de société me seraient nécessaires, je sentais que, plutôt que les conversations intellectuelles que les gens du monde croient utiles aux écrivains, de légères amours avec des jeunes filles en fleurs seraient un aliment choisi que je pourrais à la rigueur permettre à mon imagination semblable au cheval fameux qu′on ne nourrissait que de roses ! Ce que tout d′un coup je souhaitais de nouveau, c′est ce dont j′avais rêvé à Balbec, quand, sans les connaître encore, j′avais vu passer devant la mer Albertine, Andrée et leurs amies. Mais hélas ! je ne pouvais plus chercher à retrouver celles que justement en ce moment je désirais si fort. L′action des années qui avait transformé tous les êtres que j′avais vus aujourd′hui, et Gilberte elle-même, avait certainement fait de toutes celles qui survivaient, comme elle eût fait d′Albertine si elle n′avait pas péri, des femmes trop différentes de ce que je me rappelais. Je souffrais d′être obligé de moi-même à atteindre celles-là, car le temps qui change les êtres ne modifie pas l′image que nous avons gardée d′eux. Rien n′est plus douloureux que cette opposition entre l′altération des êtres et la fixité du souvenir, quand nous comprenons que ce qui a gardé tant de fraîcheur dans notre mémoire n′en peut plus avoir dans la vie, que nous ne pouvons, au dehors, nous rapprocher de ce qui nous paraît si beau au-dedans de nous, de ce qui excite en nous un désir, pourtant si individuel, de le revoir. Ce violent désir que la mémoire excitait en moi pour ces jeunes filles vues jadis, je sentais que je ne pourrais espérer l′assouvir qu′à condition de le chercher dans un être du même âge, c′est-à-dire dans un autre être. J′avais pu souvent soupçonner que ce qui semble unique dans une personne qu′on désire ne lui appartient pas. Mais le temps écoulé m′en donnait une preuve plus complète, puisque, après vingt ans, spontanément, je voulais chercher, au lieu des filles que j′avais connues, celles possédant maintenant la jeunesse que les autres avaient alors. D′ailleurs, ce n′est pas seulement le réveil de nos désirs charnels qui ne correspond à aucune réalité parce qu′il ne tient pas compte du temps perdu. Il m′arrivait parfois de souhaiter que par un miracle vinssent auprès de moi, restées vivantes contrairement à ce que j′avais cru, ma grand′mère, Albertine. Je croyais les voir, mon cœur s′élançait vers elles. J′oubliais seulement une chose, c′est que, si elles vivaient en effet, Albertine aurait à peu près maintenant l′aspect que m′avait présenté à Balbec Mme Cottard, et que ma grand′mère, ayant plus de quatre-vingt-quinze ans, ne me montrerait rien du beau visage calme et souriant avec lequel je l′imaginais encore maintenant, aussi arbitrairement qu′on donne une barbe à Dieu le Père, ou qu′on représentait, au XVIIe siècle, les héros d′Homère avec un accoutrement de gentilshommes et sans tenir compte de leur antiquité. Je regardai Gilberte et je ne pensai pas : «Â Je voudrais la revoir », mais je lui dis qu′elle me ferait toujours plaisir en m′invitant avec des jeunes filles, sans que j′eusse, d′ailleurs, à leur rien demander que de faire renaître en moi les rêveries, les tristesses d′autrefois, peut-être, un jour improbable, un chaste baiser. Comme Elstir aimait à voir incarnée devant lui, dans sa femme, la beauté vénitienne, qu′il avait si souvent peinte dans ses œuvres, je me donnais l′excuse d′être attiré, par un certain égoî²e esthétique, vers les belles femmes qui pouvaient me causer de la souffrance, et j′avais un certain sentiment d′idolâtrie pour les futures Gilberte, les futures duchesses de Guermantes, les futures Albertine que je pourrais rencontrer, et qui, me semblait-il, pourraient m′inspirer, comme un sculpteur qui se promène au milieu de beaux marbres antiques. J′aurais dû pourtant penser qu′antérieur à chacune était mon sentiment du mystère où elles baignaient et qu′ainsi, plutôt que de demander à Gilberte de me faire connaître des jeunes filles, j′aurais mieux fait d′aller dans ces lieux où rien ne nous rattache à elles, où entre elles et soi on sent quelque chose d′infranchissable, où, à deux pas, sur la plage, allant au bain, on se sent séparé d′elles par l′impossible. C′est ainsi que mon sentiment du mystère avait pu s′appliquer successivement à Gilberte, à la duchesse de Guermantes, à Albertine, à tant d′autres. Sans doute l′inconnu et presque l′inconnaissable était devenu le commun, le familier, indifférent ou douloureux, mais retenant de ce qu′il avait été un certain charme. Et, à vrai dire, comme dans ces calendriers que le facteur nous apporte pour avoir ses étrennes, il n′était pas une de mes années qui n′ait eu à son frontispice, ou intercalée dans ses jours, l′image d′une femme que j′y avais désirée ; image souvent d′autant plus arbitraire que parfois je n′avais pas vu cette femme, quand c′était, par exemple, la femme de chambre de Mme Putbus, Mlle d′Orgeville, ou telle jeune fille dont j′avais vu le nom dans le compte rendu mondain d′un journal, parmi l′essaim des charmantes valseuses. Je la devinais belle, m′éprenais d′elle, et lui composais un corps idéal dominant de toute sa hauteur un paysage de la province où j′avais lu, dans l′Annuaire des Châteaux, que se trouvaient les propriétés de sa famille. Pour les femmes que j′avais connues, ce paysage était au moins double. Chacune s′élevait, à un point différent de ma vie, dressée comme une divinité protectrice et locale, d′abord au milieu d′un de ces paysages rêvés dont la juxtaposition quadrillait ma vie et où je m′étais attaché à l′imaginer ; ensuite, vue du côté du souvenir entourée des sites où je l′avais connue et qu′elle me rappelait, y restant attachée, car si notre vie est vagabonde notre mémoire est sédentaire, et nous avons beau nous élancer sans trêve, nos souvenirs, eux, rivés aux lieux dont nous nous détachons, continuent à y continuer leur vie casanière, comme ces amis momentanés que le voyageur s′était faits dans une ville et qu′il est obligé d′abandonner quand il la quitte, parce que c′est là qu′eux, qui ne partent pas, finiront leur journée et leur vie comme s′il était là encore, au pied de l′église, devant la porte et sous les arbres du cours. Si bien que l′ombre de Gilberte s′allongeait, non seulement devant une église de l′Île-de-France où je l′avais imaginée, mais aussi sur l′allée d′un parc, du côté de Méséglise, celle de Mme de Guermantes dans un chemin humide où montaient en quenouilles des grappes violettes et rougeâtres, ou sur l′or matinal d′un trottoir parisien. Et cette seconde personne, celle née non du désir, mais du souvenir, n′était, pour chacune de ces femmes, unique. Car, chacune, je l′avais connue à diverses reprises, en des temps différents où elle était une autre pour moi, où moi-même j′étais autre, baignant dans des rêves d′une autre couleur. Or la loi qui avait gouverné les rêves de chaque année maintenant assemblés autour d′eux les souvenirs d′une femme que j′y avais connue, tout ce qui se rapportait, par exemple, à la duchesse de Guermantes au temps de mon enfance, était concentré, par une force attractive, autour de Combray, et tout ce qui avait trait à la duchesse de Guermantes qui allait tout à l′heure m′inviter à déjeuner, autour d′un sensitif tout différent ; il y avait plusieurs duchesses de Guermantes, comme il y avait eu, depuis la dame en rose, plusieurs Mmes Swann, séparées par l′éther incolore des années, et de l′une à l′autre desquelles je ne pouvais pas plus sauter que si j′avais eu à quitter une planète pour aller dans une autre planète que l′éther en sépare. Non seulement séparée, mais différente, parée des rêves que j′avais eus dans des temps si différents, comme d′une flore particulière, qu′on ne retrouvera pas dans une autre planète ; au point qu′après avoir pensé que je n′irais déjeuner ni chez Mme de Forcheville, ni chez Mme de Guermantes, je ne pouvais me dire, tant cela m′eût transporté dans un monde autre, que l′une n′était pas une personne différente de la duchesse de Guermantes qui descendait de Geneviève de Brabant, et l′autre de la Dame en rose, que parce qu′en moi un homme instruit me l′affirmait avec la même autorité qu′un savant qui m′eût affirmé qu′une voie lactée de nébuleuses était due à la segmentation d′une seule et même étoile. Telle Gilberte, à qui je demandais pourtant, sans m′en rendre compte, de me permettre d′avoir des amies comme elle avait été autrefois, n′était plus pour moi que Mme de Saint-Loup. Je ne songeais plus en la voyant au rôle qu′avait eu jadis dans mon amour, oublié lui aussi par elle, mon admiration pour Bergotte, pour Bergotte redevenu pour moi simplement l′auteur de ses livres, sans que je me rappelasse (que dans des souvenirs rares et entièrement séparés) l′émoi d′avoir été présenté à l′homme, la déception, l′étonnement de sa conversation, dans le salon aux fourrures blanches, plein de violettes, où on apportait si tôt, sur tant de consoles différentes, tant de lampes. Tous les souvenirs qui composaient la première mademoiselle Swann étaient, en effet, retranchés de la Gilberte actuelle, retenus bien loin par les forces d′attraction d′un autre univers, autour d′une phrase de Bergotte avec laquelle ils faisaient corps et baignés d′un parfum d′aubépine. La fragmentaire Gilberte d′aujourd′hui écouta ma requête en souriant. Puis, en se mettant à y réfléchir, elle prit un air sérieux en ayant l′air de chercher dans sa tête. Et j′en fus heureux car cela l′empêcha de faire attention à un groupe qui se trouvait non loin de nous et dont la vue n′eût pu certes lui être agréable. On y remarquait la duchesse de Guermantes en grande conversation avec une affreuse vieille femme que je regardais sans pouvoir du tout deviner qui elle était : je n′en savais absolument rien. «Â Comme c′est drôle de voir ici Rachel », me dit à l′oreille Bloch qui passait à ce moment. Ce nom magique rompit aussitôt l′enchantement qui avait donné à la maîtresse de Saint-Loup la forme inconnue de cette immonde vieille, et je la reconnus alors parfaitement. De même, j′ai dit ailleurs que dès qu′on me nommait les hommes dont je ne pouvais reconnaître les visages l′enchantement cessait, et que je les reconnaissais. Pourtant il y en eut un que, même nommé, je ne pus reconnaître, et je crus à un homonyme, car il n′avait aucune espèce de rapport avec celui que non seulement j′avais connu autrefois mais que j′avais retrouvé il y a quelques années. C′était pourtant lui, blanchi seulement et engraissé, mais il avait rasé ses moustaches et cela avait suffi pour lui faire perdre sa personnalité. Pour en revenir à Rachel, c′était bien avec elle, devenue une actrice célèbre et qui allait, au cours de cette matinée, réciter des vers de Musset et de La Fontaine, que la tante de Gilberte, la duchesse de Guermantes, causait en ce moment. Or la vue de Rachel ne pouvait en tout cas être bien agréable à Gilberte, et je fus d′autant plus ennuyé d′apprendre qu′elle allait réciter des vers et de constater son intimité avec la duchesse. Celle-ci, consciente depuis trop longtemps d′occuper la première situation de Paris (ne se rendant pas compte qu′une telle situation n′existe que dans les esprits qui y croient et que beaucoup de nouvelles personnes, si elles ne la voyaient nulle part, si elles ne lisaient son nom dans le compte rendu d′aucune fête élégante, croiraient, en effet, qu′elle n′occupait aucune situation), ne voyait plus, qu′en visites aussi rares et aussi espacées qu′elle pouvait, le faubourg Saint-Germain qui, disait-elle, «Â l′ennuyait à mourir », et, en revanche, se passait la fantaisie de déjeuner avec telle ou telle actrice qu′elle trouvait délicieuse.
“But how is it that you are here at this crowded reception?” asked Gilberte. “It′s not like you to come to a massacre like this. I might have expected to meet you anywhere rather than in one of these omnium-gatherums of my aunt; she is my aunt you know,” she added subtly; for having become Mme de Saint-Loup considerably before Mme Verdurin entered the family, she considered herself a Guermantes from the beginning of time and, in consequence, affected by the mésalliance of her uncle with Mme Verdurin whom, it is true, she had heard the family laugh at a thousand times whereas, of course, it was only when she was not there that they alluded to the mesalliance of Saint-Loup and herself. She affected, moreover the greater disdain for this undistinguished aunt because the Princesse de Guermantes, owing to a sort of perversity which impels intelligent people to escape from the bondage of fashion, also owing to the need displayed by ageing people of memories that will form a background to their newly acquired position, would say about Gilberte: “That′s no new relationship for me, I knew the young woman′s mother very well; why, she was my cousin Marsantes′ great friend. It was at my house she met Gilberte′s father. As to poor Saint-Loup, I used to know all his family, his uncle was once an intimate friend of mine at La Raspelière.” “You see, the Verdurins were not Bohemians at all,” people said to me when they heard the Princesse de Guermantes talk in that way, “they were old friends of Mme de Saint-Loup′s family.” I was, perhaps, the only one who knew, through my grandfather, that indeed the Verdurins were not Bohemians, but it was not exactly because they had known Odette. But it is as easy to give accounts of the past which nobody knows anything about as it is of travels in countries where no one has ever been. “Well,” concluded Gilberte, “as you do sometimes emerge from your ivory tower, would not a little intimate party at my house amuse you? I should invite sympathetic souls who would be more to your taste. A big affair like this is not for you. I saw you talking to my Aunt Oriane who may have the best qualities in the world but we shouldn′t be libelling her, should we, if we said she doesn′t belong to the élite of the mind?” I could not impart to Gilberte the thoughts which had occupied me during the last hour but I thought she might provide me with distraction which, however, I should not get from talking literature with the Duchesse de Guermantes nor with her either. Certainly I intended to start afresh from the next day to live in solitude but, this time, with a real object. Even at my own house I should not let people come to see me during my working hours, for my duty to my work was more important than that of being polite or even kind. Doubtless, those who had not seen me for a long time would come, and believing me restored to health, would be insistent. When their day′s work was finished or interrupted, they would insist on coming, having need of me as I once had of Saint-Loup, because, as had happened at Combray when my parents reproached me just when, unknown to them, I was forming the most praiseworthy resolution, the internal timepieces allotted to mankind are not all regulated to the same hour; one strikes the hour of rest when another strikes that of work, one that of a judge′s sentence when the guilty has repented and that of his inner perfectioning has struck long before. But to those who came to see me or sent for me, I should have the courage to answer that I had an urgent appointment about essential matters it was necessary for me to regulate without further delay, an appointment of capital importance with myself. And yet, though indeed there be little relation between our real self and the other — because of their homonymy and their common body, the abnegation which makes us sacrifice easier duties, pleasures even, seems to others egoism. Moreover, was it not to concern myself with them that I was going to live far apart from those who would complain that they never saw me, to concern myself with them more fundamentally than I could have done in their presence, so that I might reveal them to themselves, make them realise themselves. How would it have profited if, for years longer, I had wasted my nights by letting the words they had just uttered fade into an equally vain echo of my own, for the sake of the sterile pleasure of a social contact which excludes all penetrating thought? Would it not be better I should try to describe the curve, to elicit the law that governed their gestures, their words, their lives, their nature? Unhappily, I should be compelled to fight against that habit of putting myself in another′s place which, though it may favour the conception of a work retards its execution. For, through an excess of politeness it makes us sacrifice to others not merely our pleasure but our duty even though putting oneself in the place of others, duty, whatever form it may take, even, were it helpful, that of remaining at the rear when one can render no service at the front, appears contrary to the truth, to be our pleasure. And far from believing myself unhappy because of a life without friends, without conversation, as some of the greatest have believed, I realised that the force and elation spent in friendship are a sort of false passport to an individual intimacy that leads nowhere and turns us back from a truth to which they might have conducted us. But anyhow, should intervals of repose and social intercourse be necessary to me, I felt that instead of the intellectual conversations which society people believe interesting to writers, light loves with young flowering girls would be the nourishment I might, at the most, allow my imagination, like the famous horse which was fed on nothing but roses. All of a sudden I longed again for what I had dreamed of at Balbec, when I saw Albertine and Andrée disporting themselves with their friends on the sea-shore before I knew them. But alas, those I now so much longed for, I could find no more. The years which had transformed all those I had seen to-day including Gilberte herself must, beyond question, have made of the other survivors as, had she not perished, of Albertine, women very different from the girls I remembered. I suffered at the thought of their attaint for time′s changes do not modify the images in our memory. There is nothing more painful than the contrast between the alteration in beings and the fixity of memory, than the realisation that what our memory keeps green has decayed and that there can be no exterior approach to the beauty within us which causes so great a yearning to see it once more. The intense desire for those girls of long ago which my memory excited, could never be quenched unless I sought its satisfaction in another being as young. I had often suspected that what seems unique in a creature we desire does not belong to that individual. But the passage of time gave me completer proof, since after twenty years I now wanted, instead of the girls I had known, those possessing their youth. Moreover, it is not only the awakening of physical desire that corresponds to no reality because it ignores the passing of time. At times I prayed that, by a miracle, my grandmother and Albertine had, in spite of my reason, survived and would come to me. I believed I saw them, my heart leaped towards them. But I forgot that, if they had been alive, Albertine would almost have the appearance of Mme Cottard at Balbec and that my grandmother at ninety-five would not exhibit the beautiful, calm, smiling face I still imagined hers as arbitrarily as we picture God the Father with a beard or as, in the seventeenth century, the heroes of Homer were represented in the company of noblemen with no regard to chronology. I looked at Gilberte and I did not think, “I should like to see you again.” But I told her it would certainly give me pleasure if she invited me to meet young girls, of whom I should ask no more than to evoke reveries and sorrows of former days, perhaps, on some unlikely day, to allow me the privilege of one chaste kiss. As Elstir loved to see incarnated in his wife the Venetian beauty he so often painted in his works, I excused myself for being attracted through a certain aesthetic egoism towards beautiful women who might cause me suffering, and I cultivated a sort of idolatry for future Gilbertes, future Duchesses de Guermantes and Albertines who I thought might inspire me like a sculptor in the midst of magnificent antique marbles. I ought, nevertheless, to have remembered that each experience had been preceded by my sense of the mystery which pervaded them and that, instead of asking Gilberte to introduce me to young girls I should have done better to journey to those shores where nothing binds them to us, where an impassable gulf lies between them and us, where, though they are about to bathe two paces away on the beach, they are separated from us by the impossible. It was thus that my sentiment of mystery had enshrined first Gilberte, then the Duchesse de Guermantes, Albertine, so many others. True, the unknown and almost unknowable had become the common, the familiar, the indifferent or the painful, yet it retained something of its former charm. And, to tell the truth, (as in those calendars the postman brings us when he wants his Christmas box,) there was not one year of my life that did not have the picture of a woman I then desired as its frontispiece or interleaved in its days; a picture sometimes the more arbitrary that I had not even seen her, as for instance, Mme Putbus′ maid, Mlle d′Orgeville or some other girl whose name I had noticed in a society column amongst those of other charming dancers. I imagined her beautiful, I fell in love with her, I created an ideal being, queen of the provincial country-side where, I gleaned from the Annuaire des Châteaux, her family owned an estate. In the case of women I had known, that countryside was at least a double one. Each one of them emerged at a different point of my life, standing like protective local divinities first in the midst of the countryside of my dreams, a setting which patterned my life and to which my imagination clung; then perceived by the memory in the various places where I had known her, places she recalled because of her association with them; for though our life wanders, our memory is sedentary and, project ourselves as we may, our memories riveted to places from which we are detached, remain at home like temporary acquaintances made by a traveller in some city in which he leaves them to live their lives and finish their days as though he were still standing beside the church, in front of the door, beneath the trees in the avenue. Thus the shadow of Gilberte lengthened from the front of a church in l′Ile de France where I had imagined her to the drive of a park on the Méséglise side, that of Mme de Guermantes from the damp path over which red and violet grapes hung in clusters to the morning-gold of a Paris pavement. And this second personality, not born of desire but of memory, was not in either case the only one. I had known each in different circumstances and periods and in each she was another for me or I was another, bathed in dreams of another colour. And the law which had governed the dreams of each year now gathered round them the memories of the woman I had each time known, that which concerned the Duchesse de Guermantes of my childhood was concentrated by magnetic energy round Combray and that which concerned the Duchesse de Guermantes who invited me to luncheon about a sensitive being of a different kind; there were several Duchesses de Guermantes as there had been several Mme Swanns since the lady in pink, separated from each other by the colourless ether of years and I could no more jump from one to the other than I could fly from here to another planet. Not only separated but different, decked out with dreams at different periods as with flora indiscoverable in another planet. So true was this that, having decided not to go to luncheon either with Mme de Forcheville or with Mme de Guermantes, so completely would that have transported me into another world, I could only tell myself that the one was the Duchesse de Guermantes, descendant of Geneviève de Brabant and the other was the lady in pink, because within me an educated man asserted the fact with the same authority as a scientist who stated that a nebulous Milky Way was composed of particles of a single star. In the same way Gilberte, whom I nevertheless, asked absent-mindedly to introduce me to girls like her former self, was now nothing more to me than Mme de Saint-Loup. As I looked at her, I did not start dreaming of the part my admiration of Bergotte, whom she had also forgotten, had formerly played in my love of her for I now only thought of Bergotte as the author of his books, without remembering, except during rare and isolated flashes, my emotion when I was introduced to him, my disappointment, my astonishment at his conversation in the drawing-room with the white rugs, full of violets, where such a number of lamps were brought so early and placed upon so many different tables. All the memories which composed the original Mlle Swann were, in fact, foreshortened by the Gilberte of now, held back by the magnetic attraction of another universe, united to a sentence of Bergotte and bathed in the perfume of hawthorn. The fragmentary Gilberte of to-day listened smilingly to my request and setting herself to think, she became serious and appeared to be searching for something in her head. Of this I was glad as it prevented her from noticing a group seated not far from us, the sight of which would not have been agreeable to her. The Duchesse de Guermantes was engaged in an animated conversation with a horrible old woman whom I stared at without having the slightest idea who she was. “How extraordinary to see Rachel here,” Bloch passing at that moment, whispered in my ear. The magic name instantly broke the spell which had laid the disguise of this unknown and foul old woman upon Saint-Loup′s mistress and I recognised her at once. In this case as in others, as soon as names were supplied to faces I could not recognise, the spell was broken and I knew them. All the same, there was a man there I could not recognise even when I was supplied with his name and I believed it must be a homonym for he bore no sort of likeness to the one I had formerly known and come across afterwards. It was the same man, after all, only greyer and fatter but he had removed his moustache and with it, his personality. It was indeed Rachel, now a celebrated actress, who was to recite verses of Musset and La Fontaine during the reception, with whom Gilberte′s aunt, the Duchesse de Guermantes, was then talking. The sight of Rachel could in no case have been agreeable to Gilberte and I was annoyed to hear she was going to recite because it would demonstrate her intimacy with the Duchesse. The latter, too long conscious of being the leader of fashion, (not realising that a situation of that kind only exists in the minds of those who believe in it and that many newcomers would not believe she had any position at all unless they saw her name in the fashion-columns and knew she went everywhere) nowadays only visited the faubourg Saint-Germain at rare intervals, saying that it bored her to death and went to the other extreme by lunching with this or that actress whose company pleased her.
La duchesse hésitait encore, par peur d′une scène de M. de Guermantes, devant Balthy et Mistinguett, qu′elle trouvait adorables, mais avait décidément Rachel pour amie. Les nouvelles générations en concluaient que la duchesse de Guermantes, malgré son nom, devait être quelque demi-castor qui n′avait jamais été tout à fait du gratin. Il est vrai que, pour quelques souverains dont l′intimité lui était disputée par deux autres grandes dames, Mme de Guermantes se donnait encore la peine de les avoir à déjeuner. Mais, d′une part, ils viennent rarement, connaissent des gens de peu, et la duchesse, par la superstition des Guermantes à l′égard du vieux protocole (car à la fois les gens bien élevés l′assommaient et elle tenait à la bonne éducation), faisait mettre : «Â Sa Majesté a ordonné à la duchesse de Guermantes », «Â a daigné », etc. Et les nouvelles couches, ignorantes de ces formules, en concluaient que la position de la duchesse était d′autant plus basse. Au point de vue de Mme de Guermantes, cette intimité avec Rachel pouvait signifier que nous nous étions trompés quand nous croyions Mme de Guermantes hypocrite et menteuse dans ses condamnations de l′élégance, quand nous croyions qu′au moment où elle refusait d′aller chez Mme de Sainte-Euverte, ce n′était pas au nom de l′intelligence mais du snobisme qu′elle agissait ainsi, ne la trouvant bête que parce que la marquise laissait voir qu′elle était snob, n′ayant pas encore atteint son but. Mais cette intimité avec Rachel pouvait signifier aussi que l′intelligence était, en réalité, chez la duchesse, médiocre, insatisfaite et désireuse sur le tard, quand elle était fatiguée du monde, de réalisations, par ignorance totale des véritables réalités intellectuelles et une pointe de cet esprit de fantaisie qui fait à des dames très bien, qui se disent : «Â comme ce sera amusant », finir leur soirée d′une façon à vrai dire assommante, en puisant la force d′aller réveiller quelqu′un, à qui finalement on ne sait que dire, près du lit de qui on reste un moment dans son manteau de soirée, après quoi, ayant constaté qu′il est fort tard, on finit par aller se coucher.
The Duchesse still hesitated to invite Balthy and Mistinguette, whom she thought adorable, for fear of a scene with M. de Guermantes, but in any case Rachel was her friend. From this the new generation concluded, notwithstanding her name, that the Duchesse de Guermantes must be a demi-castor who had never been the “real thing”. It is true that Mme de Guermantes still took the trouble to ask certain sovereigns for whose friendship two other great ladies were her rivals, to luncheon. But they rarely came to Paris and knew people of no particular position, and as the Duchesse, owing to the Guermantes partiality for old forms (for though well-bred people bored her, she liked good manners) announced, “Her Majesty has commanded the Duchesse de Guermantes, has deigned, et cetera,” the newcomers, ignorant of these formulas, assumed that the Duchesse′s position had diminished. From Mme de Guermantes′ standpoint, her intimacy with Rachel might indicate that we were mistaken in believing her condemnation of fashion to be a hypocritical pose at a time when her refusal to go to Mme de Sainte-Euverte′s seemed to be due to snobbishness rather than to intelligence and her objection to the marquise on the ground of stupidity to be attributable to the latter′s failure to attain her snobbish ambitions. But this intimacy with Rachel might equally signify that the Duchesse′s intelligence was meagre, unsatisfied and desirous, very late, of expressing itself, combined with a total ignorance of intellectual realities and a fanciful spirit which makes ladies of position say, “What fun it will be” and finish their evenings in what actually is the most excruciating boredom, forcing themselves on someone to whom they have nothing to say so as to stand a moment by his bedside in an evening cloak, after which, observing that it is very late, they go off to bed.
Il faut ajouter qu′une vive antipathie qu′avait depuis peu pour Gilberte la versatile duchesse pouvait lui faire prendre un certain plaisir à recevoir Rachel, ce qui lui permettait, en plus, de proclamer une des maximes des Guermantes, à savoir qu′ils étaient trop nombreux pour épouser les querelles (presque pour prendre le deuil) les uns des autres, indépendance de «Â je n′ai pas à » qu′avait renforcée la politique qu′on avait dû adopter à l′égard de M. de Charlus, lequel, si on l′avait suivi, vous eût brouillé avec tout le monde. Quant à Rachel, si elle s′était, en réalité, donné une grande peine pour se lier avec la duchesse de Guermantes (peine que la duchesse n′avait pas su démêler sous des dédains affectés, des impolitesses voulues, qui l′avaient piquée au jeu et lui avaient donné grande idée d′une actrice si peu snob), sans doute cela tenait, d′une façon générale, à la fascination que les gens du monde exercent à partir d′un certain moment sur les bohèmes les plus endurcis, parallèle à celle que ces bohèmes exercent eux-mêmes sur les gens du monde, double reflux qui correspond à ce qu′est, dans l′ordre politique, la curiosité réciproque et le désir de faire alliance entre peuples qui se sont combattus. Mais le désir de Rachel pouvait avoir une raison plus particulière. C′est chez Mme de Guermantes, c′est de Mme de Guermantes, qu′elle avait reçu jadis sa plus terrible avanie. Rachel l′avait peu à peu non pas oubliée mais pardonnée, mais le prestige singulier qu′en avait reçu à ses yeux la duchesse ne devait s′effacer jamais. L′entretien, de l′attention duquel je désirais détourner Gilberte, fut, du reste, interrompu, car la maîtresse de maison vint chercher Rachel dont c′était le moment de réciter et qui bientôt, ayant quitté la duchesse, parut sur l′estrade.
It may be added that for some little time, the versatile Duchesse had felt a strong antipathy towards Gilberte which might make her take particular pleasure in receiving Rachel, which moreover enabled her to proclaim one of the Guermantes′ maxims, namely, that they were too numerous to take up a quarrel or to go into mourning among themselves, a sort of “it′s not my business” independence which it had been expedient to adopt in regard to M. de Charlus who, had they espoused his cause, would have made them quarrel with everybody. As to Rachel, if she had actually taken a good deal of trouble to make friends with the Duchesse (trouble which the Duchesse had been unable to detect in the affected disdain and pretentious rudeness which made her believe the actress was not at all a snob) doubtless it came about from the fascination exercised upon society people by hardened bohemians which is parallel to that which bohemians feel about people in society, a double reaction which corresponds, in the political order, to the reciprocal curiosity and desire to be allies displayed by nations who have fought against each other. But Rachel′s wish to be friends with the Duchesse might have a more peculiar reason. It was at the house of Mme de Guermantes and from Mme de Guermantes herself that she once suffered her greatest humiliation. Rachel had not forgotten though, little by little, she had pardoned it but the singular prestige the Duchesse had derived from it in her eyes, would never be effaced. The colloquy from which I wanted to draw Gilberte′s attention was fortunately interrupted, for the mistress of the house came to fetch Rachel, the moment having come for her recitation, so she left the Duchesse and appeared upon the platform.
Â…
...
Or, pendant ce temps, avait lieu à l′autre bout de Paris un spectacle bien différent. La Berma avait convié quelques personnes à venir prendre le thé pour fêter son fils et sa belle-fille. Mais les invités ne se pressaient pas d′arriver. Ayant appris que Rachel récitait des vers chez la princesse de Guermantes (ce qui scandalisait fort la Berma, grande artiste pour laquelle Rachel était restée une grue qu′on laissait figurer dans les pièces où elle-même, la Berma, jouait le premier rôle — parce que Saint-Loup lui payait ses toilettes pour la scène — scandale d′autant plus grand que la nouvelle avait couru dans Paris que les invitations étaient au nom de la princesse de Guermantes, mais que c′était Rachel qui, en réalité, recevait chez la princesse), la Berma avait récrit avec insistance à quelques fidèles pour qu′ils ne manquassent pas à son goûter, car elle les savait aussi amis de la princesse de Guermantes qu′ils avaient connue Verdurin. Or, les heures passaient et personne n′arrivait chez la Berma. Bloch, à qui on avait demandé s′il voulait y venir, avait répondu naîµ¥ment : «Â Non, j′aime mieux aller chez la princesse de Guermantes. » Hélas ! c′est ce qu′au fond de soi chacun avait décidé. La Berma, atteinte d′une maladie mortelle qui la forçait à fréquenter peu le monde, avait vu son état s′aggraver quand, pour subvenir aux besoins de luxe de sa fille, besoins que son gendre, souffrant et paresseux, ne pouvait satisfaire, elle s′était remise à jouer. Elle savait qu′elle abrégeait ses jours, mais voulait faire plaisir à sa fille à qui elle rapportait de gros cachets, à son gendre qu′elle détestait mais flattait, car, le sachant adoré par sa fille, elle craignait, si elle le mécontentait, qu′il la privât, par méchanceté, de voir celle-ci. La fille de la Berma, qui n′était cependant pas positivement cruelle et était aimée en secret par le médecin qui soignait sa mère, s′était laissé persuader que ces représentations de Phèdre n′étaient pas bien dangereuses pour la malade. Elle avait en quelque sorte forcé le médecin à le lui dire, n′ayant retenu que cela de ce qu′il lui avait répondu, et parmi des objections dont elle ne tenait pas compte ; en effet, le médecin avait dit ne pas voir grand inconvénient aux représentations de la Berma ; il l′avait dit parce qu′il sentait qu′il ferait ainsi plaisir à la jeune femme qu′il aimait, peut-être aussi par ignorance, parce qu′aussi il savait de toutes façons la maladie inguérissable, et qu′on se résigne volontiers à abréger le martyre des malades quand ce qui est destiné à l′abréger nous profite à nous-même, peut-être aussi par la bête conception que cela faisait plaisir à la Berma et devait donc lui faire du bien, bête conception qui lui parut justifiée quand, ayant reçu une loge des enfants de la Berma et ayant pour cela lâché tous ses malades, il l′avait trouvée aussi extraordinaire de vie sur la scène qu′elle semblait moribonde à la ville. Et, en effet, nos habitudes nous permettent dans une large mesure, permettent même à nos organismes, de s′accommoder d′une existence qui semblerait au premier abord ne pas être possible. Qui n′a vu un vieux maître de manège cardiaque faire toutes les acrobaties auxquelles on n′aurait pu croire que son cœur résisterait une minute ? La Berma n′était pas une moins vieille habituée de la scène, aux exigences de laquelle ses organes étaient si parfaitement adaptés qu′elle pouvait donner, en se dépensant avec une prudence indiscernable pour le public, l′illusion d′une bonne santé troublée seulement par un mal purement nerveux et imaginaire. Après la scène de la déclaration à Hippolyte, la Berma avait beau sentir l′épouvantable nuit qu′elle allait passer, ses admirateurs l′applaudissaient à toute force, la déclarant plus belle que jamais. Elle rentrait dans d′horribles souffrances mais heureuse d′apporter à sa fille les billets bleus, que, par une gaminerie de vieille enfant de la balle, elle avait l′habitude de serrer dans ses bas, d′où elle les sortait avec fierté, espérant un sourire, un baiser. Malheureusement, ces billets ne faisaient que permettre au gendre et à la fille de nouveaux embellissements de leur hôtel, contigu à celui de leur mère, d′où d′incessants coups de marteau qui interrompaient le sommeil dont la grande tragédienne aurait eu tant besoin. Selon les variations de la mode, et pour se conformer au goût de M. de X. ou de Y., qu′ils espéraient recevoir, ils modifiaient chaque pièce. Et la Berma, sentant que le sommeil, qui seul aurait calmé sa souffrance, s′était enfui, se résignait à ne pas se rendormir, non sans un secret mépris pour ces élégances qui avançaient sa mort, rendaient atroces ses derniers jours. C′est sans doute un peu à cause de cela qu′elle les méprisait, vengeance naturelle contre ce qui nous fait mal et que nous sommes impuissants à empêcher. Mais c′est aussi parce qu′ayant conscience du génie qui était en elle, ayant appris dès son plus jeune âge l′insignifiance de tous ces décrets de la mode, elle était quant à elle restée fidèle à la tradition qu′elle avait toujours respectée, dont elle était l′incarnation, qui lui faisait juger les choses et les gens comme trente ans auparavant, et, par exemple, juger Rachel non comme l′actrice à la mode qu′elle était devenue, mais comme la petite grue qu′elle avait connue. La Berma n′était pas, du reste, meilleure que sa fille, c′est en elle que sa fille avait puisé, par l′hérédité et par la contagion de l′exemple, qu′une admiration trop naturelle rendait plus efficace, son égoî²e, son impitoyable raillerie, son inconsciente cruauté. Seulement, tout cela la Berma l′avait immolé à sa fille et s′en était ainsi délivrée. D′ailleurs, la fille de la Berma n′eût-elle pas eu sans cesse des ouvriers chez elle, qu′elle eût fatigué sa mère, comme les forces attractives féroces et légères de la jeunesse fatiguent la vieillesse, la maladie, qui se surmènent à vouloir les suivre. Tous les jours c′était un déjeuner nouveau, et on eût trouvé la Berma égoî²´e d′en priver sa fille, même de ne pas assister au déjeuner où on comptait, pour attirer bien difficilement quelques relations récentes et qui se faisaient tirer l′oreille, sur la présence prestigieuse de la mère illustre. On la «Â promettait » à ces mêmes relations pour une fête au dehors, afin de leur faire «Â une politesse ». Et la pauvre mère, gravement occupée dans son tête-à-tête avec la mort installée en elle, était obligée de se lever de bonne heure, de sortir. Bien plus, comme, à la même époque, Réjane, dans tout l′éblouissement de son talent, donna à l′étranger des représentations qui eurent un succès énorme, le gendre trouva que la Berma ne devait pas se laisser éclipser, voulut que la famille ramassât la même profusion de gloire, et força la Berma à des tournées où on était obligé de la piquer à la morphine, ce qui pouvait la faire mourir à cause de l′état de ses reins. Ce même attrait de l′élégance, du prestige social, de la vie, avait, le jour de la fête chez la princesse de Guermantes, fait pompe aspirante et avait amené là-bas, avec la force d′une machine pneumatique, même les plus fidèles habitués de la Berma, où, par contre et en conséquence, il y avait vide absolu et mort. Un seul jeune homme, qui n′était pas certain que la fête chez la Berma ne fût, elle aussi, brillante, était venu. Quand la Berma vit l′heure passer et comprit que tout le monde la lâchait, elle fit servir le goûter et on s′assit autour de la table, mais comme pour un repas funéraire. Rien dans la figure de la Berma ne rappelait plus celle dont la photographie m′avait, un soir de mi-carême, tant troublé. La Berma avait, comme dit le peuple, la mort sur le visage. Cette fois c′était bien d′un marbre de l′Erechtéion qu′elle avait l′air. Ses artères durcies étant déjà à demi pétrifiées, on voyait de longs rubans sculpturaux parcourir les joues, avec une rigidité minérale. Les yeux mourants vivaient relativement, par contraste avec ce terrible masque ossifié, et brillaient faiblement comme un serpent endormi au milieu des pierres. Cependant le jeune homme, qui s′était mis à la table par politesse, regardait sans cesse l′heure, attiré qu′il était par la brillante fête chez les Guermantes. La Berma n′avait pas un mot de reproche à l′adresse des amis qui l′avaient lâchée et qui espéraient naîµ¥ment qu′elle ignorerait qu′ils étaient allés chez les Guermantes. Elle murmura seulement : «Â Une Rachel donnant une fête chez la princesse de Guermantes, il faut venir à Paris pour voir de ces choses-là. » Et elle mangeait silencieusement, et avec une lenteur solennelle, des gâteaux défendus, ayant l′air d′obéir à des rites funèbres. Le «Â goûter » était d′autant plus triste que le gendre était furieux que Rachel, que lui et sa femme connaissaient très bien, ne les eût pas invités. Son crève-cœur fut d′autant plus grand que le jeune homme invité lui avait dit connaître assez bien Rachel pour que, s′il partait tout de suite chez les Guermantes, il pût lui demander d′inviter ainsi, à la dernière heure, le couple frivole. Mais la fille de la Berma savait trop à quel niveau infime sa mère situait Rachel, et qu′elle l′eût tuée de désespoir en sollicitant de l′ancienne grue une invitation. Aussi avait-elle dit au jeune homme et à son mari que c′était chose impossible. Mais elle se vengeait en prenant pendant ce goûter des petites mines exprimant le désir des plaisirs, l′ennui d′être privée d′eux par cette gêneuse qu′était sa mère. Celle-ci faisait semblant de ne pas voir les moues de sa fille et adressait de temps en temps, d′une voix mourante, une parole aimable au jeune homme, le seul invité qui fût venu. Mais bientôt la chasse d′air qui emportait tout vers les Guermantes, et qui m′y avait entraîné moi-même, fut la plus forte, il se leva et partit, laissant Phèdre ou la mort, on ne savait trop laquelle des deux c′était, achever de manger, avec sa fille et son gendre, les gâteaux funéraires.
While these incidents were taking place a spectacle of a very different kind was to be seen at the other end of Paris. La Berma had asked some people to come to tea with her in honour of her daughter and her son-in-law but the guests were apparently in no hurry to arrive. Having learned that Rachel was to recite poems at the Princesse de Guermantes′ (which greatly shocked la Berma, a great artist to whom Rachel was still a courtesan given minor parts, because Saint-Loup paid for her stage-wardrobe, in plays in which la Berma took the principal rôle, more shocked still by the report in town that though the invitations were sent in the name of the Princesse de Guermantes, it was Rachel who was receiving there) la Berma had written insistently to some of her faithful friends not to fail to come to her tea party, knowing they were also friends of the Princesse de Guermantes when she was Mme Verdurin. But the hours passed and no one arrived. When Bloch was asked to go he replied naively: “No, I prefer going to the Princesse de Guermantes′.” And, alas, everyone else had made up his mind to do likewise. La Berma, attacked by a mortal disease which prevented her from going into society except on rare occasions, had become worse, since, in order to satisfy her daughter′s demand for luxuries which her ailing and idle son-in-law could not provide, she had again gone on the stage. She knew she was shortening her life, but only cared to please her daughter to whom she brought the great prestige of her fame as to her son-in-law whom she detested but flattered because, as she knew her daughter adored him, she feared, if she did not conciliate him, he would, out of spite, keep them apart. La Berma′s daughter, who was not entirely cruel and was secretly loved by the doctor who was attending her mother, allowed herself to be persuaded that these performances of Phèdre were not very dangerous to the invalid. In a measure she had forced the doctor to say so and had retained only that out of the many things he forbade and which she ignored; in reality the doctor had said that there was no harm in la Berma′s performances, to please the young woman whom he loved, and perhaps through ignorance as well, knowing that the disease was incurable anyhow, on the principle that one readily accepts the shortening of the sufferings of invalids when in doing so one is the gainer, perhaps also through stupidly supposing it would please la Berma herself and must, therefore, do her good, a foolish notion in which he felt justified when, a box being sent him by la Berma′s children for which he left all his patients in the lurch, he had found her as full of life on the stage as she had appeared moribund in her own house. And our habits do, indeed, in large measure, enable even our organisms to accommodate themselves to an existence which at first seemed impossible. We have all seen an old circus performer with a weak heart accomplish acrobatic tricks which no one would believe his heart could stand. La Berma was in the same degree a stage veteran to whose exactions her organs so much adapted themselves that forfeiting prudence, she could, without the public discerning it, produce the illusion of health only affected by an imaginary nervous ailment. After the scene of Hippolyte′s declaration, though la Berma well knew the terrible night to which she was returning, her admirers applauded her to the echo and declared her more beautiful than ever. She went back in a state of horrible suffering but happy to bring her daughter the bank-notes which, with the playfulness of a former child of the streets, she was in the habit of tucking into her stocking whence she proudly extracted them, hoping for a smile or a kiss. Unhappily, these notes only enabled son-in-law and daughter to add new decorations to their house adjoining that of their mother, in consequence of which, incessant hammering interrupted the sleep which the great tragedian so much needed. To conform to changes of fashion and to the taste of Messrs, de X or de Y, whom they hoped to entertain, they redecorated every room in the house. La Berma, realising that the sleep which alone could have calmed her suffering, had fled, resigned herself to not sleeping any more, not without a secret contempt for elegancies which were hastening her death and making her last days a torture. Doubtless she despised such decrees of fashion owing to a natural resentment of things that injure us which we are powerless to avoid. But it was also because, conscious of the genius within her, she had acquired in her early youth the realisation of their futility and had remained faithful to the tradition she had always reverenced and of which she was the incarnation, which made her judge things and people as she would have done thirty years earlier — Rachel, for instance, not as the fashionable actress she had become but as the little prostitute she had been. In truth, la Berma was no better than her daughter; it was from her heredity and from the contagion of example which admiration had rendered more, effective, that her daughter had derived her egotism, her pitiless raillery, her unconscious cruelty. But, la Berma, in thus saturating her daughter with her own defects, had delivered herself. And even if la Berma′s daughter had not had workmen in her house she would have exhausted her mother through the ruthless and irresponsible force of attraction of youth which infects old age with the madness of trying to assimilate it. Every day there was a luncheon party and they would have considered la Berma selfish to deny them that pleasure, or even not to be there as they counted on the magical presence of the illustrious mother to attract, not without difficulty, new social relationships which had to be hauled in by the ears. They “promised” her to these new acquaintances for some party elsewhere so as to show them “civility”. And the poor mother, engaged in a grave colloquy with death who had taken up his abode in her, had to get up and go out. The more so that, at this period, Réjane, in all the lustre of her talent, was giving performances abroad with enormous success and the son-in-law anxious that la Berma should not be eclipsed, wanted as profuse an effulgence for the family and forced la Berma to make tours during which she had to have injections of morphia which might cause her death at any moment because of the state of her kidneys. The same magnet of fashion and social prestige had on the day of the Princesse de Guermantes′ party, acted as an air-pump and had drawn la Berma′s most faithful habitués there with the power of hydraulic suction, while at her own house there was absolute void and death. One young man had come, being uncertain whether the party at la Berma′s would be equally brilliant or not. When she saw the time pass and realised that everyone had thrown her over, she had tea served and sat down to table as though to a funereal repast. There was nothing left in la Berma′s face to recall her whose photograph had so deeply moved me one mid-Lenten evening long ago; death, as people say, was written in it. At this moment she verily resembled a marble of Erechtheum. Her hardened arteries were half petrified, long sculptural ribbons were traced upon her cheeks with a mineral rigidity. The dying eyes were relatively living in contrast with the terrible ossified mask and shone feebly like a serpent asleep in the midst of stones. Nevertheless, the young man who had sat down to the table out of politeness was continually looking at the time, attracted as he was to the brilliant party at the Guermantes′. La Berma had no word of reproach for the friends who had abandoned her naively hoping she was unaware they had gone to the Guermantes′. She only murmured: “Fancy a Rachel giving a party at the Princesse de Guermantes′; one has to come to Paris to see a thing like that!” and silently and with solemn slowness ate forbidden cakes as though she were observing some funeral rite. The tea-party was the more depressing that the son-in-law was furious that Rachel, whom he and his wife knew well, had not invited them. His despair was the greater that the young man who had been invited, told him he knew Rachel well enough, if he went to the Guermantes′ at once, to ask her to invite the frivolous couple at the last moment. But la Berma′s daughter knew the low level to which her mother relegated Rachel and that, to solicit an invitation from the former prostitute, would have been tantamount to killing her, and she told the young man and her husband that such-a thing was out of the question. But she revenged herself during tea by adopting an air of being deprived of amusement and bored by that tiresome mother of hers. The latter pretended not to notice her daughter′s sulkiness and every now and then addressed an amiable word to the young man, their only guest, in a dying voice. But soon the whirlwind which was blowing everybody to the Guermantes′ and had blown me there prevailed; he got up and left, leaving Phèdre or death, one did not know which, to finish eating the funereal cakes with her daughter and her son-in-law.
Â…
Â…
La conversation que nous tenions, Gilberte et moi, fut interrompue par la voix de Rachel qui venait de s′élever. Le jeu de celle-ci était intelligent, car il présupposait la poésie que l′actrice était en train de dire comme un tout existant avant cette récitation et dont nous n′entendions qu′un fragment, comme si l′artiste, passant sur un chemin, s′était trouvée pendant quelques instants à portée de notre oreille. Néanmoins, les auditeurs avaient été stupéfaits en voyant cette femme, avant d′avoir émis un seul son, plier les genoux, tendre les bras, en berçant quelque être invisible, devenir cagneuse, et tout d′un coup, pour dire des vers fort connus, prendre un ton suppliant.
The conversation Gilberte and I were having was interrupted by the voice of Rachel who had just stood up. Her performance was intelligent, for it assumed the unity of the poem as pre-existent apart from the recital and that we were only listening to a fragment of it, as though we were for a moment within earshot of an artist walking along a road. But the audience was bewildered at the sight of the woman bending her knees and throwing out her arms as though she were holding some invisible being in them, before she uttered a sound, and then becoming suddenly bandy-legged and starting to recite very familiar lines in a tone of supplication.
L′annonce d′une poésie que presque tout le monde connaissait avait fait plaisir. Mais quand on avait vu Rachel, avant de commencer, chercher partout des yeux d′un air égaré, lever les mains d′un air suppliant et pousser comme un gémissement à chaque mot, chacun se sentit gêné, presque choqué de cette exhibition de sentiments. Personne ne s′était dit que réciter des vers pouvait être quelque chose comme cela. Peu à peu on s′habitue, c′est-à-dire qu′on oublie la première sensation de malaise, on dégage ce qui est bien, on compare dans son esprit diverses manières de réciter, pour se dire : ceci c′est mieux, ceci moins bien. La première fois de même, dans une cause simple, lorsqu′on voit un avocat s′avancer, lever en l′air un bras d′où retombe la toge, commencer d′un ton menaçant, on n′ose pas regarder les voisins. Car on se figure que c′est grotesque, mais, après tout, c′est peut-être magnifique et on attend d′être fixé. Tout le monde se regardait, ne sachant trop quelle tête faire ; quelques jeunesses mal élevées étouffèrent un fou rire ; chacun jetait à la dérobée sur son voisin le regard furtif que dans les repas élégants, quand on a auprès de soi un instrument nouveau, fourchette à homard, râpe à sucre, etc., dont on ne connaît pas le but et le maniement, on attache sur un convive plus autorisé qui, espère-t-on, s′en servira avant vous et vous donnera ainsi la possibilité de l′imiter. Ainsi fait-on encore quand quelqu′un cite un vers qu′on ignore mais qu′on veut avoir l′air de connaître et à qui, comme en cédant le pas devant une porte, on laisse à un plus instruit, comme une faveur, le plaisir de dire de qui il est. Tel, en entendant l′actrice, chacun attendait, la tête baissée et l′œil investigateur, que d′autres prissent l′initiative de rire ou de critiquer, ou de pleurer ou d′applaudir. Mme de Forcheville, revenue exprès de Guermantes, d′où la duchesse, comme nous le verrons, était à peu près expulsée, avait pris une mine attentive, tendue, presque carrément désagréable, soit pour montrer qu′elle était connaisseuse et ne venait pas en mondaine, soit par hostilité pour les gens moins versés dans la littérature qui eussent pu lui parler d′autre chose, soit par contention de toute sa personne afin de savoir si elle «Â aimait » ou si elle n′aimait pas, ou peut-être parce que, tout en trouvant cela «Â intéressant », elle n′«Â aimait » pas, du moins, la manière de dire certains vers. Cette attitude eût dû être plutôt adoptée, semble-t-il, par la princesse de Guermantes. Mais comme c′était chez elle, et que, devenue aussi avare que riche, elle était décidée à ne donner que cinq roses à Rachel, elle faisait la claque. Elle provoquait l′enthousiasme et faisait la presse en poussant à tous moments des exclamations ravies. Là seulement elle se retrouvait Verdurin, car elle avait l′air d′écouter les vers pour son propre plaisir, d′avoir eu l′envie qu′on vînt les lui dire, à elle toute seule, et qu′il y eût par hasard là cinq cents personnes, à qui elle avait permis de venir comme en cachette assister à son propre plaisir. Cependant, je remarquai sans aucune satisfaction d′amour-propre, car elle était devenue vieille et laide, que Rachel me faisait de l′œil, avec une certaine réserve d′ailleurs. Pendant toute la récitation, elle laissa palpiter dans ses yeux un sourire réprimé et pénétrant qui semblait l′amorce d′un acquiescement qu′elle eût souhaité venir de moi. Cependant, quelques vieilles dames, peu habituées aux récitations poétiques, disaient à un voisin : «Â Vous avez vu ? », faisant allusion à la mimique solennelle, tragique, de l′actrice, et qu′elles ne savaient comment qualifier. La duchesse de Guermantes sentit le léger flottement et décida de la victoire en s′écriant : «Â C′est admirable ! » au beau milieu du poème, qu′elle crut peut-être terminé. Plus d′un invité tint alors à souligner cette exclamation d′un regard approbateur et d′une inclinaison de tête, pour montrer moins peut-être leur compréhension de la récitante que leurs relations avec la duchesse. Quand le poème fut fini, comme nous étions à côté de Rachel, j′entendis celle-ci remercier Mme de Guermantes et en même temps, profitant de ce que j′étais à côté de la duchesse, elle se tourna vers moi et m′adressa un gracieux bonjour. Je compris alors qu′au contraire des regards passionnés du fils de M. de Vaugoubert, que j′avais pris pour le bonjour de quelqu′un qui se trompait, ce que j′avais pris chez Rachel pour un regard de désir n′était qu′une provocation contenue à se faire reconnaître et saluer par moi. Je répondis par un salut souriant au sien. «Â Je suis sûre qu′il ne me reconnaît pas, dit en minaudant la récitante à la duchesse. — Mais si, dis-je avec assurance, je vous ai reconnue tout de suite. »
The announcement of a poem which nearly everybody knew had given satisfaction. But when they saw Rachel before beginning, peering about like one who is lost, lifting imploring hands and giving vent to sobs with every word everyone felt embarrassed and shocked by the exaggeration. No one had ever supposed that reciting verses was this sort of thing. But, by degrees, one gets accustomed to it and one forgets the first feeling of discomfort; one begins analysing the performance and mentally comparing various forms of recitation so as to say to oneself that one thing or the other is better or worse. It is like when, on seeing a barrister the first time in an ordinary lawsuit stand forward, lift his arm from the folds of his gown and begin in a threatening tone, one does not dare look at one′s neighbours. One feels it is ridiculous, but perhaps, after all, it is magnificent and one waits to see. Everybody looked at each other, not knowing what sort of face to put on; some of the younger ones whose manners were less restrained stifled bursts of laughter. Each person cast a stealthy look at the one next to him, that furtive look one bestows on a guest more knowing than oneself at a fashionable dinner when at the side of one′s plate one observes a strange instrument, a lobster fork or a sugar-sifter one does not know how to wield, hoping to watch him using it so that one can copy him. One behaves similarly when someone quotes a verse one does not know but wants to appear to know and which, like giving way to someone else at a door, one leaves to a better-informed person the pleasure of identifying as though we were doing him a favour. Thus those who were listening waited with bent head and inquisitive eye for others to take the initiative in laughter, criticism, tears or applause. Mme de Forcheville, come expressly from Guermantes whence the Duchesse, as we shall see later on, had been virtually expelled, adopted an attentive and strained appearance which was all but positively disagreeable, either to show she knew all about it and was not present as a mere society woman, or out of hostility to those less versed in literature who might talk to her about something else or because she was trying by complete concentration, to make up her mind whether she liked it or not because though, perhaps, she thought it “interesting”, she did not “approve” the manner in which certain verses were delivered. This attitude might more properly have been adopted one would have thought, by the Princesse de Guermantes. But as it was her own house and she had become as miserly as she had rich she made up her mind to give just five roses to Rachel and see to the claque for her. She excited enthusiasm and created general approval by her loud exclamations of delight. Only in that respect did she become a Verdurin again; she conveyed the impression of listening to the verses for her own pleasure, of really preferring them to be recited to her alone and of its being a matter of chance that five hundred people had come by her permission to share her pleasure in secrecy. I noticed, however, without its affording my vanity any satisfaction since she had become old and ugly, that Rachel gave me a surreptitious wink. Throughout the recital she let me perceive by a subtly conveyed yet expressive smile that she was soliciting my acquiescence in her advances. But certain old ladies, unaccustomed to poetic recitations, remarked sotto voce to their neighbours: “Did you see that?” alluding to the actress′s tragi-comic miming which was too much for them. The Duchesse de Guermantes sensed the wavering of opinion and determining to assure the performer′s triumph, exclaimed “marvellous!” in the very middle of a poem which she believed finished. Upon this several guests emphasised the exclamation with a gesture of appreciation, less with the object of displaying their approval of the recital than the terms they were on with the Duchesse. When the poem was finished, we were close to Rachel who thanked Mme de Guermantes and as I was with the latter, took advantage of the opportunity to address me graciously. I then realised that, unlike the impassioned gaze of M. de Vaugoubert′s son which I had assumed to be a salutation intended for another, Rachel′s significant smile, instead of being meant as an invitation was only intended to provoke my recognition and the bow I now made to her. “I am sure he does not know me,” the actress remarked to the Duchesse in a mincing manner. “On the contrary,” I asserted, “I recognised you immediately.”
Si, pendant les plus beaux vers de La Fontaine, cette femme, qui les récitait avec tant d′assurance, n′avait pensé, soit par bonté, ou bêtise, ou gêne, qu′à la difficulté de me dire bonjour, pendant les mêmes beaux vers Bloch n′avait songé qu′à faire ses préparatifs pour pouvoir, dès la fin de la poésie, bondir comme un assiégé qui tente une sortie, et passant, sinon sur le corps, du moins sur les pieds de ses voisins, venir féliciter la récitante, soit par une conception erronée du devoir, soit par désir d′ostentation.
If, while that woman was reciting some of La Fontaine′s most beautiful verses, she had only been thinking, whether out of goodwill, stupidity or embarrassment, of the awkwardness of approaching me, during the same time Bloch had only thought of how he could bound, like one who is escaping from a beleaguered city, if not over the bodies at all events on the feet of his neighbours, to congratulate the actress the moment the recital was over, whether from a mistaken sense of obligation or from a desire to show off.
«Â C′était bien beau », dit-il à Rachel, et ayant dit ces simples mots, son désir étant satisfait, il repartit et fit tant de bruit pour regagner sa place que Rachel dut attendre plus de cinq minutes avant de réciter la seconde poésie. Quand elle eut fini celle-ci, les Deux Pigeons, Mme de Monrienval s′approcha de Mme de Saint-Loup, qu′elle savait fort lettrée sans se rappeler assez qu′elle avait l′esprit subtil et sarcastique de son père, et lui demanda : «Â C′est bien la fable de La Fontaine, n′est-ce pas ? » croyant bien l′avoir reconnue mais n′étant pas absolument certaine, car elle connaissait fort mal les fables de La Fontaine et, de plus, croyait que c′était des choses d′enfants qu′on ne récitait pas dans le monde. Pour avoir un tel succès l′artiste avait sans doute pastiché des fables de La Fontaine, pensait la bonne dame. Or, Gilberte, jusque-là impassible, l′enfonça sans le vouloir dans cette idée, car n′aimant pas Rachel et voulant dire qu′il ne restait rien des fables avec une diction pareille, elle le dit de cette nuance trop subtile qui était celle de son père et qui laissait les personnes naîµ¥s dans le doute sur ce qu′il voulait dire. Généralement plus moderne, quoique fille de Swann — comme un canard couvé par une poule — elle était assez lakiste et se contentait de dire : «Â Je trouve d′un touchant, c′est d′une sensibilité charmante. » Mais à Mme de Morienval Gilberte répondit sous cette forme fantaisiste de Swann à laquelle se trompaient les gens qui prennent tout au pied de la lettre : «Â Un quart est de l′invention de l′interprète, un quart de la folie, un quart n′a aucun sens, le reste est de La Fontaine », ce qui permit à Mme de Morienval de soutenir que ce qu′on venait d′entendre n′était pas les Deux Pigeons de La Fontaine mais un arrangement où tout au plus un quart était de La Fontaine, ce qui n′étonna personne, vu l′extraordinaire ignorance de ce public.
“It was beautiful,” he said to her and, having thus relieved himself, he turned his back on her and made such a noise in resuming his seat that Rachel had to wait several minutes before she could begin her second poem. It was the Deux pigeons and when it was over, Mme de Monrieuval went up to Mme de Saint-Loup who, she knew, was well-read but did not remember that she had her father′s subtle and sarcastic wit, and asked her: “It′s one of La Fontaine′s fables, isn′t it?” thinking so but not being sure, for she only knew the fables slightly and believed they were children′s tales unsuitable for recitation in society. Doubtless the good woman supposed that, to have such a success, the artist must have parodied them. Gilbert, till then impassive, confirmed the notion, for as she disliked Rachel and wanted to convey that with such a diction nothing of the fables remained, her answer was given with that tinge of malice which left simple people uncertain what Swann really meant. Though she was Swann′s daughter, she was more modern than he — like a duck hatched by a chicken — and being as a rule rather lakist, would have contented herself with saying: “I thought it most moving, a charming sensibility”, but Gilberte answered Mme de Monrieuval in Swann′s fanciful fashion which people often made the mistake of taking literally: “A quarter is the interpreter′s invention, a quarter crazy, a quarter meaningless, the rest La Fontaine,” which enabled Mme de Monrieuval to assert that what people had been listening to was not the Deux pigeons of La Fontaine, but a composition of which at the most a quarter was La Fontaine, at which nobody was surprised owing to their extraordinary ignorance.
Mais un des amis de Bloch étant arrivé en retard, celui-ci eut la joie de lui demander s′il n′avait jamais entendu Rachel, de lui faire une peinture extraordinaire de sa diction, en exagérant et en trouvant tout d′un coup à raconter, à révéler à autrui cette diction moderniste, un plaisir étrange, qu′il n′avait nullement éprouvé à l′entendre. Puis Bloch, avec une émotion exagérée, félicita de nouveau Rachel sur un ton de fausset et de proclamer son génie, présenta son ami qui déclara n′admirer personne autant qu′elle, et Rachel, qui connaissait maintenant des dames de la haute société et, sans s′en rendre compte, les copiait, répondit : «Â Oh ! je suis très flattée, très honorée par votre appréciation. » L′ami de Bloch lui demanda ce qu′elle pensait de la Berma. «Â Pauvre femme, il paraît qu′elle est dans la dernière misère. Elle n′a pas été, je ne dirai pas sans talent, car ce n′était pas au fond du vrai talent, elle n′aimait que des horreurs, mais enfin elle a été utile, certainement ; elle jouait d′une façon assez vivante, et puis c′était une brave personne, généreuse, qui s′est ruinée pour les autres. Voilà bien longtemps qu′elle ne fait plus un sou, parce que le public n′aime pas du tout ce qu′elle fait. Du reste, ajouta-t-elle en riant, je vous dirai que mon âge ne m′a permis de l′entendre, naturellement, que tout à fait dans les derniers temps et quand j′étais moi-même trop jeune pour me rendre compte. — Elle ne disait pas très bien les vers ? hasarda l′ami de Bloch pour flatter Rachel, qui répondit : — Oh ! ça, elle n′a jamais su en dire un ; c′était de la prose, du chinois, du volapük, tout, excepté un vers. D′ailleurs, je vous dirai que, bien entendu, je ne l′ai entendue que très peu, sur sa fin, ajouta-t-elle pour se rajeunir, mais on m′a dit qu′autrefois ce n′était pas mieux, au contraire. »
But one of Bloch′s friends having arrived late, the former painted a wonderful picture of Rachel′s performance, getting a peculiar pleasure out of exaggerating its merits and holding forth to someone about modernist diction though it had not given him the slightest satisfaction. Then Bloch again congratulated Rachel with overdone emotion in a squeaky voice, told her she was a genius and introduced his friend who declared he had never admired anyone so much and Rachel, who now knew ladies in the best society and unconsciously copied them, answered: “I am flattered, honoured, by your appreciation.” Bloch′s friend asked Rachel what she thought of la Berma. “Poor woman! It appears she′s in a state of poverty. I will not say she had no talent, though it was not real talent for, at bottom, she only liked horrors, but certainly she was useful, she played in a lively fashion and she was a well-meaning, generous creature and has ruined herself for others. She has made nothing for a long time because the public no longer cares for the things she plays in. To tell the truth,” she added with a laugh, “I must tell you that my age did not enable me to hear her till her last period when I was too young to form an opinion.” “Didn′t she recite poetry well?” Bloch′s friend ventured the question to flatter her: “As to that,” she replied, “she never could recite a single line, it was prose, Chinese, Volapuk, anything you like except verse. Moreover, as I tell you, I hardly heard her and only quite at the last,” to appear youthful, “but I′ve been told she was no better formerly, rather the reverse.”
Je me rendais compte que le temps qui passe n′amène pas forcément le progrès dans les arts. Et de même que tel auteur du XVIIe siècle, qui n′a connu ni la Révolution française, ni les découvertes scientifiques, ni la guerre, peut être supérieur à tel écrivain d′aujourd′hui, et que peut-être même Fagon était un aussi grand médecin que du Boulbon (la supériorité du génie compensant ici l′infériorité du savoir), de même la Berma était, comme on dit, à cent pics au-dessus de Rachel, et le temps, en la mettant en vedette en même temps qu′Elstir, avait consacré son génie.
I realised that the passing of time does not necessarily bring about progress in the arts. And in the same way that a seventeenth century writer who was without knowledge of the French Revolution, scientific discoveries and the war, can be superior to another of this period and that Fagon was, perhaps, as great a physician as du Boulbon (the superiority of genius compensating in this case the inferiority of knowledge) so la Berma was a hundred times greater than Rachel and time, by placing her at the top of the tree together with Elstir, had consecrated her genius.
Il ne faut pas s′étonner que l′ancienne maîtresse de Saint-Loup débinât la Berma. Elle l′eût fait quand elle était jeune. Ne l′eût-elle pas fait alors, qu′elle l′eût fait maintenant. Qu′une femme du monde de la plus haute intelligence, de la plus grande bonté se fasse actrice, déploie dans ce métier nouveau pour elle de grands talents, n′y rencontre que des succès, on s′étonnera, si on se trouve auprès d′elle après longtemps, d′entendre non son langage à elle, mais celui des comédiennes, leur rosserie spéciale envers les camarades, tout ce qu′ajoutent à l′être humain, quand ils ont passé sur lui, «Â trente ans de théâtre ». Rachel se comportait de même tout en ne sortant pas du monde.
One must not be surprised that Saint-Loup′s former mistress sneered at la Berma, she would have done so when she was young, so how would she not do so now. Let a society woman of high intelligence and of amiable disposition become an actress, displaying great talent in her new profession and meeting with nothing but success, if one happened to be in her company some time later, one would be surprised at hearing her talk a language which was not hers but that of people of the theatre, assume their peculiar kind of coarse familiarity towards their colleagues and all the rest of the habits acquired by those who have been on the stage for thirty years. Rachel behaved similarly without having been in society.
Mme de Guermantes, au déclin de sa vie, avait senti s′éveiller en soi des curiosités nouvelles. Le monde n′avait plus rien à lui apprendre. L′idée qu′elle y avait la première place était, nous l′avons vu, aussi évidente pour elle que la hauteur du ciel bleu par-dessus la terre. Elle ne croyait pas avoir à affermir une position qu′elle jugeait inébranlable. En revanche, lisant, allant au théâtre, elle eût souhaité avoir un prolongement de ces lectures, de ces spectacles ; comme jadis dans l′étroit petit jardin où on prenait de l′orangeade, tout ce qu′il y avait de plus exquis dans le grand monde venait familièrement, parmi les brises parfumées du soir et les nuages de pollen, entretenir en elle le goût du grand monde, de même maintenant un autre appétit lui faisait souhaiter savoir les raisons de telle polémique littéraire, connaître des auteurs, voir des actrices. Son esprit fatigué réclamait une nouvelle alimentation. Elle se rapprocha, pour connaître les uns et les autres, de femmes avec qui jadis elle n′eût pas voulu échanger de cartes et qui faisaient valoir leur intimité avec le directeur de telle revue dans l′espoir d′avoir la duchesse. La première actrice invitée crut être la seule dans un milieu extraordinaire, lequel parut plus médiocre à la seconde quand elle vit celle qui l′y avait précédée. La duchesse, parce qu′à certains soirs elle recevait des souverains, croyait que rien n′était changé à sa situation. En réalité, elle, la seule d′un sang vraiment sans alliage, elle qui, étant née Guermantes, pouvait signer : Guermantes — Guermantes quand elle ne signait pas : la duchesse de Guermantes — elle qui à ses belles-sœurs mêmes semblait quelque chose de plus précieux que tout, comme un Moî²¥ sauvé des eaux, un Christ échappé en Égypte, un Louis XVII enfui du Temple, le pur du pur, maintenant sacrifiant sans doute à ce besoin héréditaire de nourriture spirituelle qui avait fait la décadence sociale de Mme de Villeparisis, elle était devenue elle-même une Mme de Villeparisis, chez qui les femmes snobs redoutaient de rencontrer telle ou tel, et de laquelle les jeunes gens, constatant le fait accompli sans savoir ce qui l′a précédé, croyaient que c′était une Guermantes d′une moins bonne cuvée, d′une moins bonne année, une Guermantes déclassée. Dans les milieux nouveaux qu′elle fréquentait, restée bien plus la même qu′elle ne croyait, elle continuait à croire que s′ennuyer facilement était une supériorité intellectuelle, mais elle l′exprimait avec une sorte de violence qui donnait à sa voix quelque chose de rauque. Comme je lui parlais de Brichot : «Â Il m′a assez embêtée pendant vingt ans », et comme Mme de Cambremer disait : «Â Relisez ce que Schopenhauer dit de la musique », elle nous fit remarquer cette phrase en disant avec violence : «Â Relisez est un chef-d′œuvre ! Ah ! non, ça, par exemple, il ne faut pas nous la faire. » Alors le vieux d′Albon sourit en reconnaissant une des formes de l′esprit Guermantes.
Mme de Guermantes, in her decline, had felt new curiosities rising within her. Society had nothing more to give her. The fact that she occupied the highest position in it was, as we have seen, as plain to her as the height of the blue sky above the earth. She did not consider that she had to assert a position she regarded as unassailable. On the other hand, she wanted to extend her reading and attend more performances. As in former days, all the choicest and most exclusive spirits gathered familiarly in the little garden to drink orangeade amidst the perfumed breezes and clouds of pollen, to be entertained of an evening by her taste for and understanding of what was best in society, now another sort of appetite made her want to know the reasons of some literary controversy, to make the acquaintance of its protagonists and of actresses. Her tired mind demanded a new stimulant. To know such people, she now made advances to women with whom formerly she would not have exchanged cards, and who made much of their intimacy with the director of some review or other in the hope of getting hold of the Duchesse. The first actress she invited believed herself to be the only one admitted to a wonderful social milieu which seemed less wonderful to the second when the latter saw who had preceded her. The Duchesse believed her position to be unchanged because she received royalties at some of her evening parties. In reality she, the only representative of stainless blood, herself a born Guermantes, who could sign “Guermantes” when she did not sign “Duchesse de Guermantes”, she who represented to her own sisters-in-law something infinitely precious, like a Moses saved from the waters, a Christ escaped into Egypt, a Louis XVII fled from the Temple, purest of pure breeds, now sacrificed it all, doubtless, for the sake of that congenital need of mental nourishment which caused the social desuetude of Mme de Villeparisis and had herself become a sort of Mme de Villeparisis at whose house snobbish women were afraid of meeting this person or that and whom young men, observing the accomplished fact without knowing what had preceded it, believed to be a Guermantes of inferior vintage, of a poor year, a déclassée Guermantes. In her new environment she remained what she had been more than she supposed and went on believing that being bored implied intellectual superiority and expressed this sentiment with a violence that made her voice sound harsh. When I talked about Brichot to her she said: “He bored me enough for twenty years,” and when Mme de Cambremer suggested her re-reading “what Schopenhauer said about music,” she commented on the remark with asperity: “Re-read! That′s a gem! Please not that.” Then old Albon smiled because he recognised one of the forms of the Guermantes′ spirit.
«Â On peut dire ce qu′on veut, c′est admirable, cela a de la ligne, du caractère, c′est intelligent, personne n′a jamais dit les vers comme ça », dit la duchesse en parlant de Rachel, craignant que Gilberte ne la débinât. Celle-ci s′éloigna vers un autre groupe pour éviter un conflit avec sa tante, laquelle, d′ailleurs, ne dit sur Rachel que des choses fort ordinaires. Mais puisque les meilleurs écrivains cessent souvent aux approches de la vieillesse, ou après un excès de production, d′avoir du talent, on peut bien excuser les femmes du monde de cesser, à partir d′un certain moment, d′avoir de l′esprit. Swann ne retrouvait plus dans l′esprit dur de la duchesse de Guermantes le «Â fondu » de la jeune princesse des Laumes. Sur le tard, fatiguée au moindre effort, Mme de Guermantes disait énormément de bêtises. Certes, à tout moment et bien des fois au cours même de cette matinée, elle redevenait la femme que j′avais connue et parlait des choses mondaines avec esprit. Mais à côté de cela, bien souvent il arrivait que cette parole pétillante sous un beau regard, et qui pendant tant d′années avait tenu sous son sceptre spirituel les hommes les plus éminents de Paris, scintillât encore mais, pour ainsi dire, à vide. Quand le moment de placer un mot venait, elle s′interrompait pendant le même nombre de secondes qu′autrefois, elle avait l′air d′hésiter, de produire, mais le mot qu′elle lançait alors ne valait rien. Combien peu de personnes, d′ailleurs, s′en apercevaient, la continuité du procédé leur faisant croire à la survivance de l′esprit, comme il arrive à ces gens qui, superstitieusement attachés à une marque de pâtisserie, continuent à faire venir leurs petits fours d′une même maison sans s′apercevoir qu′ils sont devenus détestables. Déjà, pendant la guerre, la duchesse avait donné des marques de cet affaiblissement. Si quelqu′un disait le mot culture, elle l′arrêtait, souriait, allumait son beau regard, et lançait : «Â la KKKKultur », ce qui faisait rire les amis, qui croyaient retrouver là l′esprit des Guermantes. Et certes, c′était le même moule, la même intonation, le même sourire qui avaient jadis ravi Bergotte, lequel, du reste, s′il avait vécu, eût aussi gardé ses coupes de phrase, ses interjections, ses points suspensifs, ses épithètes, mais pour ne rien dire. Mais les nouveaux venus s′étonnaient et parfois disaient, s′ils n′étaient pas tombés un jour où elle était drôle et en pleine possession de ses moyens : «Â Comme elle est bête ! » La duchesse, d′ailleurs, s′arrangeait pour canaliser son encanaillement et ne pas le laisser s′étendre à celles des personnes de sa famille desquelles elle tirait une gloire aristocratique. Si au théâtre elle avait, pour remplir son rôle de protectrice des arts, invité un ministre ou un peintre et que celui-ci ou celui-là lui demandât naîµ¥ment si sa belle-sœur ou son mari n′étaient pas dans la salle, la duchesse, timorée, avec les apparences superbes de l′audace, répondait insolemment : «Â Je n′en sais rien. Dès que je sors de chez moi, je ne sais plus ce que fait ma famille. Pour tous les hommes politiques, pour tous les artistes, je suis veuve. » Ainsi s′évitait-elle que le parvenu trop empressé s′attirât des rebuffades — et lui attirât à elle-même des réprimandes — de M. de Marsantes et de Basin.
“People can say what they like, it′s admirable, there′s the right note and character in it, it′s an intelligent rendering, nobody ever recited verses like it,” the Duchesse said of Rachel, for fear Gilberte would sneer at her. The latter moved away to another group to avoid conflict with her aunt who, indeed, was extremely dull when she talked about Rachel. But considering the best writers cease to display any talent with increase of age or from excess of production, one can excuse society women for having less sense of humour as they get old. Swann missed the Princesse des Laumes′ delicacy in the hard wit of the Duchesse de Guermantes. Late in life, tired by the slightest effort, Mme de Guermantes gave vent to an immense number of stupid observations. It is true that every now and then, even in the course of this very afternoon, she was again the woman I once knew and talked about society matters with her former verve. But in spite of the sparkling words and the accompanying charm which for so many years had held under their sway the most distinguished men in Paris, her wit scintillated, so to speak, in a vacuum. When she was about to say something funny, she paused the same number of seconds as she used to but when the jest came, there was no point in it. However, few enough people noticed it. The continuity of the proceeding made them think the spirit survived like people who have a fancy for particular kinds of cakes and go to the same shop for them without noticing that they have deteriorated. Even during the war the Duchesse had shown signs of this decay. If anyone used the word culture, she stopped, smiled, her beautiful face lighted up and she ejaculated: “la K K K Kultur” and made her friends, who were fervents of the Guermantes′ spirit, roar with laughter. It was, of course, the same mould, the same intonation, the same smile that had formerly delighted Bergotte, who, for that matter, had he lived, would have kept his pithy phrases, his interjections, his periods of suspense, his epithets, to express nothing. But newcomers were sometimes taken aback and if they happened to turn up on a day when she was neither bright nor in full possession of her faculties, they said, “What a fool she is.” Moreover, the Duchesse so timed her descent into a lower sphere as not to allow it to affect those of her family from whom she drew aristocratic prestige. If, to play her part as protectress of the arts, she invited a minister or a painter to the theatre and he asked her naively whether her sister-in-law or her husband were in the audience, the Duchesse intimidated him by a show of audacity and answered disdainfully: “I don′t know. When I go out I don′t bother about my family. For politicians and artists I′m a widow.” In this way she prevented the too obtrusive parvenu from getting rebuffs — and herself reprimands — from M. de Marsantes and Basin.
Je dis à Mme de Guermantes que j′avais rencontré M. de Charlus. Elle le trouvait encore plus «Â baissé » qu′il n′était, les gens du monde faisant des différences, en ce qui concerne l′intelligence, non seulement entre divers gens du monde chez lesquels elle est à peu près semblable, mais même chez une même personne à différents moments de sa vie. Puis elle ajouta : «Â Il a toujours été le portrait de ma belle-mère ; c′est encore plus frappant maintenant. » Cette ressemblance n′avait rien d′extraordinaire. On sait, en effet, que certaines femmes se projettent en quelque sorte elles-mêmes en un autre être avec la plus grande exactitude, la seule erreur est dans le sexe. Erreur dont on ne peut pas dire : felix culpa, car le sexe réagit sur la personnalité, et chez un homme le féminisme devient afféterie, la réserve susceptibilité, etc. N′importe, dans la figure, fût-elle barbue, dans les joues, même congestionnées sous les favoris, il y a certaines lignes superposables à quelque portrait maternel. Il n′est guère de vieux Charlus qui ne soit une ruine où l′on ne reconnaisse avec étonnement sous tous les empâtements de la graisse et de la poudre de riz quelques fragments d′une belle femme en sa jeunesse éternelle.
I told Mme de Guermantes I had met M. de Charlus. She thought him more deteriorated than he was, it being the habit of people in society to see differences of intelligence in various people in their world amongst whom it is about uniform and also in the same person at different periods of his life. She added: “He was always the very image of my mother-in-law and the likeness is more striking than ever.” There was nothing remarkable in that. We know, as a matter of fact, that certain women are reproduced in certain men with complete fidelity, the only mistake being the sex. We cannot qualify this as felix culpa, for sex reacts upon personality and feminism becomes effeminacy, reserve suceptibility and so on. This does not prevent a man′s face, even though bearded, from being modelled on lines transferable to the portrait of his mother. There was nothing but a ruin of the old M. de Charlus left but under all the layers of fat and rice powder one could recognise the remnants of a beautiful woman in her eternal youth.
«Â Je ne peux pas vous dire comme ça me fait plaisir de vous voir, reprit la duchesse. Mon Dieu, quand est-ce que je vous avais vu la dernière foisÂ… — En visite chez Mme d′Agrigente où je vous trouvais souvent. — Naturellement, j′y allais souvent, mon pauvre petit, comme Basin l′aimait à ce moment-là. C′est toujours chez sa bonne amie du moment qu′on me rencontrait le plus parce qu′il me disait : «Â Ne manquez pas d′aller lui faire une visite. » Au fond, cela me paraissait un peu inconvenant cette espèce de «Â visite de digestion » qu′il m′envoyait faire une fois qu′il avait consommé. J′avais fini assez vite par m′y habituer, mais ce qu′il y avait de plus ennuyeux c′est que j′étais obligée de garder des relations après qu′il avait rompu les siennes.
Ça me faisait toujours penser au vers de Victor Hugo : «Â Emporte le bonheur et laisse-moi l′ennui. » Comme dans la poésie j′entrais tout de même avec un sourire, mais vraiment ce n′était pas juste, il aurait dû me laisser, à l′égard de ses maîtresses, le droit d′être volage, car, en accumulant tous ses laissés pour compte, j′avais fini par ne plus avoir une après-midi à moi. D′ailleurs, ce temps me semble doux relativement au présent. Mon Dieu, qu′il se soit remis à me tromper, ça ne pourrait que me flatter parce que ça me rajeunit. Mais je préférais son ancienne manière. Dame, il y avait trop longtemps qu′il ne m′avait trompée, il ne se rappelait plus la manière de s′y prendre ! Ah ! mais nous ne sommes pas mal ensemble tout de même, nous nous parlons, nous nous aimons même assez », me dit la duchesse, craignant que je n′eusse compris qu′ils étaient tout à fait séparés, et comme on dit de quelqu′un qui est très malade : «Â Mais il parle encore très bien, je lui ai fait la lecture ce matin pendant une heure », elle ajouta : «Â Je vais lui dire que vous êtes là, il voudra vous voir. » Et elle alla près du duc qui, assis sur un canapé auprès d′une dame, causait avec elle. Mais en voyant sa femme venir lui parler, il prit un air si furieux qu′elle ne put que se retirer. «Â Il est occupé, je ne sais pas ce qu′il fait, nous verrons tout à l′heure », me dit Mme de Guermantes préférant me laisser me débrouiller. Bloch s′étant approché de nous et ayant demandé, de la part de son Américaine, qui était une jeune duchesse qui était là, je répondis que c′était la nièce de M. de Bréauté, nom sur lequel Bloch, à qui il ne disait rien, demanda des explications. «Â Ah ! Bréauté, s′écria Mme de Guermantes, en s′adressant à moi, vous vous rappelez ? Mon Dieu, que tout cela est loin ! » Puis, se tournant vers Bloch : «Â Hé bien, c′était un snob. C′étaient des gens qui habitaient près de chez ma belle-mère. Cela ne vous intéresserait pas, c′est amusant pour ce petit, ajouta-t-elle en me désignant, qui a connu tout ça autrefois en même temps que moi », ajouta Mme de Guermantes me montrant par ces paroles, de bien des manières, le long temps qui s′était écoulé. Les amitiés, les opinions de Mme de Guermantes s′étaient tant renouvelées depuis ce moment-là qu′elle considérait son charmant Babal comme un snob. D′autre part, il ne se trouvait pas seulement reculé dans le temps, mais, chose dont je ne m′étais pas rendu compte quand, à mes débuts dans le monde, je l′avais cru une des notabilités essentielles de Paris, qui resterait toujours associé à son histoire mondaine comme celui de Colbert à celle du règne de Louis XIV, il avait lui aussi sa marque provinciale, il était un voisin de campagne de la vieille duchesse, avec lequel la princesse des Laumes s′était liée comme tel. Pourtant ce Bréauté, dépouillé de son esprit, relégué dans ses années si lointaines qu′il datait, ce qui prouvait qu′il avait été entièrement oublié depuis par la duchesse, et dans les environs de Guermantes, était entre la duchesse et moi, ce que je n′eusse jamais cru le premier soir à l′Opéra-Comique quand il m′avait paru un Dieu nautique habitant son antre marin, un lien, parce qu′elle se rappelait que je l′avais connu, donc que j′étais son ami à elle, sinon sorti du même monde qu′elle, du moins vivant dans le même monde qu′elle depuis bien plus longtemps que bien des personnes présentes, qu′elle se le rappelait, et assez imparfaitement cependant pour avoir oublié certains détails qui m′avaient à moi semblé alors essentiels, que je n′allais pas à Guermantes et n′étais qu′un petit bourgeois de Combray, au temps où elle venait à la messe de mariage de Mlle Percepied, qu′elle ne m′invitait pas, malgré toutes les prières de Saint-Loup, dans l′année qui suivit son apparition à l′Opéra-Comique. À moi cela me semblait capital, car c′est justement à ce moment-là que la vie de la duchesse de Guermantes m′apparaissait comme un Paradis où je n′entrerais pas, mais, pour elle, elle lui apparaissait comme sa même vie médiocre de toujours, et puisque j′avais, à partir d′un certain moment, dîné souvent chez elle, que j′avais d′ailleurs été, avant cela même, un ami de sa tante et de son neveu, elle ne savait plus exactement à quelle époque notre intimité avait commencé et ne se rendait pas compte du formidable anachronisme qu′elle faisait en faisant commencer cette amitié quelques années trop tôt. Car cela faisait que j′eusse connu la Mme de Guermantes du nom de Guermantes impossible à connaître, que j′eusse été reçu dans le nom aux syllabes dorées, dans le faubourg Saint-Germain, alors que tout simplement j′étais allé dîner chez une dame qui n′était déjà plus pour moi qu′une dame comme une autre, et qui m′avait fait quelquefois inviter, non à descendre dans le royaume sous-marin des néréides mais à passer la soirée dans la baignoire de sa cousine. «Â Si vous voulez des détails sur Bréauté, qui n′en valait guère la peine, ajouta-t-elle en s′adressant à Bloch, demandez-en à ce petit qui le vaut cent fois : il a dîné cinquante fois avec lui chez moi. N′est-ce pas que c′est chez moi que vous l′avez connu ? En tout cas, c′est chez moi que vous avez connu Swann. » Et j′étais aussi surpris qu′elle pût croire que j′avais peut-être connu M. de Bréauté ailleurs que chez elle, donc que j′allasse dans ce monde-là avant de la connaître, que de voir qu′elle croyait que c′était chez elle que j′avais connu Swann. Moins mensongèrement que Gilberte quand elle disait de Bréauté : «Â C′est un vieux voisin de campagne, j′ai plaisir à parler avec lui de Tansonville », alors qu′autrefois, à Tansonville, il ne les fréquentait pas, j′aurais pu dire : «Â C′est un voisin de campagne qui venait souvent nous voir le soir », de Swann qui, en effet, me rappelait tout autre chose que les Guermantes. «Â Je ne saurais pas vous dire ! reprit-elle. C′était un homme qui avait tout dit quand il parlait d′Altesses. Il avait un lot d′histoires assez drôles sur des gens de Guermantes, sur ma belle-mère, sur Mme de Varambon avant qu′elle fût auprès de la princesse de Parme. Mais qui sait aujourd′hui qui était Mme de Varambon ? Ce petit-là, oui, il a connu tout ça, mais tout ça c′est fini, ce sont des gens dont le nom même n′existe plus et qui, d′ailleurs, ne mériteraient pas de survivre. » Et je me rendais compte, malgré cette chose une que semble le monde, et où, en effet, les rapports sociaux arrivent à leur maximum de concentration et où tout communique, comme il y reste des provinces, ou du moins comme le Temps en fait qui changent de nom, qui ne sont plus compréhensibles pour ceux qui y arrivent seulement quand la configuration a changé. «Â C′était une bonne dame qui disait des choses d′une bêtise inouî¥ », reprit en parlant de Mme de Varambon la duchesse qui, insensible à cette poésie de l′incompréhensible, qui est un effet du temps, dégageait en toute chose l′élément drôle, assimilable à la littérature genre Meilhac, à l′esprit des Guermantes. «Â À un moment, elle avait la manie d′avaler tout le temps des pastilles qu′on donnait dans ce temps-là contre la toux et qui s′appelaient — ajouta-t-elle en riant elle-même d′un nom si spécial, si connu autrefois, si inconnu aujourd′hui des gens à qui elle parlait — des pastilles Géraudel. «Â Madame de Varambon, lui disait ma belle-mère, en avalant tout le temps comme cela des pastilles Géraudel, vous vous ferez mal à l′estomac. » «Â Mais Madame la Duchesse, répondait Mme de Varambon, comment voulez-vous que cela fasse mal à l′estomac puisque cela va dans les bronches ? » Et puis c′est elle qui disait : «Â La duchesse a une vache si belle qu′on la prend toujours pour étalon. » Et Mme de Guermantes eût volontiers continué à raconter des histoires de Mme de Varambon, dont nous connaissions des centaines, mais nous sentions bien que ce nom n′éveillait dans la mémoire ignorante de Bloch aucune des images qui se levaient pour nous aussitôt qu′il était question de Mme de Varambon, de M. de Bréauté, du prince d′Agrigente et, à cause de cela même, excitait peut-être chez lui un prestige que je savais exagéré mais que je trouvais compréhensible, non pas parce que je l′avais moi-même subi, nos propres erreurs et nos propres ridicules ayant rarement pour effet de nous rendre, même quand nous les avons percés à jour, plus indulgents à ceux des autres.
“I can′t tell you how much pleasure it gives me to see you,” the Duchesse continued, “goodness, when was it we last met?” “Calling upon Mme d′Agrigente where I often used to see you.” “Ah, of course, I often went there, my dear friend, as Basin was in love with her then. I could always be found with his particular friend of the moment because he used to say: ‘Mind you go and see her.′ I must confess that sort of ‘digestion-call′ he made me pay when he had satisfied his appetite was rather troublesome. I got accustomed to that, but the tiresome part was being obliged to keep these relationships up after he had done with them. That always made me think of Victor Hugo′s verse ‘Emporte le bonheur et laisse-moi l′ennui.′ I accepted it smilingly like poetry but it wasn′t fair. At least he might have let me be fickle about his mistresses; making-up his accounts with the series he had enough of didn′t leave me an afternoon to myself. Well, those days seem sweet compared to the present. I can consider it flattering that he has started being unfaithful to me again because it makes me feel young. But I prefer his earlier manner. I suppose it was so long since he had done that sort of thing that he didn′t know how to set about it. But all the same, we get on quite well together. We talk together and rather like each other.” The Duchesse said this for fear I might think they had completely separated and, just as people say when someone is very ill: “He still likes to talk, I was reading to him for an hour this morning,” she added: “I′ll tell him you′re here, he′d like to see you,” and went up to the Duc who was sitting on a sofa talking to a lady. But when he saw his wife approaching him, he looked so angry that she had no alternative but to retire. “He′s engaged; I don′t know what he is up to, we shall see presently,” Mme de Guermantes said, leaving me to make what I liked of the situation. Bloch approached us and asked us in the name of his American friend who the young Duchesse over there was. I told him she was the niece of M. de Bréauté, about whom Bloch, who had never heard his name, wanted particulars. “Ah, Bréauté!” exclaimed Mme de Guermantes, addressing me, “you remember! Goodness, how long ago it is!” Then turning to Bloch, “He was a snob if you like; his people lived near my mother-in-law. That won′t interest you, it′s amusing for my old friend,” she indicated me, “he used to know all about them in old days as I did.” These words and many things in Mme de Guermantes′ manner showed the time that had passed since then. Her friendships and opinions had so changed since the time she was referring to that she had come to thinking her charming Babel a snob. He, on the other hand, had not only receded in time, but, a thing I had not realised when I entered society and believed him one of those notabilities of Paris which would always be associated with his social history like with that of Colbert in the reign of Louis XIV, he also had a provincial label as a country neighbour of the old Duchesse and it was in that capacity that the Princesse des Laumes had been associated with him. Nevertheless, this Bréauté, barren of his one time wit, relegated to a past which dated him and proved he had since been completely forgotten by the Duchesse and her circle, formed a link between the Duchesse and myself which I could never have believed that first evening at the Opéra Comique when he had appeared to me like a nautical God in his marine cave, because she recalled that I had known him, consequently that I had been her friend, if not of the same social circle as herself, that I had frequented that circle for a far longer time than most of the people present; she recalled him and yet not clearly enough to remember certain details which were then my vital concern, that I was not invited to the Guermantes′ place in the country and was only a small bourgeois of Combray when she came to Mlle Percepied′s marriage mass, that, in spite of all Saint-Loup′s requests, she did not invite me to her house during the year following Bréauté‘s appearance with her at the Opéra Comique. To me that was of capital importance for it was exactly then that the life of the Duchesse de Guermantes seemed to me like a paradise I could not enter, but for her it was the same indifferent existence she was accustomed to, and owing to my having often dined at her house later on, and to my having, even earlier, been her aunt′s and her nephew′s friend, she no longer remembered at what period our intimacy had begun nor realised the anachronism of making it start several years too early. For that made it seem as though I had known the Mme de Guermantes of that marvellous Guermantes name, that I had been received by the name of golden syllables in the faubourg Saint-Germain when I had merely dined with a lady who was even then nothing more to me than a lady like any other and who had invited me not to descend into the submarine kingdom of the nereids but to spend the evening in her cousin′s box. “If you want to know all about Bréauté, who isn′t worth it,” she added to Bloch, “ask my friend who is worth a hundred of him. He has dined fifty times at my house with Bréauté. Wasn′t it at my house that you met him? Anyhow, you met Swann there.” And I was as surprised that she imagined I might have met M. de Bréauté elsewhere than at her house and frequented that circle before I knew her as I was to observe that she imagined I had first known Swann at her house. Less untruthfully than Gilberte when she said that Bréauté was “one of my old neighbours in the country; I like talking to him about Tansonville,” whereas he did not in those days go to the Swann′s at Tansonville, I might have remarked: “He was a country neighbour who often came to see us in the evening,” in reference to Swann, who in truth, recalled something very different from the Guermantes, “It′s rather difficult to explain,” she continued. “He was a man to whom Highnesses meant everything. He told a lot of rather funny stories about Guermantes people and my mother-in-law and Mme de Varambon before she was in attendance on the Princesse de Parme. But who cares about Mme de Varambon now? My friend here knew about all this, but it′s done with now, they′re people whose names are forgotten and, for that matter, they didn′t deserve to survive.” And I realised, in spite of that unified thing society seems to be, where, in fact, social relationships reach their greatest concentration, where everything gets known about everybody, that areas of it remain in which time causes changes that cannot be grasped by those who only enter it when its configuration has changed. “Mme de Varambon was an excellent creature who said unbelievably stupid things,” continued the Duchesse, insensitive to that poetry of the incomprehensible which is an effect of time, and concerned only with extracting human elements assimilable with literature of the Meilhac kind and with the Guermantes spirit, “at one time she had a mania for constantly chewing cough drops called”— she laughed to herself as she recalled the name so familiar formerly, so unknown now to those she was addressing —“Pastilles Géraudel. ‘Mme de Varambon,′ my mother-in-law said to her, “‘if you go on swallowing those Géraudel pastilles, you′ll get a stomach-ache.′ ‘But, Mme la Duchesse,′ answered Mme de Varambon, ‘how can I hurt my stomach since they go into the bronchial tubes?′ It was she who said, ‘The Duchesse has got such a beautiful cow that it looks like a stallion.′” Mme de Guermantes would have gladly gone on telling stories about Mme de Varambon of which we knew hundreds but the name did not evoke in Bloch′s memory any of those associations rekindled in us by the mention of Mme de Varambon, of M. de Bréauté, of the Prince d′Agrigente, who perhaps, on that account, exercised a glamour in his eyes I knew to be exaggerated but understood, though not because I had felt it, since our own weaknesses and absurdities seldom make us more indulgent to those of others even when we have thrust them into the light.
Le passé s′était tellement transformé dans l′esprit de la duchesse, ou bien les démarcations qui existaient dans le mien avaient été toujours si absentes du sien, que ce qui avait été événement pour moi avait passé inaperçu d′elle, qu′elle pouvait supposer non seulement que j′avais connu Swann chez elle et M. de Bréauté ailleurs, me faisant ainsi un passé d′homme du monde qu′elle reculait même trop loin. Car cette notion du temps écoulé, que je venais d′acquérir, la duchesse l′avait aussi, et même, avec une illusion inverse de celle qui avait été la mienne de le croire plus court qu′il n′était, elle, au contraire, exagérait, elle le faisait remonter trop haut notamment, sans tenir compte de cette infinie ligne de démarcation entre le moment où elle était pour moi un nom — puis l′objet de mon amour — et le moment où elle n′avait été pour moi qu′une femme du monde quelconque. Or, je n′étais allé chez elle que dans cette seconde période où elle était pour moi une autre personne. Mais à ses propres yeux ces différences échappaient, et elle n′eût pas trouvé plus singulier que j′eusse été chez elle deux ans plus tôt, ne sachant pas qu′elle était alors pour moi une autre personne, sa personne n′offrant pas pour elle-même, comme pour moi, de discontinuité.
The past had been so transformed in the mind of the Duchesse or the demarcations which existed in my own had always been so absent from hers, that what had been an important event for me had passed unperceived by her and she endowed me with a social past which she made recede too far. For the Duchesse shared that notion of time past which I had just acquired, and contrary to my illusion which shortened it, she lengthened it, notably in not reckoning with that undefined line of demarcation between the period when she represented a name to me, then the object of my love — and the period during which she had become merely a woman in society like any other. Moreover, I only went to her house during that second period when she had become another to me. But these differences escaped her eyes and she would not have thought it more singular that I should have been at her house two years earlier because she did not know that she was then another person to me, her personality not appearing to her, as to me, discontinuous.
Je dis à la duchesse de Guermantes, en lui racontant que Bloch avait cru que c′était l′ancienne princesse de Guermantes qui recevait : «Â Cela me rappelle la première soirée où je suis allé chez la princesse de Guermantes, où je croyais ne pas être invité et qu′on allait me mettre à la porte, et où vous aviez une robe toute rouge et des souliers rouges. — Mon Dieu, que c′est vieux, tout cela », me répondit la duchesse, accentuant pour moi l′impression du temps écoulé. Elle regardait dans le lointain avec mélancolie et pourtant insista particulièrement sur la robe rouge. Je lui demandai de me la décrire, ce qu′elle fit complaisamment. «Â Maintenant cela ne se porterait plus du tout. C′étaient des robes qui se portaient dans ce temps-là. — Mais est-ce que ce n′était pas joli ? » lui dis-je. Elle avait toujours peur de donner un avantage contre elle par ses paroles, de dire quelque chose qui la diminuât. «Â Mais si, moi je trouvais cela très joli. On n′en porte pas parce que cela ne se fait plus en ce moment. Mais cela se reportera, toutes les modes reviennent, en robes, en musique, en peinture », ajouta-t-elle avec force, car elle croyait une certaine originalité à cette philosophie. Cependant la tristesse de vieillir lui rendit sa lassitude qu′un sourire lui disputa : «Â Vous êtes sûr que c′étaient des souliers rouges ? Je croyais que c′étaient des souliers d′or. » J′assurai que cela m′était infiniment présent à l′esprit, sans dire la circonstance qui me permettait de l′affirmer. «Â Vous êtes gentil de vous rappeler cela », me dit-elle d′un air tendre, car les femmes appellent gentillesse se souvenir de leur beauté comme les artistes admirer leurs œuvres. D′ailleurs, si lointain que soit le passé, quand on est une femme de tête comme la duchesse, il peut ne pas être oublié. «Â Vous rappelez-vous, me dit-elle en remerciement de mon souvenir pour sa robe et ses souliers, que nous vous avons ramené, Basin et moi ? Vous aviez une jeune fille qui devait venir vous voir après minuit. Basin riait de tout son cœur en pensant qu′on vous faisait des visites à cette heure-là. » Je me rappelais, en effet, que ce soir-là Albertine était venue me voir après la soirée de la princesse de Guermantes, je me le rappelais aussi bien que la duchesse, moi à qui Albertine était maintenant aussi indifférente qu′elle l′eût été à Mme de Guermantes, si Mme de Guermantes eût su que la jeune fille à cause de qui je n′avais pas pu entrer chez eux était Albertine. C′est que longtemps après que les pauvres morts sont sortis de nos cœurs, leur poussière indifférente continue à être mêlée, à servir d′alliage, aux circonstances du passé. Et, sans plus les aimer, il arrive qu′en évoquant une chambre, une allée, un chemin, où ils furent à une certaine heure, nous sommes obligés, pour que la place qu′ils occupaient soit remplie, de faire allusion à eux, même sans les regretter, même sans les nommer, même sans permettre qu′on les identifie. (Mme de Guermantes n′identifiait guère la jeune fille qui devait venir ce soir-là, n′avait jamais su son nom et n′en parlait qu′à cause de la bizarrerie de l′heure et de la circonstance.) Telles sont les formes dernières et peu enviables de la survivance.
I told the Duchesse that Bloch believed it was the former Princesse de Guermantes who was receiving to-day, “That reminds me of the first evening when I went to the Princesse de Guermantes′ and believed I was not invited and that they were going to turn me out, when you wore a red dress and red shoes.” “Gracious, how long ago that is!” she answered, thus emphasising the passage of time. She gazed sadly into the distance but particularly insisted on the red dress. I asked her to describe it to me, which she did with complaisance. “Those dresses aren′t worn nowadays. They were the fashion then.” “But it was pretty, wasn′t it?” She was always afraid of saying anything that might not be to her advantage. “Yes, I thought it very pretty. It isn′t the fashion now but it will be again. All fashions come back, in dress, in music, in painting,” she added with emphasis, imagining something original in this philosophy. But the sadness of growing old gave her a lassitude belied by her smile. “You′re sure they were red shoes; I thought they were gold ones?” I assured her that my memory was exact on the point without detailing the circumstances which enabled me to be so certain. “You′re charming to remember,” she said tenderly, for women call those charming who remember their beauty as artists do those who remember their works. Moreover, however distant the past, so determined a woman as the Duchesse is unlikely to forget it. “Do you remember,” she said, as she thanked me for remembering her dress and her shoes, “Basin and I brought you back that evening and there was a girl coming to see you after midnight. Basin laughed heartily about your having visitors at that time of night.” I did, indeed, remember that Albertine came to see me that night after the evening party at the Princesse de Guermantes′. I remembered it quite as well as the Duchesse, I to whom Albertine was now as indifferent as she would have been to Mme de Guermantes, had the latter known that the young girl on whose account I had not gone to their house, was Albertine. Long after our hearts have forsaken the poor dead, their indifferent dust remains, like an alloy, mingled with events of the past and, though we love them no more, when we evoke a room, a path, a road they lived in or traversed with us, we are compelled, so that the place they occupied may not remain untenanted, to think of them though we neither regret nor name nor identify them. (Mme de Guermantes did not identify the girl who was to come that evening, had never known her name and only referred to her because of the hour and the circumstances.) Those are the final and least enviable forms of survival
Si les jugements que la duchesse porta ensuite sur Rachel furent en eux-mêmes médiocres, ils m′intéressèrent en ce que, eux aussi, marquaient une heure nouvelle sur le cadran. Car la duchesse n′avait pas plus complètement que Rachel perdu le souvenir de la soirée que celle-ci avait passée chez elle, mais ce souvenir n′y avait pas subi une moindre transformation. «Â Je vous dirai, me dit-elle, que cela m′intéresse d′autant plus de l′entendre, et de l′entendre acclamer, que je l′ai dénichée, appréciée, prônée, imposée à une époque où personne ne la connaissait et où tout le monde se moquait d′elle. Oui, mon petit, cela va vous étonner, mais la première maison où elle s′est fait entendre en public, c′est chez moi ! Oui, pendant que tous les gens prétendus d′avant-garde, comme ma nouvelle cousine, dit-elle en montrant ironiquement la princesse de Guermantes qui, pour Oriane, restait Mme Verdurin, l′auraient laissée crever de faim sans daigner l′entendre, je l′avais trouvée intéressante et je lui avais fait offrir un cachet pour venir jouer chez moi devant tout ce que nous faisions de mieux comme gratin. Je peux dire, d′un mot un peu bête et prétentieux, car, au fond, le talent n′a besoin de personne, que je l′ai lancée. Bien entendu, elle n′avait pas besoin de moi. » J′esquissai un geste de protestation et je vis que Mme de Guermantes était toute prête à accueillir la thèse opposée : «Â Si ? Vous croyez que le talent a besoin d′un appui ? Au fond, vous avez peut-être raison. C′est curieux, vous dites justement ce que Dumas me disait autrefois. Dans ce cas je suis extrêmement flattée si je suis pour quelque chose, pour si peu que ce soit, non pas évidemment dans le talent, mais dans la renommée d′une telle artiste. » Mme de Guermantes préférait abandonner son idée que le talent perce tout seul comme un abcès, parce que c′était plus flatteur pour elle, mais aussi parce que depuis quelque temps, recevant des nouveaux venus, et étant du reste fatiguée, elle s′était faite assez humble, interrogeant les autres, leur demandant leur opinion pour s′en former une. «Â Je n′ai pas besoin de vous dire, reprit-elle, que cet intelligent public, qui s′appelle le monde, ne comprenait absolument rien à cela. On protestait, on riait. J′avais beau leur dire : «Â C′est curieux, c′est intéressant, c′est quelque chose qui n′a encore jamais été fait », on ne me croyait pas, comme on ne m′a jamais crue pour rien. C′est comme la chose qu′elle jouait, c′était une chose de Maeterlinck, maintenant c′est très connu, mais à ce moment-là tout le monde s′en moquait, eh bien, moi je trouvais ça admirable.
Ça m′étonne même, quand j′y pense, qu′une paysanne comme moi, qui n′ai que l′éducation des filles de province, ait aimé du premier coup ces choses-là. Naturellement, je n′aurais pas pu dire pourquoi, mais ça me plaisait, ça me remuait ; tenez, Basin qui n′a rien d′un sensible avait été frappé de l′effet que ça me produisait. Il m′avait dit : «Â Je ne veux plus que vous entendiez ces absurdités, ça vous rend malade. » Et c′était vrai parce qu′on me prend pour une femme sèche et que je suis, au fond, un paquet de nerfs. »
If the opinions the Duchesse subsequently expressed regarding Rachel were indifferent in themselves, they interested me because they, too, marked a new hour on the dial. For the Duchesse had no more forgotten her evening party in which Rachel figured than had the latter and the memory had not undergone the slightest transformation. “I must tell you,” she said, “that I am the more interested to hear her recite and to witness her success that I discovered her, appreciated her, treasured her, imposed her, at a time when she was ignored and laughed at. You may be surprised, my dear friend, to know that the first time she was heard in public was at my house. Yes, while all the would-be advanced people like my new cousin”— she ironically indicated the Princesse de Guermantes who to her was still Mme Verdurin, “would have let her starve without condescending to listen to her. I considered her interesting and gave her the prestige of performing at my house before the smartest audience we could get together. I can say, though it sounds stupid and pretentious, for fundamentally talent doesn′t need protection, that I launched her. Of course she didn′t need me.” I made a gesture of protest and observed that Mme de Guermantes was quite ready to welcome it. “You evidently think talent has need of support? Perhaps, after all, you′re right. You′re repeating what Dumas formerly told me. In this case, I am extremely flattered if I do count for something, however little, not in the talent, of course, but in the reputation of an artist like her.” Mme de Guermantes preferred to abandon her idea that talent bursts like an abscess because it was more flattering for herself, but also because for some time now, she had been receiving new people and being rather worn out, she had practised humility by seeking information and asking others their opinion in order to form one. “It isn′t necessary for me to tell you,” she resumed, “that this intelligent public which is called society saw nothing in it. They objected to her and scoffed at her. I might tell them it was original and curious, something different from what-had been done before, no one believed me, as they never did believe me in anything. It was the same with the thing she recited, a piece by Maeterlinck. Now it′s well known, but then everyone laughed at it though I considered it admirable. It surprises even myself considering I was only a peasant with the education of a country-girl, that I spontaneously admired things of that kind. I could not, of course, have explained why, but it gave me pleasure, it moved me. Why, Basin, who is anything but sensitive, was struck by its effect on me. At that time, he said: ‘I don′t want you to listen to these absurdities any more, they make you ill,′ and it was true. They take me for a hard woman and really I am a bundle of nerves.”
A ce moment se produisit un incident inattendu. Un valet de pied vint dire à Rachel que la fille de la Berma et son gendre demandaient à lui parler. On a vu que la fille de la Berma avait résisté au désir qu′avait son mari de faire demander une invitation à Rachel. Mais après le départ du jeune homme invité, l′ennui du jeune couple auprès de leur mère s′était accru, la pensée que d′autres s′amusaient, les tourmentait, bref, profitant d′un moment où la Berma s′était retirée dans sa chambre, crachant un peu de sang, ils avaient quatre à quatre revêtu des vêtements plus élégants, fait appeler une voiture et étaient venus chez la princesse de Guermantes sans être invités. Rachel se doutant de la chose et secrètement flattée prit un ton arrogant et dit au valet de pied qu′elle ne pouvait pas se déranger, qu′ils écrivissent un mot pour dire l′objet de leur démarche insolite. Le valet de pied revint portant une carte où la fille de la Berma avait griffonné qu′elle et son mari n′avaient pu résister au désir d′entendre Rachel et lui demandaient de les laisser entrer. Rachel sourit de la niaiserie de leur prétexte et de son propre triomphe. Elle fit répondre qu′elle était désolée mais [vol II.214] qu′elle avait terminé ses récitations. Déjà dans l′antichambre où l′attente du couple s′était prolongée, les valets de pieds commençaient à se gausser des deux solliciteurs éconduits. La honte d′une avanie, le souvenir du rien qu′était Rachel auprès de sa mère, poussèrent la fille de la Berma à poursuivre à fond une démarche que lui avait fait risquer d′abord le simple besoin du plaisir. Elle fit demander comme un service à Rachel, dût-elle ne pas avoir à l′entendre, la permission de lui serrer la main. Rachel était en train de causer avec un prince italien qu′on disait séduit par l′attrait de sa grande fortune dont quelques relations mondaines dissimulaient un peu l′origine; elle mesura le renversement des situations qui mettait maintenant les enfants de l′illustre Berma à ses pieds. Après avoir narré à tout le monde d′une façon plaisante cet incident, elle fit dire au jeune couple d′entrer, ce qu′il fit sans se faire prier, ruinant d′un seul coup la situation sociale de la Berma comme il avait détruit sa santé. Rachel l′avait compris, et que son amabilité condescendante donnerait la réputation, à elle de plus de bonté, au jeune couple de plus de bassesse que n′eût fait son refus. Aussi les reçut-elle à bras ouverts avecaffectation; disant d′un air de protectrice en vue et qui sait oublier sa grandeur; "Mais je crois bien! c′est une joie. La princesse sera ravie". Ne sachant pas qu′on croyait au Théâtre que c′était elle qui invitait, peut-être avait-elle craint qu′en refusant l′entrée aux enfants de la Berma ceux-ci doutassent, au lieu de sa bonne volonté, ce qui lui eût été bien égal, de son influence. La duchesse de Guermantes s′éloigna instinctivement, car au fur et à mesure que quelqu′un avait l′air de rechercher le monde, il baissaitdans l′estime de la duchesse. Elle n′en avait plus en ce moment que pour la bonté de Rachel et eût tourné le dos aux enfants de la Berma si on les lui avait présentés. Rachel cependant composait déjà dans sa tête la phrase gracieuse dont elle accablerait le lendemain la Berma dans les coulisses: "J′ai été navrée, désolée, que votre fille fasse antichambre. Si j′avais compris! Elle m′envoyait bien cartes sur cartes". Elle était ravie de porter ce coup à la Berma. Peut-être eût-elle reculé si elle eût su que ce serait un coup mortel. On aime à faire des victimes, mais sans se mettre précisément dans son tort, et en les laissant vivre. D′ailleurs où était son tort? Elle devait dire en riant quelques jours plus tard: "c′est un peu fort, j′ai voulu être plus aimable pour ses enfants qu′elle n′a jamais été pour moi, et pour un peu on m′accuserait de l′avoir assassinée. Je prends la duchesse à témoin". Il semble pour les grands artistes que tous les mauvais sentiments et tout le factice de la vie de théâtre passent en leurs enfants sans que chez eux le travail obstiné soit un dérivatif comme chez la mère; les grandes tragédiennes meurent souvent victimes de complots domestiques noués autour d′elles, comme il leur arrivait tant de fois à la fin des pièces qu′elles jouaient.
At this moment an unexpected incident occurred. A footman came to tell Rachel that la Berma′s daughter and son-in-law wanted to speak to her. We have seen that the daughter had opposed her husband when he wanted to get an invitation from Rachel. But, after the departure of the young man, the boredom of the young couple left alone with their mother had grown, the thought that others were amusing themselves tormented them; in brief, availing themselves of la Berma′s retirement to her bedroom to spit blood, they had quickly put on their smartest clothes, called a carriage and had arrived at the Princesse de Guermantes′ without being invited. Rachel hardly grasped the situation, but secretly flattered, adopted an arrogant tone and told the footman she could not be disturbed, they must write and explain the object of their unusual proceeding. The footman came back with a card on which la Berma′s daughter had scribbled that she and her husband could not resist the pleasure of hearing Rachel recite and asked her to let them come in. Rachel gloated over the pretext and her own triumph and replied that she was very sorry but that the recitation was over. In the anteroom, the footmen were winking at each other while the couple in vain awaited admission. The shame of their humiliation, the consciousness of the insignificance, the nullity of Rachel in her mother′s eyes, pushed la Berma′s daughter into pursuing to the end the step she had risked simply for amusement. She sent a message to Rachel that she would take it as a favour, even if she could not hear her recite, to be allowed to shake hands with her. Rachel at the moment, was talking to an Italian Prince who was said to be after her large fortune, the source of which her social relationships somewhat concealed. She took stock of the reversal of situations which now placed the children of the illustrious Berma at her feet. After informing everyone about the incident in the most charming fashion, she sent the young couple a message to come in, which they did without being asked twice, ruining la Berma′s social prestige at one blow as they had previously destroyed her health. Rachel had realised that her condescension would result in her being considered kinder and the young couple baser than her refusal. So she received them with open arms and with the affectation of a patroness in the limelight who can put aside her magnificence, said: “But of course, I′m delighted to see you, the Princesse will be charmed”. As she did not know that at the theatre she was supposed to have done the inviting, she may have feared, if she refused entry to la Berma′s children, that they might have doubted not her goodwill for that would have been indifferent to her — but her influence. The Duchesse de Guermantes moved away instinctively, for in proportion to anyone′s appearing to court society, he diminished in her esteem. At the moment she only felt it for Rachel′s kindness and would have turned her back on la Berma′s children if they had been introduced to her. Meanwhile, Rachel was composing the gracious phrases with which she, the following day, would overwhelm la Berma in the wings: “I was harrowed, distressed that your daughter should have been kept waiting in the anteroom. If I had only known! She sent me card after card.” She was enchanted to offer this insult to la Berma. Perhaps, had she known it would be a mortal blow, she might have hesitated. People like to persecute others but without exactly putting themselves in the wrong and without hounding them to death. Moreover, where was she wrong? She might say laughingly a few days later: “That′s pretty thick, I meant to be far nicer to her children than she ever was to me, and now they nearly accuse me of killing her. I take the Duchesse to witness.” It seems as though the children of great actors inherit all the evil and pretence of stage-life without accomplishing the determined work that springs from it as did this mother. Great actresses frequently die the victims of domestic plots which are woven round them, as happens so often at the close of dramas they play in.Â…
Gilberte, nous l′avons vu, avait voulu éviter un conflit avec sa tante au sujet de Rachel. Elle avait bien fait : il n′était déjà pas facile de prendre devant Mme de Guermantes la défense de la fille d′Odette, tant son animosité était grande, et cela parce que la manière nouvelle dont la duchesse m′avait dit être trompée était la manière dont le duc la trompait, si extraordinaire que cela pût paraître à qui savait l′âge d′Odette, avec Mme de Forcheville.
Gilberte, as we have seen, wanted to avoid a conflict with her aunt on the subject of Rachel. She did well; it was not an easy matter to undertake the defence of Odette′s daughter in opposition to Mme de Guermantes, so great was her animosity owing to what the Duchesse told me about the new form the Duc′s infidelity had taken, which, extraordinary as it might appear to those who knew her age, was with Mme de Forcheville.
Quand on pensait à l′âge que devait avoir maintenant Mme de Forcheville, cela semblait, en effet, extraordinaire. Mais peut-être Odette avait-elle commencé la vie de femme galante très jeune. Et puis il y a des femmes qu′à chaque décade on retrouve en une nouvelle incarnation, ayant de nouvelles amours, parfois alors qu′on les croyait mortes, faisant le désespoir d′une jeune femme que pour elles abandonne son mari.
When one remembered Mme de Forcheville′s present age, it did, indeed, seem extraordinary. But Odette had probably begun the life of a courtesan very young. And we encounter women who reincarnate themselves every ten years in new love affairs and sometimes drive some young wife to despair because of her husband′s deserting her for them when one actually thought they were dead.
La vie de la duchesse ne laissait pas, d′ailleurs, d′être très malheureuse et pour une raison qui, par ailleurs, avait pour effet de déclasser parallèlement la société que fréquentait M. de Guermantes. Celui-ci qui, depuis longtemps calmé par son âge avancé, et quoiqu′il fût encore robuste, avait cessé de tromper Mme de Guermantes, s′était épris de Mme de Forcheville sans qu′on sût bien les débuts de cette liaison.
The life of the Duchesse was a very unhappy one, and one reason for it simultaneously brought about the lowering of M. de Guermantes′ social standard. He, sobered by advancing age though still robust, had long ceased being unfaithful to Mme de Guermantes, but had suddenly become infatuated with Mme de Forcheville without knowing how he had got involved in the liaison.
Mais celle-ci avait pris des proportions telles que le vieillard, imitant, dans ce dernier amour, la manière de celles qu′il avait eues autrefois, séquestrait sa maîtresse au point que, si mon amour pour Albertine avait répété, avec de grandes variations, l′amour de Swann pour Odette, l′amour de M. de Guermantes rappelait celui que j′avais eu pour Albertine. Il fallait qu′elle déjeunât, qu′elle dînât avec lui, il était toujours chez elle ; elle s′en parait auprès d′amis qui sans elle n′eussent jamais été en relation avec le duc de Guermantes et qui venaient là pour le connaître, un peu comme on va chez une cocotte pour connaître un souverain son amant. Certes, Mme de Forcheville était depuis longtemps devenue une femme du monde. Mais recommençant à être entretenue sur le tard, et par un si orgueilleux vieillard qui était tout de même chez elle le personnage important, elle se diminuait à chercher seulement à avoir les peignoirs qui lui plussent, la cuisine qu′il aimait, à flatter ses amis en leur disant qu′elle lui avait parlé d′eux, comme elle disait à mon grand-oncle qu′elle avait parlé de lui au Grand-Duc qui lui envoyait des cigarettes, en un mot elle tendait, malgré tout l′acquis de sa situation mondaine, et par la force de circonstances nouvelles, à redevenir, telle qu′elle était apparue à mon enfance, la dame en rose. Certes, il y avait bien des années que mon oncle Adolphe était mort. Mais la substitution autour de nous d′autres personnes aux anciennes nous empêche-t-elle de recommencer la même vie ? Ces circonstances nouvelles, elle s′y était prêtée sans doute par cupidité, mais aussi parce que, assez recherchée dans le monde quand elle avait une fille à marier, laissée de côté dès que Gilberte eut épousé Saint-Loup, elle sentit que le duc de Guermantes, qui eût tout fait pour elle, lui amènerait nombre de duchesses peut-être enchantées de jouer un tour à leur amie Oriane, et peut-être enfin piquée au jeu par le mécontentement de la duchesse sur laquelle un sentiment féminin de rivalité la rendait heureuse de prévaloir. Des neveux fort difficiles du duc de Guermantes, les Courvoisier, Mme de Marsantes, la princesse de Trania, allaient chez Mme de Forcheville dans un espoir d′héritage, sans s′occuper de la peine que cela pouvait faire à Mme de Guermantes, dont Odette, piquée par ses dédains, disait tout le mal possible. Cette liaison avec Mme de Forcheville, liaison qui n′était qu′une imitation de ses liaisons plus anciennes, venait de faire perdre au duc de Guermantes, pour la deuxième fois, la possibilité de la présidence du Jockey et un siège de membre libre à l′Académie des Beaux-Arts, comme la vie de M. de Charlus, publiquement associée à celle de Jupien, lui avait fait manquer la présidence de l′Union et celle aussi de la Société des amis du Vieux Paris. Ainsi les deux frères, si différents dans leurs goûts, étaient arrivés à la déconsidération à cause d′une même paresse, d′un même manque de volonté, lequel était sensible, mais agréablement, chez le duc de Guermantes leur grand-père, membre de l′Académie française, mais qui, chez les deux petits-fils, avait permis à un goût naturel et à un autre qui passe pour ne l′être pas, de les désocialiser.
It had assumed such proportions that the old man, in this last love affair, imitating his own earlier amative proceedings, so secluded his mistress that, if my love for Albertine had been a multiple variation of Swann′s for Odette, M. de Guermantes′ recalled mine for Albertine. She had to take all her meals with him and he was always at her house. She boasted of this to friends who, but for her, would never have known the Duc and who came to her house to make his acquaintance, as people visit a courtesan to get to know the king who is her lover. It is true that Mme de Forcheville had been in society for a long time. But beginning over again, late in life, to be kept by such a haughty old man who played the most important part in her life, she lowered herself by ministering only to his pleasure, buying peignoirs and ordering food he liked, flattering her friends by telling them that she had spoken to him about them, as she told my great-uncle she had spoken about him to the Grand-Duke who then sent him cigarettes, in a word, she once more tended, in spite of the position she had secured in society, to become, owing to force of circumstances, what she had been to me when I was a child, the lady in pink. Of course, my Uncle Adolphe had been dead many years. But does the substitution of new people for old prevent us from beginning the same life over again? Doubtless she adapted herself to the new conditions out of cupidity, but also because, somewhat sought after socially when she had a daughter to marry, she had been left in the background when Gilberte married Saint-Loup. She knew that the Duc would do what she liked, that he would bring her any number of duchesses who would not be reluctant to score off their friend Oriane and, perhaps, was stimulated into the bargain by the prospect of gratifying her feminine sentiment of rivalry at the expense of the outraged Duchesse. The Duc de Guermantes′ exclusive Courvoisier nephews, Mme de Marsantes, the Princesse de Trania, went to Mme de Forcheville′s in the expectation of legacies without troubling whether or no this caused pain to Mme de Guermantes, about whom Odette, stung by Mme de Guermantes′ disdain, said the most evil things. This liaison with Mme de Forcheville, which was only an imitation of his early ones, caused the Duc de Guermantes to miss for the second time being elected President of the Jockey Club and honorary member of the Académie des Beaux Arts just as M. de Charlus′ public association with Jupien was the cause of his failure to be elected President of the Union Club and of the Society of Friends of Old Paris. Thus the two brothers, so different in their tastes, had fallen into disrepute on account of the same indolence and lack of will, more pleasantly observable in the case of their grandfather, a member of the French Academy, which led to the normal proclivities of one and the abnormal habits of the other degrading both.
Le vieux duc ne sortait plus, car il passait ses journées et ses soirées chez Odette. Mais aujourd′hui, comme elle-même s′était rendue à la matinée de la princesse de Guermantes, il était venu un instant pour la voir, malgré l′ennui de rencontrer sa femme. Je ne l′eusse sans doute pas reconnu, si la duchesse, quelques instants plus tôt, ne me l′eût clairement désigné en allant jusqu′à lui. Il n′était plus qu′une ruine, mais superbe, et plus encore qu′une ruine, cette belle chose romantique que peut être un rocher dans la tempête. Fouettée de toutes parts par les vagues de souffrance, de colère de souffrir, d′avancée montante de la mer qui la circonvenaient, sa figure, effritée comme un bloc, gardait le style, la cambrure que j′avais toujours admirés ; elle était rongée comme une de ces belles têtes antiques trop abîmées mais dont nous sommes trop heureux d′orner un cabinet de travail. Elle paraissait seulement appartenir à une époque plus ancienne qu′autrefois, non seulement à cause de ce qu′elle avait pris de rude et de rompu dans sa matière jadis plus brillante, mais parce que à l′expression de finesse et d′enjouement avait succédé une involontaire, une inconsciente expression, bâtie par la maladie, de lutte contre la mort, de résistance, de difficulté à vivre. Les artères ayant perdu toute souplesse avaient donné au visage jadis épanoui une dureté sculpturale. Et sans que le duc s′en doutât, il découvrait des aspects de nuque, de joue, de front, où l′être, comme obligé de se raccrocher avec acharnement à chaque minute, semblait bousculé dans une tragique rafale, pendant que les mèches blanches de sa chevelure moins épaisse venaient souffleter de leur écume le promontoire envahi du visage. Et comme ces reflets étranges, uniques, que seule l′approche de la tempête où tout va sombrer donne aux roches qui avaient été jusque-là d′une autre couleur, je compris que le gris plombé des joues raides et usées, le gris presque blanc et moutonnant des mèches soulevées, la faible lumière encore départie aux yeux qui voyaient à peine, étaient des teintes non pas irréelles, trop réelles au contraire, mais fantastiques et empruntées à la palette de l′éclairage, inimitable dans ses noirceurs effrayantes et prophétiques, de la vieillesse, de la proximité de la mort. Le duc ne resta que quelques instants, assez pour que je comprisse qu′Odette, toute à des soupirants plus jeunes, se moquait de lui. Mais, chose curieuse, lui qui jadis était presque ridicule quand il prenait l′allure d′un roi de théâtre avait pris un aspect véritablement grand, un peu comme son frère, à qui la vieillesse, en le désencombrant de tout l′accessoire, le faisait ressembler. Et comme son frère, lui, jadis orgueilleux, bien que d′une autre manière, semblait presque respectueux, quoique aussi d′une autre façon. Car il n′avait pas subi la déchéance de M. de Charlus, réduit à saluer avec une politesse de malade oublieux ceux qu′il eût jadis dédaignés, mais il était très vieux, et quand il voulut passer la porte et descendre l′escalier pour sortir, la vieillesse, qui est tout de même l′état le plus misérable pour les hommes et qui les précipite de leur faîte le plus semblablement aux rois des tragédies grecques, la vieillesse, en le forçant à s′arrêter dans le chemin de croix que devient la vie des impotents menacés, à essuyer son front ruisselant, à tâtonner, en cherchant des yeux une marche qui se dérobait, parce qu′il aurait eu besoin pour ses pas mal assurés, pour ses yeux ennuagés, d′un appui, lui donnait à son insu l′air de l′implorer doucement et timidement des autres, la vieillesse l′avait fait encore plus qu′auguste, suppliant.
The old Duc did not go out any more, he spent his days and evenings at Odette′s. But to-day, as she herself had come to the Princesse de Guermantes′ party, he had dropped in to see her for a moment, in spite of the annoyance of meeting his wife. I dare say I should not have recognised him if the Duchesse had not drawn my attention to him. He was now nothing but a ruin, but a splendid one; grander than a ruin, he had the romantic beauty of a rock beaten by a tempest. Scourged from every side by the waves of suffering, by rage at his suffering, his face, slowly crumbling like a block of granite almost submerged by the towering seas, retained the style, the suavity I had always admired. It was defaced like a beautiful antique head we are glad to possess as an ornament in a library. But it seemed to belong to an earlier period than it did, not only because its matter had acquired a rude brokenness in the place of its former grace but also because an involuntary expression caused by failing health, resisting and fighting death, by the arduousness of keeping alive, had replaced the old delicacy of mien and exuberance. The arteries had lost all their suppleness and had imprinted a sculptured hardness on the once expressive features. And, unconsciously, the Duc revealed by the contours of his neck, his cheeks, his brow, a being forced to hold on grimly to every moment and as though tossed by a tragic storm, his sparse white locks dashed their spray over the invaded promontory of his visage. And like the weird and spectral reflection an approaching storm sweeping everything before it, gives to rocks till then of another colour, I knew that the leaden grey of his hard, worn cheeks, the woolly whiteness of his unkempt hair, the wavering light which lingered in his almost unseeing eyes, were the but too real pigment borrowed from a fantastic palette with which was inimitably painted the prophetic shadows of age and the terrifying proximity of death. The Duc only stayed a few moments but long enough for me to see that Odette made fun of him to her younger aspirants. But it was strange that he who used to be almost ridiculous when he assumed the pose of a stage-king, was now endowed with a noble mien, resembling in that his brother whom also old age had relieved of accessories. And like his brother, once so arrogant, though in a different way, he seemed almost respectful. For he had not suffered the eclipse of M. de Charlus, reduced to bowing with a forgetful invalid′s politeness to those he had formerly disdained, but he was very old and when he went through the door and wanted to go down the stairs to go away, old age, that most miserable condition which casts men from their high estate as it did the Kings of Greek tragedy, old age gripped him, forced him to halt on that road of the cross which is the life of an impotent menaced by death, so that he might wipe his streaming brow and tap to find the step which escaped his foothold because he needed help to ensure it, help against his swimming eyes, help he was unknowingly imploring ever so gently and timidly from others. Old age had made him more than august, it had made him a suppliant.
Ainsi, dans le faubourg Saint-Germain, ces positions en apparence imprenables du duc et de la duchesse de Guermantes, du baron de Charlus avaient perdu leur inviolabilité, comme toutes choses changent en ce monde, par l′action d′un principe intérieur auquel on n′avait pas pensé : chez M. de Charlus l′amour de Charlie qui l′avait rendu esclave des Verdurin, puis le ramollissement ; chez Mme de Guermantes, un goût de nouveauté et d′art ; chez M. de Guermantes, un amour exclusif, comme il en avait déjà eu de pareils dans sa vie, que la faiblesse de l′âge rendait plus tyrannique et aux faiblesses duquel la sévérité du salon de la duchesse, où le duc ne paraissait plus et qui, d′ailleurs, ne fonctionnait plus guère, n′opposait plus son démenti, son rachat mondain. Ainsi change la figure des choses de ce monde, ainsi le centre des empires et le cadastre des fortunes, et la charte des situations, tout ce qui semblait définitif est-il perpétuellement remanié et les yeux d′un homme qui a vécu peuvent-ils contempler le changement le plus complet là où justement il lui paraissait le plus impossible.
Thus in the faubourg Saint-Germain the apparently impregnable positions of the Duc and Duchesse de Guermantes and of the Baron de Charlus had lost their inviolability as everything changes in this world through the action of an interior principle which had never occurred to them; in the case of M. de Charlus it was the love of Charlie who had enslaved him to the Verdurins and then gradual decay, in the case of Mme de Guermantes a taste for novelty and for art, in the case of M. de Guermantes an exclusive love, as he had had so many in his life, rendered more tyrannical by the feebleness of old age to which the austerity of the Duchesse′s salon where the Duc no longer put in an appearance and which, for that matter, had almost ceased functioning, offered no resistance by its power of rehabilitation. Thus the face of things in life changes, the centre of empires, the register of fortunes, the chart of positions, all that seemed final, are perpetually remoulded and during his life-time a man can witness the completest changes just where those seemed to him least possible.
Ne pouvant se passer d′Odette, toujours installé chez elle dans le même fauteuil d′où la vieillesse et la goutte le faisaient difficilement lever, M. de Guermantes la laissait recevoir des amis qui étaient trop contents d′être présentés au duc, de lui laisser la parole, de l′entendre parler de la vieille société, de la marquise de Villeparisis, du duc de Chartres.
Unable to do without Odette, always at her house and in the same armchair from which old age and gout made it difficult for him to rise, M. de Guermantes let her receive her friends who were only too pleased to be introduced to the Duc, to give him the lead in conversation, and listen to his talk of former society, of the Marquise de Villeparisis and of the Duc de Chartres.
Par moments, sous le regard des tableaux anciens réunis par Swann dans un arrangement de «Â collectionneur » qui achevait le caractère démodé de cette scène, avec ce duc si «Â Restauration » et cette cocotte tellement «Â Second Empire », dans un des peignoirs qu′il aimait, la dame en rose l′interrompait d′une jacasserie : il s′arrêtait net, plantait sur elle un regard féroce. Peut-être s′était-il aperçu qu′elle aussi, comme la duchesse, disait quelquefois des bêtises ; peut-être, dans une hallucination de vieillard, croyait-il que c′était un trait d′esprit intempestif de Mme de Guermantes qui lui coupait la parole, et se croyait-il à l′hôtel de Guermantes, comme ces fauves enchaînés qui se figurent un instant être encore libres dans les déserts de l′Afrique. Levant brusquement la tête, de ses petits yeux jaunes qui avaient l′éclat d′yeux de fauves il fixait sur elle un de ces regards qui quelquefois chez Mme de Guermantes, quand celle-ci parlait trop, m′avaient fait trembler. Ainsi le duc regardait-il un instant l′audacieuse dame en rose. Mais celle-ci lui tenait tête, ne le quittait pas des yeux, et au bout de quelques instants qui semblaient longs aux spectateurs, le vieux fauve dompté, se rappelant qu′il était, non pas libre chez la duchesse, dans ce Sahara dont le paillasson du palier marquait l′entrée, mais chez Mme de Forcheville, dans la cage du Jardin des Plantes, rentrait dans ses épaules sa tête d′où pendait encore une épaisse crinière dont on n′aurait pu dire si elle était blonde ou blanche, et reprenait son récit. Il semblait n′avoir pas compris ce que Mme de Forcheville avait voulu dire et qui, d′ailleurs, généralement n′avait pas grand sens. Il lui permettait d′avoir des amis à dîner avec lui. Par une manie empruntée à ses anciennes amours, qui n′était pas pour étonner Odette, habituée à avoir eu la même de Swann, et qui me touchait moi, en me rappelant ma vie avec Albertine, il exigeait que ces personnes se retirassent de bonne heure afin qu′il pût dire bonsoir à Odette le dernier. Inutile de dire qu′à peine était-il parti, elle allait en rejoindre d′autres. Mais le duc ne s′en doutait pas ou préférait ne pas avoir l′air de s′en douter ; la vue des vieillards baisse, comme leur oreille devient plus dure, leur clairvoyance s′obscurcit, la fatigue même fait faire relâche à leur vigilance. Et à un certain âge c′est en un personnage de Molière — non pas même en l′olympien amant d′Alcmène mais en un risible Géronte — que se change inévitablement Jupiter. D′ailleurs, Odette trompait M. de Guermantes, et aussi le soignait, sans charme, sans grandeur. Elle était médiocre dans ce rôle comme dans tous les autres. Non pas que la vie ne lui en eût souvent donné de beaux, mais elle ne savait pas les jouer. En attendant, elle jouait celui de recluse. De fait, chaque fois que je voulus la voir dans la suite je n′y pus réussir, car M. de Guermantes, voulant à la fois concilier les exigences de son hygiène et de sa jalousie, ne lui permettait que les fêtes de jour, à condition encore que ce ne fussent pas des bals. Cette réclusion où elle était tenue, elle me l′avoua avec franchise, pour diverses raisons. La principale est qu′elle s′imaginait, bien que je n′eusse écrit que des articles ou publié que des études, que j′étais un auteur connu, ce qui lui faisait même naîµ¥ment dire, se rappelant le temps où j′allais avenue des Acacias pour la voir passer, et plus tard chez elle : «Â Ah ! si j′avais pu deviner que ce petit serait un jour un grand écrivain ! » Or, ayant entendu dire que les écrivains se plaisent auprès des femmes pour se documenter, se faire raconter des histoires d′amour, elle redevenait maintenant avec moi simple cocotte pour m′intéresser : «Â Tenez, une fois il y avait un homme qui s′était toqué de moi et que j′aimais éperdument aussi. Nous vivions d′une vie divine. Il avait un voyage à faire en Amérique, je devais y aller avec lui. La veille du départ, je trouvai que c′était plus beau de ne pas laisser diminuer un amour qui ne pourrait pas toujours rester à ce point. Nous eûmes une dernière soirée où il était persuadé que je partais, ce fut une nuit folle, j′avais près de lui des joies infinies et le désespoir de sentir que je ne le reverrais pas. Le matin j′étais allée donner mon billet à un voyageur que je ne connaissais pas. Il voulait au moins l′acheter. Je lui répondis : «Â Non, vous me rendez un tel service en me le prenant, je ne veux pas d′argent. » Puis c′était une autre histoire : «Â Un jour j′étais dans les Champs-Élysées, M. de Bréauté, que je n′avais vu qu′une fois, se mit à me regarder avec une telle insistance que je m′arrêtai et lui demandai pourquoi il se permettait de me regarder comme ça. Il me répondit : «Â Je vous regarde parce que vous avez un chapeau ridicule. » C′était vrai. C′était un petit chapeau avec des pensées, les modes de ce temps-là étaient affreuses. Mais j′étais en fureur, je lui dis : «Â Je ne vous permets pas de me parler ainsi. » Il se mit à pleuvoir. Je lui dis : «Â Je ne vous pardonnerais que si vous aviez une voiture. — Hé bien, justement j′en ai une et je vais vous accompagner. — Non, je veux bien de votre voiture, mais pas de vous. » Je montai dans la voiture, il partit sous la pluie. Mais le soir il arriva chez moi. Nous eûmes deux années d′un amour fou. » Elle reprit : «Â Venez prendre une fois le thé avec moi, je vous raconterai comment j′ai fait la connaissance de M. de Forcheville. Au fond, dit-elle d′un air mélancolique, j′ai passé ma vie cloîtrée parce que je n′ai eu de grands amours que pour des hommes qui étaient terriblement jaloux de moi. Je ne parle pas de M. de Forcheville, car, au fond, c′était un médiocre et je n′ai jamais pu aimer véritablement que des gens intelligents. Mais, voyez-vous, M. Swann était aussi jaloux que l′est ce pauvre duc ; pour celui-ci je me prive de tout parce que je sais qu′il n′est pas heureux chez lui. Pour M. Swann, c′était parce que je l′aimais follement, et je trouve qu′on peut bien sacrifier la danse, et le monde, et tout le reste à ce qui peut faire plaisir ou seulement éviter des soucis à un homme qu′on aime. Pauvre Charles, il était si intelligent, si séduisant, exactement le genre d′hommes que j′aimais. » Et c′était peut-être vrai. Il y avait eu un temps où Swann lui avait plu, justement celui où elle n′était pas «Â son genre ». À vrai dire, «Â son genre », même plus tard, elle ne l′avait jamais été. Il l′avait pourtant alors tant et si douloureusement aimée. Il était surpris plus tard de cette contradiction. Elle ne doit pas en être une si nous songeons combien est forte dans la vie des hommes la proportion des souffrances pour des femmes «Â qui n′étaient pas leur genre ». Peut-être cela tient-il à bien des causes ; d′abord, parce qu′elles ne sont pas votre genre on se laisse d′abord aimer sans aimer, par là on laisse prendre sur sa vie une habitude qui n′aurait pas eu lieu avec une femme qui eût été votre genre et qui, se sentant désirée, se fût disputée, ne nous aurait accordé que de rares rendez-vous, n′eût pas pris dans notre vie cette installation dans toutes nos heures qui plus tard, si l′amour vient et qu′elle vienne à nous manquer, pour une brouille, pour un voyage où on nous laisse sans nouvelles, ne nous arrache pas un seul lien mais mille. Ensuite, cette habitude est sentimentale parce qu′il n′y a pas grand désir physique à la base, et si l′amour naît, le cerveau travaille bien davantage : il y a un roman au lieu d′un besoin. Nous ne nous méfions pas des femmes qui ne sont pas notre genre, nous les laissons nous aimer, et si nous les aimons ensuite, nous les aimons cent fois plus que les autres, sans avoir même près d′elles la satisfaction du désir assouvi. Pour ces raisons et bien d′autres, le fait que nous ayons nos plus gros chagrins avec les femmes qui ne sont pas notre genre ne tient pas seulement à cette dérision du destin qui ne réalise notre bonheur que sous la forme qui nous plaît le moins. Une femme qui est notre genre est rarement dangereuse, car ou elle ne veut pas de nous, ou nous contente et nous quitte vite, ne s′installe pas dans notre vie, et ce qui est dangereux et procréateur de souffrances dans l′amour, ce n′est pas la femme elle-même, c′est sa présence de tous les jours, la curiosité de ce qu′elle fait à tous moments ; ce n′est pas la femme, c′est l′habitude. J′eus la lâcheté d′ajouter que ce qu′elle disait de Swann était gentil et noble de sa part, mais je savais combien c′était faux et que sa franchise se mêlait de mensonges. Je pensais avec effroi, au fur et à mesure qu′elle me racontait ses aventures, à tout ce que Swann avait ignoré, dont il aurait tant souffert parce qu′il avait fixé sa sensibilité sur cet être-là, et qu′il devinait à en être sûr, rien qu′à ses regards quand elle voyait un homme ou une femme inconnus et qui lui plaisaient. Au fond, elle le faisait seulement pour me donner ce qu′elle croyait des sujets de nouvelles ! Elle se trompait, non qu′elle n′eût de tout temps abondamment fourni les réserves de mon imagination, mais d′une façon bien plus involontaire et par un acte émané de moi-même, qui dégageait d′elle à son insu les lois de sa vie.
At moments, beneath the old pictures collected by Swann which, with this Restauration Duc and his beloved courtesan, completed the old-fashioned picture, the lady in pink interrupted him with her chatter and he stopped short, and stared at her with a ferocious glare. Possibly he had discovered that she, as well as the duchesse, occasionally made stupid remarks, perhaps an old man′s fancy made him think that one of Mme de Guermantes′ intemperate passages of humour had interrupted what he was saying and he thought himself back in the Guermantes′ mansion as caged beasts may imagine themselves free in African wilds. Raising his head sharply, he fixed his little yellow eyes, which once had the gleam of a wild animal′s, on her in one of those sustained scowls which made me shiver when Mme de Guermantes told me about them. Thus the Duc glared at the audacious lady in pink, but she held her own, did not remove her eyes from him and at the end of a moment which seemed long to the spectators, the old wild beast, tamed, remembered he was no longer at large in the Sahara of his own home, but in his cage in the Jardin des Plantes at Mme de Forcheville′s and he withdrew his head, from which still depended a thick fringe of blonde-white hair, into his shoulders and resumed his discourse. Apparently he had not understood what Mme de Forcheville said, which as a rule, meant little. He permitted her to ask her friends to dinner with him. A mania which was a relic of his former love affairs and did not surprise Odette, accustomed as she was to the same habit in Swann and which reminded me of my life with Alber-tine, was to insist on people going early so that he could say good-night to Odette last. It is unnecessary to add that the moment he had gone she invited other people. But the Duc had no suspicion of that, or preferred not to seem to suspect it; the vigilance of old men diminishes with their sight and hearing. After a certain age Jupiter inevitably changes into one of Molière′s characters — into the absurd Géronte — not into the Olympian lover of Alcmene. And Odette deceived M. de Guermantes and took care of him with neither charm nor generosity of spirit. She was commonplace in that as in everything else. Life had given her good parts but she could not play them and, meanwhile, she was playing at being a recluse. It was a fact that whenever I wanted to see her, I could not, because M. de Guermantes, desirous of reconciling the exactions of his hygiene with those of his jealousy, only allowed her to have parties in the day time and on the further condition that there was no dancing. She frankly avowed the seclusion in which she lived and this for various reasons. The first was that she imagined, although I had only published a few articles and studies, that I was a well-known author which caused her to remark naively, returning to the past when I went to see her in the Avenue des Acacias and later at her house: “Ah, if I could have then foreseen that that boy would one day be a great writer.” And having heard that writers are glad to be with women in order to document themselves and hear love stories, she readopted her rôle of courtesan to entertain me: “Fancy, once there was a man who was crazy about me and I adored him. We were having a divine time together. He had to go to America and I was to go with him. On the eve of his departure I thought it would be more beautiful not to risk that such a wonderful love should come to an end. We spent our last evening together. He believed I should go with him. It was a delirious night of infinite voluptuousness and despair, for I knew I should never see him again. In the morning I gave my ticket to a traveller I did not know. He wanted to buy it but I answered: ‘No, you are rendering me such service in accepting it that I do not want the money.′” There was another story: “One day I was in the Champs Elysées. M. de Bréauté, whom I had only seen once, looked at me so significantly that I stopped and asked him how he dared look at me like that. He answered: ‘I′m looking at you because you′ve got an absurd hat on.′ It was true. It was a little hat with pansies on it and the fashions of that period were awful. But I was furious and I said to him: ‘I don′t permit you to talk to me like that.′ It began to rain and I said: ‘I might forgive you if you had a carriage.′ ‘Oh, well, that′s all right, I′ve got one and I′ll accompany you home.′ ‘No, I shall be glad to accept your carriage but not you.′ I got into the carriage and he departed in the rain. But that evening he came to my house. We had two years of wild love together. Come and have tea with me,” she went on “and I′ll tell you how I made M. de Forcheville′s acquaintance. Really,” with a melancholy air, “my life has been a cloistered one, for I′ve only had great loves for men who were terribly jealous of me. I don′t speak of M. de Forcheville; he was quite indifferent and I only cared for intelligent men, but, you see, M. Swann was as jealous as this poor Duc for whose sake I sacrifice my life because he is unhappy at home. But it was M. Swann I loved madly, and one can sacrifice dancing and society and everything to please a man one loves or even to spare him anxiety. Poor Charles, he was so intelligent, so seductive, exactly the kind of man I liked.” Perhaps it was true. There was a time when Swann pleased her and it was exactly when she was not “his kind”. To tell the truth, she never had been “his kind”, then or later. And yet he had loved her so long and so painfully. He was surprised afterwards when he realised the contradiction of it. But there would be none if we consider how great a proportion of suffering women who aren′t “their kind” inflict on men. That is probably due to several causes; first because they are not our kind, we let ourselves be loved without loving; through that we adopt a habit we should not acquire with a woman who is our kind. The latter, knowing she was desired, would resist and only accord occasional meetings and thus would not gain such a foothold in our lives that if, later on, we came to love her and then, owing to a quarrel or a journey, we found ourselves alone and without news of her, she would deprive us not of one bond but a thousand. Again this habit is sentimental because there is no great physical desire at its base and if love is born, the brain works better; romance takes the place of a physical urge. We do not suspect women who are not our kind, we allow them to love us and if we afterwards love them we love them a hundred times more than the others, without getting from them the relief of satisfied desire. For these reasons and many others, the fact that we experience our greatest sorrows with women who are not our kind, is not only due to that derisive illusion which permits the realisation of happiness only under the form that pleases us least. A woman who is our kind is rarely dangerous, for she does not care about us, satisfies us, soon abandons us and does not install herself in our lives. What is dangerous and produces suffering in love is not the woman herself, it is her constant presence, the eagerness to know what she is doing every moment; it is not the woman, it is habit. I was coward enough to say that what she told me about Swann was kind, not to say noble on her part, but I knew it was not true and that her frankness was mixed up with lies. I reflected with horror, as little by little she told me her adventures, on all that Swann had been ignorant of and of how much he would have suffered, for he had associated his sensibility with that creature and had guessed to the point of certainty, from nothing but her glance at an unknown man or woman, that they attracted her. Actually she told me all this only to supply what she believed was a subject for novels. She was wrong, not because she could not at any time have furnished my imagination with abundant material but it would have had to be in less intentional fashion and by my agency disengaging, unknown to her, the laws that governed her life.
M. de Guermantes ne gardait ses foudres que pour la duchesse ; sur les libres fréquentations de laquelle Mme de Forcheville ne manquait pas d′attirer l′attention irritée du duc. Aussi la duchesse était-elle fort malheureuse. Il est vrai que M. de Charlus, à qui j′en avais parlé une fois, prétendait que les premiers torts n′avaient pas été du côté de son frère, que la légende de pureté de la duchesse était faite, en réalité, d′un nombre incalculable d′aventures habilement dissimulées. Je n′avais jamais entendu parler de cela. Pour presque tout le monde Mme de Guermantes était une femme toute différente. L′idée qu′elle avait été toujours irréprochable gouvernait les esprits. Entre ces deux idées je ne pouvais décider laquelle était conforme à la vérité, cette vérité que presque toujours les trois quarts des gens ignorent. Je me rappelais bien certains regards bleus et vagabonds de la duchesse de Guermantes dans la nef de Combray, mais, vraiment, aucune des deux idées n′était réfutée par eux, et l′une et l′autre pouvaient leur donner un sens différent et aussi acceptable. Dans ma folie, enfant, je les avais pris un instant pour des regards d′amour adressés à moi. Depuis j′avais compris qu′ils n′étaient que des regards bienveillants d′une suzeraine, pareille à celle des vitraux de l′église, pour ses vassaux. Fallait-il maintenant croire que c′était ma première idée qui avait été la vraie, et que si, plus tard, jamais la duchesse ne m′avait parlé d′amour, c′est parce qu′elle avait craint de se compromettre avec un ami de sa tante et de son neveu plus qu′avec un enfant inconnu rencontré par hasard à Saint-Hilaire de Combray ?
M. de Guermantes kept his thunders for the Duchesse to whose mixed gatherings Mme de Forcheville did not hesitate to draw the irritated attention of the Duc. Moreover, the Duchesse was very unhappy. It is true that M. de Charlus to whom I had once spoken about it, suggested that the first offence had not been on his brother′s side, that the legend of the Duchesse′s purity was in reality composed of an incalculable number of skilfully dissimulated adventures. I had never heard of them. To nearly everyone Mme de Guermantes was nothing of the sort and the belief that she had always been irreproachable was universal. I could not decide which of the two notions was true for truth is nearly always unknown to three-quarters of the world. I recalled certain azure and fugitive glances of the Duchesse de Guermantes in the nave of the Combray church but, in truth, they refuted neither of these opinions for each could give a different and equally acceptable meaning to them. In the madness of boyhood I had for a moment taken them as messages of love to myself. Later, I realised that they were but the benevolent glances which a suzeraine such as the one in the stained windows of the church bestowed on her vassals. Was I now to believe that my first idea was the right one, and that if the Duchesse never spoke to me of love, it was because she feared to compromise herself with a friend of her aunt and of her nephew rather than with an unknown boy she had met by chance in the church of St. Hilaire de Combray?
Â…
Â…
La duchesse avait pu un instant être heureuse de sentir son passé plus consistant parce qu′il était partagé par moi, mais à quelques questions que je lui posai à nouveau sur le provincialisme de M. de Bréauté, que j′avais à l′époque peu distingué de M. de Sagan, ou de M. de Guermantes, elle reprit son point de vue de femme du monde, c′est-à-dire de contemptrice de la mondanité. Tout en me parlant, la duchesse me faisait visiter l′Hôtel. Dans des salons plus petits on trouvait des intimes qui, pour écouter la musique, avaient préféré s′isoler. Dans un petit salon Empire, où quelques rares habits noirs écoutaient assis sur un canapé, on voyait, à côté d′une Psyché supportée par une Minerve, une chaise longue, placée de façon rectiligne, mais à l′intérieur incurvée comme un berceau, et où une jeune femme était étendue. La mollesse de sa pose, que l′entrée de la duchesse ne lui fit même pas déranger, contrastait avec l′éclat merveilleux de sa robe Empire en une soierie nacarat devant laquelle les plus rouges fuchsias eussent pâli et sur le tissu nacré de laquelle des insignes et des fleurs semblaient avoir été enfoncés longtemps, car leur trace y restait en creux. Pour saluer la duchesse elle inclina légèrement sa belle tête brune. Bien qu′il fît grand jour, comme elle avait demandé qu′on fermât les grands rideaux, en vue de plus de recueillement pour la musique, on avait, pour ne pas se tordre les pieds, allumé sur un trépied une urne où s′irisait une faible lueur. En réponse à ma demande, la duchesse de Guermantes me dit que c′était Mme de Sainte-Euverte. Alors je voulus savoir ce qu′elle était à la madame de Sainte-Euverte que j′avais connue. Mme de Guermantes me dit que c′était la femme d′un de ses petits-neveux, parut supporter l′idée qu′elle était née La Rochefoucauld, mais nia avoir elle-même connu des Sainte-Euverte. Je lui rappelai la soirée, que je n′avais sue, il est vrai, que par ouí¬¤ire, où princesse des Laumes, elle avait retrouvé Swann. Mme de Guermantes m′affirma n′avoir jamais été à cette soirée. La duchesse avait toujours été un peu menteuse et l′était devenue davantage. Mme de Sainte-Euverte était pour elle un salon — d′ailleurs assez tombé avec le temps — qu′elle aimait à renier. Je n′insistai pas. «Â Non, qui vous avez pu entrevoir chez moi, parce qu′il avait de l′esprit, c′est le mari de celle dont vous parlez et avec qui je n′étais pas en relations. — Mais elle n′avait pas de mari. — Vous vous l′êtes figuré parce qu′ils étaient séparés, mais il était bien plus agréable qu′elle. » Je finis par comprendre qu′un homme énorme, extrêmement grand, extrêmement fort, avec des cheveux tout blancs, que je rencontrais un peu partout et dont je n′avais jamais su le nom était le mari de Mme de Sainte-Euverte. Il était mort l′an passé. Quant à la nièce, j′ignore si c′est à cause d′une maladie d′estomac, de nerfs, d′une phlébite, d′un accouchement prochain, récent ou manqué, qu′elle écoutait la musique étendue sans se bouger pour personne. Le plus probable est que, fière de ses belles soies rouges, elle pensait faire sur sa chaise longue un effet genre Récamier. Elle ne se rendait pas compte qu′elle donnait pour moi la naissance à un nouvel épanouissement de ce nom Sainte-Euverte, qui à tant d′intervalle marquait la distance et la continuité du Temps. C′est le Temps qu′elle berçait dans cette nacelle où fleurissaient le nom de Sainte-Euverte et le style Empire en soie de fuchsias rouges. Ce style Empire, Mme de Guermantes déclarait l′avoir toujours détesté ; cela voulait dire qu′elle le détestait maintenant, ce qui était vrai, car elle suivait la mode, bien qu′avec quelque retard. Sans compliquer en parlant de David qu′elle connaissait peu, toute jeune fille elle avait cru M. Ingres le plus ennuyeux des poncifs, puis, brusquement, le plus savoureux des maîtres de l′Art nouveau, jusqu′à détester Delacroix. Par quels degrés elle était revenue de ce culte à la réprobation importe peu, puisque ce sont là des nuances des goûts que le critique d′art reflète dix ans avant la conversation des femmes supérieures. Après avoir critiqué le style Empire, elle s′excusa de m′avoir parlé de gens aussi insignifiants que les Sainte-Euverte et de niaiseries comme le côté provincial de Bréauté, car elle était aussi loin de penser pourquoi cela m′intéressait que Mme de Sainte-Euverte de La Rochefoucauld, cherchant le bien de son estomac ou un effet ingresque, était loin de soupçonner que son nom m′avait ravi, celui de son mari, non celui plus glorieux de ses parents, et que je lui voyais comme une fonction dans cette pièce pleine d′attributs de bercer le temps. «Â Mais comment puis-je vous parler de ces sottises, comment cela peut-il vous intéresser ? » s′écria la duchesse. Elle avait dit cette phrase à mi-voix et personne n′avait pu entendre ce qu′elle disait. Mais un jeune homme (qui devait m′intéresser dans la suite par un nom bien plus familier de moi autrefois que celui de Sainte-Euverte) se leva d′un air exaspéré et alla plus loin pour écouter avec plus de recueillement. Car c′était la sonate à Kreutzer qu′on jouait, mais, s′étant trompé sur le programme, il croyait que c′était un morceau de Ravel qu′on lui avait déclaré être beau comme du Palestrina, mais difficile à comprendre. Dans sa violence à changer de place, il heurta, à cause de la demi-obscurité, un bonheur du jour, ce qui n′alla pas sans faire tourner la tête à beaucoup de personnes pour qui cet exercice si simple de regarder derrière soi interrompait un peu le supplice d′écouter «Â religieusement » la sonate à Kreutzer. Et Mme de Guermantes et moi, causes de ce petit scandale, nous nous hâtâmes de changer de pièce. «Â Oui, comment ces riens-là peuvent-ils intéresser un homme de votre mérite ? C′est comme tout à l′heure, quand je vous voyais causer avec Gilberte de Saint-Loup. Ce n′est pas digne de vous. Pour moi c′est exactement rien, cette femme-là, ce n′est même pas une femme, c′est ce que je connais de plus factice et de plus bourgeois au monde (car, même à sa défense de l′actualité, la duchesse mêlait ses préjugés d′aristocrate). D′ailleurs devriez-vous venir dans des maisons comme ici ? Aujourd′hui, encore, je comprends parce qu′il y avait cette récitation de Rachel, ça peut vous intéresser. Mais si belle qu′elle ait été, elle ne donne pas devant ce public-là. Je vous ferai déjeuner seule avec elle. Alors vous verrez l′être que c′est. Mais elle est cent fois supérieure à tout ce qui est ici. Et après déjeuner elle vous dira du Verlaine. Vous m′en direz des nouvelles. » Elle me vanta surtout ses après-déjeuners, où il y avait tous les jours X et Y. Car elle en était arrivée à cette conception des femmes à «Â salons » qu′elle méprisait autrefois (bien qu′elle le niât aujourd′hui) et dont la grande supériorité, le signe d′élection selon elle, étaient d′avoir chez elle «Â tous les hommes ». Si je lui disais que telle grande dame à «Â salons » ne disait pas du bien, quand elle vivait, de Mme Howland, la duchesse éclatait de rire devant ma naîµ¥té : «Â Naturellement, l′autre avait chez elle tous les hommes et celle-ci cherchait à les attirer. » Elle reprit : «Â Mais dans de grandes machines comme ici, non, ça me passe que vous veniez. À moins que ce ne soit pour faire des étudesÂ…Â », ajouta-t-elle d′un air de doute, de méfiance, et sans trop s′aventurer, car elle ne savait pas très exactement en quoi consistait le genre d′opérations improbables auquel elle faisait allusion.
The Duchesse might have been pleased for the moment that her past seemed more consistent for my having shared it, but she resumed her attitude of a society woman who despises society in replying to a question I asked her about the provincialism of M. de Bréauté, whom at the earlier period I had placed in the same category as M. de Sagan or M. de Guermantes. As she spoke, the Duchesse took me round the house. In the smaller rooms, the more intimate friends of the hosts were sitting apart to enjoy the music. In one of them, a little Empire salon where one or two frock-coated gentlemen sat upon a sofa listening, there was a couch curved like a cradle placed alongside the wall close to a Psyche leaning upon a Minerva, in the hollow of which a young woman lay extended. Her relaxed and — languid attitude, which the entrance of the Duchesse in no way disturbed, contrasted with the brilliance of her Empire dress of a glittering silk beside which the most scarlet of fuchsias would have paled, encrusted with a pearl tissue in the folds of which the floral design appeared to be embedded. She slightly bent her beautiful brown head to salute the Duchesse. Although it was broad daylight, she had had the heavy curtains drawn to give herself up to the music, and the servants had lighted an urn on a tripod to prevent people stumbling. In answer to my question the Duchesse told me she was Mme de Sainte-Euverte and I wanted to know what relation she was of the Mme de Sainte-Euverte I had known. She was the wife of one of her great-nephews and Mme de Guermantes appeared to suggest that she was born a La Rochefoucauld but emphasised that she herself had never known the Sainte-Euvertes. I recalled to her mind the evening party, of which, it is true, I was only aware by hearsay, when, as Princesse des Laumes, she had renewed her acquaintance with Swann. Mme de Guermantes affirmed she had never been to that party but she had always been rather a liar and had become more so. Madame de Sainte-Euverte′s salon — somewhat faded with time — was one she preferred ignoring and I did not insist. “No,” she said, “the person you may have met at my house because he was amusing, was the husband of the woman you refer to. I never had any social relations with her.” “But she was a widow?” “You thought so because they were separated; he was much nicer than she.” At last I realised that a huge, extremely tall and strong man with snow-white hair, whom I met everywhere but whose name I never knew, was the husband of Mme de Sainte-Euverte and had died the year before. As to the niece, I never discovered whether she lay extended on the sofa listening to the music without moving for anyone because of some stomach trouble or because of her nerves or phlebitis or a coming accouchement or a recent one which had gone wrong. The likely explanation was that she thought she might as well play the part of a Récamier figure on her couch in that shimmering red dress. She little knew that she had: given birth to a new development of that name of Sainte-Euverte which, at so many intervals, marked the distance and continuity of Time. It was Time she was rocking in that cradle where the name of Sainte-Euverte flowered in a fuchsia-red silk in the Empire style. Mme de Guer-mantes declared that she had always detested Empire style; that meant, she detested it now, which was true, because she followed the fashions though not closely. Without complicating the matter by alluding to David of whose work she knew something, when she was a girl she considered Ingres the most boring of draughtsmen, then suddenly the most beguiling of new masters, so much so that she detested Delacroix. By what process she had returned to this creed of reprobation matters little, since such shades of taste are reflected by art-critics ten years before these superior women talk about them. After criticising the Empire style, she excused herself for talking about such insignificant people as the Sainte-Euvertes and of rubbish like Bréauté‘s provincialism for she was as far from realising the interest they had for me as Mme de Sainte-Euverte de la Rochefoucauld looking after her stomach or her Ingres pose, was from suspecting that her name was my joy, her husband′s name, not the far more famous one of her family, and that to me it represented the function of cradling time in that room full of temporal associations. “How can all this nonsense interest you?” the Duchesse remarked. She uttered these words under her breath and nobody could have caught what she said. But a young man (who was to be of interest to me later because of a name much more familiar to me formerly than Sainte-Euverte) rose with an exaggerated air of being disturbed and went further away to listen in greater seclusion. They were playing the Kreutzer Sonata but he, having read the programme wrong, believed it was a piece by Ravel which he had been told was as beautiful as Palestrina but difficult to understand. In his abrupt change of place, he knocked, owing to the half darkness, against a tea-table which made a number of people turn their heads and thus afforded them an agreeable diversion from the suffering they were undergoing in listening religiously to the Kreutzer Sonata. And Mme de Guermantes and I who were the cause of this little scene, hastened into another room. “Yes,” she continued, “how can such nonsense interest a man with your talent? Like just now when I saw you talking to Gilberte de Saint-Loup, it isn′t worthy of you. For me that woman is just nothing, she isn′t even a woman; she′s unimaginably pretentious and bourgeoise,” for the Duchesse mixed up her aristocratic prejudices with her championship of truth. “Indeed, ought you to come to places like this? To-day, after all, it may be worth while because of Rachel′s recitation. But, well as she did it, she doesn′t extend herself before such an audience. You must come and lunch alone with her and then you′ll see what a wonderful creature she is. She′s a hundred times superior to everyone here. And after luncheon she shall recite Verlaine to you and you′ll tell me what you think of it.” She boasted to me specially about these luncheon parties to which X and Y always came. For she had acquired the characteristic that distinguishes the type of woman who has a “Salon” whom she formerly despised (though she denied it to-day), the chief sign of whose superior eclecticism is to have “all the men” at their houses. If I told her that a certain great lady who went in for a “salon” spoke ill of Mme Rowland, the Duchesse burst out laughing at my simplicity and said: “Of course, she had ‘all the men′ at her house and the other tried to take them away from her.” Mme de Guermantes continued: “It passes my comprehension that you can come to this sort of thing — unless it′s for studying character,” she added the last words doubtfully and suspiciously, afraid to go too far because she was not sure what that strange operation consisted of.
«Â Est-ce que vous ne croyez pas, dis-je à la duchesse, que ce soit pénible à Mme de Saint-Loup d′entendre ainsi, comme elle vient de le faire, l′ancienne maîtresse de son mari ? » Je vis se former dans le visage de Mme de Guermantes cette barre oblique qui relie par des raisonnements ce qu′on vient d′entendre à des pensées peu agréables. Raisonnements inexprimés, il est vrai, mais toutes les choses graves que nous disons ne reçoivent jamais de réponse ni verbale, ni écrite. Les sots seuls sollicitent en vain deux fois de suite une réponse à une lettre qu′ils ont eu le tort d′écrire et qui était une gaffe ; car à ces lettres-là il n′est jamais répondu que par des actes, et la correspondante qu′on croit inexacte vous dit Monsieur quand elle vous rencontre, au lieu de vous appeler par votre prénom. Mon allusion à la liaison de Saint-Loup avec Rachel n′avait rien de si grave et ne put mécontenter qu′une seconde Mme de Guermantes en lui rappelant que j′avais été l′ami de Robert, et peut-être son confident au sujet des déboires qu′avait procurés à Rachel sa soirée chez la duchesse. Mais celle-ci ne persista pas dans ses pensées, la barre orageuse se dissipa, et Mme de Guermantes me répondit à ma question relative à Mme de Saint-Loup : «Â Je vous dirai que je crois que ça lui est d′autant plus égal que Gilberte n′a jamais aimé son mari. C′est une petite horreur. Elle a aimé la situation, le nom, être ma nièce, sortir de sa fange, après quoi elle n′a pas eu d′autre idée que d′y rentrer. Je vous dirai que ça me faisait beaucoup de peine à cause du pauvre Robert, parce qu′il avait beau ne pas être un aigle, il s′en apercevait très bien, et d′un tas de choses. Il ne faut pas le dire parce qu′elle est malgré tout ma nièce, je n′ai pas la preuve positive qu′elle le trompait, mais il y a eu un tas d′histoires. Mais si, je vous dis que je le sais, avec un officier de Méséglise, Robert a voulu se battre. C′est pour tout ça que Robert s′est engagé. La guerre lui est apparue comme une délivrance de ses chagrins de famille ; si vous voulez ma pensée, il n′a pas été tué, il s′est fait tuer. Elle n′a eu aucune espèce de chagrin, elle m′a même étonnée par un rare cynisme dans l′affectation de son indifférence, ce qui m′a fait beaucoup de chagrin parce que j′aimais bien le pauvre Robert.
Ça vous étonnera peut-être parce qu′on me connaît mal, mais il m′arrive encore de penser à lui. Je n′oublie personne. Il ne m′a jamais rien dit, mais il avait bien compris que je devinais tout. Mais, voyons, si elle avait aimé tant soit peu son mari, pourrait-elle supporter avec ce flegme de se trouver dans le même salon que la femme dont il a été l′amant éperdu pendant tant d′années, on peut dire toujours, car j′ai la certitude que ça n′a jamais cessé, même pendant la guerre. Mais elle lui sauterait à la gorge », s′écria la duchesse, oubliant qu′elle-même, en faisant inviter Rachel et en rendant possible la scène qu′elle jugeait inévitable si Gilberte eût aimé Robert, agissait cruellement. «Â Non, voyez-vous, conclut-elle, c′est une cochonne. » Une telle expression était rendue possible à Mme de Guermantes par la pente agréable qu′elle descendait, du milieu des Guermantes à la société des comédiennes, et aussi parce qu′elle greffait cela sur un genre XVIIIe siècle qu′elle jugeait plein de verdeur, enfin parce qu′elle se croyait tout permis. Mais cette expression lui était aussi dictée par la haine qu′elle éprouvait pour Gilberte, par un besoin de la frapper, à défaut de matériellement, en effigie. Et en même temps la duchesse pensait justifier par là toute la conduite qu′elle tenait à l′égard de Gilberte, ou plutôt contre elle, dans le monde, dans la famille, au point de vue même des intérêts et de la succession de Robert. Mais parfois les jugements qu′on porte reçoivent des faits qu′on ignore et qu′on n′eût pu supposer une justification apparente. Gilberte, qui tenait sans doute un peu de l′ascendance de sa mère (et c′est bien cette facilité que j′avais, sans m′en rendre compte, escomptée, en lui demandant de me faire connaître de très jeunes filles), tira, après réflexion, de la demande que j′avais faite, et sans doute pour que le profit ne sortît pas de la famille, une conclusion plus hardie que toutes celles que j′avais pu supposer et, revenant vers moi, me dit : «Â Si vous le permettez, je vais aller chercher ma fille pour vous la présenter. Elle est là-bas qui cause avec le petit Mortemart et d′autres bambins sans intérêt. Je suis sûre qu′elle sera une gentille amie pour vous. » Je lui demandai si Robert avait été content d′avoir une fille : «Â Oh ! il était tout fier d′elle. Mais, naturellement, je crois tout de même qu′étant donné ses goûts, dit naîµ¥ment Gilberte, il aurait préféré un garçon. » Cette fille, dont le nom et la fortune pouvaient faire espérer à sa mère qu′elle épouserait un prince royal et couronnerait toute l′œuvre ascendante de Swann et de sa femme, choisit plus tard comme mari un homme de lettres obscur, car elle n′avait aucun snobisme, et fit redescendre cette famille plus bas que le niveau d′où elle était partie. Il fut alors extrêmement difficile de faire croire aux générations nouvelles que les parents de cet obscur ménage avaient eu une grande situation.
“Don′t you think,” I asked her, “it′s painful for Mme de Saint-Loup to have to listen, as she did just now, to her husband′s former mistress?” I observed that oblique expression coming over Mme de Guermantes′ face which connects what someone has said with unpleasant factors. These may remain unspoken but words with serious implications do not always receive verbal or written answers. Only fools solicit twice an answer to a foolish letter which was a gaffe; for such letters are only answered by acts and the correspondent whom the fool thinks careless, will call him Monsieur the next time he meets him instead of by his first name. My allusion to Saint-Loup′s liaison with Rachel was not so serious and could not have displeased Mme de Guermantes more than a second by reminding her that I had been Robert′s friend, perhaps his confidant about the mortification he had been caused when he obtained the Duchesse′s permission to let Rachel appear at her evening party. Mme de Guermantes′ face did not remain clouded and she answered my question about Mme Saint-Loup: “I may tell you that I believe it to be a matter of indifference to her, for Gilberte never loved her husband. She is a horrible little creature. All she wanted was the position, the name, to be my niece, to get out of the slime to which her one idea now is to return. I can assure you all that pained me deeply for poor Robert′s sake because though he may not have been an eagle, he saw it all and a good many things besides. Perhaps I ought not to say so because, after all, she′s my niece and I′ve no proof that she was unfaithful to him, but there were all sorts of stories about her. But supposing I tell you that I know Robert wanted to fight a duel with an officer of Méséglise. And it was on account of all that that Robert joined up. The war was a deliverance from his family troubles and if you care for my opinion, he was not killed, he took care to get himself killed. She feels no sort of sorrow, she even astonishes me by the cynicism with which she displays her indifference, and that greatly pains me because I was very fond of Robert. It may perhaps surprise you because people don′t know me, but I still think of him. I forget no one. He told me nothing but he knew I guessed it all. But, dear me, if she loved her husband ever so little, could she bear with such complete indifference being in the same drawing-room with a woman whose passionate lover he was for years, indeed one might say always, for I know for certain it went on even during the war. Why, she would spring at her throat,” the Duchesse cried, quite forgetting that she herself had acted cruelly by inviting Rachel and staging the scene she regarded as inevitable if Gilberte loved Robert. “No!” she concluded, “that woman is a pig.” Such an expression was possible in the mouth of Mme de Guermantes owing to her easy and gradual descent from the Guermantes environment to the society of actresses and with this she affected an eighteenth century manner she considered refreshing on the part of one who could afford herself any liberty she chose. But the expression was also inspired by her hatred of Gilberte, by the need of striking her in effigy in default of physically. And she thought she was thereby equally justifying her action towards Gilberte or rather against her, in society, in the family, even in connection with her interest in Robert′s inheritance. But sometimes facts of which we are ignorant and which we could not imagine supply an apparent justification of our judgments. Gilberte, who doubtless inherited some of her mother′s traits (and I dare say I had unconsciously surmised this when I asked her to introduce me to girls) after reflecting on my request and so that any profits that might accrue should not go out of the family, a conclusion the effrontery of which was greater than I could have imagined, came up to me presently and said: “If you′ll allow me, I′ll fetch my young daughter, she′s over there with young Mortemart and other youngsters of no importance. I′m sure she′ll be a charming little friend for you.” I asked her if Robert had been pleased to have a daughter. “Oh, he was very proud of her but, of course, it′s my belief, seeing what his tastes were,” Gilberte naîµ¥ly added, “he would have preferred a boy.” This girl, whose name and fortune doubtless led her mother to hope she would marry a prince of the blood and thus crown the whole edifice of Swann and of his wife, later on married an obscure man of letters, for she was quite unsnobbish, and caused the family to fall lower in the social scale than the level from which she originated. It was afterwards very difficult to convince the younger generation that the parents of this obscure household had occupied a great social position.
L′étonnement que me causèrent les paroles de Gilberte et le plaisir qu′elles me firent furent bien vite remplacés, tandis que Mme de Saint-Loup s′éloignait vers un autre salon, par cette idée du Temps passé, qu′elle aussi, à sa manière, me rendait, et sans même que je l′eusse vue, Mlle de Saint-Loup. Comme la plupart des êtres, d′ailleurs, n′était-elle pas comme sont dans les forêts les «Â étoiles » des carrefours où viennent converger des routes venues, pour notre vie aussi, des points les plus différents. Elles étaient nombreuses pour moi, celles qui aboutissaient à Mlle de Saint-Loup et qui rayonnaient autour d′elle. Et avant tout venaient aboutir à elle les deux grands «Â côtés » où j′avais fait tant de promenades et de rêves — par son père Robert de Saint-Loup le côté de Guermantes, par Gilberte sa mère le côté de Méséglise qui était le côté de chez Swann. L′un, par la mère de la jeune fille et les Champs-Élysées, me menait jusqu′à Swann, à mes soirs de Combray, au côté de Méséglise ; l′autre, par son père, à mes après-midi de Balbec où je le revoyais près de la mer ensoleillée. Déjà entre ces deux routes des transversales s′établissaient. Car ce Balbec réel où j′avais connu Saint-Loup, c′était en grande partie à cause de ce que Swann m′avait dit sur les églises, sur l′église persane surtout, que j′avais tant voulu y aller et, d′autre part, par Robert de Saint-Loup, neveu de la duchesse de Guermantes, je rejoignais, à Combray encore, le côté de Guermantes. Mais à bien d′autres points de ma vie encore conduisait Mlle de Saint-Loup, à la Dame en rose, qui était sa grand′mère et que j′avais vue chez mon grand-oncle. Nouvelle transversale ici, car le valet de chambre de ce grand-oncle et qui m′avait introduit ce jour-là et qui plus tard m′avait, par le don d′une photographie, permis d′identifier la Dame en rose, était l′oncle du jeune homme que, non seulement M. de Charlus, mais le père même de Mlle de Saint-Loup avait aimé, pour qui il avait rendu sa mère malheureuse. Et n′était-ce pas le grand-père de Mlle de Saint-Loup, Swann, qui m′avait le premier parlé de la musique de Vinteuil, de même que Gilberte m′avait la première parlé d′Albertine ? Or, c′est en parlant de la musique de Vinteuil à Albertine que j′avais découvert qui était sa grande amie et commencé avec elle cette vie qui l′avait conduite à la mort et m′avait causé tant de chagrins. C′était, du reste, aussi le père de Mlle de Saint-Loup qui était parti tâcher de faire revenir Albertine. Et même je revoyais toute ma vie mondaine, soit à Paris dans le salon des Swann ou des Guermantes, soit tout à l′opposé, à Balbec chez les Verdurin, faisant ainsi s′aligner, à côté des deux côtés de Combray, les Champs-Élysées et la belle terrasse de la Raspelière. D′ailleurs, quels êtres avons-nous connus qui, pour raconter notre amitié avec eux, ne nous obligent à les placer nécessairement dans tous les sites les plus différents de notre vie ? Une vie de Saint-Loup peinte par moi se déroulerait dans tous les décors et intéresserait toute ma vie, même les parties de cette vie où il fut étranger, comme ma grand′mère ou comme Albertine. D′ailleurs, si à l′opposé qu′ils fussent, les Verdurin tenaient à Odette par le passé de celle-ci, à Robert de Saint-Loup par Charlie, et chez eux quel rôle n′avait pas joué la musique de Vinteuil. Enfin Swann avait aimé la sœur de Legrandin, lequel avait connu M. de Charlus, dont le jeune Cambremer avait épousé la pupille. Certes, s′il s′agit uniquement de nos cœurs, le poète a eu raison de parler des fils mystérieux que la vie brise. Mais il est encore plus vrai qu′elle en tisse sans cesse entre les êtres, entre les événements, qu′elle entre-croise ces fils, qu′elle les redouble pour épaissir la trame, si bien qu′entre le moindre point de notre passé et tous les autres, un riche réseau de souvenirs ne laisse que le choix des communications. On peut dire qu′il n′y avait pas, si je cherchais à ne pas en user inconsciemment mais à me rappeler ce qu′elle avait été, une seule des choses qui nous servaient en ce moment qui n′avait été une chose vivante, et vivant d′une vie personnelle pour nous, transformée ensuite à notre usage en simple matière industrielle. Et ma présentation à Mlle de Saint-Loup allait avoir lieu chez Mme Verdurin devenue princesse de Guermantes ! Avec quel charme je repensais à tous nos voyages avec Albertine — dont j′allais demander à Mlle de Saint-Loup d′être un succédané — dans le petit tram, vers Doville, pour aller chez Mme Verdurin, cette même Mme Verdurin qui avait noué et rompu, avant mon amour pour Albertine, celui du grand-père et de la grand′mère de Mlle de Saint-Loup. Tout autour de nous étaient des tableaux de cet Elstir qui m′avait présenté à Albertine. Et pour mieux fondre tous mes passés, Mme Verdurin, tout comme Gilberte, avait épousé un Guermantes.
The surprise and pleasure caused me by Gilberte′s words were quickly replaced while Mme de Saint-Loup disappeared into another room, by the idea of past Time which Mlle de Saint-Loup had brought back to me in her particular way without my even having seen her. In common with most human beings, was she not like the centre of cross-roads in a forest, the point where roads converge from many directions? Those which ended in Mlle de Saint-Loup were many and branched out from every side of her. First of all, the two great sides where I had walked so often and dreamt so many dreams, came to an end in her — through her father, Robert de Saint-Loup, the Guermantes side and through Gilberte, her mother, the side of Méséglise which was Swann′s side. One, through the mother of the young girl and the Champs Elysées, led me to Swann, to my evenings at Combray, to the side of Méséglise, the other, through her father, to my afternoons at Balbec where I saw him again near the glistening sea. Transversal roads already linked those two main roads together. For through the real Balbec where I had known Saint-Loup and wanted to go, chiefly because of what Swann had told me about its churches, especially about the Persian church and again through Robert de Saint-Loup, nephew of the Duchesse de Guermantes I reunited Combray to the Guermantes′ side. But Mlle de Saint-Loup led back to many other points of my life, to the lady in pink who was her grandmother and whom I had seen at my great-uncle′s house. Here there was a new cross-road, for my great-uncle′s footman who had announced me that day and who, by the gift of a photograph, had enabled me to identify the lady in pink, was the uncle of the young man whom not only M. de Charlus but also Mlle de Saint-Loup′s father had loved and on whose account her mother had been made unhappy. And was it not the grandfather of Mlle de Saint-Loup, Swann, who first told me about Vinteuil′s music as Gilberte had first told me about Albertine? And it was through speaking to Albertine about Vinteuil′s music that I had discovered who her intimate girl-friend was and had started that life with her which had led to her death and to my bitter sorrows. And it was again Mlle de Saint-Loup′s father who had tried to bring back Albertine to me. And I saw again all my life in society, whether at Paris in the drawing-rooms of the Swanns and the Guermantes′, or in contrast, at the Verdurins′ at Balbec, uniting the two Combray sides with the Champs Elysées and the beautiful terraces of the Raspelière. Moreover, whom of those we have known are we not compelled inevitably to associate with various parts of our lives if we relate our acquaintance with them? The life of Saint-Loup described by myself would be unfolded in every kind of scene and would affect the whole of mine, even those parts of it to which he was a stranger, such as my grandmother or Albertine. Moreover, contrast them as one might, the Verdurins were linked to Odette through her past, with Robert de Saint-Loup through Charlie and how great a part had Vinteuil′s music played in their home! Finally, Swann had loved the sister of Legrandin and the latter had known M. de Charlus whose ward young Cambremer had married. Certainly, if only our hearts were in question, the poet was right when he spoke of the mysterious threads which life breaks. But it is still truer that life is ceaselessly weaving them between beings, between events, that it crosses those threads, that it doubles them to thicken the woof with such industry that between the smallest point in our past and all the rest, the store of memories is so rich that only the choice of communications remains. It is possible to say, if I tried to make conscious use of it and to recall it as it was, that there was not a single thing that served me now which had not been a living thing, living its own personal life in my service though transformed by that use into ordinary industrial matter. And my introduction to Mlle de Saint-Loup was going to take place at Mme Verdurin′s who had become Princesse de Guermantes! How I thought back on the charm of those journeys with Albertine, whose successor I was going to ask Mlle de Saint-Loup to be — in the little tram going towards Doville to call on Mme Verdurin, that same Mme Verdurin who had cemented and broken the love of Mlle de Saint-Loup′s grandfather and grandmother before I loved Albertine. And all round us were the pictures of Elstir who introduced me to Albertine and as though to melt all my pasts into one, Mme Verdurin, like Gilberte, had married a Guermantes.
Nous ne pourrions pas raconter nos rapports avec un être, que nous avons même peu connu, sans faire se succéder les sites les plus différents de notre vie. Ainsi chaque individu — et j′étais moi-même un de ces individus — mesurait pour moi la durée par la révolution qu′il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour des autres, et notamment par les positions qu′il avait occupées successivement par rapport à moi.
We should not be able to tell the story of our relations with another, however little we knew him without registering successive movements in our own life. Thus every individual — and I myself am one of those individuals — measured duration by the revolution he had accomplished not only round himself but round others and notably by the positions he had successively occupied with relation to myself.
Et sans doute tous ces plans différents, suivant lesquels le Temps, depuis que je venais de le ressaisir, dans cette fête, disposait ma vie, en me faisant songer que, dans un livre qui voudrait en raconter une, il faudrait user, par opposition à la psychologie plane dont on use d′ordinaire, d′une sorte de psychologie dans l′espace, ajoutaient une beauté nouvelle à ces résurrections que ma mémoire opérait tant que je songeais seul dans la bibliothèque, puisque la mémoire, en introduisant le passé dans le présent sans le modifier, tel qu′il était au moment où il était le présent, supprime précisément cette grande dimension du Temps suivant laquelle la vie se réalise.
And, without question, all those different planes, upon which Time, since I had regained it at this reception, had exhibited my life, by reminding me that in a book which gave the history of one, it would be necessary to make use of a sort of spatial psychology as opposed to the usual flat psychology, added a new beauty to the resurrections my memory was operating during my solitary reflections in the library, since memory, by introducing the past into the present without modification, as though it were the present, eliminates precisely that great Time-dimension in accordance with which life is realised.
Je vis Gilberte s′avancer. Moi, pour qui le mariage de Saint-Loup — les pensées qui m′occupaient alors et qui étaient les mêmes ce matin — était d′hier, je fus étonné de voir à côté d′elle une jeune fille d′environ seize ans, dont la taille élevée mesurait cette distance que je n′avais pas voulu voir.
I saw Gilberte coming towards me. I, to whom Saint-Loup′s marriage and all the concern it then gave me (as it still did) were of yesterday, was astonished to see beside her a young girl whose tall, slight figure marked the lapse of time to which I had, until now, been blind.
Le temps incolore et insaisissable s′était, afin que, pour ainsi dire, je puisse le voir et le toucher, matérialisé en elle et l′avait pétrie comme un chef-d′œuvre, tandis que parallèlement sur moi, hélas ! il n′avait fait que son œuvre. Cependant Mlle de Saint-Loup était devant moi. Elle avait les yeux profonds, nets, forés et perçants. Je fus frappé que son nez, fait comme sur le patron de celui de sa mère et de sa grand′mère, s′arrêtât juste par cette ligne tout à fait horizontale sous le nez, sublime quoique pas assez courte. Un trait aussi particulier eût fait reconnaître une statue entre des milliers, n′eût-on vu que ce trait-là, et j′admirais que la nature fût revenue à point nommé pour la petite fille, comme pour la mère, comme pour la grand′mère, donner, en grand et original sculpteur, ce puissant et décisif coup de ciseau. Ce nez charmant, légèrement avancé en forme de bec, avait la courbe, non point de celui de Swann mais de celui de Saint-Loup. L′âme de ce Guermantes s′était évanouie ; mais la charmante tête aux yeux perçants de l′oiseau envolé était venue se poser sur les épaules de Mlle de Saint-Loup, ce qui faisait longuement rêver ceux qui avaient connu son père. Je la trouvais bien belle, pleine encore d′espérances. Riante, formée des années mêmes que j′avais perdues, elle ressemblait à ma jeunesse.
Colourless, incomprehensible time materialised itself in her, as it were, so that I could see and touch it, had moulded her into a graven masterpiece while upon me alas, it had but been doing its work. However, Mlle de Saint-Loup stood before me. She had deep cleanly-shaped, prominent and penetrating eyes. I noticed that the line of her nose was on the same pattern as her mother′s and grandmother′s, the base being perfectly straight, and though adorable, was a trifle too long. That peculiar feature would have enabled one to recognise it amongst thousands and I admired Nature for having, like a powerful and original sculptor, effected that decisive stroke of the chisel at exactly the right point as it had in the mother and grandmother. That charming nose, protruding rather like a beak had the Saint-Loup not the Swann curve. The soul of the Guermantes′ had vanished but the charming head with the piercing eyes of a bird on the wing was poised upon her shoulders and threw me, who had known her father, into a dream. She was so beautiful, so promising. Gaily smiling, she was made out of all the years I had lost; she symbolised my youth.
Enfin cette idée de temps avait un dernier prix pour moi, elle était un aiguillon, elle me disait qu′il était temps de commencer si je voulais atteindre ce que j′avais quelquefois senti au cours de ma vie, dans de brefs éclairs, du côté de Guermantes, dans mes promenades en voiture avec Mme de Villeparisis et qui m′avait fait considérer la vie comme digne d′être vécue. Combien me le semblait-elle davantage, maintenant qu′elle me semblait pouvoir être éclaircie, elle qu′on vit dans les ténèbres ; ramenée au vrai de ce qu′elle était, elle qu′on fausse sans cesse, en somme réalisée dans un livre. Que celui qui pourrait écrire un tel livre serait heureux, pensais-je ; quel labeur devant lui ! Pour en donner une idée, c′est aux arts les plus élevés et les plus différents qu′il faudrait emprunter des comparaisons ; car cet écrivain, qui, d′ailleurs, pour chaque caractère, aurait à en faire apparaître les faces les plus opposées, pour faire sentir son volume comme celui d′un solide devrait préparer son livre minutieusement, avec de perpétuels regroupements de forces, comme pour une offensive, le supporter comme une fatigue, l′accepter comme une règle, le construire comme une église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir comme une amitié, le suralimenter comme un enfant, le créer comme un monde, sans laisser de côté ces mystères qui n′ont probablement leur explication que dans d′autres mondes et dont le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans l′art. Et dans ces grands livres-là, il y a des parties qui n′ont eu le temps que d′être esquissées, et qui ne seront sans doute jamais finies, à cause de l′ampleur même du plan de l′architecte. Combien de grandes cathédrales restent inachevées. Longtemps, un tel livre, on le nourrit, on fortifie ses parties faibles, on le préserve, mais ensuite c′est lui qui grandit, qui désigne notre tombe, la protège contre les rumeurs et quelque peu contre l′oubli. Mais, pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, comme je l′ai déjà montré, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d′eux-mêmes, mon livre n′étant qu′une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l′opticien de Combray, mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes. De sorte que je ne leur demanderais pas de me louer ou de me dénigrer, mais seulement de me dire si c′est bien cela, si les mots qu′ils lisent en eux-mêmes sont bien ceux que j′ai écrits (les divergences possibles à cet égard ne devant pas, du reste, provenir toujours de ce que je me serais trompé, mais quelquefois de ce que les yeux du lecteur ne seraient pas de ceux à qui mon livre conviendrait pour bien lire en soi-même). Et changeant à chaque instant de comparaison, selon que je me représentais mieux, et plus matériellement, la besogne à laquelle je me livrerais, je pensais que sur ma grande table de bois blanc je travaillerais à mon œuvre, regardé par Françoise. Comme tous les êtres sans prétention qui vivent à côté de nous ont une certaine intuition de nos tâches et comme j′avais assez oublié Albertine pour avoir pardonné à Françoise ce qu′elle avait pu faire contre elle, je travaillerais auprès d′elle, et presque comme elle (du moins comme elle faisait autrefois : si vieille maintenant, elle n′y voyait plus goutte), car, épinglant de-ci de-là un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n′ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe. Quand je n′aurais pas auprès de moi tous mes papiers, toutes mes paperoles, comme disait Françoise, et que me manquerait juste celui dont j′aurais eu besoin, Françoise comprendrait bien mon énervement, elle qui disait toujours qu′elle ne pouvait pas coudre si elle n′avait pas le numéro du fil et les boutons qu′il fallait, et puis, parce que, à force de vivre ma vie, elle s′était fait du travail littéraire une sorte de compréhension instinctive, plus juste que celle de bien des gens intelligents, à plus forte raison que celle des gens bêtes. Ainsi quand j′avais autrefois fait mon article pour le Figaro, pendant que le vieux maître d′hôtel, avec une figure de commisération qui exagère toujours un peu ce qu′a de pénible un labeur qu′on ne pratique pas, qu′on ne conçoit même pas, et même une habitude qu′on n′a pas, comme les gens qui vous disent : «Â Comme ça doit vous fatiguer d′éternuer comme ça », plaignait sincèrement les écrivains en disant : «Â Quel casse-tête ça doit être », Françoise, au contraire, devinait mon bonheur et respectait mon travail. Elle se fâchait seulement que je contasse d′avance mes articles à Bloch, craignant qu′il me devançât, et disant : «Â Tous ces gens-là, vous n′avez pas assez de méfiance, c′est des copiateurs. » Et Bloch se donnait, en effet, un alibi rétrospectif en me disant, chaque fois que je lui avais esquissé quelque chose qu′il trouvait bien : «Â Tiens, c′est curieux, j′ai fait quelque chose de presque pareil, il faudra que je te lise cela. » (Il n′aurait pas pu me le lire encore, mais allait l′écrire le soir même.)
Finally, this idea of Time had the ultimate value of the hand of a clock. It told me it was time to begin if I meant to attain that which I had felt in brief flashes on the Guermantes′ side and during my drives with Mme de Villeparisis, that indefinable something which had made me think life worth living. How much more so now that it seemed possible to illuminate that life lived in darkness, at last to make manifest in a book the truth one ceaselessly falsifies. Happy the man who could write such a book. What labour awaited him. To convey its scope would necessitate comparison with the noblest and most various arts. For the writer, in creating each character, would have to present it from conflicting standpoints so that his book should have solidity, he would have to prepare it with meticulous care, perpetually regrouping his forces as for an offensive, to bear it as a load, to accept it as the object of his life, to build it like a church, to follow it like a régime, to overcome it like an obstacle, to win it like a friendship, to nourish it like a child, to create it like a world, mindful of those mysteries which probably only have their explanation in other worlds, the presentiment of which moves us most in life and in art. Parts of such great books can be no more than sketched for time presses and perhaps they can never be finished because of the very magnitude of the architect′s design. How many great cathedrals remain unfinished? Such a book takes long to germinate, its weaker parts must be strengthened, it has to be watched over, but afterwards it grows of itself, it designates our tomb, protects it from evil report and somewhat against oblivion. But to return to myself. I was thinking more modestly about my book and it would not even be true to say that I was thinking of those who would read it as my readers. For, as I have already shown, they would not be my readers, but the readers of themselves, my book being only a sort of magnifying-glass like those offered by the optician of Combray to a purchaser. So that I should ask neither their praise nor their blame but only that they should tell me if it was right or not, whether the words they were reading within themselves were those I wrote (possible devergencies in this respect might not always arise from my mistake but sometimes because the reader′s eyes would not be those to whom my book was suitable). And, constantly changing as I expressed myself better and got on with the task I had undertaken, I thought of how I should devote myself to it at that plain white table, watched over by Françoise. As all those unpretentious creatures who live near us have a certain intuition of what we are trying to do and as I had so far forgotten Albertine that I forgave Françoise for her hostility to her, I should work near her and almost like her (at least as she used to formerly for now she was so old that she could hardly see), for it would be by pinning supplementary leaves here and there that I should build up my book, so to speak, like a dress rather than like a cathedral. When I could not find all the sheets I wanted, all my “paperoles“ as Françoise called them, when just that one was missing that I needed, Françoise would understand my apprehension, for she always said she could not sew if she had not got the exact thread-number and sort of button she wanted and because, from living with me, she had acquired a sort of instinctive understanding of literary work, more right than that of many intelligent people and still more than that of stupid ones. Thus when I used to write my articles for the Figaro, while the old butler with that exaggerated compassion for the severity of toil which is unfamiliar, which cannot be observed, even for a habit he had not got himself like people who say to you, “How it must tire you to yawn like that,” honestly pitied writers and said: “What a head-breaking business it must be,” Françoise, to the contrary, divined my satisfaction and respected my work. Only she got angry when I told Bloch about my articles before they appeared, fearing he would forestall me and said: “You aren′t suspicious enough of all these people, they′re copyists.” And Bloch, in fact, did offer a prospective alibi by remarking each time that I sketched something he liked: “Fancy! that′s curious, I′ve written something very much like that; I must read it to you.” (He could not then have read it to me because he was going to write it that evening.)
À force de coller les uns aux autres ces papiers, que Françoise appelait mes paperoles, ils se déchiraient çà et là. Au besoin Françoise pourrait m′aider à les consolider, de la même façon qu′elle mettait des pièces aux parties usées de ses robes ou qu′à la fenêtre de la cuisine, en attendant le vitrier comme moi l′imprimeur, elle collait un morceau de journal à la place d′un carreau cassé. Elle me disait, en me montrant mes cahiers rongés comme le bois où l′insecte s′est mis : «Â C′est tout mité, regardez, c′est malheureux, voilà un bout de page qui n′est plus qu′une dentelle, et — l′examinant comme un tailleur — je ne crois pas que je pourrai la refaire, c′est perdu. C′est dommage, c′est peut-être vos plus belles idées. Comme on dit à Combray, il n′y a pas de fourreurs qui s′y connaissent aussi bien comme les mites. Elles se mettent toujours dans les meilleures étoffes. »
In consequence of sticking one sheet on another, what Françoise called my paperoles got torn here and there. In case of need she would be able to help me mend them in the same way as she patched worn parts of her dresses, or awaiting the glazier as I did the printer, when she stuck a bit of newspaper in a window instead of the glass pane. Holding up my copy-books devoured like worm-eaten wood, she said: “It′s all moth-eaten, look, what a pity, here′s the bottom of a page which is nothing but a bit of lace,” and, examining it like a tailor: “I don′t think I can mend it, it′s done for, what a shame; perhaps those were your most beautiful ideas. As they said at Combray, there are no furriers who know their job as well as moths, they always go for the best materials.”
D′ailleurs, comme les individualités (humaines ou non) seraient dans ce livre faites d′impressions nombreuses, qui, prises de bien des jeunes filles, de bien des églises, de bien des sonates, serviraient à faire une seule sonate, une seule église, une seule jeune fille, ne ferais-je pas mon livre de la façon que Françoise faisait ce bœuf mode, apprécié par M. de Norpois, et dont tant de morceaux de viande ajoutés et choisis enrichissaient la gelée. Et je réaliserais ce que j′avais tant désiré dans mes promenades du côté de Guermantes et cru impossible, comme j′avais cru impossible, en rentrant, de m′habituer jamais à me coucher sans embrasser ma mère ou, plus tard, à l′idée qu′Albertine aimât les femmes, idée avec laquelle j′avais fini par vivre sans même m′apercevoir de sa présence, car nos plus grandes craintes, comme nos plus grandes espérances, ne sont pas au-dessus de nos forces, et nous pouvons finir par dominer les unes et réaliser les autres. — Oui, à cette œuvre, cette idée du temps, que je venais de former, disait qu′il était temps de me mettre. Il était grand temps, cela justifiait l′anxiété qui s′était emparée de moi dès mon entrée dans le salon, quand les visages grimés m′avaient donné la notion du temps perdu ; mais était-il temps encore ? L′esprit a ses paysages dont la contemplation ne lui est laissée qu′un temps. J′avais vécu comme un peintre montant un chemin qui surplombe un lac dont un rideau de rochers et d′arbres lui cache la vue. Par une brèche il l′aperçoit, il l′a tout entier devant lui, il prend ses pinceaux. Mais déjà vient la nuit, où l′on ne peut plus peindre, et sur laquelle le jour ne se relèvera plus !
Moreover, since individualities (human or otherwise) would in this book be constructed out of numerous impressions which, derived from many girls, many churches, many sonatas, would serve to make a single sonata, a single church and a single girl, should I not be making my book as Françoise made that boeuf à la mode, so much savoured by M. de Norpois of which the jelly was enriched by many additional carefully selected bits of meat? And at last I should achieve that for which I had so much longed and believed impossible during my walks on the Guermantes′ side as I had believed it was impossible, when I came home, to go to bed without embracing my mother, or later, that Albertine loved women, an idea I finally accepted unconsciously, for our greatest fears like our greatest hopes are not beyond our capacity and it is possible to end by dominating the first and realising the second. Yes, this newly-formed idea of time warned me that the hour had come to set myself to work. It was high time. The anxiety which had taken possession of me when I entered the drawing-room and the made-up faces gave me the notion of lost time, was justified. Was there still time? The mind has landscapes at which it is only given us to gaze for a time. I had lived like a painter climbing a road which overlooks a lake hidden by a curtain of rocks and trees. Through a breach he perceives it, it lies before him, he seizes his brushes, but already darkness has come and he can paint no longer, night upon which day will never dawn again.
Une condition de mon œuvre telle que je l′avais conçue tout à l′heure dans la bibliothèque était l′approfondissement d′impressions qu′il fallait d′abord recréer par la mémoire. Or celle-ci était usée. Puis, du moment que rien n′était commencé, je pouvais être inquiet, même si je croyais avoir encore devant moi, à cause de mon âge, quelques années, car mon heure pouvait sonner dans quelques minutes. Il fallait partir, en effet, de ceci que j′avais un corps, c′est-à-dire que j′étais perpétuellement menacé d′un double danger, extérieur, intérieur. Encore ne parlé-je ainsi que pour la commodité du langage. Car le danger intérieur, comme celui d′une hémorragie cérébrale, est extérieur aussi, étant du corps. Et avoir un corps c′est la grande menace pour l′esprit. La vie humaine et pensante (dont il faut sans doute moins dire qu′elle est un miraculeux perfectionnement de la vie animale et physique, mais plutôt qu′elle est une imperfection encore aussi rudimentaire qu′est l′existence commune des protozoaires en polypiers, que le corps de la baleine, etc.), dans l′organisation de la vie spirituelle, est telle que le corps enferme l′esprit dans une forteresse ; bientôt la forteresse est assiégée de toutes parts et il faut à la fin que l′esprit se rende. Mais pour me contenter de distinguer les deux sortes de dangers menaçant l′esprit, et pour commencer par l′extérieur, je me rappelais que souvent déjà, dans ma vie, il m′était arrivé, dans les moments d′excitation intellectuelle où quelque circonstance avait suspendu chez moi toute activité physique, par exemple quand je quittais en voiture, à demi gris, le restaurant de Rivebelle pour aller à quelque casino voisin, de sentir très nettement en moi l′objet présent de ma pensée, et de comprendre qu′il dépendait d′un hasard, non seulement que cet objet n′y fût pas encore entré, mais qu′il fût avec mon corps même anéanti. Je m′en souciais peu alors. Mon allégresse n′était pas prudente, pas inquiète. Que cette joie fuît dans une seconde et entrât dans le néant, peu m′importait. Il n′en était plus de même maintenant ; c′est que le bonheur que j′éprouvais ne tenait pas d′une tension purement subjective des nerfs qui nous isole du passé, mais, au contraire, d′un élargissement de mon esprit en qui se reformait, s′actualisait le passé, et me donnait, mais hélas ! momentanément, une valeur d′éternité. J′aurais voulu léguer celle-ci à ceux que j′aurais pu enrichir de mon trésor. Certes, ce que j′avais éprouvé dans la bibliothèque et que je cherchais à protéger, c′était plaisir encore, mais non plus égoî²´e, ou du moins d′un égoî²e (car tous les altruismes féconds de la nature se développent selon un mode égoî²´e, l′altruisme humain qui n′est pas égoî²´e est stérile, c′est celui de l′écrivain qui s′interrompt de travailler pour recevoir un ami malheureux, pour accepter une fonction publique, pour écrire des articles de propagande) utilisable pour autrui.
A condition of my work as I had conceived it just now in the library was that I must fathom to their depths impressions which had first to be recreated through memory. And my memory was impaired. Therefore as I had not yet begun, I had reason for apprehension, for even though I thought, in view of my age, that I had some years before me, my hour might strike at any moment. I had, in fact, to regard my body as the point of departure, which meant that I was constantly under the menace of a two-fold danger, without and within. And even when I say this it is only for convenience of expression. For the internal danger as in that of cerebral haemorrhage is also external, being of the body. And the body is the great menace of the mind. We are less justified in saying that the thinking life of humanity is a miraculous perfectioning of animal and physical life than that it is an imperfection in the organisation of spiritual life as rudimentary as the communal existence of protozoa in colonies or the body of the whale etc., so imperfect, indeed, that the body imprisons the spirit in a fortress; soon the fortress is assailed at all points and in the end the spirit has to surrender. But in order to satisfy myself by distinguishing the two sorts of danger which threatened my spirit and beginning by the external one, I remembered that it had often already happened in the course of my life, at moments of intellectual excitement when some circumstance had completely arrested my physical activity, for instance when I was leaving the restaurant of Rivebelle in a half-intoxicated condition in order to go to a neighbouring casino, that I felt the immediate object of my thought with extreme vividness and realised that it was a matter of chance not only that the object had not yet entered my mind but that its survival depended upon my physical existence. I cared little enough then. In my lighthearted gaiety I was neither prudent nor apprehensive. It mattered little to me that this happy thought flew away in a second and disappeared in the void. But now it was no longer so because the joy I experienced was not derived from a subjective nervous tension which isolates us from the past, but, on the contrary, from an extension of the consciousness in which the past, recreated and actualised, gave me, alas but for a moment, a sense of eternity. I wished that I could leave this behind me to enrich others with my treasure. My experience in the library which I wanted to preserve was that of pleasure but not an egoistical pleasure or at all events it was a form of egoism which is useful to others (for all the fruitful altruisms of Nature develop in an egoistical mode; human altruism which is not egoism, is sterile, it is that of a writer who interrupts his work to receive a friend who is unhappy, to accept some public function or to write propaganda articles).
Je n′avais plus mon indifférence des retours de Rivebelle, je me sentais accru de cette œuvre que je portais en moi (comme de quelque chose de précieux et de fragile qui m′eût été confié et que j′aurais voulu remettre intact aux mains auxquelles il était destiné et qui n′étaient pas les miennes). Et dire que tout à l′heure, quand je rentrerais chez moi, il suffirait d′un choc accidentel pour que mon corps fût détruit, et que mon esprit, d′où la vie se retirerait, fût obligé de lâcher à jamais les idées qu′en ce moment il enserrait, protégeait anxieusement de sa pulpe frémissante et qu′il n′avait pas eu le temps de mettre en sûreté dans un livre. Maintenant, me sentir porteur d′une œuvre rendait pour moi un accident où j′aurais trouvé la mort plus redoutable, même (dans la mesure où cette œuvre me semblait nécessaire et durable) absurde, en contradiction avec mon désir, avec l′élan de ma pensée, mais pas moins possible pour cela puisque les accidents, étant produits par des causes matérielles, peuvent parfaitement avoir lieu au moment où des volontés fort différentes, qu′ils détruisent sans les connaître, les rendent détestables, comme il arrive chaque jour dans les incidents les plus simples de la vie où, pendant qu′on désire de tout son cœur ne pas faire de bruit à un ami qui dort, une carafe placée trop au bord de la table tombe et le réveille.
I was no longer indifferent as when I returned from Rivebelle; I felt myself enlarged by this work I bore within me (like something precious and fragile, not belonging to me, which had been confided to my care and which I wanted to hand over intact to those for whom it was destined). And to think that when, presently, I returned home, an accident would suffice to destroy my body and that my lifeless mind would have for ever lost the ideas it now contained and anxiously preserved within its shaky frame before it had time to place them in safety within the covers of a book. Now, knowing myself the bearer of such a work, an accident which might cost my life was more to be dreaded, was indeed (by the measure in which this work seemed to me indispensable and permanent) absurd, when contrasted with my wish, with my vital urge, but not less probable on that account since accidents due to material causes can take place at the very moment when an opposing will, which they unknowingly annihilate, renders them monstrous, like the ordinary accident of knocking over a water-jug placed too near the edge of a table and thus disturbing a sleeping friend one acutely desires not to waken.
Je savais très bien que mon cerveau était un riche bassin minier, où il y avait une étendue immense et fort diverse de gisements précieux. Mais aurais-je le temps de les exploiter ? J′étais la seule personne capable de le faire. Pour deux raisons : avec ma mort eût disparu non seulement le seul ouvrier mineur capable d′extraire les minerais, mais encore le gisement lui-même ; or, tout à l′heure, quand je rentrerais chez moi, il suffirait de la rencontre de l′auto que je prendrais avec une autre pour que mon corps fût détruit et que mon esprit fût forcé d′abandonner à tout jamais mes idées nouvelles. Or, par une bizarre coî£idence, cette crainte raisonnée du danger naissait en moi à un moment où, depuis peu, l′idée de la mort m′était devenue indifférente. La crainte de n′être plus moi m′avait fait jadis horreur et à chaque nouvel amour que j′éprouvais — pour Gilberte, pour Albertine — parce que je ne pouvais supporter l′idée qu′un jour l′être qui les aimait n′existerait plus, ce qui serait comme une espèce de mort. Mais à force de se renouveler cette crainte s′était naturellement changée en un calme confiant.
I knew very well that my brain was a rich mineral basin where there was an enormous and most varied area of precious deposits. But should I have the time to exploit them? I was the only person capable of doing so, for two reasons. With my death not only would the one miner capable of extracting the minerals disappear, but with him, the mineral itself. And the mere collision of my automobile with another on my way home would suffice to obliterate my body and my spirit would have to abandon my new ideas for ever. And by a strange coincidence, that reasoned fear of danger was born at the very moment when the idea of death had become indifferent to me. The fear of no longer existing had formerly horrified me at each new love I experienced — for Gilberte, for Albertine — because I could not bear the thought that one day the being who loved them might not be there; it was a sort of death. But the very recurrence of this fear led to its changing into calm confidence.
Si l′idée de la mort, dans ce temps-là, m′avait ainsi assombri l′amour, depuis longtemps déjà le souvenir de l′amour m′aidait à ne pas craindre la mort. Car je comprenais que mourir n′était pas quelque chose de nouveau, mais qu′au contraire depuis mon enfance j′étais déjà mort bien des fois. Pour prendre la période la moins ancienne, n′avais-je pas tenu à Albertine plus qu′à ma vie ? Pouvais-je alors concevoir ma personne sans qu′y continuât mon amour pour elle ? Or je ne l′aimais plus, j′étais, non plus l′être qui l′aimait, mais un être différent qui ne l′aimait pas, j′avais cessé de l′aimer quand j′étais devenu un autre. Or je ne souffrais pas d′être devenu cet autre, de ne plus aimer Albertine ; et certes, ne plus avoir un jour mon corps ne pouvait me paraître, en aucune façon, quelque chose d′aussi triste que m′avait paru jadis de ne plus aimer un jour Albertine. Et pourtant, combien cela m′était égal maintenant de ne plus l′aimer ! Ces morts successives, si redoutées du moi qu′elles devaient anéantir, si indifférentes, si douces une fois accomplies, et quand celui qui les craignait n′était plus là pour les sentir, m′avaient fait, depuis quelque temps, comprendre combien il serait peu sage de m′effrayer de la mort. Or c′était maintenant qu′elle m′était devenue depuis peu indifférente que je recommençais de nouveau à la craindre, sous une autre forme il est vrai, non pas pour moi, mais pour mon livre, à l′éclosion duquel était, au moins pendant quelque temps, indispensable cette vie que tant de dangers menaçaient. Victor Hugo dit : «Â Il faut que l′herbe pousse et que les enfants meurent. » Moi je dis que la loi cruelle de l′art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances pour que pousse l′herbe non de l′oubli mais de la vie éternelle, l′herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur «Â déjeuner sur l′herbe ». J′ai dit des dangers extérieurs ; des dangers intérieurs aussi. Si j′étais préservé d′un accident venu du dehors, qui sait si je ne serais pas empêché de profiter de cette grâce par un accident survenu au-dedans de moi, par quelque catastrophe interne, quelque accident cérébral, avant que fussent écoulés les mois nécessaires pour écrire ce livre.
If the idea of death had cast a shadow over love, the memory of love had for long helped me not to fear death. I realised that death is nothing new, ever since my childhood I had been dead numbers of times. To take a recent period, had I not cared more for Albertine than for my life? Could I then have conceived my existence without my love for her? And yet I no longer loved her, I was no longer the being who loved her but a different one who did not love her and I had ceased to love her when I became that other being. And I did not suffer because I had become that other, because I no longer loved Albertine; and certainly it did not seem to me a sadder thing that one day I should have no body than it had formerly seemed not to love Albertine. And yet how indifferent it all was to me now. These successive deaths, so feared by the self they were to destroy, so indifferent, so sweet, were they, once they were accomplished, when he who feared them was no longer there to feel them, had made me realise how foolish it would be to fear death. And now that it had been for a while indifferent to me I began fearing it anew, in another form, it is true, not for myself but for my book for the achievement of which that life, menaced by so many dangers, was, at least, for a period, indispensable. Victor Hugo says: “The grass must grow and children die.” I say that the cruel law of art is that beings die and that we ourselves must die after we have exhausted suffering so that the grass, not of oblivion but of eternal life, should grow, fertilised by works upon which generations to come will gaily picnic without care of those who sleep beneath it. I have spoken of external dangers but there were internal ones also. If I were preserved from an accident without, who knows whether I might not be prevented from profiting from my immunity by an accident within, by some internal disaster, some cerebral catastrophe, before the months necessary for me to write that book, had passed.
L′accident cérébral n′était même pas nécessaire. Des symptômes, sensibles pour moi par un certain vide dans la tête, et par un oubli de toutes choses que je ne retrouvais plus que par hasard, comme quand, en rangeant des affaires, on en trouve une qu′on avait oubliée, qu′on n′avait même pas pensé à chercher, faisaient de moi un thésauriseur dont le coffre-fort crevé eût laissé fuir au fur et à mesure ses richesses. Quand, tout à l′heure, je reviendrais chez moi par les Champs-Élysées, qui me disait que je ne serais pas frappé par le même mal que ma grand′mère, un après-midi où elle était venue y faire avec moi une promenade qui devait être pour elle la dernière, sans qu′elle s′en doutât, dans cette ignorance, qui est la nôtre, que l′aiguille est arrivée sur le point précis où le ressort déclenché de l′horlogerie va sonner l′heure. Peut-être la crainte d′avoir déjà parcouru presque tout entière la minute qui précède le premier coup de l′heure, quand déjà celui-ci se prépare, peut-être cette crainte du coup qui serait en train de s′ébranler dans mon cerveau était-elle comme une obscure connaissance de ce qui allait être, comme un reflet dans la conscience de l′état précaire du cerveau dont les artères vont céder, ce qui n′est pas plus impossible que cette soudaine acceptation de la mort qu′ont des blessés, qui, quoiqu′ils aient gardé leur lucidité, que le médecin et le désir de vivre cherchent à les tromper, disent, voyant ce qui va être : «Â Je vais mourir, je suis prêt » et écrivent leurs adieux à leur femme.
A cerebral accident was not even necessary. I had already experienced certain symptoms, a curious emptiness in the head and a forgetfulness of things I only found by luck as one does on going through one′s things and finding something one had not been looking for; I was a treasurer from whose broken coffer his riches were slipping away. When presently I went back home by the Champs Elysées who could say that I should not be struck down by the same evil as my grandmother when, one day she came for a walk with me which was to be her last, without her ever dreaming of such a thing, in that ignorance which is our lot when the hand of the clock reaches the moment when the spring is released that strikes the hour. Perhaps the fear of having already almost traversed the minute that precedes the first stroke of the hour, when it is already preparing to strike, perhaps the fear of that blow which was about to crash through my brain was like an obscure foreknowledge of what was coming to pass, a reflection in the consciousness of a precarious state of the brain whose arteries are about to give way, which is no less possible than the sudden acceptance of death by the wounded who, if their lucidity remains and both doctor and will to live deceive them, yet see what is coming and say: “I am going to die, I am ready,” and write their last farewells to their wife.
Cette obscure connaissance de ce qui devait être me fut donnée par la chose singulière qui arriva avant que j′eusse commencé mon livre, et qui m′arriva sous une forme dont je ne me serais jamais douté. On me trouva, un soir où je sortis, meilleure mine qu′autrefois, on s′étonna que j′eusse gardé tous mes cheveux noirs. Mais je manquai trois fois de tomber en descendant l′escalier. Ce n′avait été qu′une sortie de deux heures, mais quand je fus rentré je sentis que je n′avais plus ni mémoire, ni pensée, ni force, ni aucune existence. On serait venu pour me voir, pour me nommer roi, pour me saisir, pour m′arrêter, que je me serais laissé faire sans dire un mot, sans rouvrir les yeux, comme ces gens atteints au plus haut degré du mal de mer et qui, traversant sur un bateau la mer Caspienne, n′esquissent pas même une résistance si on leur dit qu′on va les jeter à la mer. Je n′avais, à proprement parler, aucune maladie, mais je sentais que je n′étais plus capable de rien, comme il arrive à des vieillards alertes la veille et qui, s′étant fracturé la cuisse, ou ayant eu une indigestion, peuvent mener encore quelque temps, dans leur lit, une existence qui n′est plus qu′une préparation plus ou moins longue à une mort désormais inéluctable. Un des moi, celui qui jadis allait dans un de ces festins de barbares qu′on appelle dîners en ville et où, pour les hommes en blanc, pour les femmes à demi nues et emplumées, les valeurs sont si renversées que quelqu′un qui ne vient pas dîner après avoir accepté, ou seulement n′arrive qu′au rôti, commet un acte plus coupable que les actions immorales dont on parle légèrement pendant ce dîner ainsi que des morts récentes, et où la mort ou une grave maladie sont les seules excuses à ne pas venir, à condition qu′on ait fait prévenir à temps, pour l′invitation du quatorzième, qu′on était mourant, ce moi-là en moi avait gardé ses scrupules et perdu sa mémoire. L′autre moi, celui qui avait conçu son œuvre, en revanche se souvenait. J′avais reçu une invitation de Mme Molé et appris que le fils de Mme Sazerat était mort. J′étais résolu à employer une de ces heures après lesquelles je ne pourrais plus prononcer un mot, la langue liée comme ma grand′mère pendant son agonie, ou avaler du lait, à adresser mes excuses à Mme Molé et mes condoléances à Mme Sazerat. Mais, au bout de quelques instants, j′avais oublié que j′avais à le faire. Heureux oubli, car la mémoire de mon œuvre veillait et allait employer à poser mes premières fondations l′heure de survivance qui m′était dévolue. Malheureusement, en prenant un cahier pour écrire, la carte d′invitation de Mme Molé glissait près de moi. Aussitôt le moi oublieux, mais qui avait la prééminence sur l′autre, comme il arrive chez tous les barbares scrupuleux qui ont dîné en ville, repoussait le cahier, écrivait à Mme Molé (laquelle d′ailleurs m′eût sans doute fort estimé, si elle l′eût appris, d′avoir fait passer ma réponse à son invitation avant mes travaux d′architecte). Brusquement, un mot de ma réponse me rappelait que Mme Sazerat avait perdu son fils, je lui écrivais aussi, puis ayant ainsi sacrifié un devoir réel à l′obligation factice de me montrer poli et sensible, je tombais sans forces, je fermais les yeux, ne devant plus que végéter pour huit jours. Pourtant, si tous mes devoirs inutiles, auxquels j′étais prêt à sacrifier le vrai, sortaient au bout de quelques minutes de ma tête, l′idée de ma construction ne me quittait pas un instant. Je ne savais pas si ce serait une église où des fidèles sauraient peu à peu apprendre des vérités et découvrir des harmonies, le grand plan d′ensemble, ou si cela resterait comme un monument druidique au sommet d′une île, quelque chose d′infréquenté à jamais. Mais j′étais décidé à y consacrer mes forces qui s′en allaient comme à regret, et comme pour pouvoir me laisser le temps d′avoir, tout le pourtour terminé, fermé «Â la porte funéraire ». Bientôt je pus montrer quelques esquissés. Personne n′y comprit rien. Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple me félicitèrent de les avoir découvertes au «Â microscope » quand je m′étais, au contraire, servi d′un télescope pour apercevoir des choses, très petites, en effet, mais parce qu′elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde. Là où je cherchais les grandes lois, on m′appelait fouilleur de détails. D′ailleurs, à quoi bon faisais-je cela ? j′avais eu de la facilité, jeune, et Bergotte avait trouvé mes pages de collégien «Â parfaites », mais au lieu de travailler, j′avais vécu dans la paresse, dans la dissipation des plaisirs, dans la maladie, les soins, les manies, et j′entreprenais mon ouvrage à la veille de mourir, sans rien savoir de mon métier. Je ne me sentais plus la force de faire face à mes obligations avec les êtres, ni à mes devoirs envers ma pensée et mon œuvre, encore moins envers tous les deux. Pour les premiers, l′oubli des lettres à écrire simplifiait un peu ma tâche. La perte de la mémoire m′aidait un peu en faisant des coupes dans mes obligations, mon œuvre les remplaçait. Mais tout d′un coup, au bout d′un mois, l′association des idées ramenait, avec mes remords, le souvenir et j′étais accablé du sentiment de mon impuissance. Je fus étonné d′être indifférent aux critiques qui m′étaient faites, mais c′est que, depuis le jour où mes jambes avaient tellement tremblé en descendant l′escalier, j′étais devenu indifférent à tout, je n′aspirais plus qu′au repos, en attendant le grand repos qui finirait par venir. Ce n′était pas parce que je reportais après ma mort l′admiration qu′on devait, me semblait-il, avoir pour mon œuvre que j′étais indifférent aux suffrages de l′élite actuelle. Celle d′après ma mort pourrait penser ce qu′elle voudrait. Cela ne me souciait pas davantage. En réalité, si je pensais à mon œuvre et point aux lettres auxquelles je devais répondre, ce n′était plus que je misse entre les deux choses, comme au temps de ma paresse, et ensuite au temps de mon travail, jusqu′au jour où j′avais dû me retenir à la rampe de l′escalier, une grande différence d′importance. L′organisation de ma mémoire, de mes préoccupations, était liée à mon œuvre, peut-être parce que, tandis que les lettres reçues étaient oubliées l′instant d′après, l′idée de mon œuvre était dans ma tête, toujours la même, en perpétuel devenir. Mais elle aussi m′était devenue importune. Elle était pour moi comme un fils dont la mère mourante doit encore s′imposer la fatigue de s′occuper sans cesse, entre les piqûres et les ventouses. Elle l′aime peut-être encore, mais ne le sait plus que par le devoir excédant qu′elle a de s′occuper de lui. Chez moi les forces de l′écrivain n′étaient plus à la hauteur des exigences égoî²´es de l′œuvre. Depuis le jour de l′escalier, rien du monde, aucun bonheur, qu′il vînt de l′amitié des gens, des progrès de mon œuvre, de l′espérance de la gloire, ne parvenait plus à moi que comme un si pâle soleil qu′il n′avait plus la vertu de me réchauffer, de me faire vivre, de me donner un désir quelconque, et encore était-il trop brillant, si blême qu′il fût, pour mes yeux qui préféraient se fermer, et je me retournais du côté du mur. Il me semble, pour autant que je sentais le mouvement de mes lèvres, que je devais avoir un petit sourire infime d′un coin de la bouche quand une dame m′écrivait : «Â J′ai été surprise de ne pas avoir de réponse à ma lettre. » Néanmoins, cela me rappelait la lettre, et je lui répondais. Je voulais tâcher, pour qu′on ne pût me croire ingrat, de mettre ma gentillesse actuelle au niveau de la gentillesse que les gens avaient pu avoir pour moi. Et j′étais écrasé d′imposer à mon existence agonisante les fatigues surhumaines de la vie.
That obscure premonition of what had to be came to me in a singular form before I began my book. One evening I was at a party and people said I was looking better than ever and were astonished that I showed so little signs of age. But that evening I came near falling three times going downstairs. I had only gone out for a couple of hours but when I got home, my memory and power of thought had gone and I had neither strength nor life in me. If they had come to proclaim me King or arrest me, I should have allowed them to do what they liked with me without saying a word, without even opening my eyes, like those who at the extreme point of sea-sickness, crossing the Caspian Sea, would offer no resistance if they were going to be thrown into the sea. Properly speaking I was not ill but I was as incapable of taking care of myself as old people active the evening before, who have fractured their thigh and enter a phase of existence which is only a preliminary, be it short or long, to inevitable death. One of my selves the one that recently went to one of those barbaric feasts which are called dinners in society attended by white cravated men and plumed, half-nude women whose values are so topsy-turvy that a person who does not go to a dinner to which he has accepted an invitation or only puts in an appearance at the roast commits in their eyes a greater crime than the most immoral acts as lightly discussed in the course of it as illness and death which provide the only excuse for not being there, as long as the hostess has been informed in time to notify the fourteenth guest that someone has died — that self had kept its scruples and lost its memory. On the other hand, the other self, the one who conceived this work, remembered I had received an invitation from Mme Molé and had heard that Mme Sazerat′s son was dead. I had made up my mind to use an hour of respite after which I should not be able to utter a word or swallow a drop of milk, tongue-tied like my grandmother during her death agony, for the purpose of excusing myself to Mme Molé and expressing my condolences to Mme Sazerat. But shortly afterwards, I forgot I had to do it. Happy oblivion! For the memory of my work was on guard and was going to use that hour of survival to lay my first foundations. Unhappily, taking up a copy-book, Mme Molé‘s invitation card slipped out of it. Instantly, the forgetful self which dominates the other in the case of all those scrupulous savages who dine out, put away the copy-book and began writing to Mme Molé (who would doubtless have thought more of me had she known that I had put my reply to her invitation before my architectural work). Suddenly, as I was answering, I remembered that Mme Sazerat had lost her son, so I wrote her too and having thus sacrificed the real duty to the fictitious obligation of proving my politeness and reasonableness, I fell lifeless, closed my eyes and for a whole week was only able to vegetate. Yet, if all my useless duties to which I was prepared to sacrifice the real one, went out of my head in a few minutes, the thought of my edifice never left me for an instant. I did not know whether it would be a church where the faithful would gradually learn truth and discover the harmony of a great unified plan or whether it would remain, like a Druid monument on the heights of a desert island, unknown for ever. But I had made up my mind to consecrate to it the power that was ebbing away, reluctantly almost, as though to leave me time to elaborate the structure before the entrance to the tomb was sealed. I was soon able to show an outline of my project. No one understood it. Even those who sympathised with my perception of the truth I meant later to engrave upon my temple, congratulated me on having discovered it with a microscope when, to the contrary, I had used a telescope to perceive things which were indeed very small because they were far away but every one of them a world. Where I sought universal laws I was accused of burrowing into the “infinitely insignificant”. Moreover, what was the use of it all, I had a good deal of facility when I was young and Bergotte had highly praised my schoolboy efforts. But instead of working I had spent my time in idleness and dissipation, in being laid up and taken care of and in obsessions and I was starting my work on the eve of death without even knowing my craft. I had no longer the strength to face either my human obligations or my intellectual ones, still less both. As to the first, forgetfulness of the letters I had to write somewhat simplified my task. Loss of memory helped to delete social obligations which were replaced by my work. But, at the end of a month, association of ideas suddenly brought back remorseful memories and I was overwhelmed by my feeling of impotence. I was surprised at my own indifference to criticisms of my work but from the time when my legs had given way when I went downstairs I had become indifferent to everything; I only longed for rest until the end came. It was not because I counted on posthumous fame that I was indifferent to the judgments of the eminent to-day. Those who pronounced upon my work after my death could think what they pleased of it. I was no more concerned about the one than the other. Actually, if I thought about my work and not about the letters which I ought to have answered, it had ceased to be because I considered the former so much more important as I did at the time when I was idle and afterwards when I tried to work, up to the day when I had had to hold on to the banisters of the stair-case. The organisation of my memory, of my preoccupations, was linked to my work perhaps because, while the letters I received were forgotten an instant later, the idea of my work was continuously in my mind, in a state of perpetual becoming. But it too had become importunate. My work was like a son whose dying mother must still unceasingly labour in the intervals of inoculations and cuppings. She may love him still but she only realises it through the excess of her care of him. And my powers as a writer were no longer equal to the egoistical exactions of the work. Since the day on the staircase, nothing in the world, no happiness, whether it came from friendships, from the progress of my work or from hope of fame, reached me except as pale sunlight that had lost its power to warm me, to give me life or any desire whatever and yet was too brilliant in its paleness for my weary eyes which closed as I turned towards the wall. As much as I could tell from the movement of my lips, I might have had a very slight smile in the corner of my mouth when a lady wrote me: “I was surprised not to get an answer to my letter,” Nevertheless, that reminded me and I answered it. I wanted to try, so as not to be thought ungrateful, to be as considerate to others as they to me. And I was crushed by imposing these super-human fatigue′s on my dying body.
Cette idée de la mort s′installa définitivement en moi comme fait un amour. Non que j′aimasse la mort, je la détestais. Mais, après y avoir songé sans doute de temps en temps, comme à une femme qu′on n′aime pas encore, maintenant sa pensée adhérait à la plus profonde couche de mon cerveau si complètement que je ne pouvais m′occuper d′une chose, sans que cette chose traversât d′abord l′idée de la mort et même, si je ne m′occupais de rien et restais dans un repos complet, l′idée de la mort me tenait compagnie aussi incessante que l′idée du moi. Je ne pense pas que, le jour où j′étais devenu un demi-mort, c′étaient les accidents qui avaient caractérisé cela, l′impossibilité de descendre un escalier, de me rappeler un nom, de me lever, qui avaient causé, par un raisonnement même inconscient, l′idée de la mort, que j′étais déjà à peu près mort, mais plutôt que c′était venu ensemble, qu′inévitablement ce grand miroir de l′esprit reflétait une réalité nouvelle. Pourtant je ne voyais pas comment des maux que j′avais on pouvait passer sans être averti à la mort complète. Mais alors je pensais aux autres, à tous ceux qui chaque jour meurent sans que l′hiatus entre leur maladie et leur mort nous semble extraordinaire. Je pensais même que c′était seulement parce que je les voyais de l′intérieur (plus encore que par les tromperies de l′espérance) que certains malaises ne me semblaient pas mortels, pris un à un, bien que je crusse à ma mort, de même que ceux qui sont le plus persuadés que leur terme est venu sont néanmoins persuadés aisément que, s′ils ne peuvent pas prononcer certains mots, cela n′a rien à voir avec une attaque, une crise d′aphasie, mais vient d′une fatigue de la langue, d′un état nerveux analogue au bégaiement, de l′épuisement qui a suivi une indigestion.
This idea of death installed itself in me definitively as love does. Not that I loved death, I hated it. But I dare say I had thought of it from time to time as one does of a woman one does not yet love and now the thought of it adhered to the deepest layer of my brain so thoroughly that I could not think of anything without its first traversing the death zone and even if I thought of nothing and remained quite still, the idea of death kept me company as incessantly as the idea of myself. I do not think that the day when I became moribund, it was the accompanying factors such as the impossibility of going downstairs, of remembering a name, of getting up, which had by unconscious reasoning given me the idea that I was already all but dead, but rather that it had all come together, that the great mirror of the spirit reflected a new reality. And yet I did not see how I could pass straight from my present ills to death without some warning. But then I thought of others and how people die every day without it seeming strange to us that there should be no hiatus between their illness and their death. I thought even that it was only because I saw them from the inside (far more than through deceitful hope) that certain ailments did not seem to me necessarily fatal, taken one at a time, although I thought I was going to die, just like those who certain that their time has come, are nevertheless easily persuaded that their not being able to pronounce certain words has nothing to do with apoplexy or heart failure but is due to the tongue being tired, to a nerve condition akin to stammering, owing to the exhaustion consequent on indigestion.
Moi, c′était autre chose que les adieux d′un mourant à sa femme que j′avais à écrire, de plus long et à plus d′une personne. Long à écrire. Le jour, tout au plus pourrais-je essayer de dormir. Si je travaillais, ce ne serait que la nuit. Mais il me faudrait beaucoup de nuits, peut-être cent, peut-être mille. Et je vivrais dans l′anxiété de ne pas savoir si le Maître de ma destinée, moins indulgent que le sultan Sheriar, le matin, quand j′interromprais mon récit, voudrait bien surseoir à mon arrêt de mort et me permettrait de reprendre la suite le prochain soir. Non pas que je prétendisse refaire, en quoi que ce fût, les Mille et une Nuits, pas plus que les Mémoires de Saint-Simon, écrits eux aussi la nuit, pas plus qu′aucun des livres que j′avais tant aimés et desquels, dans ma naîµ¥té d′enfant, superstitieusement attaché à eux comme à mes amours, je ne pouvais sans horreur imaginer une œuvre qui serait différente. Mais, comme Elstir, comme Chardin, on ne peut refaire ce qu′on aime qu′en le renonçant. Sans doute mes livres, eux aussi, comme mon être de chair, finiraient un jour par mourir. Mais il faut se résigner à mourir. On accepte la pensée que dans dix ans soi-même, dans cent ans ses livres, ne seront plus. La durée éternelle n′est pas plus promise aux œuvres qu′aux hommes. Ce serait un livre aussi long que les Mille et une Nuits peut-être, mais tout autre. Sans doute, quand on est amoureux d′une œuvre, on voudrait faire quelque chose de tout pareil, mais il faut sacrifier son amour du moment et ne pas penser à son goût, mais à une vérité qui ne nous demande pas nos préférences et nous défend d′y songer. Et c′est seulement si on la suit qu′on se trouve parfois rencontrer ce qu′on a abandonné, et avoir écrit, en les oubliant, les Contes arabes ou les Mémoires de Saint-Simon d′une autre époque. Mais était-il encore temps pour moi ? n′était-il pas trop tard ?
In my case it was not the farewell of a dying man to his wife that I had to write, it was something longer and addressed to more than one person. Long to write! At best I might attempt to sleep during the day-time. If I worked it would only be at night but it would need many nights perhaps a hundred, perhaps a thousand. And I should be harassed by the anxiety of not knowing whether the Master of my destiny, less indulgent than the Sultan Sheriar, would, some morning when I stopped work, grant a reprieve until the next evening. Not that I had the ambition to reproduce in any fashion the Thousand and One Nights, anymore than the Mémoires of Saint-Simon, they too written by night, nor any of the books I had so much loved and which superstitiously attached to them in my childish simplicity as I was to my later loves, I could not, without horror, imagine different from what they were. As Elstir said of Chardin, one can only recreate what one loves by repudiating it. Doubtless my books, like my fleshly being, would, some day, die. But one must resign oneself to death. One accepts the thought that one will die in ten years and one′s books in a hundred. Eternal duration is no more promised to works than to men. It might perhaps be a book as long as the Thousand and One Nights but very different. It is true that when one loves a work one would like to do something like it but one must sacrifice one′s temporal love and not think of one′s taste but of a truth which does not ask what our preferences are and forbids us to think of them. And it is only by obeying truth that one may some day encounter what one has abandoned and having forgotten the Arabian Nights or the Mémoires of Saint-Simon have written their counterpart in another period. But had I still time? Was it not too late?
En tout cas, si j′avais encore la force d′accomplir mon œuvre, je sentais que la nature des circonstances qui m′avaient, aujourd′hui même, au cours de cette matinée chez la princesse de Guermantes, donné à la fois l′idée de mon œuvre et la crainte de ne pouvoir la réaliser, marquerait certainement avant tout, dans celle-ci, la forme que j′avais pressentie autrefois dans l′église de Combray, au cours de certains jours qui avaient tant influé sur moi — et qui nous reste habituellement invisible — la forme du Temps. Cette dimension du Temps, que j′avais jadis pressentie dans l′église de Combray, je tâcherais de la rendre continuellement sensible dans une transcription du monde qui serait forcément bien différente de celle que nous donnent nos sens si mensongers. Certes, il est bien d′autres erreurs de nos sens — on a vu que divers épisodes de ce récit me l′avaient prouvé — qui faussent pour nous l′aspect réel de ce monde. Mais enfin, je pourrais, à la rigueur, dans la transcription plus exacte que je m′efforcerais de donner, ne pas changer la place des sons, m′abstenir de les détacher de leur cause, à côté de laquelle l′intelligence les situe après coup, bien que faire chanter la pluie au milieu de la chambre et tomber en déluge dans la cour l′ébullition de notre tisane ne doit pas être, en somme, plus déconcertant que ce qu′ont fait si souvent les peintres quand ils peignent, très près ou très loin de nous, selon que les lois de la perspective, l′intensité des couleurs et la première illusion du regard nous les font apparaître, une voile ou un pic que le raisonnement déplacera ensuite de distances quelquefois énormes.
In any case, if I had still the strength to accomplish my work, the circumstances, which had to-day in the course of the Princesse de Guermantes′ reception simultaneously given me the idea of it and the fear of not being able to carry it out, would specifically indicate its form of which I had a presentiment formerly in Combray church during a period which had so much influence upon me, a form which, normally, is invisible, the form of Time. I should endeavour to render that Time-dimension by transcribing life in a way very different from that conveyed by our lying senses. Certainly, our senses lead us into other errors, many episodes in this narrative had proved to me that they falsify the real aspect of life. But I might, if it were needful, to secure the more accurate interpretation I proposed, be able to leave the locality of sounds unchanged, to refrain from detaching them from the source the intelligence assigns to them, although making the rain patter in one′s room or fall in torrents into the cup from which we are drinking is, in itself, no more disconcerting than when as they often have, artists paint a sail or a peak near to or far away from us, according as the laws of perspective, variation in colour and ocular illusion make them appear, while our reason tells us that these objects are situated at enormous distances from us.
Je pourrais, bien que l′erreur soit plus grave, continuer, comme on fait, à mettre des traits dans le visage d′une passante, alors qu′à la place du nez, des joues et du menton, il ne devrait y avoir qu′un espace vide sur lequel jouerait tout au plus le reflet de nos désirs. Et même, si je n′avais pas le loisir de préparer, chose déjà bien plus importante, les cent masques qu′il convient d′attacher à un même visage, ne fût-ce que selon les yeux qui le voient et le sens où ils en lisent les traits et, pour les mêmes yeux, selon l′espérance ou la crainte, ou au contraire l′amour et l′habitude qui cachent pendant tant d′années les changements de l′âge, même enfin si je n′entreprenais pas, ce dont ma liaison avec Albertine suffisait pourtant à me montrer que sans cela tout est factice et mensonger, de représenter certaines personnes non pas au dehors, mais en dedans de nous où leurs moindres actes peuvent amener des troubles mortels, et de faire varier aussi la lumière du ciel moral selon les différences de pression de notre sensibilité ou selon la sérénité de notre certitude, sous laquelle un objet est si petit alors qu′un simple nuage de risque en multiplie en un moment la grandeur, si je ne pouvais apporter ces changements et bien d′autres (dont la nécessité, si on veut peindre le réel, a pu apparaître au cours de ce récit) dans la transcription d′un univers qui était à redessiner tout entier, du moins ne manquerais-je pas avant toute chose d′y décrire l′homme comme ayant la longueur non de son corps mais de ses années, comme devant, tâche de plus en plus énorme et qui finit par le vaincre, les traîner avec lui quand il se déplace. D′ailleurs, que nous occupions une place sans cesse accrue dans le Temps, tout le monde le sent, et cette universalité ne pouvait que me réjouir puisque c′est la vérité, la vérité soupçonnée par chacun, que je devais chercher à élucider. Non seulement tout le monde sent que nous occupons une place dans le Temps, mais, cette place, le plus simple la mesure approximativement comme il mesurerait celle que nous occupons dans l′espace. Sans doute, on se trompe souvent dans cette évaluation, mais qu′on ait cru pouvoir la faire signifie qu′on concevait l′âge comme quelque chose de mesurable.
I might, although the error would be more serious, continue the fashion of putting features into the face of a passing woman, when instead of nose and cheeks and chin there was nothing there but an empty space in which our desire was reflected. And, a far more important matter, if I had not the leisure to prepare the hundred masks suitable to a single face, were it only as the eyes see it and in the sense in which they read its features, according as those eyes hope or fear or, on the other hand, as love and habit which conceal changes of age for many years, see them, indeed, even if I did not undertake, in spite of my liaison with Albertine proving that without it everything is fictitious and false, to represent people not from outside but from within ourselves where their smallest acts may entail fatal consequences, and to vary the moral atmosphere according to the different impressions on our sensibility or according to our serene sureness that an object is insignificant whereas the mere shadow of danger multiplies its size in a moment, if I could not introduce these changes and many others (the need for which, if one means to portray the truth has constantly been shown in the course of this narrative) into the transcription of a universe which had to be completely redesigned, at all events I should not fail to depict therein man, as having the extension, not of his body but of his years, as being forced to the cumulatively heavy task which finally crushes him, of dragging them with him wherever he goes. Moreover, everybody feels that we are occupying an unceasingly increasing place in Time, and this universality could only rejoice me since it is the truth, a truth suspected by each one of us which it was my business to try to elucidate. Not only does everyone feel that we occupy a place in Time but the most simple person measures that place approximately as he might measure the place we occupy in space. Doubtless we often make mistakes in this measurement but that one should believe it possible to do it proves that one conceives of age as something measurable.
Je me disais aussi : «Â Non seulement est-il encore temps, mais suis-je en état d′accomplir mon œuvre ? » La maladie qui, en me faisant, comme un rude directeur de conscience, mourir au monde, m′avait rendu service (car si le grain de froment ne meurt après qu′on l′a semé, il restera seul, mais s′il meurt, il portera beaucoup de fruits), la maladie qui, après que la paresse m′avait protégé contre la facilité, allait peut-être me garder contre la paresse, la maladie avait usé mes forces et, comme je l′avais remarqué depuis longtemps, au moment où j′avais cessé d′aimer Albertine, les forces de ma mémoire. Or la recréation par la mémoire d′impressions qu′il fallait ensuite approfondir, éclairer, transformer en équivalents d′intelligence, n′était-elle pas une des conditions, presque l′essence même de l′œuvre d′art telle que je l′avais conçue tout à l′heure dans la bibliothèque ? Ah ! si j′avais encore eu les forces qui étaient intactes dans la soirée que j′avais alors évoquée en apercevant François le Champi ? C′était de cette soirée, où ma mère avait abdiqué, que datait, avec la mort lente de ma grand′mère, le déclin de ma volonté, de ma santé. Tout s′était décidé au moment où, ne pouvant plus supporter d′attendre au lendemain pour poser mes lèvres sur le visage de ma mère, j′avais pris ma résolution, j′avais sauté du lit et étais allé, en chemise de nuit, m′installer à la fenêtre par où entrait le clair de lune jusqu′à ce que j′eusse entendu partir M. Swann. Mes parents l′avaient accompagné, j′avais entendu la porte s′ouvrir, sonner, se refermer. À ce moment même, dans l′hôtel du prince de Guermantes, ce bruit de pas de mes parents reconduisant M. Swann, ce tintement rebondissant, ferrugineux, interminable, criard et frais de la petite sonnette, qui m′annonçait qu′enfin M. Swann était parti et que maman allait monter, je les entendais encore, je les entendais eux-mêmes, eux situés pourtant si loin dans le passé. Alors, en pensant à tous les événements qui se plaçaient forcément entre l′instant où je les avais entendus et la matinée Guermantes, je fus effrayé de penser que c′était bien cette sonnette qui tintait encore en moi, sans que je pusse rien changer aux criaillements de son grelot, puisque, ne me rappelant plus bien comment ils s′éteignaient, pour le réapprendre, pour bien l′écouter, je dus m′efforcer de ne plus entendre le son des conversations que les masques tenaient autour de moi. Pour tâcher de l′entendre de plus près, c′est en moi-même que j′étais obligé de redescendre. C′est donc que ce tintement y était toujours, et aussi, entre lui et l′instant présent, tout ce passé indéfiniment déroulé que je ne savais pas que je portais. Quand il avait tinté j′existais déjà et, depuis, pour que j′entendisse encore ce tintement, il fallait qu′il n′y eût pas eu discontinuité, que je n′eusse pas un instant pris de repos, cessé d′exister, de penser, d′avoir conscience de moi, puisque cet instant ancien tenait encore à moi, que je pouvais encore le retrouver, retourner jusqu′à lui, rien qu′en descendant plus profondément en moi. C′était cette notion du temps incorporé, des années passées non séparées de nous, que j′avais maintenant l′intention de mettre si fort en relief dans mon œuvre. Et c′est parce qu′ils contiennent ainsi les heures du passé que les corps humains peuvent faire tant de mal à ceux qui les aiment, parce qu′ils contiennent tant de souvenirs, de joies et de désirs déjà effacés pour eux, mais si cruels pour celui qui contemple et prolonge dans l′ordre du temps le corps chéri dont il est jaloux, jaloux jusqu′à en souhaiter la destruction. Car après la mort le Temps se retire du corps et les souvenirs — si indifférents, si pâlis — sont effacés de celle qui n′est plus et le seront bientôt de celui qu′ils torturent encore, eux qui finiront par périr quand le désir d′un corps vivant ne les entretiendra plus.
And often I asked myself not only whether there was still time but whether I was in a condition to accomplish my work. Illness which had rendered me a service by making me die to the world (for if the grain does not die when it is sown, it remains barren but if it dies it will bear much fruit), was now perhaps going to save me from idleness as idleness had preserved me from facility. Illness had undermined my strength and, as I had long noticed, had sapped the power of my memory when I ceased to love Albertine. And was not the recreation of the memory of impressions it was afterwards necessary to fathom, to illuminate, to transform into intellectual equivalents, one of the conditions, almost the essential condition, of a work of art such as I had conceived just now in the library? Ah, if I only still had the powers that were intact on the evening I had evoked when I happened to notice François le Champi. My grandmother′s lingering death and the decline of my will and of my health dated from that evening of my mother′s abdication. It was all settled at the moment when, unable to await the morning to press my lips upon my mother′s face, I had taken my resolution, I had jumped out of bed and had stood in my nightshirt by the window through which the moonlight shone, until I heard M. Swann go away. My parents had accompanied him, I had heard the door open, the sound of bell and closing door. At that very moment, in the Prince de Guermantes′ mansion, I heard the sound of my parents′ footsteps and the metallic, shrill, fresh echo of the little bell which announced M. Swann′s departure and the coming of my mother up the stairs; I heard it now, its very self, though its peal rang out in the far distant past. ‘Then thinking of all the events which intervened between the instant when I had heard it and the Guermantes′ reception I was terrified to think that it was indeed that bell which rang within me still, without my being able to abate its shrill sound, since, no longer remembering how the clanging used to stop, in order to learn, I had to listen to it and I was compelled to close my ears to the conversations of the masks around me. To get to hear it close I had again to plunge into myself. So that ringing must always be there and with it, between it and the present, all that indefinable past unrolled itself which I did not know I had within me. When it rang I already existed and since, in order that I should hear it still, there could be no discontinuity, I could have had no instant of repose or of non-existence, of nonthinking, of non-consciousness, since that former instant clung to me, for I could recover it, return to it, merely by plunging more deeply into myself. It was that notion of the embodiment of Time, the inseparableness from us of the past that I now had the intention of bringing strongly into relief in my work. And it is because they thus contain the past that human bodies can so much hurt those who love them, because they contain so many memories, so many joys and desires effaced within them but so cruel for him who contemplates and prolongs in the order of time the beloved body of which he is jealous, jealous to the point of wishing its destruction. For after death Time leaves the body and memories — indifferent and pale — are obliterated in her who exists no longer and soon will be in him they still torture, memories which perish with the desire of the living body.
J′éprouvais un sentiment de fatigue profonde à sentir que tout ce temps si long non seulement avait sans une interruption été vécu, pensé, sécrété par moi, qu′il était ma vie, qu′il était moi-même, mais encore que j′avais à toute minute à le maintenir attaché à moi, qu′il me supportait, que j′étais juché à son sommet vertigineux, que je ne pouvais me mouvoir sans le déplacer avec moi.
I had a feeling of intense fatigue when I realised that all this span of time had not only been lived, thought, secreted by me uninterruptedly, that it was my life, that it was myself, but more still because I had at every moment to keep it attached to myself, that it bore me up, that I was poised on its dizzy summit, that I could not move without taking it with me.
La date à laquelle j′entendais le bruit de la sonnette du jardin de Combray, si distant et pourtant intérieur, était un point de repère dans cette dimension énorme que je ne savais pas avoir. J′avais le vertige de voir au-dessous de moi et en moi pourtant, comme si j′avais des lieues de hauteur, tant d′années.
The day on which I heard the distant, far-away sound of the bell in the Combray garden was a land-mark in that enormous dimension which I did not know I possessed. I was giddy at seeing so many years below and in me as though I were leagues high.
Je venais de comprendre pourquoi le duc de Guermantes, dont j′avais admiré, en le regardant assis sur une chaise, combien il avait peu vieilli bien qu′il eût tellement plus d′années que moi au-dessous de lui, dès qu′il s′était levé et avait voulu se tenir debout, avait vacillé sur des jambes flageolantes comme celles de ces vieux archevêques sur lesquels il n′y a de solide que leur croix métallique et vers lesquels s′empressent les jeunes séminaristes, et ne s′était avancé qu′en tremblant comme une feuille sur le sommet peu praticable de quatre-vingt-trois années, comme si les hommes étaient juchés sur de vivantes échasses grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse, et d′où tout d′un coup ils tombent. Je m′effrayais que les miennes fussent déjà si hautes sous mes pas, il ne me semblait pas que j′aurais encore la force de maintenir longtemps attaché à moi ce passé qui descendait déjà si loin, et que je portais si douloureusement en moi ! Si du moins il m′était laissé assez de temps pour accomplir mon œuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l′idée s′imposait à moi avec tant de force aujourd′hui, et j′y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l′espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure, puisqu′ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes — entre lesquelles tant de jours sont venus se placer — dans le Temps.
I now understood why the Duc de Guermantes, whom I admired when he was seated because he had aged so little although he had so many more years under him than I, had tottered when he got up and wanted to stand erect — like those old Archbishops surrounded by acolytes, whose only solid part is their metal cross — and had moved, trembling like a leaf on the hardly approachable summit of his eighty-three years, as though men were perched upon living stilts which keep on growing, reaching the height of church-towers, until walking becomes difficult and dangerous and, at last, they fall. I was terrified that my own were already so high beneath me and I did not think I was strong enough to retain for long a past that went back so far and that I bore within me so painfully. If at least, time enough were alloted to me to accomplish my work, I would not fail to mark it with the seal of Time, the idea of which imposed itself upon me with so much force to-day, and I would therein describe men, if need be, as monsters occupying a place in Time infinitely more important than the restricted one reserved for them in space, a place, on the, contrary, prolonged immeasurably since, simultaneously touching widely separated years and the distant periods they have lived through — between which so many days have ranged themselves — they stand like giants immersed in Time.